Seize ans et le pensionnat, dans les mid-sixties, l’entre-deux ères : ce fut pour moi et tant d’autres la période la plus propice pour savourer à l’avance un “amour pour la vie” qui n’aurait jamais ce goût-là! Car pour nous à l’époque, l’amour c’était le programme de François Deguelt : Il y a le ciel, le soleil et la mer… Qu’on se rassure, j’aimais beaucoup Rien n’est plus beau que les mains d’une femme dans la farine de Nougaro, mais c’était un aspect de l’amour que je ne pouvais pas percevoir convenablement à 16 ans!
Notre idée d’une passion éternelle n’allait pas au-delà des baisers et peut-être d’une exploration polie des contours du soutien-gorge. A l’extérieur, ça va sans dire. Mon amie F*** et moi passions des soirées entières à revivre pour elle, et vivre pour moi, son premier baiser avec un certain Baudouin (pas le Roi, non…), son odeur et son bruit, et ce qu’il avait dit avant et après, et comme leurs joues étaient pudiquement chaudes ce jour-là. J’avais certes embrassé un garçon moi aussi mais je savais que ça n’avait pas été ce que ça aurait dû : nous n’avions su comment croiser nos nez ni ce que nous devions exactement faire, avec ces protubérances encombrantes et en plus… mes lunettes (qui, je l’ai appris plus tard, n’étaient pas du tout nécessaires, ce qui m’a fait accuser Lovely Brunette d’avoir cherché à me défigurer).
Monique, une grande fille longiligne et angulaire aux cheveux de Marie-Madeleine nous avait dit d’emblée qu’elle, elle n’embrasserait que son futur mari, et encore, quand elle serait fiancée! F*** et moi nous sentions une âme de gourgandines en face d’elle, si pure. F*** avait un tout petit peu de ventre, et était ravissante avec des teintes de porcelaine : peau blanche et rose, yeux myosotis et une chevelure de soie d’or pâle. Baignée de “ce que pensent les hommes” depuis l’enfance, elle m’assurait que cette petite protubérance attendrissait les garçons, leur faisant imaginer quelle jolie future maman elle ferait plus tard (Je trouvais cette pensée suspecte, car non, je ne croyais pas que les garçons se voyaient en jeunes papas à 15 ou 16 ans… Mais bon, son papa était bâtonnier à Charleroi, ce qui à mes yeux donnait une couche de vraisemblance à ses opinions).
Lorsque nous nous promenions en ville avec nos tristes lodens et nos chaussures plates, un serre-tête virginal nous mutilant les oreilles, elle me conseillait de me retenir de tousser si le besoin s’en présentait car les candidats au mariage – qui sans nul doute nous suivaient avec ferveur et attention – pourraient penser que j’étais affligée d’une maladie incurable, ce qui me condamnerait au célibat, sort abominable entre tous. Toute son adolescence l’avait préparée à la chasse au mari, et elle la faisait avec naturel et toute la douceur d’une jolie et naïve jeune fille de bonne famille. J’étais dépassée et n’osais avouer mon hideux secret : je n’avais aucune envie de me marier. Oui, je voulais inspirer des vers fougueux à François Deguelt et Alain Barrière, et m’en repaître, et passer des heures sur la plage à embrasser un garcon, mais mon rêve stoppait net sur cette plage et sous ces baisers sans visage d’ailleurs, car je me contentais alors d’un amour par correspondance assez tiède qui menaçait bien peu mon rêve éveillé. Dans lequel je me vautrais avec F***.
Au bout d’un an, nos vies à F*** et moi se sont séparées car j’ai été renvoyée du pensionnat. La directrice – une carmélite terrifiante que ma mère et moi avions tout de suite surnommée “Soeur Zeke” en référence à Zeke le loup – m’avait pourtant bien prévenue : si je disais à quiconque que mes parents étaient divorcés, dehors ! Et j’avais abusé de sa grande charité puisque la rumeur atroce du péché mortel de mes géniteurs circulait dans ce lieu saint. Et Zeke m’a donc montré la porte d’un doigt pointu et acéré comme un clou de cercueil, même si l’ongle faisait trempette quotidiennement dans l’eau bénite.
Un autre pensionnat – de religieuses plus amènes, enfin! – m’a vue arriver, sans exiger de moi de cacher les crimes familiaux. Et là, comme au fond je n’avais toujours que dix-sept ans, les confidences murmurées entre filles ont repris leur air de violons. Je me suis liée avec trois Sud Américaines venues étudier le français. Lupita, Eugenia et je ne sais plus qui. Fiancées tout les trois, elles m’affirmaient avec sagesse que le temps le plus beau de la vie était celui des fiançailles, qu’elles feraient durer plusieurs années, et que le mariage était une toute autre histoire. Et, dans la salle d’étude, nous passions des heures à écrire des lettres d’amour sans fin – et certainement jamais lues jusqu’au bout! – que nous terminions d’une signature écrite avec notre sang et décorées sur les bords d’encoches faites à la brûlure de cigarette. Nous comparions nos résultats et étions très fières de tout ce temps perdu à réaliser une lettre tout à fait écoeurante.
Au son de petits 45 tours rayés, nous dansions des slows très tendres avec … les lampes, dont on pouvait ajuster la hauteur depuis le plafond. C’était pour mieux éclairer nos devoirs, mon enfant, et non pas pour tenir lieu de partenaires de danse, mais il est un fait que nous passions pas mal de temps à la salle d’étude à danser sur Paul Anka et Elvis. Une pensionnaire blonde et coiffée comme Sylvie Vartan nous arrachait des oh et des oooooh sirupeux : à dix-sept ans elle allait se marier et partir à la Martinique, où la famille de son fiancé avait des plantations de cannes à sucre. Du pur Victoria Holt – celle qui précéda Barbara Cartland en un peu mieux quand même je pense. L’amour, la plage, les tropiques, les palmiers, un lointain ailleurs où s’oublier, se perdre et renaître en “celle qui a épousé le petit machin-chose, vous savez, le fils des planteurs au pied de la colline, avec la belle maison et la grosse voiture blanche…”. L’amour dans un emballage cadeau!
Un jour j’ai revu F*** dans le tram, enfin fiancée après un an de chasse à l’homme. Ouf! M’a-t-elle dit, je suis casée ! Elle avait eu chaud. Je n’ai toujours pas osé lui dire que je préférais continuer de rêver, fermer les yeux.
Il est vrai qu’alors, j’avais vu la photo de François Deguelt et n’avais aucune envie de m’allonger sur le sable avec lui. Les illusions étaient tellement plus attrayantes….
Le plus beau, c’est le rêve ! 🙂
C’était une jolie époque je dois dire…
ah, quelle belle page, comme tu dis bien les émois de jeune fille de ces temps là, c’est superbe. J’espère que les amazones affranchies des temps modernes ont encore un espace pour rêver
Oui, c’était merveilleux, je nous vois encore dansant avec nos lampes… à 16 ans! On avait dessiné des lèvres dessus et on les embrassait. La soeur nous ayant surprises un jour en pleine séance de slow langureux et embrasseur avait ri et nous avait rappelé « c’est pour étudier, les enfants »… Ces souvenirs sont une promenade dans l’innocence, et elle était si profonde qu’il en reste toujours quelque chose…
elle fut charmante cette soeur , et vous appeler les enfants à seize ans peut être mal pris mais c’est exquis aussi
Oui, je pense la même chose… Ce pensionnat était un paradis, les soeurs y étaient gaies et gentilles, toutes égales, pas comme dans le précédent où il y avait clairement une hiérarchie venimeuse entre les carmélites, comme dans un poulailler où toutes les poules donnent des coups de bec sur la dernière en importance…
Ces récits où tu excelles ont un petit goût suret, ou suranné, de confiture anglaise, en effet.
Et comme je te comprends, de préférer le rêve à cette réalité obligatoire à laquelle toute fille digne de ce nom devait se résoudre. Un lavage de cerveau tellement puissant que le mariage était considéré comme la chance absolue, au contraire du célibat qui se parait sans doute d’une aura fumeuse, pour ne pas dire sulfureuse…
Les garçons partaient à la guerre la fleur au fusil, et les filles partaient au mariage avec le même enthousiasme fou.
Toute une époque, comme disait Audiard…
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C’est vrai, toute une époque. Le mariage était l’étape imposée après la réussite des examens et l’obtention d’un diplôme. On se basait sur ce que le cinéma nous en disait, qui n’en disait rien de réaliste… On nous apprenait à langer et talquer des bébés de celluloïd et on pensait que ce serait pareil, jouer à la poupée, et faire de petits gâteaux dont on trouvait les recettes dans le journal du samedi 😀
Oui, Edmée, vous réanimez avec humour et sensualité ce monde de l’adolescence tellement plein de rêve et d’espérance. J’ai bien ri à » l’ongle qui faisait quotidiennement trempette dans l’eau bénite. »
Cette affreuse Soeur Zeke… 😀
Comme tu racontes bien
Je viens de lire une jolie histoire
Bon Week-end
Nicole81occitanie
Merci, bon week end aussi!
oh oui, les rêveries étaient ce qu’il y avait de plus beau, et ces fantasmes naïfs, et ces idées bien arrêtées 😉
Oui, on était si facilement certaines de choses énoncées, comme si la vie était si facile, qu’il suffisait de vouloir et que tout suivrait 🙂
Quelle magnifique époque, celle du rêve et de l’innocence.
Oui, ca semble presque d’un autre siècle, et je ne regrette pas ces rêveries absurdes mais qui nous révélaient aussi…
Quelle mémoire prodigieuse ! Tu te souviens de tous les détails ! Et tu en as vécu des choses !
Bon dimanche.
Il me semble que quand on commence à ouvrir le tiroir aux souvenirs, on y trouve de plus en plus de choses, et toujours plus aisément!
Les convenances… ? Mon grand-père maternel est devenu veuf à vingt et quelques années. La grippe espagnole emporta sa première femme. A cette époque, dans nos campagnes du massif central, un veuf ou une veuve ne devaient pas se remarier (je n’aime pas ce mot, veuf/veuve) ça allait à l’encontre des convenances… Il n’en fit qu’à sa tête, ou qu’à son cœur et j’en suis la preuve vivante 🙂
J’aime beaucoup cette expression : » un doigt pointu et acéré comme un clou de cercueil »
L’illusion du mariage était probablement plus attrayante que le mariage lui-même… ! Je n’arrive toujours pas à « admettre » cette idée de se « caser » une fille devait se marier avant 25 ans sous peine de coiffer sainte Catherine… quel déshonneur ! Pour un homme, c’est de ne pas « finir vieux garçon », quel déshonneur, itou !
Oh c’est bizarre qu’il n’était pas bien vu de se remarier. Parfois au contraire c’était presque imposé…
L’illusion du mariage était en effet bien emballée dans du papier de soie, et très différente du papier kraft du vrai mariage 😀 … Ma belle soeur a vécu avec la terreur de « coiffer Ste Catherine » (qu’elle a quand même coiffée, mais elle a pu mettre son voile de jeune épousée par dessus le chapeau…) et a fait grandir ma nièce avec la même obsession.
Ceci dit, on a beau dire que c’était « dans le temps et que de nos jours les jeunes ne sont plus comme ça », tu parles! Il suffit de voir les émissions répugnantes de bêtises comme Mariés au premier regard et 4 mariages et une lune de miel. On ne se marie plus « pour la vie » mais pour le show et pour avoir été marié au moins une fois. Après, on s’arrange!
Je me disais exactement la même chose, pas sûre que les choses ont vraiment changé. Quand j’entends certaines amies de mes filles qui ne comprennent pas pourquoi on insiste tellement sur le partage des tâches et se font une joie à l’idée de se glisser dans le rôle de « domestique » de la maison, j’ai quelques craintes.
J’adore ta chute, rien qu’à l’idée…. 🙂
Je crois que les choses sont simplement déguisées! Il n’y a qu’à voir la multitude de recettes qui défilent sur le net, de « remèdes de grands-mères » pour désherber, lessiver et avoir la peau douce…. qui lit tout ça? Les hommes??? Ha ha ha!
Plus que tes souvenirs, ce sont les sensations qui sont intactes, c’est succulent de vérité.
Alors je suis allée voir la photo de señor Deguelt que je ne connaissais pas, mieux vaut chanter que voir:-))
Bonne semaine Edmée.
Comme tu dis… j’aurais préféré ne pas l’avoir vu 😀 Bonne semaine aussi, Colo!
Chère Edmée,
A 16 ans, j’étais entre mes rêves d’enfance : « garçon manqué » et des amours impossibles pour des jeunes hommes de 25 ans, n’ayant aucune attirance pour ceux de ma génération.
Mais étant élevée à la maison et assez sévèrement, je n’ai pas eu le genre de jeunesse que tu décris. Ma vie amoureuse a commencé à 20 ans. Puis à 26 ans, il y a eu Paul et maintenant atteignant mes 66 ans, il n’y a plus que mes souvenirs et l’espérance d’un monde nouveau où Paul me reviendra.
(j’ai répondu à ton mail)
Gros bisous, bonne fin de semaine et Kenavo !
Florence
Mais ma chère Florence, il est pourtant évident que Paul est toujours resté là, là où il était : aussi près de ton coeur qu’il le peut! 🙂
Tu as la vision féminine des choses, l’homme caché en bois ne voyait dans doute pas les choses de la même manière… Quoique…
La maladresse n’a pas de sexe, l’idéalisation de la situation n’a pas de barrières au niveau du genre, pour finalement rencontrer l’âme sœur comme on disait si bien
La vie m’a réservé des passades, des coups d’un soir et 3 mariages qui ne sont pas comparables entre eux, autre temps, autre personne, autre caractère… Autre destin…
Toujours ravi de te lire même sous la canicule 😛
On était guidés et conditionnés pour croire qu’automatiquement, l’amour frapperait à la porte et aurait sa marche nuptiale. Une pluie de bonheurs. L’âme soeur. Qui serait, forcément celui ou celle qu’on aurait épousé/e. Moi aussi trois mariages, et l’amour oui, mais hors mariage, et quand la vie a passé, et qu’il ne s’agit plus de « la faire » ou de la finir, mais de la vivre alors que plans et projets n’ont plus ni sens ni urgence 🙂
Je ne me reconnais pas dans ce que tu nous dis de ta jeunesse, étant issue d’un milieu social très modeste…et je ne pense pas que nos jeunes puissent s’y reconnaître…de plus en plus de personnes vivent en célibataires, par choix ou non, et n’en éprouvent aucune honte, et même sont satisfaits de ne pas vivre en couple…ce qui ne les empêche pas d’être sociables…j’aime que tu racontes tes souvenirs
C’est une toute autre époque en effet.
Moi je n’avais pas envie de me marier mais il me semblait être la seule. « Alors qu’est-ce que tu vas faire? » était la réplique, puisque la carrière d’une femme était … de se marier, de faire un « bon mariage » (et les garçons devaient avoir « un bon boulot »).
Il est agréable en effet de pouvoir vivre seul/e, célibataire ou en couple quand on en a envie, mais quelques émissions (idiotes, c’est vrai) de TV me font comprendre qu’une fois arrivés « à un certain âge » on craint la solitude du laissé pour compte et qu’alors la chasse au mariage est à nouveau ouverte. Des amies me confirment que la grossesse « inattendue » revient en force 😀