Les abandons silencieux

Plainte au manque d'amour - William Bouguereau 1899

Plainte au manque d’amour – William Bouguereau 1899

Ils sont là, fidèles au poste,  jouant avec maestria l’époux ou épouse irréprochable. Les projecteurs  les chauffent presque à blanc dans le rôle du grand bafoué d’une pièce au scenario bien cruel. Car on les a trompés, ou quittés ;  on leur a crié dessus avec impatience devant des témoins abasourdis  … alors qu’ils semblent tout supporter avec une dignité sans tache.

Mais s’ils sont là… ils n’y sont pas, en réalité. Ils ont silencieusement abandonné leur mariage et leur conjoint sur la pointe des pieds. Oh, automates parfaits, robots programmés pour faire reluire une image idéale, ils échappent à tout reproche : la cuisine et le ménage sont faits, tout comme la tonte de la pelouse, la recherche d’emplois et les demandes d’augmentations, les sorties avec les enfants, les économies s’il en faut, les bricolages de plomberie et d’électricité si nécessaire. Ils sont même fidèles, de cette fidélité qui brille dans le noir comme les saintes vierges fluorescentes qu’on mettait sur la table de nuit. Un zeste de martyre, aussi : une soumission soulignée ça et là par des soupirs résignés, des remarques accompagnées d’un sourire que seul le conjoint reconnaît pour être une morsure, des rappels ponctuels.  Oui, l’emballage de luxe d’une union made in heaven est bien là, et les amis du conjoint ne se lassent pas de lui souligner la chance qu’il a. Ce qui le laisse en proie à un vertige qu’il ne s’explique pas. Il se traite de jamais content, d’affreux égoïste, s’accuse de trop attendre de la vie. Se demande ce qui ne va pas en lui – ou elle.

C’est que l’emballage ne contient plus rien. Et que le mariage est devenu une souffrance obscure, un cœur noir de solitude. Car l’abandon s’est fait discrètement, dans la lente évaporation des images d’amour. Oh, bien entendu, l’absent(e) se manifeste avec un dévouement en technicolor si l’autre a un gros coup dur. Il ou elle lui tient la main, comme le ferait d’ailleurs tout ami ou parent. Il ne sera jamais surpris en état d’indifférence affichée, il ne sera pas en reste avec, justement, les autres amis et parents. C’est, après tout… son image qu’il défend, celle d’un être à qui on ne peut rien reprocher, n’est-ce-pas. Et le conjoint en détresse sent battre en lui le marteau des remords : moi qui ne suis jamais content(e), quel ingrat(e) ! Toute cette inquiétude, ces prévenances rien que pour moi… comment ai-je pu douter et me sentir lésé(e) ?

Et pourtant, la présence d’un amour qui pépie quotidiennement, le regard qui s’attarde sur l’autre avec plaisir, l’écoute que l’on donne à ce qu’il pense tout haut, le besoin de lui dire en soupirant que sa peau est douce et son odeur aimée… c’est parti à tout jamais, emporté dans le balluchon du déserteur de l’amour conjugal.

Ennui by Walter Sickert at Ashmoelan Museum.

Ennui by Walter Sickert at Ashmoelan Museum.

Abandonné dans un lieu vide où on lui dit qu’il ou elle a tout, l’abandonné disparaît peu à peu dans une solitude où ses joies, maladies, doutes, rêves, projets, enthousiasmes ou défaites cruelles ne trouvent en réponse à ses confidences que des mots distraits, dictés par le devoir et sans l’ardeur de l’amour.

Il meurt tout doucettement, à la recherche de cette chose inexplicable dont il a besoin : l’amour. Ou il éclate en hurlant je veux vivre, j’veux d’l’amour, je suis là, moi

Il y a si longtemps qu’on l’a quitté tout en laissant un robot pour lui tenir compagnie…

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47 réflexions sur “Les abandons silencieux

  1. gazou dit :

    Tiens, c’est amusant ! Moi aussi, je parle d’un robot dans mon article du jour…
    Oui, je suis d’accord, on peut donner l’image de la fidélité parfaite mais avoir éteint toute flamme à l’intérieur de soi et ne pas voir que notre compagnon ou notre compagne s’étiole doucement à nos côtés

    • Edmée dit :

      Gazou, tu comprends toujours ce que je veux dire…. tu dois être toi aussi une « sacrée observatrice » 😉 Mes romans ou nouvelles sont nourris de ce qu’il y a derrière les façades. Je suppose que je suis un passe-murailles psychologique !

  2. Edmée dit :

    J’espère bien qu’il n’était pas parfait, quel ennui c’eût été! 🙂

  3. Une cassure un peu rude vaut mieux pour moi que cette désertion douce.

    • Edmée dit :

      Moi aussi! Parce que je pense que ce lent pourrissement contamine tout, alors qu’une rupture nette fait mal, et protège malgré tout une partie de ce qui était bon, parce que rien n’a pourri…

      Ces lents abandons sont horribles et détruisent bien plus en profondeur…

  4. fred dit :

    L’amour serait une enveloppe dont on tire, jour après jours, des mots de bonheur et qui se transforment lentement mais surement au mieux en résignation et au pire, en désespérance. L’enveloppe vide, on la conserve toutefois au dessus de la cheminée. Elle est une vision et une preuve que l’amour a existé, On se résigne que très rarement à la faire valser dans le feu de la cheminée!

    • Edmée dit :

      Je suis bien moins pessimiste… S’il y a eu amour vrai (absolument pur de tout intérêt qui aurait murmuré « l’enjeu en vaut la chandelle »…) il demeure. Il se manifestera sans doute autrement mais il reste palpable. Si l’intérêt (et je ne parle pas seulement d’intérêt sordide, mais de celui qui « canalise » les « choix »: milieu social adapté, type d’études, de religion, de standing de vie etc…) a été le déclencheur réel… paf, un beau jour il ne reste plus grand chose d’autre que cet intérêt…

  5. Très beau texte. Ma génération est sans doute plus encline à une cassure plus rude qu’à une lente désertion, mais dans les deux cas, c’est toujours triste une histoire d’amour qui se termine… Passe un bon week-end Edmée malgré la pluie.

    • Edmée dit :

      Je pense que les cassures rudes font moins mal en fin de compte, même si ça reste une chose terrible à affronter. Mais la mort lente, la fin d’espérer quoi que ce soit comme « mieux » provenant de cet amour qui s’en va, c’est une agonie qui n’en finit pas et anéantit la joie de vivre pendant des années … jusqu’à la fin effective.

      Bon week-end à toi aussi cher Petit Belge, ici pas trop de pluie pour l’instant mais ça ne saurait tarder…

  6. celestine dit :

    Comme toujours, une analyse coupante comme un scalpel, à l’aune sans doute de ta propre expérience, qui a dû être terrible. Je me répète, mais toi aussi, de billet en billet. Cela dit te lire est toujours intéressant et interpellant. C’est vrai, autant de mariages, autant d’histoires différentes, mais vu à travers ton prisme désespéré, cela ne donne pas envie de tenter l’aventure!
    Si l’on considère que deux couples sur trois finissent par divorcer (selon les statistiques officielles) et que sur ceux qui restent ensemble il y en a les trois quarts qui le font pour de mauvaises raisons, alors, on se demande bien à quoi rime cette ridicule levée de bouclier des anti-homos qui se battent au nom d’une institution censée protéger les enfants, et qui n’est au fond qu’une coquille vide. Vive le mariage gay, peut-être eux inventeront une manière de relation moins hypocrite et moins destructrice, et peut-être plus respectueuse, au fond.En tous cas, la société ne perd rien à essayer.
    Joyeux Noël chère Edmée.

    • Edmée dit :

      🙂 Il y a aussi ceux qui continuent de s’aimer et d’être bien ensemble. Et ne pas tenter l’aventure serait… penser faire part d’une statistique, ce que j’ai attaqué dans mon précédent billet.

      Mon expérience n’est que la mienne, j’ai aussi bien regardé celle des autres. Surtout. Je suis « contre » les façades. Je suis « pour » une maturité du couple qui, s’il arrive à parler des problèmes qu’il rencontre, peut, en couple, voir les remèdes. Je voudrais que le mariage ne soit pas une prison, un boulet au pied, mais une vie à deux dont on parle à deux et dont, à deux, on pèse les aléas et inconforts.

      Ceci dit… je n’ai jamais eu envie de me marier 😉

      Joyeux Noël à toi aussi…

  7. JMB dit :

    Je pense que nous ne sommes ni l’un ni l’autre parfait mais je n’ai pas du tout envie de changer et pourtant je ne me sens pas bafoué. En fait je pense que nous n’avons jamais pris le mariage pour un jeu de rôles et nous menons nos deux vies avec leurs différences et leurs plaisirs communs. Peut être sommes nous en harmonie simplement parce-que l’on ne se prend pas la tête et que les chose senties sont dites sans arrières pensées….En même temps ce n’est ni la famille ni les amis qui ont en charge de gérer ou juger notre couple, donc les « il ou elle a de la chance… », »La ou le pauvre… » n’ont absolument aucun droit de citer et je suis certain que renvoyer les pseudo bienveillants dans « leurs 22 » occulte déjà nombre de faux problèmes source d’ennui.
    Le bateau navigue contre vents et marées et tant que le bâtiment va….;-)
    Bizzzz
    JMB

    • Edmée dit :

      Il me semble que votre recette est bonne et … fonctionne. Et surtout… pas d »ingérence des autres, c’est important.
      Continuez à appliquer la recette 😉 et le bâtiment tiendra !

  8. Jeanmi dit :

    Bravo pour ce texte magnifique. Malgré mes 43 ans de mariage, je suis resté, nous avons passé les plus grosses tempêtes. Je pensais terminer ma vie tranquillement, Patatras ! voila que le mari de ma fille part avec une autre blonde, sans penser un seul instant au trou béant qu’il laisse derrière lui. Et les enfants ? Bof, ils s’en remettront, comment font les autres ? Et puis un jour, un autre beau brun, plus beau, plus gentil que le premier montre le bout de son nez…

    • Edmée dit :

      C’est très dur de faire face au désamour, à la rupture. Mais on y arrive. Un jour on sait qu’on va mieux, et même que la colère s’en va un peu. Et puis on accepte que ça s’est passé ainsi. Et puis… et puis… 🙂 Merci pour le commentaire et la visite!

      • maurice stencel dit :

        Je ‘tombe’ dessus. 1ere remarque: c’est très bien écrit. A moi, cela parait important.
        C’est vrai, je le constate chez quelqu’un qui m’est proche.

  9. Florence dit :

    Coucou enfin, Edmée !
    Je n’ai pas encore ouvert ma messagerie pour voir si cela va me permettre de mieux naviguer sur les mers déchainées de vos blogs, et ça a l’air de marcher ! J’ai pris ma page Word où sont inscrits vos URL et voilà !
    Mais je suis sur un terrain connu en arrivant chez toi ! Tu l’as traité combien de fois ce sujet ? Cela me fait penser au rédactions que nous faisions à l’école : Tous les ans nous avions le même thème et il fallait s’ingénier à l’interpréter d’une façon nouvelle à chaque fois ! Pas facile, mais toi tu y arrives très bien !
    Malheureusement, je ne sais quoi te dire sur ce sujet qui demande quand-même un peu de vécu pour le commenter ! Le oui-dire, n’est pas suffisant ! Mes chats, mes seuls compagnons, ne m’ont quittée que pour aller au paradis des chats, et durant toute leurs vies, ils m’ont témoigné le même profond amour qui était tout à fait partagé d’ailleurs !
    Pas drole tout ça pour un 21 décembre ! St Nico t’avais inspiré un écrit plus riant !
    Gros bisous chère Edmée et bonne fin de dimanche ! Allez, haut les coeurs, nous allons vite arrivé au 2 janvier !!!
    Florence

    • Edmée dit :

      Coucou Florence!

      Mais je ne suis pas négative DU TOUT. Je dis tout haut ce que l’on voit tout bas. Je sors toujours l’amour vrai du panier dont je parle. Et je crois à l’amour vrai. Je dénonce les amours morts (voire morts-nés) que l’on ne sait enterrer, les méchancetés sournoises qui servent de vengeance, les complicités de la société etc…

      Mais je crois absolument à l’amour, mes écrits ne parlent que de lui. Cependant… méfiez-vous des faux prophètes, non? N’est pas amour qui veut! 🙂

      Bon dimanche et tous mes voeux chère amie!

  10. fred dit :

    Je viens te souhaiter de belles fêtes de Noèl ainsi qu’à tous ceux et celles qui te sont proches!

  11. Damien dit :

    L’amour et son désamour; le premier souvent fulgurant et le second parfois s’étiolant tout gluant. Rien à voir avec le mariage, mais celui-ci peut enfermer l’amour dans des liens subtils que le désamour tire avec brio. Très joli billet, très juste surtout.

    • Edmée dit :

      De plus en plus je vois la beauté de l’amour-bonheur, de l’amour-échange, et suis pétrifiée devant les chaînes lourdes de certains « engagements d’amour » dont l’amour ne fait pas partie…

  12. Joyeux Noël Edmée!!!

  13. SL dit :

    Très beau texte, très juste. Quand le désamour révèle parfois la prison dans laquelle soi et les autres nous enfermons sans même s’en rendre compte…

  14. fauvette dit :

    Coucou Edmée ! Je suis de passage, absente depuis bien longtemps déjà…. Je te souhaite un très joyeux Noël !!!! Je repasserai prochainement, ça durera moins longtemps cette fois ! LOL
    Gros bisous, à bientôt

    • Edmée dit :

      Coucou Fauvette! Quel plaisir de te retrouver… Je n’étais pas là quand tu as fait cette visite, mais je te souhaite un heureux passage à 2013!

      Gros bisous

  15. pierrot dit :

    Bonne soirée en ce NOEL qui se termine déjà:-)

  16. Michel dit :

    Je te souhaite un joyeux Noël Edmée !

  17. Pâques dit :

    Ah ! Edmée c’est encore un beau billet et je partage ta vision mais..
    🙂
    Joyeux Noël !!!!
    Que tout tes désirs se réalisent !
    – Ton premier commentaire n’était pas effacé chez moi, moi, je le vois… –

    • Edmée dit :

      Joyeux après-Noël chère Marcelle, et que tes désirs se réalisent aussi. Comme je vois que tu désires que les miens se réalisent, ça fait mon affaire 😉

  18. Un billet plein de vérité! Mais quel ennui de vivre comme ça, quel supplice ! Et je pense hélas que c’est le quotidien de pas mal de personnes !

  19. Philippe D dit :

    Je te souhaite un bon réveillon et une excellente année 2013. Qu’elle voie la réalisation de tous tes projets (un nouveau roman, j’espère) et qu’elle nous garde en bonne santé.

  20. Armelle B. dit :

    Oui, nous les avons tous vécu ou fait vivre ces moments d’abandon, de désintérêt, d’égoïsme, sans trop chercher à savoir si nous faisions souffrir, si notre soudain éloignement ne risquait pas de creuser un abîme entre nous et l’autre. Ne plus partager, ne plus entendre et ne plus voir nous pend tous au nez. L’usure est ce qui risque toujours d’arriver à un couple. Alors, que faire si tout à coup nos pensées s’en vont ailleurs, aspirent à l’indépendance, s’emballent à la vue d’autres horizons ? Apprendre à vieillir ensemble est, néanmoins, un but respectable et souvent satisfaisant. Ne mérite-t-il pas que l’on s’y attarde, que l’on se mobilise, qu’on le prenne pour but ? Après tout ce long voyage maritale a ses avantages : ne serait-ce que celui de ne pas vivre en terre inconnue. Ha ! Ha!

    • Edmée dit :

      Si on a envie de se mobiliser, oui, bien sûr, si on aspire à retrouver le chemin de la complicité… s’il a d’ailleurs vraiment existé un jour. Car on ne peut faire revivre ce qui n’a jamais vécu. Donc au fond, tout dépend de ce qu’il y avait avant l’usure, ce qu’il y avait vraiment!

  21. laurehadrien dit :

    Rester fidèle mais à quoi, à qui ? La vraie fidélité n’est-elle pas celle qu’on doit à soi-même ?

    • Edmée dit :

      C’est si triste de voir ces gens qui se laissent immoler sur l’autel du devoir, de l’engagement sacré d’un mariage souvent conclu sans qu’on ait compris quoi que ce soit. Oui on devrait être fidèle à soi-même, mais il y a ceux qui disent alors « égoïste! » …

  22. Un beau texte très lucide.

  23. Armelle B. dit :

    J’ajoute au précédent commentaire, que c’est là un beau texte, très juste, très émouvant, de la solitude des  » quittés de l’amour ».

    • Edmée dit :

      Je suis en effet souvent attristée par ces gens qui désormais ont mon âge, et sont comme vous dites… des quittés de l’amour, englués dans l’idée qu’ils doivent s’en contenter…

  24. Pâques dit :

    D’abord s’aimer soi-même pour pouvoir aimer l’autre, librement.
    Manque de confiance, peur de prendre des risques, d’aller de l’avant ?
    L’argent ?
    L’idée qu’ils doivent se contenter de la médiocrité, c’est triste !!!

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