Une époque de rêve

Nous avons tous notre époque favorite, celle dans laquelle nous nous imaginons si bien. Qui nous irait si bien. Nous en aimons le rythme de vie, les chansons ou ballets, les habits, le côté gai des soirées ou sorties, ce qu’on lisait. Les découvertes qui devaient animer les conversations…

Mais on s’y voit toujours parmi les nantis.

En calèche, assis en petit comité à deux ou quatre compères se rendant au théâtre, riant joyeusement en agitant éventails et effluves de parfums. Pas en cocher dégoulinant de pluie et les mains raidies et gercées, que l’on accuse de boire parce que le malheureux connait bien le petit mouvement de poignet du « coup de l’étrier »… et que son nez est, ma foi il faut l’admettre, une lanterne rouge.

Martin van der Meytens, 1768- Portrait de Marie-Antoinette d'Autriche adolescente

Martin van der Meytens, 1768- Portrait de Marie-Antoinette d’Autriche adolescente

En robe à panier peut-être, les pieds chaussés de pierreries et soie, une mouche de velours sur la joue pâle et les seins écrasés de telle manière qu’ils semblent deux abcès bien mûrs et veinés comme un marbre de Carrare au-dessus du décolleté. On n’imagine pas une seconde que l’on aurait pu être la soubrette qui exsude la transpiration tandis qu’en toussant elle monte de l’eau chaude pour la toilette du bout du nez de la dame et puis redescend son pot de chambre par le même escalier discret et sombre.

On s’y place en plein délit d’amusement : on danse le charleston en faisant valser perles, fume-cigarettes et plumes dans les yeux des copines ; on joue à colin-maillard dans un jardin anglais où il n’y a pas une crotte de chien ou de lapin, et notre amoureux s’est aspergé d’un parfum musqué si capiteux qu’on le suit les yeux fermés en riant un peu trop pour que ce soit naturel ; on danse des quadrilles endiablés avec de fringants nordistes ou sudistes (de préférence des sudistes qui passent toujours pour les « bons » et les romantiques à la langueur française…) et au moins trois d’entre eux se lancent des regards assassins pour conquérir notre peau de magnolia et tout ce qui va avec ; on regarde le bout de sa poulaine légèrement décousue en écoutant un ménestrel efféminé et mangeant des confiseries venues de lointains pays – qui nous donnent une drôle d’haleine, mais bon…

Un fait est certain : hommes ou femmes, nous sommes tous beaux, désirés, populaire, élégants, et jouissons d’une vie faite de loisirs et confort. Oh, s’il y a une guerre, un bras en écharpe ou une cicatrice sur le front sont acceptables et donnent une aura de héros. On ne fait pas tapisserie, on n’a pas une pilosité louche sur les bras, on n’a pas des dents de murène, les cheveux gras, la poitrine concave ou gélatineuse.

quadrille

Bref, on trouve sans peine qu’avant… c’était mieux : on y aurait été beaux et belles, aisé(e)s, et la vie y aurait été amusante.

On omet également qu’au fond, la longévité existait, oui – j’ai pas mal d’ancêtres qui sont morts très âgés… et je ne pense pas provenir d’une  lignée super bionique… – mais que par contre les risques de ne pas avoir de longévité étaient innombrables : morts en couches, morts en bas-âge, morts à la guerre (ou quand il n’y en avait pas, il restait toujours les coupe-jarrets et autres membres de la cour des miracles locale), épidémies (ah, et être soignés par ces médecins masqués avec un grand nez de cigogne, ça ne devait pas vraiment remettre d’aplomb…), accidents de calèche, de cheval, de tournoi, de chasse, de syphilis, d’arracheur de dents, de soin aux sangsues trop voraces….

On oublie les mariages forcés, mais alors là forcés-forcés, loin de ceux, aimables, qu’ont pu connaître nos proches ancêtres qui eux n’ont souvent eu qu’à subir un mariage « suggéré » en suivant au mieux les inclinations des jeunes gens et les avantages sociaux et pécuniaires. Non, forcés par la force, et qu’on ne plaigne pas que les femmes qui elles ne devaient pas prouver leur intérêt « dans la chose », ce supplice étant réservé aux hommes pour qui ça n’a pas toujours dû être un aimable tourment… Il fallait un minimum d’élan naturel pour assurer la descendance…

Et c’est donc avec une joyeuse mauvaise foi crasse qu’on regrette des époques auxquelles nos ancêtres ont survécu après les avoir vécues d’une manière bien moins glorieuse que nous ne l’imaginons…

Et pourquoi pas ? L’imagination, c’est fait pour s’en servir, et ça fait plus de mal à ceux qui n’en ont pas, finalement…

38 réflexions sur “Une époque de rêve

  1. claudecolson dit :

    La mémoire, qui rejoint parfois l’imagination, nous aide à vivre, en effet ; et bien sûr je m’inscris en aux pour la croyance concernant les nordistes, na ! 🙂

  2. Angedra dit :

    Tant qu’à rêver, autant le faire de la plus belle manière et s’inventer une belle vie ! C’est bien ce qu’il y a de merveilleux avec les rêves, laisser voguer son imagination et créer de toutes pièces un scénario qui nous convient.
    Personnellement mes rêves restent toujours dans mon époque. Je n’envie absolument pas les époques passées, j’estime qu’en tant que femme nous avons beaucoup plus de rêves à réaliser.
    Ton texte représente bien les écarts que peuvent engendre nos rêves et la réalité…

    • Edmée dit :

      Je t’avoue que je ne pars pas non plus dans le passé, même si j’imagine que certaines toilettes m’auraient avantagée 🙂 En fait, petite, je m’imaginais en reine de la jungle comme ma mère l’avait fait (elle se disait Tarzanette…) et donc je n’étais pas vraiment élégante et mes amis étaient des singes. Mais il est vrai que j’étais petite encore pour rêver d’amour,; des singes me suffisaient 😀

  3. Armelle B. dit :

    Ah que cela est bien troussé ! Oui, les époques que nous n’avons pas vécues nous paraissent belles, encore fallait-il – comme vous le soulignez Edmée – être du bon côté. A l’étage et non au sous-sol. Personnellement, je me voyais bien au temps de la Pompadour mais en pensant à ce qu’ils souffraient lors de maux de dents ou maladies, je suis prise de frissons. Non, je préfère encore notre époque bancale qui nous guérit aisément d’une pneumonie et nous remet les dents en place sans douleur. Et l’appendicite ne nous conduit plus au cimetière. Ouf ! Il y a du bon, même après les trente glorieuses.

  4. Florence dit :

    Et bien moi, Edmée, je ne vais pas si loin, car il y avait trop de désavantages finalement. Mais j’aimerais vivre dans les années 50. Je n’ai fait qu’y naître et y avoir ma prime enfance. Je trouve que ces années que je revois avec les films de l’époque, que je réentend avec de vieux disques, à trop vite laissé la place aux années 60 qui ont si mal finies (à mon avis).
    Non, vraiment, j’aimerais revivre ma vie d’artiste à cette époque, où tout était à construire !
    Bonne fin de semaine chère Edmée et mes 4 bises bretonnes !
    Florence

    • Edmée dit :

      Tu es bien raisonnable et oui, pourquoi pas? C’est une époque qu’on a connue et dont on sait les beautés… Bises Florence, et bonjour à Paul!

  5. gazou dit :

    je ne crois pas avoir de période favorite, toutes ont eu leurs moments de joie et leurs moments de peine…et je ne crois pas du tout qu’avant c’était mieux , c’était seulement différent…Mais il est bon parfois de rêver

    • Edmée dit :

      Je doute qu’on soit victime du rêve à ce point. C’est juste amusant d’y faire un tour en toute impunité, et de se dire qu’on y était bien beaux 🙂

  6. bizak dit :

    L’homme ou la femme ont toujours cette propension et de nature, à ne garder dans les souvenirs du passé que ce qui les glorifient, les mettent en valeur, mais ceux qui ne répondent pas à leur idéal brisé, ils les enfouissent à jamais au fin fond d’un abîme. Notre mémoire est sélective et c’est tant mieux si c’est dans le bon sens. Si on n’avait pas vécu un bel événement au moins on l’aurait rêvé, fantasmé. S’il n’y avait pas ce triage « positif » fait par notre cerveau, on ne serait jamis apaisé de nos tristes sorts du passé. Bien à toi Edmée

    • Edmée dit :

      Je trouve que c’est sage d’avoir cette faculté, de jouer à être ailleurs dans le temps, et muni de tous les atouts. Ce n’est qu’un beau rêve… et qu’on y est bien le temps d’un quadrille!

  7. K dit :

    Encore un billet finement troussé Edmée !
    Sur cette question je resterai sage moi aussi je serais bien né juste 10 ans plus tôt.
    Et les seins concaves m’intriguent, tiens 😀

    • Edmée dit :

      C’était une blague menaçante que nous nous faisions au cours de couture : pas la peine de prendre ton tour de poitrine, tu as les seins concaves 😀

  8. laurehadrien dit :

    Ce billet me fait penser à Midnight in Paris de Woody Allen qui vient de repasser sur rtb3. Un régal !

  9. Colo dit :

    Ah joli ce billet!
    Si le passé m’intéresse, il ne me tente pas; je dois dire que vivre dans cinquante ans pas trop non plus, mais là, je suis dans le bon;-))

  10. blogadrienne dit :

    à l’adolescence, je me disais que j’aurais aimé vivre dans la Grèce antique, jusqu’au jour où les écailles me sont tombées des yeux 😉 et depuis je crie bien fort que je ne veux vivre nulle part ailleurs qu’ici et aujourd’hui 🙂

  11. MM dit :

    Les époques que nous n’avons pas vécues n’étaient belles que pour les nantis.Si nous ne sommes pas nantis aujourd’hui, nous n’avons AUCUNE raison de nous imaginer nantis alors.

    • Edmée dit :

      Oh? Allez… siiiiiiiii… Pourquoi pas? On pourrait être à présent dans la branche déchue d’une famille autrefois riche à exploser 😀 Tant qu’à rêver, rêvons en grand… ça ne nous coûte pas plus cher!

  12. Nadine dit :

    Je m’imagine dans une robe à panier (pas pour mettre en valeur mes seins, il leur faudrait plus de volume !) mais juste pour le plaisir de porter une belle toilette, enfin le temps d’une soirée seulement !

    • Edmée dit :

      Je pense que même sans seins; avec cette mode on devait avoir du monde au balcon 🙂 Mais pour s’asseoir, pas facile, ni pour passer les portes///

  13. Perso je suis bien ancrée dans mon époque et je suis ravie d’être là, au milieu de tout ce brouhaha dans les villes, mon ordi ds la poche et des écouteurs dans les oreilles. En écoutant du rap, tiens, pourquoi pas?

    • Edmée dit :

      On n’est pas mal du tout « de notre temps » en effet… maintenant, on se permet un bal costumé en rêve… ça nous distrait un peu… 😀

  14. sandrinelag dit :

    Le passé et l’Histoire sont un vivier inépuisable pour l’imagination. On y pioche ce qui nous arrange, on l’accommode à sa sauce, on s’y projette (en mieux) dans les plus séduisantes situations, etc.
    Un vieux rêve d’enfant dont je n’ai jamais pu me défaire: faire partie des premiers volontaires dans la machine à remonter le temps. Je suis certaine que l’homme l’inventera un jour.

    • Edmée dit :

      Ha cette fameuse machine. En Belgique nous avons tous grandi avec les aventures de Mr Lambique, Bob et Bobette, qui ont un ami, le célèbre Professeur Barabas. Lequel a inventé la machine à remonter le temps, ce qui permet à nos héros de partir partout dans le temps et l’espace… J’y pensais souvent aussi!

  15. Pâques dit :

    Je suis très bien dans mon époque pour les progrès de la médecine, les voitures, le confort etc…
    En tant que femme nous avons acquis des droits et c’est important le doit de vote etc …
    Je n’ai jamais rêvé d’être une marquise ( plutôt Robin des bois) hi hi hi

  16. Alain dit :

    Davantage pour la place qu’ils prenaient dans mon imaginaire, que l’époque dans laquelle ils étaient censés vivre, je me souviens de mes héros, issus des films que je pouvais voir dans mon enfance. Tour à tour Ben Hur, Geronimo, Tarzan (Tu ne vas pas imaginer que c’était pour le costume, j’espère). Plus tard le Chevalier de Maison Rouge, pour sauver la Reine bien entendu ! Une fois libre, je me suis accroché à ma vie, et l’ai vécue avec ce qu’elle m’a donné. J’ai eu beaucoup de chance. Pas de nostalgie particulière aujourd’hui. Un souvenir de temps à autres. Celui-ci en particulier. Chez moi, ma mère écoutait Luis Mariano. Au cours de mes premières sorties nous dansions sur la musique des Beatles. Le monde était en plein changement. Aujourd’hui je me rends compte à quel point il a fallu s’adapter rapidement, à de nouvelles technologies, de nouvelles pensées qui s’imposaient, et une liberté que l’on nous promettait savoureuse, aussi. Je fais partie de cette génération qui a vécu dans l’espoir. Aujourd’hui je continue de vivre sans regrets, tout en essayant de m’adapter. Je l’avoue, avec un détachement de plus en plus volontaire. Quelques difficultés malgré tout, devant certaines horreurs en étant un témoin impuissant.

    • Edmée dit :

      C’est vrai que le monde a changé d’une façon spectaculaire sur notre laps de temps (qui n’est pas fini…). Et que dire pour nos parents alors, qui sont partis d’encore plus loin pour arriver à la même place. Mon Papounet était fasciné et disait avec regret « si seulement papa avait pu voir tout ceci! »… Il vivait bien dans son temps et y aurait amené son père le temps de tout lui raconter 😀

  17. Tania dit :

    En regardant depuis peu la série « Downtown Abbey », je me suis fait cette réflexion que je n’aimerais pas appartenir à cette époque où les classes sociales étaient si marquées et les convenances si contraignantes – sans oublier la guerre…
    On peut rêver de plus d’aisance, comme tu l’écris, mais je rejoins celles qui l’ont déjà dit : j’aime la vie au présent.

    • Edmée dit :

      Et moi aussi même si sans doute j’aimerais « jouer » quelques heures dans une autre époque, en gente dame évidemment, belle et jeune de surcroit…

  18. Lauriza dit :

    Les époques passées ne me font pas rêver. La vie matérielle est quand même plus facile maintenant et les vêtements beaucoup plus ajustés, donc moins encombrants. On peut dire qu’un rien nous habille mais il faut, pour être élégant(e) le choisir en adéquation avec sa morphologie. Ne connaissant pas le futur, je me sens très bien dans la vie actuelle où la femme, dans notre pays, s’est libérée de quelques chaînes en espérant que d’autres verrous sauteront. Les costumes d’époques ne me font pas rêver car ce serait me déguiser et je ne serai plus  » moi « .

    • Edmée dit :

      Je me sens bien aussi dans cette vie, et c’est une bonne chose 🙂 Mais combien de fois n’entendons-nous pas dire et soupire que « la vie était bien plus heureuse en ce temps-là »… comme si on en savait quelque chose et surtout, comme s’il était certain qu’on aurait été parmi les beaux, riches, oisifs et heureux…

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