Je vous parle d’un temps que les moins de 100 ans ne peuvent pas connaître. Ou presque. Un peu moins quand même, mais je n’ai pas connu.
Lorsque mon père était jeune homme, il semble que son voisinage cachait bien des secrets, mais hélas trop peu ont traversé les murs, les confidences et les ans pour arriver jusqu’à moi, qui serais pourtant toute disposée à vous les offrir.
Il y avait par exemple une famille dont les portes des chambres des enfants étaient munies de petites ouvertures, des petits Judas, que les parents ouvraient en secret pour s’assurer que toutes les petites mains étaient uniquement consacrées aux jeux de poupées ou de mécano. Ou bien une maison habitée par un médecin qui, excédé des regards fureteurs que lançaient sous ses tentures deux vieilles filles aux lèvres furieuses lorsqu’elles passaient devant chez lui, les attendit un soir patiemment. Sous la tenture un spectacle grandiose les accueillit – et les fit fuir en hurlant : il avait exposé son derrière nu entre deux chandeliers allumés. Il y eut aussi, plus haut dans la rue, une jeune mariée qui, à peine eut-elle enfin compris ce que « devoir conjugal » voulait dire, passa sa nuit de noces juchée sur l’armoire.
Et il y avait la pucelle.
Une vieille fille qui se fanait entre ses deux parents, chandeliers de sa vie sans lumière. Elle était « la choisie », celle qu’on avait décidé de garder comme assurance vieillesse. C’était une chose courante alors – et je la vois encore pratiquée en douce de nos jours. « Tu ne te marieras pas, et resteras toujours avec papa et maman, hein mon petit loup ? » « Mais non, tu n’as pas envie de te marier, tu continueras à faire tout ce que tu veux à la maison »… Notre pucelle était bel et bien la servante, gouvernante, infirmière et dame de compagnie de ses parents, mais son visage n’était pas malheureux. Il était de cire, mort, comme attendant le baiser d’un improbable prince pour prendre vie. Efficace, elle se flétrissait en se sachant utile. On n’aurait su dire si elle avait un jour été jolie tant elle ne ressemblait à rien, sinon à une discrète aide familiale sans contours définis. Elle avait un frère qui vivait – commerce lainier oblige – en Amérique du sud. Il était celui qui avait réussi, lui. Celui dont on parlait avec orgueil.
Puis il arriva aux parents ce qui arrive finalement à tout le monde. Ils moururent. On vendit la maison, et la pucelle disparut de l’horizon.
Mais quelques années plus tard, alors que mon père prospectait pour un emploi en Amérique du sud, il rendit visite au frère de la pucelle et quelle ne fut pas sa surprise de voir la dame débordant d’humour, fantaisie, joie de vivre, entrain… The life of the party. De toutes les fêtes et de tous les rires. Dansant, fumant, s’esclaffant, changeant de chaussures et chapeaux. Sautant en voiture pour aller au théâtre. Ou au vélodrome. Elle habitait chez son frère et sa belle-sœur, avait tout largué de sa vieille vie, et fait un bouquet de ce qui en restait, le vivant par brassées odorantes. Au soleil et au son du tango, aux saveurs du maté, s’enveloppant le soir de châles de couleur pour, peut-être, regarder le monte au loin, près de la baie de Montevideo…
Elle n’avait, m’a dit mon père, aucune amertume pour ce qu’elle n’avait pas vécu, et un grand appétit pour ce qui était enfin à sa portée.
Tout compte fait, ce fut une belle vie, même si le meilleur vint tard : elle avait eu le temps de savoir comment savourer les bonnes choses.
Dommage ! Que n’a-t-on de plus grande famille encore. Et quelqu’un pour en parler bien avec autant d’ humour.:)
Merci Maurice… 🙂
Ah ! quelle charmante pucelle et comme cela fait du bien de savoir que de tels êtres existent : sans rancune et encore pleine de vie alors qu’on la croyait à demi-morte, ployant sous les devoirs imposés….Elle a su reprendre vie, c’est magnifique ! J’aime bien ton expression « elle a fait un bouquet de ce qui en restait » (de sa vie)
Je trouve aussi que cette pucelle a tiré le meilleur parti de sa vie telle qu’elle pouvait la vivre, et a bien savouré ce qui lui restait. Mon père m’a dit qu’elle était méconnaissable…
Coucou Edmée !
Je reviens doucement sur les blogs amis !
Oh si, même lorsqu’on a 60 ans on peut connaître, car c’est le sort que ma mère m’avait choisi, mais je ne l’ai pas voulu, et me suis enfuie ! Elle ne m’a jamais pardonné… Tant pis pour elle ! elle aurait eu 90 ans le 30 novembre, et je ne la regrette pas !
Gros bisous Edmée et bonne fin de semaine !
Florence
C’est encore parfois ce qui se prépare dans certaines familles. J’en connais, des bien jeunes qui sont les choisies! Mais je comprends que tu n’aies pas fait ce choix, toi 😉
Gros bisous et bonne fin de semaine à toi aussi!
C’est parce qu’elle n’avait connu que la nuit qu’elle a pu autant apprécier la lumière du jour. 😉
Je maudis l’égoïsme de tels parents ! 😦
Bonne Saint-Nicolas Edmée !
C’était égoïste mais ça se faisait souvent, tout comme les mariages arrangés et les mises au couvent 🙂
Bonne Saint-Nicolas aussi…
J’ai adoré le tour joué par le médecin aux deux vieilles filles trop curieuses ! Quant à la pucelle, elle aura au moins découvert une partie des joies de l’existence après la mort de ses parents, à moins qu’elle ait aussi découvert le reste…
Je l’espère pour elle… 🙂 Quant au médecin, ma mère ne se lassait pas de me raconter cette histoire. Trop excellente!
Tout arrive à qui sait attendre !…Mais là quelle patience 🙄
Oui, ce fut long, ha ha! Mais peut-être d’autant meilleur car elle ne s’y attendait plus!
Cette vieille fille m’a d’abord fait penser à Félicité. Celle du « Cœur simple » de Flaubert. Et finalement la vie a été généreuse et lui donné ce que ses parents lui refusaient. C’est très bien ainsi. Quant à « ton médecin » je trouve l’anecdote excellente. Beaux souvenirs qui devraient faire les délices d’un bon scénariste. Bonne soirée.
Effectivement, il y a de quoi s’amuser. Et garder l’espoir: notre vieille Félicité a eu ses belles années, et dans son cas, on peut dire qu’elle les avait méritées!
Cette attitude des parents est égoïste, mais tant mieux si elle a pu rattraper le temps perdu. Dommage que tu n’as pu mettre un com sur http://ecrivainsbelges.blogspot.com ; çà m’arrive aussi parfois sur d’autres blogs. Bon week-end Edmée.
J’ai essayé deux fois mais franchement, pour arriver à lire les lettres étirées, c’est dur, je ne suis donc trompée la première fois et la seconde ça a mouliné et mouline pour enfin me dire poliment qu’il y avait un problème de server! 🙂
On ne s’embêtait pas trop avec la psychologie à une époque! M’est avis qu’il n’avaient pas lu Francoise Dolto ou Jacques Salomé…
Effectivement, je n’ai pas connu cela, en revanche je sais que dans certaines grandes familles, on décidait de celui qui serait évêque et de celui qui serait général…la morale de ton histoire est plutôt joyeuse, mais qui pourrait s’en étonner?
Oui, et du temps de « ma jeunesse » c’était encore de mise dans les vieilles provinces poussiéreuses. Mais crois-moi, je connais encore des « choisies »! Il paraît d’ailleurs que c’est une sorte d’hérédité psychologique, car si la mère a été la choisie, elle ne fait que reproduite inconsciemment le même phénomène avec sa fille et autrefois, il ne faut pas oublier qu’il n’y avait pas de homes convenables ni de revenus pour les vieilles personnes, il fallait absolument choisir « son bâton de vieillesse »!
J’aime tes portraits pleins de clairvoyance et de tendresse à la fois. Une écriture précise, fluide où chaque mot est là et bien là. J’en connais aussi, de tristes destins, dont un en particulier, qui a fini par bien tourner, sans doute en des lieux moins glamour que Montevideo…
🙂
……..tant mieux pour elle:-)))
🙂
Par petites touches on arrive à ce portrait joyeux!
Tu as remarqué que souvent un deuil est libérateur? Il n’y a pas que des veuves ou veufs joyeux…c’est affreux à dire/écrire, je sais, mais on en voit tant, tu le racontes si bien.
Bon weekend!
J’ai aussi constaté la liberté que donnent certaines morts… et alors par exemple qu’une femme « quittée » risque de ululer les nuits sans lune jusqu’à la fin, le veuvage les pare d’une liberté qui les fait ressusciter!
Merci Colo et bon dimanche!
« Une belle vie »…je ne sais pas, je dirais plutôt : « une belle fin ». La vie est si courte…
Elle est courte si on s’amuse et longue autrement… D’après mon père, elle était, dans sa vie au service des parents tout simplement éteinte. Peut-être avait-elle trouvé le chemin pour ne pas souffrir – et ne pas vivre!
BON début de semaine
🙂
Bonsoir, Edmée,
Toujours quel talent pour raconter ces petits riens qui tissent la vie…J’ai beaucoup aimé cette pucelle – qui enfin s’est trouvée – mais j’en connais de proches qui ne s’en remettent pas ….
Bonne soirée.
Denise
Tu connais donc toi aussi des « choisies »… Moi aussi. Certaines d’ailleurs ne le savent pas encore.. 😦 J’en ai connu une qui était un peu « inadaptée » au monde extérieur, et se délectait de cet avenir de choisie, car elle serait toujours près de ses parents et ensuite sans doute au service du frère ou de la soeur en tant que « cette pauvre Nelly »… Mais la note sera cruelle pour certaines, quand elles comprendront que la vie est passée et qu’il n’y a pas de tango argentin dans leur avenir…
Hé hé!! finalement ce ne fut pas elle la moins bien lotie 😉
En effet…
Kikou Edmée,
Une histoire qui est encore bien raconté 🙂 Cette pucelle 🙂
aura bien profité quand même de sa vie et des plaisirs 🙂
et ce bon docteur a eut bien raison 🙂 il a dut être fatigué d’avoir
deux curieuses derrière les tentures 🙂 il a sûrement été bien
tranquille après 🙂
je te souhaite de passer une bonne fin de journée,gros bisous à
toi,ma belle.
Le derrière du docteur a illuminé mon enfance car ma mère adorait raconter cette histoire. Nous trouvions cette idée merveilleuse. Et les deux vieilles biques ont eu leur punition…
Félicitations pour ton nouveau livre! Quand nous en parles-tu? Bonne semaine et à bientôt.
Merci… Je ne sais trop si je vais en parler… Il vient vraiment de sortir de presse, vendredi en fait, et donc il faut encore que je m’y fasse!
BEL APREM
glacé lol
Tu as un don pour raconter le passé, j’imagine ce docteur et je souris en tel lisant !!!
Heureusement la pucelle s’est enfin libérée du carcan imposé par sa famille et elle a croqué la vie avec ardeur 😉
Un virage à 180 degrés. Tant mieux pour elle! C’est vrai que lorsque la privation est évacuée, on a envie de mordre dans tous les coins!
Un virage juste avant d’entrer dans le mur! 🙂