Au trot dans sa bulle

Lovely Brunette (c’est-à-dire ma maman…) avait grandi dans l’amour – que dis-je… la passion – des chevaux. Leur odeur, leur toucher, la soie de leur museau, leurs cils gracieux, leurs regards qui peuvent être caressants ou, soulignés d’un blanc furieux, menaçants. Elle connaissait leurs trucs, leur folie, leur vantardise, leur affection, leur complicité. Il y avait toujours eu des chevaux chez elle, et c’était aussi nécessaire pour exprimer qui elle était que ne l’étaient ses bijoux ou son nom de famille.

Concours hippique à Spa... elle a la veste claire et a gagné le second prix

Concours hippique à Spa… elle a la veste claire et a gagné le second prix

Nismes, 1949

Jeune fille elle participait à tous les concours hippiques de la région, petite centaure en veste cintrée et toque de velours. Jeune mariée, elle aimait centaurer sur les lieux de l’enfance paradisiaque de mon père, Nismes.

Et une fois divorcée, elle se sentit sans doute bien abattue à l’idée que désormais, selles et étriers pouvaient se remiser au grenier.

C’était compter sans l’insistance de la destinée. Après tout, si on l’avait faite centaure, ce n’était pas pour la priver de ses quatre jambes. Il y eut un jour des grèves providentielles en Belgique, et un ami maquignon (qui nous en a donnés, des trucs de maquignons… mais je ne les dirai pas !) s’est retrouvé avec un petit cheval de boucherie qu’il faudrait nourrir jusqu’au moment où le personnel de l’abattoir ne serait plus en grève. Oooooh le joli petit cheval gris, nous en sommes tous tombés fatalement amoureux, et Lovely Brunette n’a pas voulu rendre sa pensionnaire mais l’a achetée… au prix de la viande ! La pensionnaire s’est appelée Faline, devenue Falinette car elle était petite et ma mère se plaignait un peu de l’allure que ça lui donnait à elle, quand elle la montait avec ses longues jambes, mais bon… La gloriette où mes grands-parents avaient autrefois pris le thé fut agrandie et devint l’écurie, et dans notre garage une ravissante calèche jaune et noire sommeillait entre les promenades. Alors, la campagne étendait encore ses herbes folles presque sur le seuil et notre village en était encore un… en quelques minutes on était dans les chemins de terre, cailloux et bordés de bosquets et haies, en direction des bois. Où le loup n’était pas. Les prairies sentaient les champignons en saison, et un semis de renoncules et de trèfle donnait au beurre d’Alfred Legrand un goût incomparable.

Falinette et ma mère, 1956. On voit la petite calèche

Assis dans la calèche, les genoux protégés d’un plaid, un petit poste à transistor qu’il fallait réorienter à chaque tournant contre nous, nous prenions l’air au son de Tino Rossi et du joyeux clip clop des sabots luisants de Faline, que ma mère encourageait de petits bruits de gorge.

Je ne sais plus quelle fin Faline a faite, peut-être nous l’a-t-on cachée, à nous les enfants. Mais quelques années plus tard, même scenario : grève, pensionnaire équine pour quelques jours, achetée au prix de son nombre de côtelettes et filets et baptisée Chipie, ce qu’elle était. Chipie devint une chipie de selle, et fut suivie de Katia, El Conquistador (dont je me souviens surtout parce qu’il pétait très fort en toussant, cause de bien des fous-rires quand on recevait ma tante BCBG au jardin), Pepito et je ne sais plus trop qui.

Au fil des années, la campagne avait singulièrement reculé. En face de chez nous, un supermarché rempli de néons et de rayonnages métalliques avait remplacé la jolie villa et son parc de notre voisine. Un gros parking bétonné, des voitures envahissant jusqu’à notre trottoir, des charrettes coincée contre les soupiraux, le bus, le trafic. Et, imperturbable, Lovely Brunette (dont la chevelure avait brusquement blanchi depuis ses 32 ans…) continuait sa vie d’écuyère sans se soucier de rien de tout ça. Elle était chez elle, elle était née à Heusy, et avait vécu dans cette avenue depuis son mariage. Ça lui donnait des droits incontestables, à la fin ! Elle bloquait les voitures impatientes, décontenançait les clients du supermarché, pestait contre ceux qui erraient en zigzag comme des ivrognes avec leur charrette, et s’en allait vers les chemins de terre et de cailloux qui désormais commençaient bien plus loin à cause des travaux de l’autoroute. Les bois eux aussi avaient perdu du terrain, mais si son monde avait perdu en taille, il restait le sien, elle ne rencontrait aucun regard, ne suivant des yeux que ce qui restait de ses anciennes promenades.

Des changements du monde autour d’elle, elle ne prenait que ce qu’elle aimait, et ignorait le reste. Moi j’adore me souvenir que tant qu’elle a pu chevaucher et entretenir un cheval, elle l’a fait… en face d’un supermarché, avec une écurie au fond du jardin.

Et lors d’un voyage aux USA en 1970… elle a participé à une parade dans la ville de Snyder…

1970 - Elle prend part à une parade au Texas

J’ai eu de la chance d’avoir cette mère qui savait, gentiment, qui elle était…

39 réflexions sur “Au trot dans sa bulle

  1. claudecolson dit :

    Très touchant, Edmée cet amour du durable, des chevaux et de toi pour ta maman ! Très beau texte.

    • Edmée dit :

      Merci Claude… Une fois partis, nos parents nous restituent leur essence… sans les interférences fais ceci ne fais pas ça etc… Et je ne peux que remercier la vie qui m’a donné mes parents, et ne peut les reprendre…

  2. sandrinelag dit :

    Formidable texte, je l’adore! Une maman cavalière, des petits chevaux qu’on ramène au pré après avoir frôlé l’abattoir, les concours, les calèches et autres attelages, la paille des boxes, l’alezan qu’on bouchonne, les remises en selle dont on ne perd jamais l’assiette, le graissage des filets, des selles et des bottes, la manège, la carrière, la haute école, l’amour des chevaux que l’on garde toute sa vie…. Holala, cela me rend si nostalgique. Merci beaucoup Edmée, ce texte est très beau.

  3. Alain dit :

    Quel bonheur de lire ce nouvel article ! Tes descriptions, tellement précises, font que les mots dansent devant les yeux, comme dans un beau film. Cette page est un magnifique témoignage d’amour, d’humanité et de bonheur. Tu as raison de souligner « la chance » qui a été la tienne. Généreuse, aussi, de nous faire profiter de ces si beaux et riches souvenirs.

  4. Shirokuma dit :

    Une nouvelle narration pleine de vie, de passion…
    L’on sent l’industrialisation prendre le pas sur la nature…
    Et une « île » qui reste au large du parasitage de « l’expansion économique »…
    La passion est un sacré leitmotiv intemporel.
    N’ai-je pas un katana et une paire de bokken, contre vents et marées, paradoxe temporel d’une pratique désuète ?
    Merci de ton billet si humain.

  5. Après tous ces éloges que dire de plus et de mieux! Comme toujours ta plume est superbe. C’est une joie de te lire, même si l’on peut avoir une petite larme nostalgique et regretter avec toi ces temps dits heureux!

  6. Florence dit :

    Coucou Edmée !
    Comment ne pas être attendri devant un visage de cheval ? Comment ne pas succomber lorsqu’il nous offre son âme affectueuse, même si elle peut être capricieuse, coquine ou rebelle, la tendresse est toujours latente ! Ta mère avait bien raison ! Et elle en plus était une excellente cavalière ! Rien que d’évoquer l’odeur des chevaux, les souvenirs m’assaillent de toutes parts. C’est dommage qu’ils soient si grands, car on ne peu pas les serrer dans ses bras ! mais on peut faire de bons câlins quand-même !
    Je me souviens de la photo de ta mère avec les cowboys ! Sympa !
    Bonne soirée dans la froidure Edmée, reste bien au chaud !
    Je t’embrasse !
    Florence

    • Edmée dit :

      Je les aime tant, surtout s’ils se laissent toucher le museau qui est la chose la plus douce que je connaisse… Et quand ils appuient doucement leur grande tête contre nous… et se laissent bouchonner, embrasser, que l’on vernis leurs sabots et démêle leur queue… Quel plaisir!

      Bisous Florence!

  7. Nadine dit :

    Encore une fois tu nous contes un très joli souvenir. Et tes photos sont superbes.

  8. C’est plus récent mais ma soeur était passionnée de cheval elle aussi et s’est achetée un cheval à dresser qui était donc à la maison, enfin dans un hangar transformé en écurie. Ce qui est amusant c’est que lorsque nous étudiantes elle et moi, nous habitions ensemble un deux pièces et recevions chaque mois la même somme d’argent de mon père pour vivre. A la fin de nos études, Marie-Claire acheta un cheval avec ce qu’elle avait économisé tandis que j’étais endettée!!

    • Edmée dit :

      Eh bien à cette époque tu avais la passion de l’immédiat, et elle se projetait déjà dans le bonheur que lui procurerait ces économies. On n’est jeunes qu’une fois et c’est de toute façon une leçon. L’importance de l’économie se fait sentir tôt ou tard (sauf pour certains qui y restent sourds!)

  9. amandine dit :

    très très beau chère Edmée:-)

  10. Tania dit :

    « Des changements du monde autour d’elle, elle ne prenait que ce qu’elle aimait, et ignorait le reste. » Belle phrase qui nous rappelle illico certaines personnes. Et surtout un beau texte qui fait revivre une mère, la plus belle forme d’hommage.

  11. Lauriza dit :

    Vivre de sa passion c’est se retrouver seul(e) ou être seul(e) au milieu du monde et goûter pleinement les délices de la vie. C’est aimer quelque chose que ce soit un animal ou un être humain au-delà de tout sans qu’on s’explique pourquoi. D’ailleurs, pourquoi aime-t-on ? Personnellement je n’ai jamais su l’expliquer surtout la première fois où l’on rencontre la passion. Au travers de tes écrits, je pense que si nos deux mères s’étaient rencontrées elles auraient eu beaucoup de plaisir à converser. Merci Edmée pour cette belle lecture encore une fois.

    • Edmée dit :

      Merci à toi pour me le dire si joliment. Avoir le courage de la passion est une richesse dans la vie… une force, une carapace. Une explication aussi à bien des choses.

  12. Célestine dit :

    La lovely brunette est une saga qui nous régale à chaque épisode…il y a dans ce billet une ambiance qui m’a rappelé une autre saga, les Jalna, que j’avais adorée étant adolescente, et dont je n’ai pas retrouvé la magie à l’âge adulte…
    Notamment ce passage : « La gloriette où mes grands-parents avaient autrefois pris le thé fut agrandie et devint l’écurie, et dans notre garage une ravissante calèche jaune et noire sommeillait entre les promenades. Alors, la campagne étendait encore ses herbes folles presque sur le seuil et notre village en était encore un… en quelques minutes on était dans les chemins de terre, cailloux et bordés de bosquets et haies, en direction des bois.  » j’ai retrouvé les parfums de sous bois, l’odeur forte des chevaux et ce côté délicieusement suranné qui imprègne ces souvenirs d’une époque enfuie. Ton talent évocateur est inépuisable.
    Baci sorellita

    • Edmée dit :

      Lovely Brunette, comme toutes les mamans, est le maillon qui me tient unie à l’époque encore précédente à la sienne, celle de sa mère dont elle se souvenait de détails, de choses racontées. Plus on raconte à nos enfants et mieux ils sentent qu’aucune vie n’est anodine, aucune époque maudite, aucun souvenir inutile.

      Et Lovely Brunette parlait, parlait… en souriant…

      J’ai aussi adoré les Jalna, mais je n’oserais les relire, trop peur d’en être ébahie aujourd’hui…

      Baci ❤

  13. Alainx dit :

    Que voilà un joli texte et de bien belles photos qui racontent toute une époque…
    Quelle chance d’avoir eu une telle maman!

    Je suis loin d’être un passionné de chevaux, et pourtant j’ai énormément apprécié…

    • Edmée dit :

      Je ne suis pas passionnée non plus car… en enfants ingrats nous étions jaloux de cette passion qu’elle avait. Je me souviens qu’elle avait un jour acheté un livre « Cheval, mon cher souci » et en riant (jaune) nous lui avions demandé où se trouvait la version d' »Enfant, mon cher souci » :D… Mais comme tu dis, quelle chance j’ai eue d’avoir cette maman! Et malgré moi… j’aime les chevaux, ils ont entrés dans mon coeur sans bruit…

      • Alainx dit :

        « ils ont entrés dans mon coeur sans bruit… » ….

        C’et beau aussi ça…. Tout ce qu’on reçoit par osmose, et qui nous imprègne ….

  14. Edmée dit :

    Je n’y ai pas pensé, mais tu as raison!

  15. Angedra dit :

    Beau récit d’une époque en changement avec cette passionnée qui ne change pas, ne se préoccupe pas de ces mouvements et continue sa vie comme elle la rêve.
    Beau témoignage et je comprends qu’avec le temps, les souvenirs prennent une certaine teinte qu’ils n’avaient pas à l’époque pour l’enfant que tu étais.

    • Edmée dit :

      Quand j’étais petite,ma mère n’étais pas une femme mais mammy… puis bien sûr… un jour la femme que je suis a compris la femme qu’elle avait été. C’est bon ainsi 🙂

  16. Ah, j’adore. Le cheval face au supermarché! Mais c’était en quelle année, ça? J’aime ces gens que rien n’a l’air de perturber, ce sont ceux-là qui durent et perdurent..

  17. Armelle B. dit :

    Une si belle cavalière ! Quelle magnifique enfance elle vous a donnée cette centaure si élégante. L’évocation de vos souvenirs éveille les miens, les nôtres; car nombreux sont vos fidèles lecteurs que ce passé ressource.

    • Edmée dit :

      Oui, je remarque que ça touche un peu tout le monde, que chacun et chacune re-découvre des images pleines de grâce de leurs parents… C’est bon!

  18. blogadrienne dit :

    quelle belle histoire, elle fait rêver, avec l’amour des chevaux et l’amour de votre maman!

    • Edmée dit :

      C’est sans doute une façon de la « garder » près de moi, mais j’ai tant de plaisir à la retrouver et dire combien elle m’a donné 🙂

  19. Pâques dit :

    Cette façon de continuer à vivre sa passion pendant que le monde change autour d’elle, j’aime ce côté déterminé de ta maman que l’on retrouve aussi chez toi !

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