Maria-Pilar, sur le Gelria, un jour de 1924…

Le Gelria

Le Gelria

Amsterdam, septembre 1924…   Les passagers sont tous à bord. Un vent froid fait frémir étoles de fourrures et aigrettes des dames, qui rient en agitant leurs mains gantées vers ces silhouettes à terre, ces êtres chers qui, le cœur lourd, rentreront chez eux après que le majestueux Gelria ait disparu en déchirant les eaux luisant aux rayons d’un soleil pâle. Les porteurs, sous la surveillance du chef des bagages, montent de superbes malles cloutées de cuivre et bardées de bois, marquées au pochoir du nom de leur propriétaire, ainsi que des boites à chapeau de toile cirée noire ou de carton recouvert de soie. Une cage dorée et splendidement ouvragée avec un perroquet indigné. A quai, un homme à la barbe grise hisse sur ses épaules un enfant qui pleure, lui indiquant sa tante préférée qui s’en va loin dans le monde et qu’il ne distingue pas dans la choréographie d’adieux au bout des doigts et messages criés mais désormais indistincts.

 
Le commandant Kolkman a accueilli tout ce monde qui se place sous sa garde et sa loi le temps d’une longue traversée. Son capitaine en second est toujours en train de démêler le problème des cochons de lait que l’on a embarqués et qui se sont égaillés entre les jambes du chef-cuisinier qui voulait les tâter. Une partie des soutiers armés de draps et couvertures encercle les infortunés suidés dont c’est le premier et dernier voyage. Ils figurent au menu prévu pour début octobre.  Cochon de lait à la crème et champignons sur son lit de carottes persillées.

 
Godefroid Lekeu s’observe dans le reflet des vitres du grand salon et se félicite du choix de sa casquette claire et de ce veston de laine légère. Il a pu ainsi, sans s’arrêter de manière ostensible, constater rapidement que l’ensemble donne une impression de virile élégance. Le foulard de soie offert par sa sœur Mariette ajoute une touche nonchalante dont il est assez fier. Et c’est inconsciemment qu’il abandonne le tracé de ses lèvres à un sourire heureux qui lui attire quelques regards de dames.

 
Dans un grand fracas de sirène et des deux hélices battant furieusement la mer, le Gelria s’éloigne du quai, des au-revoir aux accents inquiets, de la terre ferme, des clochers dentelés d’Amsterdam… du passé. Destination Buenos Aires.

 
Et les jours et les nuits ondulent sur les flots, mouchetés de cris perçants d’oiseaux, de bancs de poissons glissant sous l’écume, de longs nuages mystérieux déchirant le ciel muet dans lequel la lune, languide et secrète, déroule ses phases.

 
Godefroid aime la vie à bord. Et qui sait… il a remarqué quelques dames esseulées, qui sait si prêtes à savourer une sensuelle distraction dans le roulis berçant de l’océan, et sa confortable cabine chauffée sera peut-être le discret refuge de sa bonne fortune.

 
Il a remarqué, parmi les 197 passagers de première classe, une jolie Chilienne au coup de mollet plein de séduction. Accompagnée d’amis mais visiblement seule. On l’attend d’ailleurs longtemps à table, où elle apparaît un peu essoufflée, pailletée, souriant de ses lèvres écarlates. Sa peau semble tiède et douce au toucher, de la teinte d’un bonbon au miel, avec des ombres plus rouges aux joues et à la gorge, suggérant la chaleur d’un lit à peine quitté. Jamais encore il n’a dormi auprès d’une femme et il se surprend à imaginer le réveil dans des draps tiédis par un corps dont l’odeur chérie parviendrait à ses narines, dont il pourrait toucher la chair soyeuse en ouvrant les paupières.
Il y a aussi l’infortunée épouse d’un ancien ministre argentin suffisant et bedonnant. Elle est plus jeune que lui, avec les remarquables restes d’une beauté que le rustre a éteinte, et lui, Godefroid, a croisé son regard dans la salle de bal. Un regard peut-être un peu trop triste pour être inoffensif, se méfie-t-il. Pas envie de se retrouver avec un duel sur les bras lors d’une escale à Las Palmas ou Bahia pour ces beaux et sombres yeux-là. Prudence.

 
Et puis le Baedeker ambulant ! Mais quant à lui, il se jetterait à la mer plutôt que dans les draps de cette menace épouvantable. Une Américaine au timbre nasillard qui demande à tous les hommes combien ils gagnent pour se faire une idée de s’ils peuvent faire ou non partie de son Who’s Who personnel, et qui a tout vu, tout lu, tout compris et l’explique avec une bienveillance envahissante.  Combien elle est déplacée dans cette splendide salle des premières classe de style empire, éblouissant de tous ses cuivres, boiseries cirées et faïences hollandaises, cette boucanière redoutable qui, malgré tout son argent tapageur, n’a pu harponner aucun noble anglais désargenté et s’en retourne bredouille et sentencieuse au pays. Lors des repas, sa voix pérore et couvre les notes de l’orchestre jaillissant de la galerie comme autant d’envols d’anges venant se fracasser contre la gueule putride d’un molosse.

 
Godefroid sourit à sa propre description et se promet de la mettre par écrit dans sa prochaine lettre à Mariette qui s’en réjouira et la partagera avec la douce Clara. Pendant un moment il se laisse conquérir par l’image du rire de Clara, et de ce glissement des yeux sous les paupières mi-closes qu’elle a à son insu et qui trahit une sensualité dont elle ne sait rien encore. Dans 8 mois, lorsqu’il reviendra d’Uruguay, si elle est encore libre…

 
On a quitté Southampton, et puis Cherbourg…  en route vers les eaux portugaises. Une vache a été embarquée : son lait ennuagera thé et café à bord et sa viande, si nécessaire, finira dans les assiettes de porcelaine marquées aux initiales du Gelria.

 
Et les jours et les nuits ondulent sur les flots, mouchetés de cris perçants d’oiseaux, de bancs de poissons jaillissant de l’écume en sauts jouettes, de journées que dore le soleil du sud et que l’on passe sur le pont, en rêveries, rires, parties de croquet, promenades, lectures sur les beaux transats de bois face à cet immense rien d’eau et de rumeurs, après-midi trop venteuses ou pluvieuses dans le fumoir ou l’élégant salon.

 
Godefroid s’est pris de sympathie pour un couple de jeunes mariés anglais. Lui est mutilé de guerre et l’amour tremble comme une bruine autour d’eux. Elle prend soin de lui sans qu’il soit son enfant : il est l’homme de sa vie, et c’est elle qui se sent protégée. Une joie sereine luit sur leurs visages et Godefroid apprécie le rituel du thé de 17 heures au cours duquel ils se décrivent leurs destinations finales : ils vont à Rio de Janeiro où le jeune homme dirigera la filiale de la maison d’assurances paternelle, tandis que Godefroid continuera jusqu’à Montevideo où l’attend son propre père, acheteur de laine comme lui, et il habitera quelques mois à Pocitos, d’où il fera le nécessaire pour rapatrier les ballots de laine dans sa ville belge, celle où sa mère et ses sœurs sont rentrées depuis deux ans déjà en vue du retour définitif de l’époux et père qui joindra les fonctions de Consul à celles d’acheteur de laine.

 
Le couple de jeunes Anglais et lui s’accordent sur ce qu’ils pensent de ce businessman brésilien dont la richesse exposée avec la discrétion d’un spectacle aux folies bergère attire le Baedeker. La rumeur donne pour origine à cette opulence des sucreries et… des esclaves. Quant à ce Suisse mal embouché, c’est un mufle stupéfiant. Et cette comtesse italienne fardée qui a des discours bolchéviques aux R vigoureusement roulés…  que l’on plaint donc son mari, un comte jaunâtre depuis l’embarquement. Mal de mer. Mal d’ennui sans doute aussi. Le docteur Bastiaans pourrait carrément loger dans sa cabine, parce qu’on le voit sans cesse y galoper, sa belle sacoche de cuir à la main.

 
Et jours et nuits ondulent sur les flots, on glisse vers l’ouest dans une course mouillée, si loin des terres qu’on ne voit plus d’oiseaux mais encore des bancs de poissons glissant sous l’écume, et parfois de pétrifiants éclairs bleuissent le ciel de nuit.

 
Godefroid ne se souvient plus du nom de l’escale mais celle d’il y a quatre jours fut curieuse : tout le monde fut déchargé dans une nacelle qu’on a abaissée vers des barques, et ce sont les barques qui sont allées à terre, faute d’un port digne de ce nom. Un jeune garçon a hurlé de peur parce que le vent secouait la nacelle et qu’entre les cordages il voyait frétiller la mer. Sa maman, une belle et douce jeune femme aux dents larges et régulières, lui a promis d’acheter des bottes rouges dès qu’on aurait touché le sol, ce qui lui rendit courage. Depuis ce jour il ne quitte plus ses fameuses bottes rouges et on le voit arpenter le bateau d’un pas allongé, sonore et cadencé.

 

On a passé l’équateur, procédé à de joyeux baptêmes. Un bambin de quelques mois s’en est sorti avec le prénom de Crevette. Le Baedeker s’était déguisée en vestale et, enivrée par l’excitation et le champagne, avait suivi le businessman brésilien plus intimement que son ombre. Plusieurs passagers l’ayant remarqué s’en sont bien amusés. Godefroid, habillé en prince moyenâgeux, a eu l’occasion de danser avec la voluptueuse Chilienne qui a paru distraite quoique polie. L’Argentine aux yeux lourds de cette insondable tristesse, dans sa robe de gente dame, aurait été assortie à sa tenue, mais la faim quémandeuse qu’il a perçue sur son visage l’a effrayé et il s’est chastement contenté de faire danser les dames d’âge respectable dont on peut ne rien craindre. Le menu l’a ravi, avec les filets de poisson à la Chivry et le canard aux navets. Il a discrètement escamoté sa mandarine pour la manger dans sa chambre.

 
La nuit est chaude, et le bon vin trouble le sommeil de Godefroid. Les jeunes Anglais sont à terre depuis l’après-midi. Ils se sont fait de longs adieux de la main, le visage affichant un sourire mais le regard navré de la séparation si rapide. Ils se sont échangé leurs adresses. Promis de se revoir. Bientôt lui aussi sera à destination. Cette parenthèse au gré du roulis, du vent et du travail ardent des 7 chaudières va se fermer. Il sort sur le pont dont les planches luisent sous la caresse d’une lune qui se forme et devant laquelle glisse un voile nuageux. Il sourit à la pensée de Clara et de ses longs cheveux qui se rebellent parfois contre le velours du ruban. Elle est douce et rit de tout son cœur et d’un peu trop de voix selon sa mère, mais il aime ça. Il fume et entend tout ce que le silence dit : le saut glissant d’un gros poisson qu’il ne voit pas, le trot des hélices, des rumeurs venues d’un peu partout. Un rire à plusieurs gorges dans les entrailles des troisièmes classes. Le bruit d’un talon sur le bois du pont. Loin. Une silhouette passe comme une ombre triste, il croit l’avoir rêvée. Plus rien. Il a rêvé.

 
Clara… dès son arrivée à Pocitos il écrira une longue lettre à Mariette. Il faudra qu’il pense à décrire ces becs-en-ciseaux noirs qui plongent en escadrilles pour happer poissons et crevettes ou se reposent sur les bancs boueux des rivières pendant le jour. Il espère que ses descriptions ouvriront les lèvres de sa bonne amie Clara pour en libérer une joie bruyante. Il espère… Sa cigarette luit dans la nuit comme une lueur amoureuse.

 
Au matin une agitation court dans la salle du petit déjeuner. On chuchote et Godefroid voit ramper le scandale sur les expressions consternées. Le Baedeker le fait sursauter en s’asseyant à sa table mais les plis du visage de l’ennuyeuse créature forcent son intérêt et sa curiosité. Car naturellement elle sait tout… et ce tout confirme ce qu’elle pensait des catholiques jusqu’à ce jour : ce gros abruti d’ancien ministre argentin n’avait rien trouvé de mieux que de tromper sa femme durant la traversée quand elle jouait à sa partie de bridge au salon avant le dîner. Avec qui ? Mais mon cher, à quoi vous servent vos yeux ? Avec la demoiselle chilienne, cette petite aventurière de quatre sous ! Et l’épouse a eu la très mauvaise idée de vouloir venir chercher son éventail avant le dîner, ce qui lui fit découvrir sa mauvaise fortune.       Elle était introuvable, la malheureuse, et la Chilienne ne s’était pas encore levée, assommée par le laudanum, tandis que le ministre pleurait bruyamment, agenouillé devant la chemise de nuit de son épouse.

 
Maria Pilar était son nom….

 
Sur le quai encombré de Montevideo, entouré de ses malles, Godefroid voit s’avancer son père, et le trouve vieux. Ou est-ce que désormais il voit les choses par ce regard empli d’agonie du cœur abandonné de Maria Pilar ?

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8 réflexions sur “Maria-Pilar, sur le Gelria, un jour de 1924…

  1. Pâques dit :

    Pauvre Maria-Pilar !
    Jours et nuits ondulent sur les flots et la vie continue sans elle …

  2. Arnold dit :

    Moralité : mieux vaut pas d’histoire d’amour qu’une mauvaise. Mais ce n’est pas le plus important : nous avons fait un beau voyage. Merci Edmée.

  3. Voyage très romantique sur l’eau et…dans le coeur d’un homme 😉

    • Edmée dit :

      Merci Nicole. L’homme était mon grand-père, enfin je me suis inspirée de lui, car il avait bien, sur sa liste de passagers à bord du Gelria, écrit « Chilienne, beau coup de mollet »… 🙂 Mais il voyageait déjà avec ma grand-mère et son fils, mon papounet (qui a su des bottes rouges et fut baptisé « Crevette » lors du passage de l’équateur en 1922)…

  4. Charlotte Polis dit :

    Je suis d’accord avec Arnold: « nous avons fait un beau voyage » Par moments, je me croyais sur le Titanic. Quelle talent de conteuse, on est sous le charme du début à la fin. Mais on reste aussi un peu sur sa faim…Pilar, qu’est-elle devenue? Elle m’apparaît comme le symbole de la femme « sacrifiée » , de la mater dolorosa qui ne cessera de pleurer, quoi qu’il arrive! Mais qui sait? Peut-être , un jour, trouvera-t-elle le courage de ruer dans les brancards? Et de belle deviendra-t-elle rebelle? Encore merci, Edmée, pour ce délicieux récit!

    • Edmée dit :

      Maria-Pilar s’est sans doute noyée, d’où la silhouette aperçue par Godefroid la nuit sur le pont. Elle a eu une mauvaise rébellion, la pauvre Maria-Pilar. Autres temps autres audaces…

      Contente que le récit ait plu, je voulais sauvegarder un peu de cette époque…

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