Jeune soldat, mon père découvrit d’autres sociétés que la sienne dans un contexte d’intimité inattendue. Fils de bourgeois, il n’avait pas eu jusqu’alors de vrais échanges avec tous ces jeunes gens venus d’autres couches sociales. Pour lui, comme pour tous sans doute, ce fut une magnifique occasion de savourer ce qu’il y avait de commun entre eux, et de s’émerveiller des compétences spécifiques à chacune de ces classes. Au fond, tous n’étaient que des jeunes gens immergés dans une urgence : la guerre, et comment s’y préparer.
Il fallait, aussi, obéir à une autre autorité que celle d’un père, et souvent ne pas discuter les ordres quels qu’ils soient, ce qu’à la maison la plupart avaient le droit et l’audace de faire.
Il y avait dans le régiment un brave fils de fermier, rêveur, peu disert, attentif à la nature, le genre de garçon rose et lourd qui suçait son doigt pour savoir d’où soufflait le vent, et savait annoncer la pluie en agitant le nez d’un air soupçonneux. Un de ces bienheureux gars qui emportent assez de leur monde à eux dans la tourmente pour avoir toujours ce petit coin secret où se retrouver tout entier dès que possible.
Et un jour que le petit groupe répétait ses mouvements robotiques dans la cour de la caserne – fusil à l’épaule, au talon, quart de tour à gauche, garde à vous – sous les ordres scandés d’un supérieur moustachu et brave homme, on entendit un clac clac clac insolite qui fendait l’air et la grisaille, et notre bon campagnard, magiquement arraché de son quart de tour à droite qui resta inachevé, s’immobilisa et, la voix chargée d’émerveillement et teintée de son accent local, pointa du doigt : « Oh ! Un coq faiiiiiiiiiiiisan ! ».
Et tout le monde de s’esclaffer, supérieur moustachu compris.
Comme tous les hommes de sa génération, et malgré de nombreuses images tragiques attachées à cette époque, mon père a gardé de ces années de guerre et du besoin impérieux de compter les uns sur les autres, d’appliquer une discipline de groupe tout en restant soi, de s’ouvrir à ces multiples personnalités, sourires, grises mines, accents, bonnes et mauvaises manières, une sorte de temple secret, intouchable et inaltérable, où il revint souvent pour y rire, pour côtoyer Roudoudou et lui faire des tours pendables, pour paniquer devant ces soldats Russes rencontrés dans un bois – qui feront mine de ne pas le voir – pour en retrouver un emprisonné dans un camp deux jours plus tard – et lui glisser en douce une tablette de chocolat. Avoir très peur lors d’une mission et être surpris que son cousin, des années plus tard, le décrive, lors de cette même mission, comme sûr de lui et intrépide. Non, me dira-t-il, il était mort de frousse.
Les jeunes hommes prennent leurs formes selon leur temps et leurs circonstances : années de paix et d’étude, de camaraderies et lendemains de veille au ralenti. Années sans travail, qui semblent parfois sans avenir ou en retardent les plans, de débrouillardise ou défaitisme. Années d’aventures, sac au dos et vie sans attaches, dures, voire cruelles, mais nourrissantes en amertume et grands moments. Années de guerre… Aucune jeunesse ne se construit comme celle des pères et grands-pères… et la longue lignée familiale est donc, aussi, faite d’apports en couleur qui en illustrent la saga.
Belle page, très évocatrice et toujours cette pointe de réflexion – de sagesse.
Merci pour ce commentaire, Tania… Bien des choses portent à la réflexion, non?
Les circonstances, l’environnement façonnent notre esprit et nous projettent parfois vers un autre avenir.
Malheureusement pas toujours sur le meilleur chemin.
Mais belle projection pour ton papa.
Beau week-end
Les chemins sont multiples et les plus aisés ne portent pas forcément vers la meilleure place, me semble-t-il… Mais certains sont vraiment durs, c’est vrai!
Beau week-end à toi aussi!
Certainement un très bel hommage à ton papa avec tes jolis mots…
🙂
Oups! Je t’ai tutoyée!
Ah oui… mais pourquoi pas? Je suis l’aînée et ne n’y vois aucun inconvénient 😀
La plupart des hommes ayant vécu le front et même le service militaire sont d’accord pour dire que la « mixité sociale » était quelque chose de très important, de très formateur. Cela ouvrait des horizons insoupçonnés, pour le pire et le meilleur, mais tout le monde en ressortait enrichi. Tous ont des souvenirs à raconter.
On pourrait penser, parfois, qu’il est regrettable que le service militaire ne soit plus d’actualité en France; c’était une corvée pour les jeunes hommes qui avaient d’autres priorités que d’aller marcher au pas dans une caserne. Mais avec le recul, tous reconnaissent qu’ils y ont appris quelque chose de crucial – apprendre à côtoyer les autres et tous les milieux , ce qui manque cruellement aujourd’hui.
Je suis tellement d’accord avec toi au sujet du service militaire… Autrefois on considérait qu’un garçon n’était un homme qu’après son service militaire, et comme tu dis, la mixité sociale et la découverte que le monde n’est pas comme à la maison étaient une école de vie.
Cela me renvoie non pas à la guerre que je n’ai pas connu, mais à mon service militaire… J’y ai rencontré des jeunes gens étonnant ; dont l’un qui n’avait jamais pris le train et qui sursautait au moindre bruit métallique, ou qui était inquiet de « comment on descendait du train »…
Quand on met des individus dans un même habit, dans une même situation, une même pression, on obtient une solidarité fraternelle (cohérence des groupes de combat)…
Le mot « frère d’arme » n’est pas superflu…
L’être humain reste surprenant au-delà de ses masques.
😉
Tu as tellement raison… on a de splendides surprises et d’autres qui ne font que renforcer la lumière qu’il faut y garder, car les « monstres » quotidiens viennent aussi à la surface…
Mon père qui avait vécu, à Casablanca, la même expérience, me contait cela à peu près de la même façon. Savoureuse comme votre article. Précieux souvenirs d’une autre époque.
A la fin de sa vie, c’était le fim qu’il se « repassait » sans cesse: son enfance et la guerre…
Coucou Edmée !
A l’heure actuelle, beaucoup disent, j’ai de la chance d’être né après guerre, etc… Mais ceux que j’ai connus et qui avaient 20 ans ou à peut-près pendant la guerre, ne le regrettent pas. Ils en parlent toujours avec passion, parfois avec fierté, avec nostalgie aussi, car ils avaient 20 ans, et ils ont fait des choses formidables, qu’ils n’auraient jamais faites sans elle ! (Bien-sûr, je parle de ceux qui se sont battus d’une façon ou d’une autre !) C’est comme pour le service militaire : sujet n°1 de beaucoup d’hommes, et peu regrettent cette époque où beaucoup sont devenus des hommes.
La photo de ton père me fait penser à celles du mien !!!
Gros bisous glacés, je suis frigorifiée, mais ils sont quand-même chaleureux !
Bonne semaine Edmée !
Florence
Oui,j’ai constaté ce que tu dis aussi… mon père me disait, comme stupéfait « j’ai participé à l’histoire »… ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il réalisait. Et il avait de si beaux souvenirs…Bon dimanche Florence!
Tu as le talent pour que « tes mots deviennent » images et émotions Edmée ❤
❤
L’histoire du faisan m’a immédiatement remémoré un de ces « brave fils de fermiers » qui, au cours d’une manoeuvre, avait occis un faisan avec un fusil de guerre… non chargé. Il l’avait approché en douce, jusqu’à pouvoir le frapper avec la crosse de l’arme. Un petit groupe s’était joint à lui pour cuisiner le volatile sur un feu improvisé.
Je me souviens aussi de ce même brave gars en extase devant la mer… qu’il n’avait jamais vue en vrai ! Et ce n’était pas durant la dernière guerre mais dans les années 80.
Pour ma part je ne garde pas un souvenir impérissable de mon service militaire. Certes il m’a permis de cotoyer des classes sociales diverses, mais aussi pas mal d’abrutis 😦
Mais bon, ce n’était pas la guerre et ceci explique peut-être cela 😉
Encore une fois mes félicitations pour la qualité littéraire de ton texte, qui sert admirablement le fond, pour mon plus grand plaisir.
Merci Pierre :). Mais des abrutis, il y en a vraiment partout, je ne sais pas s’ils apparaissent plus abrutis quand on change de couche sociale :)… Je sais pour ma part qu’il est très important d’avoir côtoyé plusieurs milieux pour s’y sentir je ne dirais pas forcément chez soi mais à l’aise, et ainsi avoir une relation fluide, sans trop de préjugés.
Attends d’être « vireux »… peut être alors tes souvenirs de caserne prendront-ils leur relief 😀
Ah, les souvenirs de caserne! J’en ai aussi! Oui! Je vous le jure! C’était un dimanche et j’étais debout dans la bagnole du commandant. Ça c’est de la mixité sociale!
Ha ha ha! Tu jouais Babette s’en va-t-en guerre ?
C’était à Bourg-Léopold, en 1971.
🙂 Mais tu étais bien petite en ces temps-là!
Si je pouvais retrouver des photos, ce serait super. Mon père avait été rappelé et comme lors de son service il était chauffeur, il avait je suppose repris ce service. J’étais toute fière, debout dans cette voiture de militaire. Un petit mot par rapport au service militaire: le réintégrer, pourquoi pas. Il permettait de déceler chez les jeunes certaines maladies, l’analphabétisme aussi. Mais se posera aujourd’hui cette question: doit-on intégrer le service militaire pour les filles aussi?
Bonne question… Je dirais non. Ca ne fait pas des femmes des femmes 🙂 Mais c’est débattable en effet. Je trouve très dommage qu’on ne l’ait pas maintenu pour les garçons en tout cas, c’était une sorte d’étape initiatique, ça pouvait aussi déceler des talents qu’autrement on ne verra pas…
Oui mais soyons logiques. Si on veut réinstaurer le service pour les garçons, il faudra quelque chose d’équivalents pour les filles. Sinon, ce serait injuste. Mais tout cela mérite un débat, bien sûr.
tous ces souvenirs qu’il faut garder précieusement!
Oh oui… ils s’effriteront au fil des années et surtout des transmissions, certains disparaîtront et d’autres deviendront légende… c’est la vie des souvenirs 🙂
Mon père parlait toujours de ses bons souvenirs de guerre avec ses amis. Mon fils qui a fait son service en 1987 est revenu enchanté d’avoir appris qu’un homme pouvait se « dépasser » au-delà de ce qu’il pouvait imaginer surtout lorsqu’il faisait des manœuvres en plein hiver. Je suis pour le service militaire qui remettrait actuellement bien des idées en place et puisqu’on en est à la parité, pourquoi pas les filles certaines devenant de vrais garçons manqués jusqu’à la délinquance.
Tiens tiens, intéressant, tu es la seconde à proposer un service militaire pour les filles aussi. Certaines du moins. Au fond je ne vois pas pourquoi pas, mais il serait difficile de déterminer celles qui en ont besoin de celles qu’on imagine mal là. Moi j’aurais été nulle. Par contre j »ai eu le pensionnat, qui est moins dur (ha ha ha) mais apprend aussi à se soumettre à d’autres disciplines, rencontrer des filles venues de partout etc… Je ne le regrette pas du tout et j’aimais, d’ailleurs (même si en y partant j’avais l’impression qu’on me déposait dans l’orphelinat de Jace Eyre!!! 😀 )
Mon papa ne parlait jamais de la guerre, il a perdu un jeune frère 27 ans, le dernier jour des combats et il a été rechercher le corps enterré dans un champ dans une fosse commune, pendant ce temps la jeune épouse de son frère donnait la vie à son fils …
Le fermier avait indiqué l’endroit où creuser et en effet il y avait un billet de chemin de fer du village de ma famille dans la terre.
J’aime cette citation :
La guerre est le massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent mais eux ne se massacrent pas – Khaitzine
En fait c’est dès l’enfance, l’école, les mouvements de jeunesse etc..;
qu’il faut favoriser la mixité sociale, le partage, aller vers l’autre.
Il y a bien d’autres façons de se surpasser et de devenir un homme !
Je vais te choquer mais en cas de guerre, si j’étais un homme, jeune, je serai un déserteur, pas par lâcheté mais je trouve toutes ces morts inutiles. L’ennemi d’hier est un ami aujourd’hui et c’est bien ainsi.
Je n’ai rien, à priori, pour ou contre la désertion. Je pense qu’on peut y être amené par convictions ou par peur insurmontable, et dans ce cas je suppose qu’on n’aiderait pas beaucoup… Maintenant, je pense aussi que certains arrivent à déshumaniser l’ennemi, le voir comme une partie d’un tout nuisible, ce qui leur permet de devenir d’efficaces soldats, d’autres ne peuvent pas.
Je n’ai pas fait mon service mais je ne crois pas que ça m’aurait plu. Mon père a détesté les 22 mois qu’il a passés en Allemagne.
Passe une bonne semaine.
Vrai qu’en temps de paix, et pour des esprits paisibles comme tu me sembles l’être… qui sait?
Le plaisir devient double au fur et à mesure de tes récits. Ce bel hommage rendu à ton père et cette photo, me troublent profondément. Une fois encore c’est l’image de mon grand-père qui revient en mémoire. Un grand homme, mon Héros. Il parlait de « la grande guerre » comme un devoir, la seule route possible pour l’honneur de la France. Il y a perdu deux de ses frères. Seuls rescapés parmi ses proches avec mon grand-oncle Jean, mais grièvement blessés tous les deux. Le reste de sa vie, il l’a vécu avec un très lourd handicap physique mais toujours dans l’amour qu’il portait aux autres. Il avait autant de respect pour tous les combattants, d’où qu’ils viennent. Jamais je ne l’ai entendu dire du mal de l’ennemi d’hier. « Ils étaient pour leur pays, nous pour le nôtre » rappelait-il souvent. Un de tes lecteurs mentionne Richard Khaitzine. Un grand Monsieur. Je n’ai pas tout lu, mais compris beaucoup de choses dans quelques-uns de ses écrits. Pour tous ceux qui ne sont plus, mais à qui nous devons beaucoup, merci pour cette belle page.
Tu vois, cest un plaisir de constater que mon hommage à mon père ravive d’autres hommages. Ton grand-père. C’est bon d’avoir des exmples concrets, des guides qui ont posé leur semence en nous, qui donnent un sens aux mots honneur, patriotisme, dignité etc… Mon grand-père a gardé contact avec le commandant de camp allemand à Soest où il fut emprisonné: ce commandant était humain, respectueux de ses prisonniers, et c’étaient les hasards de la politique et de la géographie qui les avait faits « ennemis »…
J’aime sentir l’admiration dans ce qu’était ton père et ce que tu dis de ces mélanges de culture sociale. Mon père m’a appris en tant que fils de bourgeois mais ingénieur agronome, à apprécier et respecter le savoir ancestral des paysans. Il n’aurait pas aimé la pointe de mépris qu’il y a dans « un brave fils de fermier, rêveur, peu disert…. le genre de garçon rose et lourd qui suçait son doigt pour…. »
Il n’y a aucun mépris, pas l’ombre! J’ai toujours, moi aussi, côtoyé les paysans, dans mon enfance et ma jeunesse. Je savais – et admirais – qu’ils connaissaient d’autres choses et autrement. Non, aucun mépris 🙂
tu as ses yeux:-)
Je ne sais pas… mais c’est bien possible…
Quand j’étais enfant, j’adorais regarder l’album photo souvenirs des années Algérie de mon père. Le service militaire était apprécié ou détesté, mais, en tout cas, il restait une période marquante dans la vie d’un jeune homme. En ce qui me concerne, je suis quand même heureuse que mes fils y aient échappé. Car c’était une année durant laquelle les études étaient mises en suspens ou la recherche d’un emploi repoussée. Ah, au fait, j’ai toujours été attirée par les hommes en uniforme et j’ai fini par épouser un militaire !
Le charme de l’uniforme 🙂 Vrai qu’autrefois ça a pu sembler des années « perdues » mais au vu de la situation du travail aujourd’hui, c’est certainement plus valorisant d’apprendre à l’armée que d’être au chômage… C’est certainement une situation que chacun apprécie à sa manière !
Au fil de ta plume on sourit et réfléchit, que tu racontes bien!
Mon beau-père était militaire et disait toujours que pour la plupart des jeunes de village le service militaire était une aubaine: sortir de leur petit coin isolé, ouvrir les yeux sur le reste du monde, obtenir des brevets de ceci ou cela. J’ai toujours pensé qu’il avait raison, les temps étaient différents.
Mais il a bien moins de sens aujourd’hui, si ce n’est pour désengorger les listes du chômage et apprendre un métier à tous ces malheureux jeunes restés en marge.
Il est vrai que les temps changent constamment… mais partir de cehz soi pour l’armée apportait tant. Dégrossissait quiconque, mélangeait les classes aves bonheur en les unissant dans l’apprentissage. Des capacités qui seraient toujours restées insoupçonnées étaient décelées, et puis aussi les problèmes sous-jacents que l’on mettait à jour…
Oui chère Edmée un séjour de rêve à Luchon. Riche de son passé, cette ville a su garder son âme, tout en continuant à éblouir aujourd’hui, encore. Moi, le seul de la famille à être né dans les montagnes et préférer l’océan. Faut le faire. Cet endroit me comble en tous points. Neige, grand froid, mais aussi ciel bleu et un soleil magnifiques. Les chocolats chauds dans de grandes tasses qui réchauffent les mains. Le feu qui crépite dans les cheminées. L’odeur des écorces d’oranges séchées jetés sur la braise. Des amis, la fête et la bonne humeur permanente. Qui dit mieux ? Après ce rêve, j’attends avec impatience « Les Promesses de demain ». Ce titre me ravit !
Oui, je te rejoins pour bien des choses… les mains qui se chauffent contre la paroi chocolatée d’une large tasse, les odeurs qui s’accrochent aux cheveux, le froid ensoleillé… Oui oui je comprends tout ça 🙂
Je n’étais pas sur d’apprécier cette promiscuité, cette vie en chambrée, cette malbouffe subir ces petits chefs… J’ai donc fait une préparation militaire supérieure, pour être en chambre seul, manger au mess des officiers, avoir une certaine liberté. Cette année de service militaire fut pour moi une découverte de la culture, étant libre presque tous les soirs je n’ai loupé aucun concert, classique ou jazz aucun opéra de toute la saison aucune exposition artistique… Ai je perdu quelques chose ?
Aaaaaaaah, chacun son apprentissage! Heureuse de lire qu’il fut aussi sophistiqué 😉