Samedi 19 juillet 2008, sur la plage de Torregaveta près de Pozzuoli, dans le beau pays de Naples. Une journée de soleil, de repos, de pur contentement.
Cristina et Violetta Ebrehmovic, c’étaient leurs noms.
Deux petites Rroms à la peau caramel, venues avec le train La Cumana de leur camp d’Asa di Scampia à Secondigliano pour « vendre des briquets aux vacanciers ». Ah, je les aime, ces petites Rroms, mais je n’en ai jamais vu une qui vendait quoi que ce soit. Elles mendient, et elles chipent. Et je les aime quand même parce que c’est ainsi qu’on apprend souvent à vivre quand on est mal aimés, nomades, chassés d’un coin à l’autre. Elles étaient nées en Italie, entourées d’une famille nombreuse et aimante. Vera, une grand-mère aux yeux bleus. Myrjana, une maman qui ressemble elle-même à une jeune fille tant elle est menue, malgré ses 7 enfants. Branco, un papa qui est trop souvent en prison pour vol, mais qu’on accueille sans doute joyeusement quand il en sort. La vie des nomades est difficile, et garder sa liberté dans un environnement qui a la stabilité pour but, des murs, des barrières, des propriétés privées est une gageure. Elles allaient à l’école, elles avaient des amies Italiennes. Elles vivaient avec un pied dans chaque monde, sans perdre l’équilibre. Une des deux d’ailleurs aspirait à devenir danseuse…
Des fillettes encore, 13 et 12 ans, avec Manuela et Diana, leurs cousines de 16 et 10 ans. Fières de leurs longues jupes bariolées, de leurs bijoux, de leur habileté à ramener de l’argent chez elles.
La plage était blonde et souple, les vagues y roulaient en franges mousseuses. Qui sait pourquoi elles ont sauté depuis le ponton. C’est en tout cas ce qu’on dit, même si c’est étrange malgré tout … La mer y est sauvage, à la plage de Torregaveta. Deux courants l’habitent et s »y croisent, la faisant se cabrer: il ponente et il scirocco. Elles ont ri, peut-être, alors que leurs jupes se déployaient en corolle autour d’elles, s’alourdissant pour être rabattues par les vagues. La mer les a aimées, et n’a pas voulu les rendre. Elle a enchevêtré l’étoffe de leurs jupes autour de leurs jambes, les emprisonnant. Elle les a aspirées, bercées, relachées puis reprises, est entrée dans leurs bouches, y refoulant les appels. Elle a lissé leurs cheveux, recouvert leurs visages, dénoué leurs forces. Lavé leurs yeux des larmes qu’elle a ainsi volées.
Les sauveteurs ont pu ramener Manuela et Diana sur la plage – une plage si hostile tout à coup. Le bras de Violetta a échappé à la poigne de l’un d’eux.
Ah, je connais trop bien les Italiens pour croire qu’ils sont restés indifférents. Les bambini, c’est sacré! Les Rroms tout comme les autres. Ils ont aidé comme ils l’ont pu, ils se sont épuisés, appelant la Madonne, la voix rauque, les muscles vibrants. Certains ont pleuré, n’en auront pas dormi. N’oublieront jamais. Ne laisseront plus leurs enfants se baigner à Torregaveta. Et ceux qui sont restés sur la plage, que savons-nous de ce qu’ils ont vu, compris, attendu?
Cristina et Violetta Ebrehmovic, c’étaient leurs noms.
Pendant une heure et demie elles sont restées étendues sur la plage, attendant qu’on les emporte dans des cerceuils. Côte à côte sous une couverture, leurs deux paires de petits pieds caramel pointant vers le ciel paisible et radieux. Pourquoi cette longue heure et demie? Parce que les deux cousines se sont enfuies – et on les comprend – et qu’il a fallu trouver qui elles étaient, d’où elles arrivaient. Et que la communauté Rrom ne voulait pas répondre, suite à une méfiance naturelle et renforcée par le décret Maroni*
Imperturbables et rassasiées, les vagues continuaient de scintiller sur le sable. »Je vous maudis avec tout l’amour que j’ai en moi! » a menacé Vera, le coeur béant de souffrance. « Que Dieu vous étouffe, vous et vos enfants! » Oh que sa colère était brûlante, libératrice. Et pourtant elle n’est pas venue à bout de la vision de ces deux corps d’enfants aimées, reposant sagement au milieu de gens en tenue de plage, que la presse lui a décrits comme indifférents et racistes. La nouvelle honte de Naples.
« Les préjugés dans la vie portent à l’indifférence dans la mort » a déclaré le Cardinal Crescenzio Sepe, archevêque de Naples.
La mort de Cristina et Violetta a mis de l’eau au moulin de l’opposition au décret Maroni, tout simplement. Et sans aucun respect pour elles, ni pour leur famille que l’on a bouleversée au-delà de l’imaginable, ni pour l’opinion publique que l’on a trahie avec des photos à la perspective trompeuse, on a essayé de récupérer cette tragédie pour de l’information biaisée.
Dans le camp d’Asa di Scampia, elles ont été pleurées et félicitées pour leur passage de l’autre côté. On a fait un banquet de 3 jours, et 40 jours exactement après leur mort on refera une table funèbre. L’odeur du poulet, des petits pois, des pommes de terre et du chou s’est accrochée à l’air. On a montré et regardé leurs photos, on a parlé d’elles, on a pleuré, on a maudit, on a prié.
Puis, le jour de l’enterrement, on les a lavées, on a mis de l’encens sur leurs paupières. On leur a mis de jolies robes blanches à volants, un diadème avec un papillon pour Violetta. Des gants blancs par dessus lesquels on a posé des anneaux d’or, des pierres brillantes et des bracelets. On les a couchées dans des cercueils blancs. Le camp était envahi de couronnes et bouquets de fleurs venant des communautés nomades de toute l’Italie, bouquets de roses blanches de familles italiennes. 64 luminaires tremblottaient comme le souffle de l’amour. L’accordéon a joué une triste musique pour les saluer, les regretter, leur souhaiter bon voyage.
Sur la plage de Torregaveta, un prêtre orthodoxe venu de la paroisse de Santa Maria del ben morire a célébré une messe.
Cristina et Violetta Ebrehmovic, ce sont leurs noms.
* Le décret Maroni demande que l’on prenne les empreintes digitales de tous les enfants nomades Rroms et Sinti vivant en Italie dans les camps. La raison invoquée est de protéger ces enfants du rapt, de la mise sur la rue pour mendier au lieu d’aller à l’école etc… Mais bien sûr, il a aussi des échos d’étoile jaune, et fait peur. Il a été voté et reçu le 24 juillet!