L’avis de Lily

Publiée dans  le recueil collectif « Révolutions » – Chloé des Lys, 2008.

 

Lilianne a piqué du nez pendant quelques minutes, elle s’en rend compte aux sourires amusés des siens. « Welcome back Grandma ! » murmure Troy, son petit-fils, serrant sa main avec douceur. Elle lui fait un clin d’œil et redresse la tête, lasse et écoeurée à la vue du gâteau que Mary-Beth, sa belle-fille, est en train de découper. Un gâteau recouvert d’une sorte de crépi de maçonnerie blanc, au pourtour orné d’un hideux double feston orange et vert fluo. Un ridicule dindon de plastique roux et rouge, piqué au-dessus d’un Happy Thanksgiving écrit de guingois, tremble et puis s’effondre.

 

Quelle horreur, pense-t-elle. Ca fait des années qu’elle « n’a plus faim pour le dessert », ce qui lui permet enfin d’éviter cette succession de gâteaux aux couleurs et goûts répulsifs. Des années d’un petit plaisir silencieux sous prétexte du grand âge de son estomac. Car Lilianne n’a jamais été, il faut le dire, quelqu’un qui donnait son avis s’il allait contre celui de la majorité.

 

Mariée de guerre, enceinte et amoureuse, elle avait débarqué en 1946 à New York, chargée de son argenterie et de son trousseau brodé-main, avec des centaines d’autres mariées de guerre. Sous les fenêtres des bus qui les emmèneraient vers leur destination finale, des Américaines ulcérées agitaient des panneaux : Go home, Frenchies ! Elle avait rejoint Allamuchy, dans le New Jersey, au bord de la Musconetcong, pour y trouver une belle-famille en larmes : Don, son amour, son dieu en uniforme… Don était mort trois jours plus tôt d’un accident de la route.

 

Elle était restée, cherchant son rire dans ces champs cultivés, et son souvenir dans sa vieille chambre qu’elle occupa désormais. Elle avait permis à la Musconetcong d’emporter ses larmes et son avenir, sans un bruit.

 

Elle laissa son nom devenir Lily. Accepta que Don Junior, son fils, lui soit escamoté par ses beaux-parents qui, disaient-ils, le comprenaient mieux.. Toléra que l’on rie de son argenterie et de ses draps brodés qui finirent par jaunir dans une armoire. Survécut à la consternante découverte, quand elle maîtrisa bien la langue, qu’ils étaient tous ignares et bigots. Pria Josette, sa sœur venue rendre visite en 1965, de ne rien dire alors qu’on lui expliquait, comme à une sauvage qu’il faut instruire, les bienfaits du frigidaire et de l’aspirateur. Détourna le regard lors du mariage de Don Junior et Mary-Beth quand on accueillit Josette et son mari en leur clouant des casquettes de baseball rouges sur la tête. Endura les coups d’œil amusés parce qu’elle portait toujours des tailleurs ou jolies robes, des bas et ses perles.

 

La naissance de Troy la sauva. Elle l’aima et puisa en elle ce qui restait de primesautier, de charmant, d’enthousiaste pour ce garçonnet, réplique de ce beau lieutenant tant aimé dans ce qui semblait une autre vie. Et lui, il s’était lové dans cette niche d’amour comme un petit opossum et y avait grandi à l’abri de la médiocrité. Il parlait parfaitement le français, aimait la bonne cuisine, et enseignait l’histoire de la Chine à l’Université de New York. Troy, Troy… le pourquoi et pour qui de toute cette vie en exil de soi…

 

« … et il va autoriser que l’on fore dans les réserves d’Alaska ! Il était temps, il faut un homme comme lui pour protéger l’autonomie de la nation !… » John, le frère de Mary-Beth, postillonne son avis comme toujours, le dentier bringuebalant dans sa bouche. Lilianne et Troy échangent un regard sans paroles, et elle pince les lèvres avec irritation. Mary-Beth le remarque avec suprise. Jamais sa belle-mère n’a eu la moindre velléité d’opinion querelleuse. Amusé, Troy se penche vers son élégante grand-mère et demande : « Tu voulais dire quelque chose, Grandma ? »

 

Elle se tourne vers lui, hésite, et puis, le regard ferme, ses deux mains gracieusement repliées sur la table, elle ouvre la porte à sa pensée : « Ce président que vous aimez tant, c’est un imbécile ! » La stupeur écarquille tous les regards en face d’elle tandis qu’un rire plein de triomphante gaieté fuse à son côté. Leurs deux joies s’unissent en une cascade rafraîchissante.

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4 réflexions sur “L’avis de Lily

  1. Girard dit :

    Heureusement il y a des américains intelligents,cultivés et raffinés, même si ils sont très rares.Malgré tout, ils restent souvent un peu gauches!

  2. Edmée dit :

    Ben ici la pauvre Lily a fini dans le fin fond du New Jersey… J’ai décrit ce que j’ai hélàs rencontré là! 🙂

  3. Angedra dit :

    Un début d’amour bien trop tôt disparu, puis une femme que l’on fait disparaître avec une culture différente d’un pays souvent difficile à comprendre pour nous européens…. et enfin la résurrection grâce à l’amour d’une copie de son amour disparu. Voilà une histoire d’une femme qui s’est laissée porter par les décisions des autres, sans jamais s’écouter !! Une histoire triste selon moi, avec heureusement une fin qui semble plus douce.

    • Edmée dit :

      C’est en effet plutôt triste… J’ai connu de ces femmes qui sont parties « en Amérique » pour épouser leur beau GI et se sont retrouvées dans ce genre de non-existence, ayant coupé les ponts (tu l’as voulu, ton Américain, maintenant tu le gardes….) et se sont effacées. Lily a au moins cette complicité avec son petit-fils… mais sa vie, qu’est-elle devenue? Un vieux souvenir!

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