Faire reluire ses ors…

Ma mère me réquisitionnait pour nettoyer l’argenterie. Il est temps, on dirait de l’or, insistait-elle, amusée, car ce n’est pas que c’était une corvée mais plutôt qu’on la remettait à demain et demain et encore le demain de demain. Sur ce temps, effectivement, l’argenterie luisait de tout son or un peu partout.

On s’installait à la table de cuisine, qu’on recouvrait de papier journal. Puis on sortait du petit placard au fouillis une vieille boîte à biscuits en métal, décorée d’un sujet pastoral tout griffé et noirci par endroits – la bergère était une souillon et le pâtre sortait sans doute de la mare. Elle contenait les chiffons et les flacons de produit pour l’argenterie, une brosse à dents aux poils écartés et noircis, et des gants de caoutchouc.

Puis on allait rassembler notre devoir du jour : le service à café art déco, le miroir écossais, les plateaux, les ronds de serviette, la bonbonnière, la  boîte à biscuits d’apéritif, la casserole en Vallauris cerclée d’argent, les couverts, des couvercles perforés de vases, quelques objets éparpillés dans la maison. On en avait pour l’après-midi, et au fond… c’était une tâche que nous adorions, puisqu’elle nous occupait les mains en nous laissant l’esprit délicieusement libre, et nous bavardions. De tout.

Nous étions d’avides bibliophiles et cinéphiles. Ça nous permettait de ne jamais être à court de sujets, d’autant que ma mère n’a jamais eu de thèmes tabous. Pas pratiquante puisque dangereuse pécheresse reconnue par le Guide de la charité chrétienne de A à Z, elle se moquait volontiers des culs bénis mais pas de la foi ou de la religion. Réservée, elle riait sous cape et me suppliait de ne dire à personne que nous avions lu toute les deux « L’amant d’ébène », un livre acheté au supermarché, au thème peu rigoureux mais d’une écriture finalement assez châtiée (les scènes torrides se concluaient sur il la prit dans ses bras et lui arracha un cri rauque de plaisir). Nous compatissions en parlant cinéma à l’idée que les actrices devaient embrasser les acteurs sur la bouche, et pensions que ça devait être dégoûtant comme travail. Nous ne pensions pas aux acteurs qui devaient embrasser les actrices à la bouche pâteuse de rouge, et il est probable que nous allions jusqu’à imaginer qu’ils devenaient acteurs rien que pour embrasser des « tas de femmes ». Après tout, le petit voisin, fils du docteur, annonçait ravi qu’il allait devenir docteur pour voir des pètes de femmes… une vocation qui prenait ainsi tout son sens.

Nous remontions dans nos souvenirs par des est-ce que tu te rappelles de film allemand avec une jeune fille qui avait la leucémie et guérissait lorsque l’homme qu’elle aimait depuis toute petite l’épousait ? Oooooh oui ! Et puis elle mourrait de leucémie quelques années plus tard parce qu’elle croyait qu’il la trompait… ooooh c’était triste ! Et on enchainait sur les comédies musicales allemandes qu’on allait voir, avec d’interminables scènes de jodle dans des vallées émeraudes parcourues par des vaches enclochées, des nymphes en dirndls et princes charmants en culottes de cuir. De là on partait sur ma tante Yvonne qui adorait venir voir ces films avec nous, ce qu’on préférait aux films bibliques auxquels elle nous avait aussi invités : tante Yvonne et son mari étaient absolument anticléricaux et on avait espéré que ça nous aurait sauvés de Ben-Hur et Le roi des rois, mais pas du tout. Nous détestions la Bible revue et corrigée par Hollywood. Et ça avait valu un rituel bien agaçant pour ma mère : mon frère et moi nous délections à répondre, lorsqu’elle nous disait, impatiente, met- ça là je te dis, « oui Ben Hur ». Nous ne rations pas une occasion, non pas que nous trouvions ce trait d’esprit particulièrement génial, mais elle s’était laissée piéger avec son mets-ça là… et elle serrait les lèvres de frustration dès qu’elle le réalisait.

Fil d'Ariane 003

Pendant ce temps-là, on frottait et frottait, on s’empruntait la brosse à dents écartelée pour entrer dans les ciselures, on tenait l’objet à bout de bras pour en inspecter la brillance parfaite et s’assurer qu’on n’avait pas semé des traces crayeuses. La cuisine embaumait l’ammoniaque, et notre or redevenait argent scintillant. Le soir était tombé, nous étions repues de bavardage, d’intimité, de ce flot de mots qui auraient pu paraître inutiles – certes, nous n’avions pas changé le cours du monde – mais avaient ajouté quelques longueurs au tissu de notre lien, ce tissu qui encore aujourd’hui que ma mère n’est plus (ici), ne s’est pas rompu.

Quand je nettoie mon argenterie, elle n’est jamais loin…

36 réflexions sur “Faire reluire ses ors…

  1. Alain dit :

    Et ça brille chez Edmée ! De mots savoureux et de tous ces souvenirs qui, parfois, rendent le présent moins éblouissant. Ta mère et la mienne … Même liberté. Avec une différence de taille, celle de n’avoir eu aucune complicité avec la mienne. Ça continue aujourd’hui ! Balloté entre « mon père » qui parlait fort pour tenter d’exister, et ma mère qui vivait sa vie, j’ai très vite choisi la liberté pour m’assumer. Inventé tous les prétextes pour trouver un exutoire au cinéma avec mon meilleur copain de l’époque qui est resté mon meilleur ami aujourd’hui. Soixante ans, de grande et réelle amitié malgré deux vies différentes en tout. Notre premier souvenir de cinéma en salle, Ben Hur. Celui de Wyler, bien entendu. Cette étrange amitié entre Messala et Judah Ben-Hur nous fascinait. La course de chars nous enchantait. L’amour du fils pour retrouver sa mère et sa sœur dans la vallée des lépreux nous bouleversait. Ces moments-là nous ne les partagions avec personne. Ils nous appartenaient. Très fiers, d’avoir trouvé la bonne astuce pour entrer dans la salle qui, normalement, nous était interdite en raison de notre jeune âge. Toutes ces escapades, mes fugues, mes premières fuites pour trouver ma place sont, et restent à ce jour, une partie de mon « argenterie » personnelle. Celle qui illumine mon passé, et restent aujourd’hui les fondations d’une vie que j’aime. Bonne fin de semaine chère Edmée.

    • Edmée dit :

      Je vois que Ben-Hur et Messala n’ont laissé personne indifférents… Et que les souvenirs sont parfois moins loin qu’on ne le croit, prêts à jaillir en riant malicieusement…

      Ma mère était une adorable complice mais nos relations n’ont pas été « lisses ». Trop de personnalité l’une comme l’autre… Mais je sais que j’ai eu tous ces moments avec elle, et qu’elle m’a façonnée avec sa marque de fabrique!

      Bonne fin de semaine à toi aussi et… bon début d’année!

  2. sandrinelag dit :

    Voici un très joli billet qui sent sa madeleine de Proust et nous expédie illico dans l’enfance. C’est vrai que nous avions des « corvées », des rites à dates fixes auxquels on ne dérogeait pas.
    Concernant les péplums bibliques, drôlement ringards aujourd’hui, je dois reconnaître que j’aime encore les regarder… parce qu’on y rigole bien! Charlton Heston et son fond de teint Terre cuite, ses sandales, sa cuirasse en alu, toute la bimbeloterie, ça vous dégrise à coup sûr un lendemain de fête! C’est ma madeleine à moi en quelque sorte – et je reconnais que ça reste un plaisir solitaire. Personne me suit sur ce coup-là…
    Joyeuse fin d’année!!

    • Edmée dit :

      Oui, vu comme ça, la permanente de Charlton et son fond de teint brique, c’est vrai que ça rend le reste supportable 🙂

      Ma mère et moi aimions « rire » des « Angélique »… nous n’en pouvions plus et critiquions tout (de vraies rabat-joie!), surtout quand elle dit d’un air pincé au roi « vous me prenez pour une putain » après avoir couché avec tout le cast masculin des trois premiers films 🙂

      Joyeuse fin d’année aussi!

  3. Adèle Girard dit :

    Toutes ces « corvées » étaient chez nous aussi l’occasion de se rapprocher.La vaisselle, qu’on tentait pourtant d’éviter (nous étions dix à la maison) était un moment plein de gaieté,de confidences, de rires et de clowneries que je partageais avec mes sœurs et que l’on faisait durer bien trop longtemps parfois au grand damne de ma mère qui trouvait qu’on exagérait! mais quels bons souvenirs!

  4. amandine dit :

    on a des points communs lol et bonnes fêtes

  5. gazou dit :

    Pas d’argenterie chez nous
    et malheureusement pas de tâches à partager avec ma mère qui avait la critique facile (elle croyait bien faire) et les liens se sont mal tissés….Ces souvenirs que tu nous fais partager sont précieux!

    • Edmée dit :

      Il y a des relations qui ne sont pas évidentes du tout. Une nature trop « critiqueuse » est rarement cajôleuse ou prompte à rire, « la vie est une dure lutte et moins on rêve mieux on se porte »… C’est lourd et si on peut naturellement se rendre compte que ces parents pensaient effectivement bien faire… il n’y a jamais eu de cour de récréation!

  6. Armelle B. dit :

    Cette ravissante maman je l’imagine satisfaite de sa petite fille qui a fait reluire l’argenterie tout en vidant son sac de ses innombrables trésors de bavardage. Ce devait être des moments délicieux et si drôles.

  7. Belle complicité. Ma grand-mère et ma mère ont partagé ces mêmes bons moments. Pour ma part, j’ai échappé à toute cette argenterie, n’ayant jamais fait preuve de grande amitié envers ces trucs et machins. Encore aujourd’hui, tout est camouflé dans une armoire. Honteux. Mais ces moments de rigolade avec ma mère, c’était pendant la vaisselle et là, on riait à se tordre. Merci Edmée pour ces billets …

    • Edmée dit :

      Peu importe autour de quoi on rit, finalement… les femmes ont ces prétextes magnifiques de complicité : la vaisselle, l’argenterie, le grand nettoyage, la préparation d’un grand repas; le décrochage des rideaux. Complicité forcée et rieuse…

  8. Nadine dit :

    J’aurais préféré l’argenterie aux corvées des champs ! Car je n’avais pas du tout l’âme d’une fermière. Mais, impossible d’y échapper, nous étions une famille nombreuse : 11 bouches à nourrir (mes parents, mes grands-parents, 6 enfants + un oncle). Je garde malgré tout en mémoire quelques bons moments entre soeurs. Chacune d’entre nous avait aussi sa semaine « couvert » et sa semaine « vaisselle ». Mes frères y ont échappé… Beau texte et très belle dernière phrase.

    • Edmée dit :

      Oh je te comprends, les travaux des champs demandent bien plus d’énergie et surtout de dispersion, difficile de bavarder longtemps et puis… la complicité entre plusieurs n’est pas la même que celle à deux ou trois!

  9. Celestine dit :

    Excellent ce billet, si ce n’est la nostalgie qu’il fait naître en mon cœur, en ces jours tristes où je réalise que la complicité avec ma mère est bien finie, maintenant que son cerveau est parti dans des brumes étranges. Mais bon, il reste les souvenirs. La scène des lépreux dans Ben-Hur qui avait fait faire des cauchemars toute une nuit a mon petit frère, et celle de la course de char…ah oui, et les dix commandements, avec la mer qui s’ouvre en deux dans un trucage qui ferait mourir de rire les jeunes d’aujourd’hui. Nous on était bluffés.
    En revanche, ma mère avait une sainte horreur de l’argenterie, elle appelait ça des vieilleries et ne jurait que par le Formica et le plastique, des matières merveilleuses…ah la la les années soixante dix…
    Baci Sorella
    ¸¸.•*¨*• ☆

    • Edmée dit :

      Oui, c’est amer et terrifiant de perdre la complicité de cette manière… Je n’ai pas vécu ça, mais le vois autour de moi, cette perplexité des personnes mûres qui se demandent comment ces êtres qui naviguent ailleurs ont pu être leurs parents… Ne pas perdre la notion qu’où que se trouve leur conscient, ils restent nos parents, ont tout un vécu dont nous avons longtemps fait partie comme « joie et souci »… protection à donner…

      Oui, le formica! Nous y avons échappé car tout tenait encore debout dans notre vieille cuisine, et ma mère n’aurait jamais acheté quelque chose parce que c’était « plus à la mode ». Mais hélas elle a sacrifié à un caprice et a acheté deux petites tables de fin de sofa, hideuses, en forme de palette de peintre, de couleurs vives avec des « taches » dessus et trois pieds évasés. Une horreur!

  10. Florence dit :

    Toi aussi tu faisais briller l’argenterie ?
    Chez nous, comme on s’en servait régulièrement, il fallait qu’elle soit très propre, car l’argenterie oxydée est toxique, pas autant que le cuivre, mais quand-même.
    Au début, j’aidais ma sœur, puis ce fut l’inverse et pour finir, je restais seule avec l’Argentil et le Mirror, les brosses, les chiffons et les gants ! Mais ce n’était pas vraiment une corvée, j’aimais entretenir toutes ces jolies choses qui nous faisaient une si belle table. Il y avait aussi les cuivres, laitons et bronzes qui allaient de la bassine à confitures à la statuette. certains bibelots étaient très jolis. Non, c’était loin d’être une corvée et j’écoutais parfois la radio, mais souvent je restais avec moi-même dans mes pensées ou-bien je chantais !
    Gros bisous chère Edmée et bonne semaine !
    Florence

  11. Ces traditions se perdent, je crois, dans la nouvelle génération autour de moi. Passe une bonne fin d’année, et meilleurs vœux pour 2015.

    • Edmée dit :

      Oui je le crois aussi… mais quelle perte! Les choses que l’on fait ensemble seront celles qui laisseront leur empreinte! Bonne année à toi aussi!

  12. Je crois que toutes les filles du monde ont fait ça avec leur mère. Quoique….moi j’ai appris avec Fredine et Denise, les « bonnes » de la maison qui furent des femmes de confiance

  13. Merci de nouveau pour ce billet Edmée.
    Finalement peu importe, l’époque, la tâche, la personne, ce qui est important ce sont les instants de partages. Ces moments riches de tout et de rien mais qui marquent nos cœurs et nos esprits. Ils se fixent à jamais et les liens qu’ils tissent resteront noués. Il suffit de penser à l’un de ces moments avec une personne disparue et nous sourions de bonheur. Elle continue de vivre dans l’au-delà grâce au lien qu’elle a su créer. Ceci dit, belle argenterie que voilà !
    J’y pense là tout de suite, les écrire, les peindre, les transmettre élargit le cercle des instants heureux. J’en veux pour preuve, ta sortie avec Carine Laure à Bruxelles, vous l’avez vécue, vous avez échangé, vous avez partagé ce moment; mieux encore vous l’avez écrit, je l’ai lu, il m’a émue, il est gravé, voilà pourquoi j’adhère aux nouvelles instants.
    Amitiés Edmée.

    • Edmée dit :

      Tu as tellement raison, Nicole… ces choses-là ne changent pas le monde mais changent le nôtre et donc … un peu le reste aussi!

      Amitiés et bonne année….

  14. Tu as le talent de faire revivre ces moments de bonheur et de complicité Edmée … c’est un vrais régal.

    C’est amusant … je viens de réaliser que suis aussi « Messala » quand nous vidons le lave-vaisselle Philippe et moi lol 😉

    Bisous et bonne année ma belle

  15. Tania dit :

    C’est tellement vrai, le réveil, la persistance des moments vécus dans ces gestes simples chaque fois que nous les refaisons : nettoyer l’argenterie, décorer la maison, dresser la table, plier les draps… entre mères et filles le plus souvent.

  16. annerenault dit :

    Faire ensemble des petites choses ménagères, comme c’est doux ! Maintenant je fais mes cuivres (Mirror) et mon argenterie (Argentil) sur un journal, avec mes gants de caoutchouc jaune, et … devant la télévision, écoutant une série policière US en VF. Je le fais donc toute seule, mais je suis contente parce que ça devient beau. L’esthétique remplace l’affectif…

    • Edmée dit :

      Oui, c’est doux! Je les fais seule moi aussi désormais, et le souvenir des autres me tient compagnie. Mais la télé peut très bien faire aussi 🙂
      Bonne année Anne!

  17. Philippe D dit :

    J’espère que tu as bien fait reluire tous tes ors, tes cuivres et ton argenterie pour cette nouvelle année!
    Très bonne année à toi.

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