Lovely Brunette et l’Hydre de Lerne

Amis et amie de plume, c’était la passion de Lovely Brunette, presque sa vie sociale. Et, tout comme ses recettes, son goût des chapeaux « bien chauds » – et de moins en moins jolis selon leur degré de confort -, elle m’a donné ce goût dès que j’ai su écrire.

À 16 ou 17 ans, par un concours de circonstances trop compliquées pour que je vous en fatigue par le menu, je me suis retrouvée avec plus de 600 demandes de correspondance provenant d’Italie. Il y en avait tant que j’avais perdu le plaisir de les lire, et que beaucoup de ces lettres d’ailleurs n’ont jamais été ouvertes, liées par liasses dans une petite valise. Pauvre de moi, je ne voulais que perfectionner mon italien, appris senza sforzo toute seule avec Assimil. Une petite annonce de ma part, accompagnée d’une chaste photo de mon minois souriant et souligné d’un col Claudine avec un feston de dentelle, et me voilà la bête noire du facteur. Faut-il le dire, la plupart de ces lettres émanaient d’hommes et de garçons proclamant mes charmes avec les expressions les plus fleuries. Dépassée par cette avalanche, mais amusée et curieuse, j’ai surtout ouvert les enveloppes dans lesquelles on sentait la présence d’une photo, et le tri était vite fait. Plein de vieux en maillot de bain, tarzans des plages au sourire de Sheetah, le ventre rentré comme celui d’un lévrier. J’avais 17 ans, et les vieux d’alors étaient plus jeunes que je ne le suis aujourd’hui, mais ainsi en est-il des notions de l’âge et de la grisante sensation d’éternité de la jeunesse !

Finalement, Lovely Brunette a récupéré l’un ou l’autre de ces vieux. Pour voir…

Nous écrivions la lettre ensemble (en riant beaucoup parfois), puisqu’elle ne connaissait pas l’italien, et je lui lisais les réponses. La plupart de ces correspondants croyaient surtout entendre la corne des brumes des femmes du nord, solitaires et mal aimées par des hommes à la pâleur de navet et l’énergie anémique, et offraient sans détours leurs services d’étalons qu’ils assuraient être épuisants et vraiment inoubliables. D’autres étaient plus discrets, et parmi eux, il y avait Lerno.

Il venait du centre de l’Italie, et une ou deux lettres – des plus chastes ! – à peine avaient été échangées entre Lovely Brunette et lui, qu’il s’était enhardi à demander si elle ne viendrait pas en Italie pour ses vacances. On pensait le voir venir (avec ses gros sabots…), et c’est avec beaucoup de soulagement et de rires étouffés qu’on lui a annoncé que non, nous allions en Yougoslavie, bien loin de chez lui. En décidant d’abandonner cette correspondance qui déviait déjà.

Qu’à cela ne tienne, annonça alors l’impétueux séducteur, je vais venir jusque là !

Horreur ! Et on lui avait dit le nom de l’hôtel, incapables d’imaginer qu’il ferait près de 1.000 kms pour satisfaire son programme de Sea, Sex and Sun… Chaque jour on espérait que l’hydre de Lerne, comme on l’avait surnommé, se découragerait, se perdrait sur la route, tomberait dans un ravin. Et les jours passaient, en effet. Nous étions sous le charme du farniente, du soleil, des petits fjords charmants couronnés de pins. Nous riions devant les premiers efforts de la Yougoslavie pour accueillir avec faste ses touristes : « Cadeaux acceptables » disait une flèche pointant vers les boutiques à souvenirs. « Friseur pour dames » disait une autre. Les suivait-on en souriant, ces flèches cocasses ! Nous achetions des loukoums aux noix avec une gourmandise quotidienne.

Et ce bon Lerno qui ne se montrait pas… Que le soleil était bon, que les cigales chantaient fort, que nous étions bien … Même la moussaka quotidienne nous semblait de plus en plus savoureuse. Jusqu’au jour où, alors que nous rentrions de la plage, Vesna, la réceptionniste – qui se comportait très amicalement avec moi car elle m’empruntait tous mes vêtements avec le projet de m’en rendre le moins possible – nous annonce qu’un monsieur nous avait demandées, et avait loué un pavillon aussi. (L’hôtel était formé d’un bâtiment central comprenant le restaurant, la piscine et le bar, et puis les chambres s’égayaient dans la pinède sous forme de petits pavillons). Lerno, avons-nous dit en chœur.

Et c’est alors que nous finissions notre repas que nous avons remarqué la présence d’un petit homme extrêmement velu qui nous fixait, immobile, depuis la porte. Lerno. Faisons semblant de rien. Mais il s’approche et nous appelle par nos noms. Après tout, il a couvert assez de kilomètres et est si près du but, pense-t-il… Nous jouons les idiotes, moi pas comprendre italiano, mais il se tape sur la poitrine et insiste : Lerno, Lerno ! Bon, on a bien dû sourire, et jouer la surprise ravie. Mal, aussi mal qu’on pouvait se le permettre. Le malheureux, sans doute épuisé d’avoir conduit comme un bolide pour séduire sa correspondante, nous suggère alors un tas de choses : aller sur la plage, aller en ville, sortir le soir pour aller danser… Et nous, non non, on a des amis, on est prises, on a déjà des plans, désolées, mais non vraiment … Demain aussi, et tous les jours en fait… C’est bien dommage mais …  Finalement, nous condescendons à aller en ville pour prendre quelque chose ensemble. Il porte une sorte de singlet jaune atroce à grandes mailles dont sa pilosité s’échappe avec exubérance. Je ne serais pas surprise que nous ayons eu, Lovely Brunette et moi, une moue involontairement écoeurée. Et il nous amène à sa voiture… une fiat 500, la fameuse topolino ! Lovely Brunette, avec ses grandes jambes, est autrement plus encombrante que Minnie Mouse (Topolina) et a du mal à s’asseoir à l’avant, et moi j’hérite de la minuscule banquette arrière, recouverte d’un plaid douteux sur lequel un jeu de cartes à jouer est renversé. Le dos des cartes est une série de pin ups. Le tout sent plutôt mauvais.

En ville, le supplice de notre étrange petit trio s’éternise. Il est décontenancé. Nous sommes mal à l’aise. La situation est grotesque et tous, nous attendons qu’elle se termine d’une façon ou d’une autre. Heureusement, il doit calculer que l’été n’en est qu’à son début et que s’il repart demain matin aux aurores, il pourra peut-être faire une touche avec une Anglaise ou Allemande sur sa plage locale le surlendemain. Il nous reconduit donc à l’hôtel mais non sans faire une ultime tentative : il voudrait voir notre pavillon. Oh non, on ne peut pas y aller en voiture, c’est par ce petit chemin-ci, lui disons-nous, nous éloignant sans hésitation vers le petit chemin en question. Au revoir, bon retour !!! On s’écrira ! (Tu parles, avons-nous tous pensé dans un bel ensemble…).

Nous fonçons dans le petit chemin, pour être certaines qu’il n’aura pas le temps de se garer et de nous suivre, mais nous ne savons pas où il mène. Nous rions, appelons sa voiture « crotte de pou », et regrettons qu’il nous ait tous mis dans une telle position. Et puis… tiens, ça sent bien mauvais… tiens tiens … Et oui, nous arrivons à la décharge clandestine de l’hôtel ! Voilà où menait le petit chemin. Et nous avons pataugé dans les détritus, nous bouchant le nez et riant comme des folles, bien décidées à ne pas faire marche arrière !

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40 réflexions sur “Lovely Brunette et l’Hydre de Lerne

  1. La Baladine dit :

    Pauvre Lerno, se démener autant pour se prendre un râteau… Merci pour ce délicieux récit, plein de complicité mère-fille et de fous rires 😀

    • Edmée dit :

      Nous avons ri de Lerno pendant des années, autant que lui nous aura maudites j’imagine. Je parie qu’il a évité les Belges comme la peste par la suite…

  2. Carine-laure Desguin dit :

    J’ai bien ri (ça fait toujours du bien n’est-ce pas) en lisant tout ça et je me suis permise quelques bonds en arrière lorsque j’allais en vacances avec maman et que nous avions souvent quelques mésaventures car nous étions aventurières dans l’âme; Chuuut.

  3. Eh bien en voilà de deux délurées qui brisent le coeur des mâles italiens !

  4. SBP dit :

    Quelle histoire! Horreur! Vous vous en êtes bien sorties, Lerno avait encore de la galanterie, il aurait pu tourner en ogre!! 😀

    • Edmée dit :

      Oui, frustré dans ses pulsions qui lui avaient maintenu le pied au plancher dans sa crotte de pou pendant 1000 kms, sa vengeance eût pu être sanglante 😀

  5. Dédé dit :

    Oh non! Vous n’aimiez pas les hommes velus? Ni les petites voitures? Pauvre, pauvre Lerno. Ton récit, savoureux, m’a fait bien fait rire! Dieu sait ce qu’il est advenu de lui. Peut-être que finalement il s’est épilé, qu’il a acheté une grosse voiture et qu’il a trouvé… une Italienne. 🙂 Bises alpines… de loin.

    • Edmée dit :

      A mon avis, il était marié et pas un peu 🙂 Il était franchement un peu trop velu pour notre goût, et surtout semblait trouver que c’était un plus, puisqu’il laissait jaillir sa joyeuse toison des mailles de son singlet.

      Ah il me fait encore rire aujourd’hui 🙂

  6. AlainX dit :

    Ah les mâles velus !
    Il paraît que certaines dames les regrettent, maintenant que ces messieurs n’ont plus un poil nul part !
    Rendons à ces dames Sean Connery dans les premiers James Bond !

    • Edmée dit :

      Ah oui, tu as tellement raison… Il y a des toisons dont on ne se passerait pas, et d’autres, du genre oursin puant comme notre Lerno, qui font fuir, non? 😀

  7. angedra dit :

    Comme le dit Alainx certaines femmes apprécient les torses bien fournis (et même le dos !!).
    Comme toi ce n’est pas vraiment mon cas, mais après-tout j’imagine que si vous aviez eu le style Sean Connery vous auriez pu changer d’avis… tout comme moi !
    Vous aimiez jouer à la roulette russe toutes les deux… cette fois vous n’auriez pas gagné !!😱
    Cet épisode nous donne encore une fois le plaisir de ce récit.
    Bon week-end

    • Edmée dit :

      L’homme que j’aime est velu, même dans le dos 🙂 Mais je l’aime, alors tout est beau, hein 😉 Et comme répondu à AlainX, Lerno tenait plutôt de l’oursin hirsute et nauséabond que de Sean Connery, tu peux me croire…

      • angedra dit :

        Tu as donc trouvé ton Sean Connery et comme nous le savons quand l amour frappe notre cœur peu importe l habit qu il porte…
        Mes amours n ont pas eu toujours les mêmes physiques et pourtant une chose est certaine, ils correspondaient à l amour que j attendais.

      • Edmée dit :

        Mais je ne lui enlèverais pas un seul poil 🙂 Et il correspond aussi à l’amour que j’attendais (depuis très longtemps puisque lui, j’ai commencé à l’attendre à 18 ans… mais la vie et ses virevoltes, bref… 🙂 )

  8. emma dit :

    un bien amusant moment de lecture, Edmée, merci – mais qui dira la détresse des vieux beaux, velus ou non, victimes des cruelles minettes, des has been de tout poil…

  9. Colo dit :

    J’ai bien ri, le cas était difficile. Vous vous en êtes bien sorties, et vite, mais quand même vous aviez dû, auparavant, « oublié » de le décourager à 100%, non?;-))

    • Edmée dit :

      Mais non, c’est lui qui insistait, nous lui avions dit que nous allions retrouver des amis, mais il n’est de pire sourd que qui ne veut entendre… 🙂

  10. charef dit :

    De bons souvenirs de jeunesse. Le monde était moins compliqué à cette époque. Bonne soirée Edmée.

  11. xoulec dit :

    Faire mille bornes dans une fiat 500, faut en vouloir ! Ou encore,
    Faire mille bornes pour un râteau, ça fait cher la dent (de râteau).
    Ce qu’il ne faut pas endurer pour échapper aux assiduité d’un Lerno… Mais je te/vous comprends 🙂

    • Edmée dit :

      Les peaux de banane et la moussaka pourrie rongée par les rats, tout valait mieux qu’un mètre de plus dans la Crotte de pou du pauvre Lerno 😀

  12. celestine dit :

    L’hydre de Lerne…vous aimiez vous faire peur et jouer avec le feu !
    Il aurait pu devenir violent (j’en ai connu)
    En tout cas, cela montre ta complicité avec Lovely Brunette. Et ta façon délicieuse de raconter ne gâte rien au plaisir !

    Baci sorella
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

    • Edmée dit :

      Tout à fait vrai, ça aurait pu très mal tourner mais alors, les assassins violeurs ne se voyaient – pensions-nous – que dans les films. On parlait beaucoup moins de la violence ordinaire… Mais bon, on s’en est sorties haut la main repliée devant le nez 😀

      Baci sorellita

  13. Den dit :

    Oh ! j’ai bien ri de toutes vos pérégrinations … de beaux souvenirs qui demeurent,cependant risqués de nos jours !

    • Edmée dit :

      C’est vrai que bien des choses que j’ai faites autrefois seraient un danger mortel aujourd’hui. Autostop, monter dans des voitures de potentiels serial killers… Heureusement que Lerno n’était pas un violeur en série 😀

  14. Tania dit :

    Très drôle – pas pour l’intéressé, bien sûr !

  15. Vous étiez très courageuses ! 🙂

    • Edmée dit :

      Tout à fait inconscientes, mais à l’époque, on était bien mal prévenus contre pas mal de dangers. Et il se trouve que le brave homme n’était pas dangereux…

  16. grandlangue dit :

    Lerno doit aussi se souvenir de cet épisode. J’espère qui en rit!

  17. Nadezda dit :

    J’ai bien rit , belle complicité entre ta mère et toi 🙂

  18. Nadezda dit :

    aïe, aïe : ri…bien sûr 🙂

  19. Martine dit :

    Bonjour Edmée,
    « Qué rire! » comme on disait à Aix. 🙂 Ce Lerno avait fait tout ce chemin pour ce prendre un vent pleine tête. 🙂
    Faut avouer que le portrait que tu en fais ne donne pas envie. Beurk! J’ai horreur des poilus!
    Merci pour le sourie
    😉

    • Edmée dit :

      C’est vrai qu’il était vraiment un « séducteur » douteux. Pauvre type victime de ses conclusions hâtives : madame qui écrit, tendre piège pour homme viril et pileux… 😀

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