Les aventures extraordinaires d’une lignée de femmes…

2016 en visiteuse avec Carine-Laure Desguin

Mon prochain livre, me dit l’éditeur, a passé le test du comité de lecture, et sortira sans doute du cocon silencieux en début d’année prochaine.

Le dernier, lui, continue de piquer l’intérêt ici et là. Chaque personne, au fond, y lit des détails ou des profondeurs que d’autres ont survolées pour se poser ailleurs. C’est ce qui est bien, avec l’écriture, c’est que le même texte raconte certes la même histoire mais ne touche pas les mêmes cordes.

Voici la dernière note de lecture d’une auteur qui est aussi une amie, mais qu’on se rassure, si nous nous faisons « la fleur » de régulièrement parler l’une de l’autre, nous n’en sommes pas à la flagornerie et les retours d’ascenseur. Elle écrit plus fréquemment de la poésie par exemple, et sais que je m’y perds, dans les vers et les chansons de mots, et donc je ne me permets pas de dire ce que j’en pense.

La rivière des filles et des mères, Édmée De Xhavée, Éditions Chloé des Lys, 2021

ISBN 978-2-39018-169-9

Sa grand-mère Ayette a tué un homme et elle, elle est la fille de Dracula. Elle, c’est Zoya. Elle vit en Belgique et a toujours su que « sa famille n’était pas construite comme tant d’autres ». Et la grand-mère d’Ayette, c’est Enimie Goguet, dont le père était trappeur d’origine normande et sa mère était Belette, une indienne. Qui fut enlevée par des Ojibwés et échangée à Goguet Bellefontaine contre trois fusils et deux chevaux.

Zoya nous entraîne dans sa généalogie, très peu banale en effet. Et l’on s’y perdrait vite, dans ce labyrinthe d’histoires de famille qui nous emmènent de l’Europe vers le continent américain. Mais Zoya clarifie tout ça au début de chaque chapitre et ensuite donne la parole à chacune des intervenantes, ce qui nous plonge directement dans chacune des vies de ces cinq femmes. Du live à plein tube! L’écriture d’Édmée de Xhavée est gaie, légère et savoureuse et c’est ce qui fait de ce livre bien plus qu’une recherche généalogique.

Il y a Belette (la mère d’Énimie, qui sera la mère de MacLeary, l’arrière- grand-mère de Zoya) qui fut emmenée par Bellefontaine près de Chicoutimi dans une cabane construite par lui-même en contrebas d’une rivière. La lecture de sa vie est un transport immédiat vers ces contrées lointaines et nous vivons avec elle sa vie en pleine nature aux côtés du Goguet. Page 23 « j’aimais avoir les doigts collants de sucre que l’érable me donnait … ».

Il y a Énimie, partagée entre son éducation au sein même de la nature que lui procura le Goguet et la vie mondaine et urbaine pendant les vacances auprès de la famille de son amie Malina. Énimie maria même Calum, le frère homosexuel de Malina, ceci afin de mettre fin aux commérages. Un mariage heureux et sans chaos malgré tout. Isl eurent cinq filles et puis une petite dernière, McKenna Mac Leary surnommée plus tard Mackie, née d’un moment d’égarement entre Énimie et un certain Albrecht. Énimie qui fut l’arrière-grand-mère de Zoya.

Il y a Mackie, surnommée aussi Princesse. Avec ses soeurs elle fut formée au Vassar Collège et toutes reçurent une éducation équivalente aux standards masculins de l’époque. Nous sommes au début du 20ème siècle. Mackie tomba amoureuse de Urbain Detrooz (qui avait des origines belges) surnommé le Grizzly et le maria. Le Montana, c’est la solitude et la complainte des vaches, rien de bien exaltant. Et son mari, très volage,

était souvent éloigné d’elle. Mackie, de son ranch américain, écrivait chaque jour à ses parents. Mackie et Urbain eurent deux enfants, Mariette (Ayette) et Jules-Nicolas. La vie de Mackie fut ébranlée par un douloureux évènement. Urbain Detrooz cachait bien des choses à son épouse. Je n’en dis pas plus.

Le secret des origines indiennes de Belette était jusqu’alors bien gardé, Mackie et ses soeurs l’avaient promis et ce secret les liait les unes aux autres.

Il y a Mariette (Ayette), la grand-mère de Zoya. C’est elle qui, à 25 ans, a tué un homme. Toute sa vie elle fut marquée par ce meurtre et aussi l’autre évènement auquel elle assista toute petite au ranch de ses parents, un accident dont sa mère fut la victime principale. C’était en 1921 et Mariette avait 6 ans. À 20 ans Mariette n’avait rien de féminin et n’avait aucune envie de s’afficher avec un jeune homme. À 25 ans, Mariette tua effectivement un homme. À 32 ans, avec son frère, elle traversa l’océan pour rejoindre sa famille belge à bord du luxueux Queen Mary. Durant le séjour son coeur s’ouvrit enfin et ce qui devait arriver un jour …. Avec le cousin André Kraft, époux de Thérèse qui mourut prématurément. Et Mariette était enceinte d’André. Ils se marièrent. Louisiane montra le bout de son nez. Ce ne fut pas un mariage comment dire … idyllique.

Il y a Louisiane, la mère de Zoya. Qui passa une partie de son adolescence chez sa tante, sa mère étant retournée dans le Montana après le suicide de son époux. Louisiane ne revit sa mère que des années plus tard, lorsqu’elle se rendit dans le Montana. Louisiane découvrit la vie américaine de sa mère et apprit que celle-ci avait tué un homme. Louisiane prit conscience que sa mère était cette charnière qui avait fait migrer la famille vers l’Europe et que c’est à travers elle qu’elle ressentait ce sentiment de venir d’ailleurs. Louisiane refusa les études universitaires conseillées par sa famille et choisit la couture. Elle aimait son célibat, l’amusement, la liberté. Elle arriva à Trieste à 26 ans, en avril 74. Au service des Libotte, afin d’être à temps-plein la baby sitting de leur fille Béatrice. C’est là qu’elle rencontra Vladimiro, un artiste. C’est là aussi qu’elle renoua avec sa mère Mariette venue de Belgique jusque Trieste pour partager le bonheur de sa fille. L’intimité et les rapports mère-fille se consolidèrent. Louisiane, déçue par sa vie de couple revint en Belgique et Zoya naquit là. Quelques années plus tard, Louisiane rencontra Édouard, avec qui elle vécut des moments très heureux, mais clandestins.

Et Zoya remonta ainsi la rivière des mères et des filles. Zoya est mariée, enseignante, et mère de trois enfants.

J’ai refermé ce livre hier soir. Ce matin, il m’émeut encore. Toutes les familles se ressemblent. Dans chacune d’elle, des femmes ont vécu en couple. Ou pas. Des femmes libres, des femmes soumises ou qui simplement acceptent leur solitude au nom de l’Amour. Des enfants naissent à l’issue d’un mariage conventionnel. Ou hors mariage. Et sont aimés quand même. Édmée de Xhavée nous racontent tout ça avec la plume qu’on lui connaît. Tout au long de ces récits de vie, nous vivons aux côtés de chacune de ces femmes. Nous regardons Belette réaliser des bijoux avec des dents de castor. Nous caressons en même temps qu’Énimie les cheveux de sa fille née d’un moment d’égarement avec Albrecht. Nous sommes dans le Montana avec Mackie et nous comprenons sa solitude mais aussi sa joie lorsque son Grizzly de mari volage pointe son nez. Avec Ayette, nous traversons l’océan et nous comprenons très bien son attirance pour André Kraft. Louisiane, nous aimons sa liberté, son départ vers Trieste. Nous sommes là, nous partageons chacune des vies de ces femmes.

L’écriture d’Edmée De Xhavée nous transporte bien au-delà de nous-mêmes, sans doute aussi sur les pas des femmes de notre famille, les mères de nos mères.

Je voudrais que ce livre ne dorme pas dans ma bibliothèque. Il mérite une deuxième vie. Et bing, j’ai une idée. Affaire à suivre. »

Carine-Laure Desguin http://carineldesguin.canalblog.com

Et puis il y a eu (et pas seulement mais comment choisir?) cette autre très belle impression d’Armelle Barguillet Hauteloire (https://interligne.over-blog.com)

« Avec ce dernier roman, Edmée de Xhavée ouvre un vaste panorama en proposant à ses lecteurs une saga familiale sur cinq générations et, plus précisément, sur les femmes qu’elle évoque avec une saveur toute personnelle. Dès le début, elle frappe fort notre imaginaire, nous immisçant dans le monde des Ojibwés dont Guillaume Goguet, dit Bellefontaine, épouse l’une des très jeunes filles après avoir quitté sa Bretagne natale et ses terres confisquées à la Révolution, afin de vivre sans contrainte tel un coureur des bois. « J’étais membre de la tribu des Ojibwés, née au sud du lac Supérieur. Ma mère et sa sœur avaient été enlevées aux Abénaquis … Et Guillaume Goguet m’a échangée contre du café et du sucre. Peut-être un ou deux fusils. » Voilà ce que précise la première femme du roman qui fonde la dynastie des quatre suivantes, chérit chacune des saisons et connait toutes les choses que les femmes doivent connaître. Cette Belette, tel est son nom, donnera naissance à plusieurs garçons et à Enimie qui sort de la cabane de trappeurs de ses parents pour tracer son destin avec un indéniable panache, abandonnant la vie rurale pour celle de la ville, après avoir été éduquée dans un pensionnat où l’on apprend les bonnes manières. « Lors des retours à la cabane, je commençais à saisir ce qui séparait – et finalement isolait – les miens des autres. Le Goguet, Odon, Lô et ma mère Belette …  ils étaient dans leur élément, oui, parfaitement rodés à la vie des bois, et je n’avais jamais manqué de rien, sauf … du monde. » A la mère nourricière succède ainsi une femme qui forge son avenir avec audace, épouse Calum, qui préfère les hommes mais l’aime tendrement, et attendra quelques années pour attraper «le désir» lors d’une soirée avec le prince Albretcht.
 

Après Enimie vient Mackie, la princesse, qui vit un amour fou avec Urbain, et sera la mère de Mariette et de Jules-Nicolas. Ils élèvent des chevaux dans leur ranch, mais Urbain s’accorde de nombreuses libertés financières et trois hommes en colère vont débouler un jour pour assumer leur vengeance, alors qu’il est absent, tuer Wang Shu la servante, Ole Sundquist, l’autre employé, et Chun Hua, avant d’arracher un oeil à Mammackie. « Quand papa revint – écrira Mariette – je me ruai contre lui et m’ancrai à ses jambes, alors il chercha à se libérer aussi doucement qu’il le pouvait mais je sentis ses mains trembler. » Défigurée, Mammackie fera face, tandis que l’homme de sa vie sera rattrapé et tué par ses créanciers. La vie est difficile désormais et par une « journée de velours » un nouveau drame se profile. « C’est ainsi que j’ai vu la poussière s’élevant de la route de terre rougeâtre, une poussière qui courait vers nous à vive allure comme un dust devil trapu et décidé. » Mariette a compris ce qui s’annonçait, a saisi son arc et lorsque la voiture folle passe près d’elle, vise et lâche sa première flèche. Il en faudra deux autres pour abattre l’homme. Mammackie, qui a assisté à la scène, dira simplement « On n’en parlera jamais, c’est entendu ? » Dans le coffre de cette voiture folle, qu’ils iront immerger dans un lac, Mammackie et ses enfants découvrent un malheureux chien de 7 ou 8 mois qu’ils adopteront et qui remplacera la louve Cheète qui avait été abattue lors du précédent drame. Désormais, la guerre se profile et Jules-Nickie s’en va rejoindre l’armée, se bat au Monte Cassino, devient sourd et, par la suite, renoue avec des cousins qui vont lui proposer de venir les rejoindre en Belgique pour travailler avec eux, ce qu’il fera, et incitera sa soeur à en faire autant. « L’engouement pour la vieille Europe qu’on venait de sauver et l’amour pour la vraie qualité indémodable vinrent au secours de Jules-Nickie, qui enfin vit progresser cette nouvelle aventure, et surtout … y mit le dévouement que l’on ne met que dans un objectif qui paie en satisfactions d’excellence. » 


Dans ce beau roman, la poésie des paysages est également constante, évoquant ces vies successives avec d’autant plus de véracité que l’auteure a vécu en Amérique plusieurs années, nous donnant à voir des terres âpres, emplies d’un profond silence, où galopent les chevaux et l’imagination du lecteur. Ainsi ces femmes ont-elles forgé leurs caractères aux exigences d’une réalité dont les temps forts sont ruraux pour la plupart et accordés à la respiration constante de la nature et des êtres qui y résident. Plus tard, Mariette, étant venue poursuivre son existence en Belgique, y perpétue sa descendance qui vogue au gré des événements et ne cesse de forger encore et toujours sa puissante originalité. L’ouvrage nous conduit alors à Trieste où  Louisiane, la petite fille de mammy Ayette, aime Vladimiro, un être instable qui la quittera parce que l’existence est ainsi faite, les artistes (il est sculpteur) sont souvent sujets à des passions folles et éphémères. « Tu es comme Mammackie » – constate Mammy Ayette. « Tu as laissé l’amour allumer un âtre en toi, et tu ne seras jamais sans feu. » Et il est vrai qu’aucune des femmes de ce roman ne l’est. Toutes ont affronté avec audace les divers orages de l’existence. A Liège en 1980, la fille de Louisiane et de son amoureux Vladimiro, baptisé Dracula, referme les pages  de la saga : « Maman me dit que j’ai peut-être brisé la malédiction des mauvais couples dans la famille, ou bien qu’il n’y en avait pas vraiment, ou encore que ce n’était finalement pas si mal que ça puisque la chaîne des enfants a continué, et que nous pouvons remonter de mère en mère jusqu’à une source lointaine, quelque part au Québec.» Nul doute, ces existences, riches et diverses, n’auront jamais connu la banalité et l’ennui. Il y a là, pour les décrire et nous les conter, un souffle, une puissance narrative qui porte haut des destins où s’allient, pour le meilleur et le pire, force et passion. Un roman que l’on quitte à regret parce qu’il sait nous envoûter par la richesse de ses descriptions et l’originalité de ses multiples personnages.


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE« 

Je remercie biens sûr ces auteures d’avoir mis leur plume et enthousiasme à l’action pour soutenir la descendance de Belette et Goguet dit Bellefontaine, et finalement, je ne peux pas cacher le plaisir que l’on ressent à comprendre que cette histoire que l’on a créée, ou volée à la réalité, mais mise en mots et images… elle touche, elle plait, elle parle. Quoi de plus beau, finalement?

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Un loup dans l’armoire

Il fut un temps où porter une fourrure était à la fois signe de statut social et… d’élégance. Alors on ne savait pas que des animaux étaient en voie de disparition, et il ne serait venu à personne d’imaginer un animal dénudé de sa pelisse, la peau dégoulinant de sang, tout ça pour la « vanité d’une riche bitch ». 

Bien des époques furent, et qui revisitées de nos jours par des auto-proclamés juges moralisateurs qui ne raisonnent qu’avec une étroitesse d’esprit stupéfiante, sont devenues le témoignage évident de la bassesse crasse du genre humain. Heureusement, soyons rassurés, les redresseurs et redresseuses de tort d’aujourd’hui font mieux dans tous les domaines. 

Je n’explorerai pas ces domaines et m’en reviens à mon loup dans l’armoire…

Lovely Brunette avait été la petite chérie de « Bonne », sa grand-mère Justine, plus séduite par une petite-fille cajoleuse que par ses deux petit-fils. Je la comprends (et je ne dirai pas pourquoi, si la curiosité vous titille il vous faudra la dompter, car je ne veux pas finir mon existence en duels et joutes de style présidentielles). Bref, Bonne était l’incarnation de la délicieuse mère-grand. Je l’ai encore « connue » (si on peut dire…) et ai un très vague souvenir d’elle me faisant osciller sur ses genoux.

Lorsque Bonne est décédée, Lovely Brunette a repris « le Saint Bonhomme » déjà évoqué, qui se trouvait en bas de l’escalier grand maternel, et … son loup. Un grand manteau de loup noir de Russie (que personne ne me dénonce, surtout !), aux longs poils. Il était déjà démodé depuis belle lurette, et perdait ses poils comme un grand chien fou pas peigné. On l’avait remisé dans une grande armoire d’acajou du grand grenier, où il se pelait année après année dans la paix de l’obscurité. Il y était en guerrière compagnie car nous avions encore des munitions et grenades entreposées dans les tiroirs inférieurs, comme bien des voisins je pense. Parfois je le mettais, il trainait jusqu’au plancher, et je m’imaginais non pas en riche douairière mais en loup aux yeux jaunes, ne craignant ni la neige ni le blizzard, roi des forêts,  furtif et implacable…

Je ne sais pas du tout ce que sont devenus le loup et l’arsenal, mais je peux vous dire une chose : ce pauvre loup aurait certes mérité de finir sa vie de loup avec toute la grandeur et l’appétit qu’on imagine, mais à ma façon, je lui ai rendu hommage  bien des fois. J’espère qu’il m’en sera reconnaissant le jour où, si un jour, qui sait…

Quand la fin est l’arrivée…

Entre le covid et son cortège de muselières, gels, œillères, sas de décontaminations, son feuilleton « Avez-vous paniqué aujourd’hui moins qu’hier mais bien moins que demain ? » en 6 saisons et 50 épisodes, et l’isolement méfiant imposé… on a tous changé. Moi en tout cas. Plus furieuse que déprimée, mais je n’ai pas envie de faire un billet sur le vaccin, ses mérites et dangers. Chacun son opinion et son bon sens.

Mais alors que j’avais plus de temps à disposition que je n’en avais jamais eu, et pas d’autres soucis que des préoccupations presque triviales, j’ai peu à peu abandonné l’écriture. Je n’avais plus envie de ce billet hebdomadaire, qui pourtant fut longuement délicieux et salvateur. Une fois qu’il m’a pesé, j’ai refusé de m’accrocher, de penser « si je m’obstine ça reviendra tout seul ». 

J’ai tenu ce blog (que je ne vais certainement pas entièrement déserter d’ailleurs, ça fait une vie que j’écris…) pendant 15 ans, avec la régularité d’un coucou suisse. 

Je l’avais commencé (sur overblog au départ …) pour annoncer la sortie de mon premier livre, « Les romanichels », et puis sa gestation a pris bien plus de temps que je ne le pensais, les semaines ont passé, les mois, je tenais mes futurs lecteurs (qui étaient alors « deux pelés et trois tondus ») en haleine – haletaient-ils vraiment ? -, cherchant de mon mieux les mises en bouche les plus savoureuses, et ainsi je me suis prise au jeu. Les mises en bouche parfois se présentaient, bien poliment, d’elles-mêmes. Parfois même j’en avais qui attendaient leur tour…

Le temps passant, j’écrivis plusieurs autres livres, romans ou nouvelles. J’allais à quelques salons du livre, dédicaces, et autres activités. Certaines de ces activités m’ont vite ennuyée car si je comprends l’utilité – et même un certain plaisir ici et là – des salons du livre, je n’aime pas ce qu’ils sont devenus (ou ont toujours été, qui sait ?), un marché où le meilleur bagout l’emporte en tout cas sur le talent véritable ou trop discret. Je voulais être lue par qui avait choisi de le faire, et pas me retrouver en train de brandir mon livre en proclamant qu’il était palpitant. De le coller dans la main d’un infortuné curieux, avec un flyer et un signet décorés de mon sourire, le fixant avec le regard de Kaa jusqu’à le faire capituler : pour libérer la prise la seule issue est l’achat – et la demande de dédicace, naturellement. 

Je n’avais pas envie de faire des offres spéciales, d’ajouter un cadeau original dès l’achat de deux livres, de menacer les autres à coups de coudes pour aller sur le podium à leur place, de ruser pour m’accaparer leurs contacts ou de faire semblant d’adorer un auteur rasoir nanti d’une mâchoire d’hippopotame parlant en permanence – de lui, de lui et encore de lui – parce qu’il pourrait m’aiguiller vers des sphères vraiment remarquables…

Ça m’a fait me détacher de ce « milieu », ainsi que d’autres choses déjà évoquées. Mais j’aimais encore écrire. J’aime encore. J’ai toujours aimé…  

Bien sûr, le dernier livre est sorti incognito, avec des lunettes noires et un grand imperméable au col relevé, pas de dédicaces, pas de salon du livre, pratiquement rien. Entre l’épidémie qu’on ne doit plus nommer et les inondations dans mon coin du monde, les temps furent durs. C’est dommage car je pense qu’il est réellement bon, ce livre qui fait mieux voyager qu’un catalogue de vacances (je me base sur qui l’a lu sans m’en avertir et puis m’a donné son impression…). 

Je viens d’envoyer un manuscrit au comité de lecture de mon éditeur, et s’il est accepté… ce sera le dernier que j’écrirai, reprise littéraire bas les masques ou pas. Salons, dédicaces, ou pas. 

Ce grand dernier, je l’ai nourri avec l’amour et les humeurs de ce blog : il sera une biographie très très fantaisiste de Lovely Brunette. La vie des gens sans histoire est pleine d’histoires passionnantes. Les gens qu’on ne connaît pas ont parfois des vies extraordinaires, des mentalités originales à l’intelligence naturelle, des façons bien à eux d’affronter, dans leur anonymat, cette alternance de pluie, grand soleil, brouillard, neige, lumière de printemps qu’est la vie. 

Et parce que j’ai compris, après avoir confié ce manuscrit à notre poste nationale et vigilante ainsi qu’au comité de lecture, que ce serait le dernier (après tout, s’il est accepté, il paraîtra 17 ans après le premier…), une brume s’est soudain levée, me révélant l’autel scintillant au bout d’un long chemin hérissé d’herbes folles et bordé de chardons et œillets sauvages. 

C’est vers elle que je me suis toujours dirigée, Lovely Brunette et ses magies. Pas un livre où elle ne se trouve sous une forme ou l’autre, pas un livre qui n’envisage la relation mère-fille, orageuse ou douce, généreuse toujours. Pas un jour sans elle pour moi, pas un jour sans moi pour elle, bien sûr. L’autel, c’est le sien, un autel sans adoration, sans passion, sans dorures. Juste un autel où manger ensemble et se dire quelle chance que nous soyons mère et fille. Je suis arrivée à destination. 

La fin est une arrivée. 

Passing away, far from the madding crowd

En cette période turbulente, je pense souvent à la mort. Un état d’esprit où je ne dois certainement pas me sentir seule.

La mienne, la mort en général, la mort d’un monde. Ce n’est pas aussi noir qu’on pourrait le penser même si parfois ça me galope un peu trop dans la tête au moment où en réalité, je devrais m’endormir et me réjouir de la belle journée à peine terminée.

Personnellement je vis une époque délicieuse, ayant retrouvé l’homme qui, lorsqu’il n’était qu’un garçon de 18 ans et moi une jeune fille du même cru, avait laissé une trace profonde. Sans autre raison que cette trace profonde que nous ignorions d’ailleurs. Nous ne flirtions pas, ne « sortions » pas ensemble (on ne se lie pas pour l’après-vacances quand on est en vacances… ) et n’avions aucun projet de nous revoir un jour, sauf l’année suivante, ce qui fut fait. Le scenario avait été presque identique cette seconde année si on ne tient pas compte des baisers échangés le tout dernier soir – on pensait que jamais nos routes ne se croiseraient à nouveau – et une bague en argent qu’il m’a glissée au doigt. Une autre fille la lui avait donnée, et moi je l’ai offerte par la suite à une amie aussi. Bref, on n’était pas embarqués dans du « pour toujours ». Du moins on ne le savait pas.

Mais la vie, etc etc…

On sait tout ce qu’elle fait, la vie.

On ne s’est jamais oubliés. Ce qui n’est pas une garantie que l’amour soit en embuscade pour si on se revoit, loin de là… Mais on ne s’est pas oubliés.

On s’est retrouvés quand on avait 37 ans, mais de nouveau, la vie, vous savez, la vie, etc etc…

Là, c’était l’amour, et très cruel, on s’est presque oubliés pour ne plus souffrir.

Mais la vie, etc etc… Elle connaît le timing des choses essentielles.

Et donc, depuis qu’il a quitté son pays et ses routines – sa langue, sa famille, ses rituels, ses amis, ses objets, ses tramezzini et tomini délicieux – pour venir ici, et comme je suis ultra prévoyante (avec un papounet ingénieur, on n’y coupe pas facilement) je suis parfois saisie par les affres de la responsabilité, et si je meurs alors qu’il n’a pas encore de vrais liens ici, je dois penser à ça, et à ça, et encore à ça.

On a aussi évoqué nos morts à tous les deux, le genre de question qu’on ne sait à quel moment placer et qui par conséquent se place toute seule, à savoir où on veut être enterrés, si on veut l’être entiers ou en cendres, et d’ailleurs si en cendres on préfère revenir à la terre dans le geste large d’un cher éploré chargé du cérémonial. Recyclage ou durable ?

Toutefois, lorsque je fais du boudin avec ce riant programme, je finis toujours par m’endormir et par jouir au réveil d’une journée splendide de toute façon.

Mais quand je pense vraiment à la mort, y-compris la mienne, j’ai cette idée que « ça ne sera pas si terrible que ça ».

Mon papounet, deux mois avant la sienne, une fois qu’il a fait face et a cessé d’en avoir peur (toute sa vie il a vécu avec la peur de la mort, car à sa naissance le médecin avait tristement annoncé aux voisins que le petit garçon français d’à côté ne passerait sans doute pas la nuit…), m’a dit très calmement « tu sais, ce n’est pas une tragédie »… Et comme on n’avait aucune discussion amenant cette remarque, je l’ai regardé surprise et il a terminé « … que je vais mourir ». Je me souviens qu’il regardait pensivement par la fenêtre et voyait déjà les choses défilant comme depuis un train qu’on a pris sans retour…

Lovely Brunette avait tout préparé, mis sous les meubles, objets et tapis des étiquettes collantes précisant à qui appartenait ceci ou cela, car elle habitait la maison de papounet et certains meubles et objets venaient d’un clan familial ou de l’autre. Elle en avait assez, disait-elle. Était fatiguée et ne servait plus à rien. Son seul souci, sa dernière responsabilité, c’était confier son chien à de bonnes mains. Elle avait déjà donné ses poules avec un soin de mère se séparant à contrecœur de ses enfants chéris…

Avec moi elle a choisi la photo que l’on mettrait sur le souvenir qui remercierait les gens venus à ses funérailles. Elle avait épinglé au mur de la cuisine le nom du funérarium choisi.

Quand quelqu’un meurt, je sais combien ça peut être triste et même déchirant pour certains de ceux qui restent (qui ne sont pas toujours ceux que l’on pense…). À ce niveau-là, ça peut être une tragédie. Mais pas pour celui qui meurt, si on met à part les conditions dans lesquelles ça se passe et qui peuvent être tragiques aussi, disons qu’une fois mort… je ne sais pas ce qui se passe, où on va si on va quelque part, où on reste si au contraire on reste, ce qu’on devient, ce qu’on cesse d’être… il y a tant de voies de pensées, je n’en ai aucune qui m’amène à un « je suis presque certaine » et donc en fait… je ne sais pas. Mais en effet ça n’a pas un caractère tragique.

Je crois bien entendu imaginer quelque chose, ou le ressentir, mais qui sait…

L’époque actuelle est si désagréable que je me surprends souvent à dire à l’homme que j’aime que je suis contente d’être vers la fin de ma vie, de ne pas devoir affronter mes années de pleine énergie dans ce contexte. Il faudra cependant s’adapter encore et encore, tant que la vie sera là. Je pourrai faire ça aussi…

Des gens sont morts, des gens que j’aimais de près ou de loin, comme par exemple des artistes inspirants ou des personnes brièvement côtoyées mais dont la rencontre a enrichi des moments de ma vie, voire ma vie tout court. Personne ne me manque vraiment, pas même mes parents que je regrette mais qui, s’ils m’ont manqué au début, à présent sont là. Soit que je me souvienne d’eux, soit qu’ils me semblent présents, soit que je touche leurs objets aimés.

Ces gens que j’ai aimés de près et de loin, je les imagine si paisibles, Far From The Madding Crowd, irradiant toujours mais autrement. Ils me donnent encore les effluves de leur présence, de leur façon de voir et affronter les choses. Et je les reverrai.

Histoires du Nouveau Monde…

Quinze ans dans un autre pays, un autre continent, un autre monde, une autre langue, une autre culture, ça laisse plein de petits pense-bêtes enrubannés. Des gens, des paysages, des animaux, des sons…

Antonio … un Indien du Salvador qui faisait la vaisselle sans un mot, d’un restaurant à l’autre, chaussé de gros godillots de caoutchouc, la bouche sinistre et le regard loin au-delà des murs, loin au-delà de l’Amérique du nord. Il se déplaçait en bicyclette. En zigzaguant. Car Antonio n’avait jamais eu de bicyclette avant d’arriver là à 44 ans. Chacun de ses frères et sœurs venait passer 4 ans d’humiliations aux USA pour envoyer de l’argent là-bas, dans la forêt du Salvador où vivait la mère et où ils achetaient du terrain pour planter des kiwis.

Il ignorait tout de l’anglais, sauf les mots « garbage » (qu’il prononçait garbadgi) et « bleach ». J’ai essayé de lui donner des leçons en me mettant à son espagnol qu’il parlait de sa voix féminine. Mais il n’avait pas été bien loin à l’école, Antonio, et verbes, adjectifs et pronoms se bagarraient dans sa tête. Dans les deux langues. Et ma foi, il fut un élève lamentable qui se désespérait vite.

Il m’aimait beaucoup et c’était réciproque. Un jour il m’a expliqué, fou de joie, que grâce à moi il avait enfin compris que la pancarte du restaurant annonçait : « fermé le dimanche ». Il en était extrêmement ému. Sauf le jour où, voulant me faire un beau cadeau, il m’a offert un démêlant pour les cheveux, moi qui avais les cheveux courts. Il avait pensé que la jolie blonde à la chevelure de fée sur la boîte devait annoncer un présent de rêve. Il a boudé. J’ai dû le chatouiller pour le faire débouder. Mais quand il souriait de sa longue bouche sinistre, quel cadeau ! Une manne de joie…

Certains samedis matins, il venait nous sortir du lit mon mari et moi, ayant pédalé comme un ivrogne aussi vite qu’il le pouvait pendant 6 kms pour m’offrir des pupusas encore chaudes faites pour moi par une amie à lui. Ce sont des sortes d’épaisses tortillas recouvertes d’une sauce si piquante qu’on pleure des flammes et brûle les rideaux en baillant.

Je lui demandais comment on s’habillait chez lui. Oh, un pantalon et une chemise de toile blanche, un chapeau de paille, une cartouchière et un revolver. Quoi !!! Antonio !!! C’est dangereux, chez toi, dis-donc. Non, c’est la mode pour les hommes. Et il dormait dans un hamac, dans son village. A eu peur la première fois où il a dû aller à la toilette chez moi car dans la salle de bain tout était en porcelaine bleue. Il croyait que c’était un objet décoratif…

Antonio, mi hermancito, où que tu sois, j’espère que tu as ta mamacita, ton revolver et tes kiwis !

Connie … une étrange petite madame bien fanée par la vie qui faisait des photocopies d’Indiens dansant. Alors nous avons parlé. Tribus, costumes, danses, les pas pour les hommes et ceux pour les femmes, croyances. Et nous avons sympathisé. Elle aimait danser, les danses traditionnelles de plusieurs folfklores qui lui permettaient de se déguiser et de se sentir magnifique. Jeune, elle avait fait l’école buissonnière pour aller courir avec des enfants Cœurs d’Alène dans les bois. Elle n’avait pas appris la dactylographie mais connaissait la vie. Elle était tombée amoureuse de chaque beau garçon qui avait croisé sa route et ses yeux rieurs. Elle avait été, disait-elle avec détermination, une mère abominable, ce que ses enfants déniaient avec la même détermination. Elle en souffrait car, soutenait-elle, c’était bien parce qu’elle avait été trop mauvaise et qu’ils n’avaient pas le courage d’en parler une bonne fois pour toute, lui ôtant toute chance de s’amender.

Pauvre, survivant de petits boulots, la bouche parée d’un dentier tristement en série, la joie de vivre jaillissait de ses yeux et la sagesse de l’essence de la vie teintait toutes ses réflexions.

A un pow wow Indien où nous l’avions conduite en voiture, nous nous sommes gentiment chamaillées sur le charme d’un tout jeune Sioux que nous admirions. Je l’ai vu la première, gloussions-nous. Le beau jeune homme, heureusement, ignorait jusqu’à notre existence. La danse est affaire sérieuse et même les jolies indiennes aux nattes lisses ne l’intéressaient pas.

Connie, long life to you, Indian Princess!

Rajula … une femme dont la grâce m’avait laissée sans voix. Une femme d’un âge certain mais dont le sourire avait 15 ans au plus. Il vous caressait le visage, entrant loin en vous, si elle vous le donnait. Ce qui prenait du temps. Elle était cliente là où je travaillais. Parfois revêtue d’un sari coloré, mais d’autres fois son corps souple et vigoureux était tout simplement vêtu d’un pantalon et d’un pull gris sombre, avec un châle somptueux qui chantait tout seul.

Et puis nous avons parlé un peu. Rajula avait été danseuse de danses traditionnelles indiennes et avait donné des représentations en Europe. Voilà l’origine de sa classe et de sa longue démarche. Et elle, elle était fascinée parce que j’écrivais, et enthousiaste parce que j’aimais beaucoup Jhumpa Lahiri, une auteure indienne qu’elle aimait aussi. Oh, soyons amies, avons-nous un jour décidé, restons en contact. Aimez-vous la nourriture indienne ? m’a-t-elle alors demandé avec son sourire dans lequel on se noie presque de joie.

Nous nous sommes perdues de vue (de courriels, plus exactement), mais sans en prendre la décision. Mais je sais que nous ne nous sommes pas perdues de pensées.

Clément … oh Clément ! Cher sot Clément … ! Venu du Nigéria pour faire fortune, il avait deux boulots, un de jour et un de nuit. Une femme et deux enfants. Et le week-end, il prêchait dans une de ces nombreuses sous-sous-églises qui naissaient comme des champignons là-bas.

Minuteman

Notre amitié a commencé par une engueulade, lorsque je gérais l’imprimerie Minuteman Press (que le propriétaire suivant, un Coréen, prononçait Minimum Press, chose qui m’amusait au plus haut point). Il avait commandé des affiches pour son église, et c’était urgentissime pour tel jour. J’ai mis plein gaz (en râlant) et … il est venu, tout calme, une semaine en retard. Je lui ai presque arraché les yeux et la langue, le pauvre. Yeux qu’il dardait sur moi dans une rondeur stupéfaite. Il avait toujours une explication. Do you know what happened to me? Et une histoire à arracher des larmes toute prête. A chaque commande, la même chose se représentait. Je lui hurlais que non, je ne voulais pas savoir ce qui lui était arrivé, qu’il était un clou dans mon cercueil, qu’il me tuait à petits feux, et que c’était bien la dernière fois que … et tout recommençait, car je l’adorais. Et il le savait.

Nous avions des fous-rires, admettant que nous étions deux imbéciles qui avions payé notre voyage pour devenir esclaves dans le Land of Opportunities, qu’on n’avait même pas l’excuse d’avoir été enlevés et enchaînés dans la cale. Nous nous étouffions de rire quand il me racontait que tout le monde dans son village pensait qu’il trouvait l’argent par terre et lui demandait des cadeaux et encore plus de cadeaux quand il revenait, alors qu’à lui tout seul il travaillait plus que tout le village.

Il me présentait ses enfants, sa femme Grâce. M’appelait sista, sœur. Me rendait folle. Me rendait affectueuse tiens Clément, prend mon écharpe, tu tousses, tu vas attraper la crève. Le rire de Clément, avec sa grande bouche pleine de dents de requin, irrégulières et terrifiantes, déclenchait toujours le mien. Cet homme riait toujours. Fatigué, las, usé, n’ayant que des nuits minuscules, il riait.

Le jour où une de mes clientes, blancheur bonux et coeur de fonte, m’a dit de lui, alors qu’il s’en allait, qu’il puait à en faire tomber mort tout le quartier, je lui ai froidement rétorqué que ce n’était que de la sueur, et que tout le monde a cette odeur quand une journée ne vous offre que 5 heures de sommeil…

Il est parti au Texas et a ouvert son église. Il est venu faire des photos de moi avant de partir, et il ne riait plus autant. Il allait perdre sa sista. Il me manque. Clément, oui, je voudrais bien savoir ce qui t’est arrivé, cher sot !

Bien entendu, tous mes animaux d’alors me manquent aussi…

Ma gentille Clara, dinde sauvage des bois qui répondait à son nom...

Ma gentille Clara, dinde sauvage des bois qui répondait à son nom…

Et ma Fifi qui m'a suivie en Europe et est morte à 19 ans et demi

Et ma Fifi qui m’a suivie en Europe et est morte à 19 ans et demi

Merci, mon chien!

Lovely Brunette était une écuyère émérite, que ce soit pour des promenades sur ses chevaux chéris ou… que ce soit parce qu’elle était très à cheval sur les bonnes manières.

Mon frère a fait, pendant un temps, le baisemain à ses amies en visite (qui gloussaient comme de grosses poules de Malines) et moi j’en étais quitte avec la révérence. Non, je ne blague pas, j’en ai l’air ? Heureusement ça n’a pas duré longtemps, en tout cas je ne m’en souviens pas. Ceci dit, je devais aussi faire la révérence aux « chères sœurs » de l’école, que, comme on le sait désormais, je détestais. C’était aussi suave que de faire la génuflexion devant Zeke le loup si j’avais été un des trois petits cochons…

Quand nous allions au cinéma avec Lovely Brunette (chaque semaine et parfois plus, car elle adorait ça !), nous ne manquions jamais, à la sortie, de clamer de deux petites voix trompettantes, Merci Mammy ! Sinon gare aux représailles. Et si par malheur dans notre bavardage passionnant « et quand John Wayne tue le mauvais, tu as vu… ? » nous osions oublier le Mammy, elle nous freinait net dans notre enthousiasme par un « Merci qui ? Merci mon chien ? ». Il y eut bien des moments de taquinerie rebelle où nous risquions un Merci mon chien enjoué, mais il ne fallait pas abuser de cet excellent mot d’esprit…

Nos manières de table étaient dignes du palais (lequel, vous choisissez…). On s’essuyait les lèvres avant de boire pour ne pas laisser des demi-lunes grasses sur le verre, on utilisait nos serviettes avec raffinement – et on les roulait dans le rond à serviette en fin de repas -, on utilisait nos couverts au complet (on avait commencé par « le pousse-manger »…), on ne parlait pas à table (et si ça nous échappait, on nous envoyait manger dans le vestibule ou dans le poulailler si le temps le permettait), on n’aurait pas rêvé de s’en aller ou même de s’agiter avant que le repas soit tout à fait terminé.

On remerciait toujours des cadeaux reçus, même si on n’aimait pas (je me souviens que ma marraine m’avait offert des bonbons au rhum, or je détestais le simple mot « rhum », et son goût et son odeur…), et on portait les affreux pulls faits main offerts par des tantes quand on allait les voir, pour ne pas leur faire de peine et les inciter à en tricoter d’autres pour les années à venir.

On saluait tout qui entrait dans la maison, que ce soit le livreur de charbon, de petits bois, d’eau et bière, un monsieur chic ou un colporteur, ce qui fait que j’allais carrément embrasser le facteur tous les matins et l’appelais « mon petit amour ». J’avais un certain enthousiasme … et aimais recevoir des lettres !

Ceci dit…

Mon petit frère a un jour rampé à quatre pattes pour se glisser sous la jupe plissée de ma grand-mère afin de voir si elle avait une culotte. Nous avons eu pas mal de plaisir à flanquer nos jouets par la fenêtre du second étage. Nous avons mis des cailloux dans la culotte d’une petite fille que nous surnommions « la petite fille poilue » (et en effet elle avait des jambes de velours, elle se sera ruinée en cire à épiler par la suite…). Nous avons ligoté le fils de la femme d’ouvrage au pommier du jardin et avons dansé autour de lui, ce qui a fait qu’elle n’a plus voulu venir travailler chez des enfants aussi mal élevés, et on ne peut lui donner tort (mais on s’était bien amusés et on avait, comme ça nous fut demandé, joué avec le petit José). J’ai jeté à l’eau les tabourets de traite du fermier, aidée de mon cousin, et ensuite nous avons couru sur les draps mis à sécher dans l’herbe ; c’était très gai aussi, même si notre pauvre tante a poussé des hurlements qui semblaient de détresse, et nous ont donné des ailes aux pieds.

Bref, la bonne éducation n’est rien d’autre que de la discipline, tout à fait indolore mais très utile. Il reste bien de la place pour les inspirations impertinentes…

Objets à secrets

Lorsque je suis revenue des USA, j’ai pu pratiquement meubler et habiller d’objets mon appartement avec une multitude de choses qui me venaient de chez mes parents, ainsi que d’une parente de mes demi-frères et soeur. Le plaisir d’avoir de vieilles choses qui ont vécu et savent des choses inavouables parfois est renforcé encore par leur beauté, parfois usée, brisée ici et là, mais jamais dégradée.

Dans les cartons de mystères qui me sont  arrivés de chez Lovely Brunette se trouvait… une étole d’hermine !!! Un peu miteuse… Jamais je n’avais touché de fourrure aussi douce, et je l’ai fait en pensant que les hermines l’auraient bien gardée sur elles, cette neige somptueuse mouchetée de touches noires… Mais le crime a eu lieu il y a bien longtemps, car le souvenir d’un juge dans la famille n’est pas arrivé jusqu’à moi… Appartenait-elle à un juge, ou simplement à ma coquette d’arrière-grand-mère, Justine au sourire malicieux ?

Pas plus que ces nappages marqués MV… quelles étaient ces deux familles, pourquoi avons-nous leurs nappes ? Comment ont-elles fini chez moi ? Qui donc  serait si contente de les retrouver, ces souvenirs de goûters chez une grand-mère à la joue poudrée qui peut-être vivait ses premières années de bonheur insouciant après le décès d’un mari bien gentil mais difficile… ? Bien sûr, il ne faut pas être trop injuste avec les messieurs, ceux de jadis et ceux d’aujourd’hui, car il est bien possible que la grand-mère à la joue poudrée ait eu une poigne de fer sous ses mitaines de dentelle et que le malheureux époux n’ait pu trouver la paix qu’en s’enfuyant les pieds devant… qui sait ?

Qui donc pouvait avoir plaisir à garder dans sa chambre ce terrifiant crucifix d’ébène décoré de têtes de morts en zinc ? J’ai été tellement perplexe quant à savoir où le mettre pour qu’il ne me donne pas de cauchemars, que j’ai alors décidé de l’offrir à une brocanteuse qui m’a affirmé que non, Jésus ne pouvait pas porter malheur voyons! … Lovely Brunette, la grande exilée du sein de l’Eglise par la gentry catholique de notre petit coin du monde avait gardé ce croquemitaine de luxe malgré tout…

J’ai retrouvé mon chapelet, oui ! Et j’y tiens, car il m’a été offert par des amis de Lovely Brunette, un Portugais charmant du nom de Georges, qui avait spécialement prié St Georges pour moi afin qu’il me protège. J’étais assez fière de cette demande spéciale et  continue de considérer Saint Georges comme mon preux chevalier attitré. Sans que je doive m’appeler Georgette. Il avait aussi fait mon portrait d’après photo, et dessinait très bien.

Et moi qui aime les corbeaux…  j’aime ma tabatière (qui a son pendant, une petite soeur tabatière) en Delft polychrome surmontée d’un corvidé, et décorée d’un village dont le ciel frémit d’un vol noir… Elle est en mauvais état et « ne vaut pas tripette » nous a dit le dernier expert – l’avant-dernier proclamait sa valeur inestimable ! Mais ma grand-mère l’a époussetée en prenant soin de ne pas plus la casser qu’elle ne l’était déjà, l’a trouvée belle, a rêvé devant la vue du village et du clocher… un peu de ses sourires suspendus dans le temps s’y trouvent encore accrochés…

J’utilise tout. Tant  pis. Assiettes, tasses, plats ne sont que les survivants de grands services d’autrefois, partagés entre les héritiers nostalgiques de leurs repas de communions ou mariages, et très malmenés pour la plupart.

Oui, tout avait de la valeur quand c’était complet et en état pimpant, maintenant c’est moi qui m’en sers, et on ne dira à personne que chez moi, c’est devenu la vaisselle de tous les jours.

 

Les autres mots d’amour

Une année, mon père – Papounet – avait fait faire des timbres avec nos photos personnelles pour ceux de ses enfants et petits-enfants qui vivaient loin de lui et à qui il écrivait régulièrement. C’est anodin et pourtant… que de mots affectueux s’y trouvaient, dissimulés sur ces jolis rectangles dentelés ! Il avait choisi les photos qui lui plaisaient et qui, pensait-il, seraient un jour un heureux souvenir. Et puis il s’était réjoui à l’avance de l’élément de surprise. Car ils nous sont arrivés, ces timbres, sur des lettres ou des colis (ah les tablettes de chocolat Côte d’Or que nous aimions tous, les blagues du Chat ou de Kroll, les Soir-Illustré…), comptant sur un peu de curiosité de notre part, tiens quel drôle de timbre, mais… c’est moi ? C’est nous ? Ça alors ! Papounet!!!

Lors du coup de fil hebdomadaire (et il avait bien du mal à switcher d’un fuseau horaire à l’autre, entre mon frère qui vivait en Australie, moi aux USA et ma soeur dont encore aujourd’hui on ne sait d’où elle appelle…) on lui a alors dit un joyeux merci et le fait de nous avoir fait plaisir a mis du soleil dans sa voix et sa journée, heureux d’avoir eu une bonne idée.

A l’âge de la pension, celui où on « met de l’ordre dans ses affaires », classe les souvenirs, assiste à tous les cours et conférences imaginables pour continuer de découvrir l’immensité du savoir humain, va à la gymnastique, aux expositions, s’occupe des comptes et petits soucis divers des « enfants » qui vivent à l’étranger etc…, il avait trouvé le temps de nous faire un gentil clin d’œil. Et non, ça ne va pas de soi. Ce n’est pas bien normal. C’est de l’amour, et l’amour est un bonus aux attentions normales que les parents doivent avoir pour leurs enfants. C’était la même joie rieuse qu’on éprouve en emballant les cadeaux de Noël, ceux que l’on sait avoir magnifiquement choisis, et dont on attend la découverte par leurs destinataires. Ils seront tellement contents ! Et ça nous éclabousse aussi, ah que nous sommes contents!

Je t’aime, Papounet joli, merci !

Lorsque petite fille je me suis cassé le poignet, ma Lovely Brunette de mère a réagi en femme angoissée qu’elle était trop facilement. Effrayée à la vue de mon poignet déformé et violacé, elle s’est fâchée parce que j’avais été imprudente, a crié, s’est plainte de ce que ma sottise allait lui coûter en argent qu’elle n’avait pas. Pas un mot pour mon poignet gonflé, m’abrutissant de mal. Il faut dire qu’il y avait un os cassé et trois pliés… J’avais d’ailleurs traîné aussi longtemps que je le pouvais avant de rentrer (continuant de jouer avec d’autres enfants dans un lotissement de villas en chantier, ce qui m’avait donné l’occasion unique de tomber de la hauteur d’un étage au fond des fondations, tout en affirmant que non, j’avais pas mal du tout…), sachant ce qui m’attendait.

Elle, elle avait mal à sa vie en permanence et s’abandonnait à son émotion majeure : la panique. Une fois épuisée par sa litanie et sa colère (d’autant que, très théâtralement, j’avais ouvert une fenêtre du second étage donnant sur le jardin et annoncé que j’allais m’y jeter, comme ça elle n’aurait plus que mes funérailles à payer), elle a appelé mon oncle Jean, chirurgien, qui lui a promis de rendre sa forme à mon bras sans aucun frais, ce qui a eu le mérite de la calmer. Il ne restait alors que son souci pour moi, qu’elle n’exprima pas.

A mon réveil à l’hôpital elle était au chevet du lit, tendue et sans doute pleine de remords pour sa réaction démesurée. Et encore aujourd’hui je me souviens du soulagement que j’ai éprouvé à la voir quand j’ai émergé du sommeil ouateux où on m’avait plongée. Elle était là, inhabituellement patiente et empressée. Car je m’étais endormie encore agitée d’une hostile confusion après notre dispute. Jamais elle ne s’est excusée ou expliquée, et d’ailleurs je n’aurais pas compris. Que savent les enfants de la douloureuse difficulté d’être adultes et parents à la fois ? Cependant, le jour où on m’a enlevé le plâtre elle m’a apporté, avec une joie timide qui voulait dire pardon ma petite Puce, un bracelet d’argent décoré d’un bas-relief égyptien, et l’a mis à mon poignet blafard mais remis à neuf. C’était un mot d’amour, un baiser qu’elle n’osait donner.

Je t’aime, Mammy chérie, merci !

Des gestes comme ceux-là jalonnent nos vies, il faut les chérir comme des marques inoubliables qui dessinent sur l’oeuf poli de notre vie des arabesques gaies qui font défiler l’amour reçu et donné.

Le souffle chaud de la lumière

Noël et son esprit, eh bien malgré toute ma bonne humeur, non.

Je fais partie de ceux – très nombreux! – qui attendent nerveusement que les fêtes s’en aillent, emportées loin par la Befana, les rois Mages ou les camions poubelles qui ramassent les sapins morts et les bouteilles de champagne laissées au pied des containeurs débordants.

Les regrets et les absents pèsent bien plus lourd pendant « les fêtes » et il me faut vraiment aller plonger dans mes réserves d’optimisme pour ne pas faire une cure de sommeil qui ne me réveillerait une fois les Mages passés et partis derrière la Befana. Et il ne s’agit pas seulement du poids des absents, mais aussi de cette abondance de tout qui donnerait la nausée : trop d’huitres, de gibier, de bouteilles impertinentes, de homards recroquevillés, de bling-bling, de bousculades, de trotte-trotte pour être à temps, de cadeaux inutiles (ah, ces pochettes avec l’assortiment de bain douche, shampoing, savonette etc…. Mais mention spéciale aux paniers gastronomiques…).

Pourtant, paradoxe, je tiens au repas de Noël, enfin… à un « bon repas » de préférence en famille. Quand c’est possible, car avec une famille éparpillée et moi qui ai fêté tant de Noëls ici et là et surtout là, ça tient du coup de bol miraculeux. Mais bon, le Miracle de Noël est bien ce que les téléfilms nous démontrent exister, non?

Les seules décorations de Noël chez moi sont les vœux reçus. Je n’ai jamais fait de sapin, crèche ou guirlandes. Cependant si je reçois, ma bonne humeur est bien réelle parce que pétrir et dorloter la nourriture fait bouillonner la vie en moi, en dépit de tout. Ca sent bon, ça grésille, les épices s’unissent, la chaleur ambiante titille l’appétit, on parle de banalités qui font rire et unissent en douceur.  On fait tchin tchin avec tendresse, on s’est faits beaux et belles, on laisse la santé capricieuse, les factures et les soucis sur le trottoir. On évoque les images d’autres Noëls lointains, Tante Marguerite et son sapin qui prenait toute la place, les cheveux d’anges qui coupaient les doigts mais à l’attrait desquels on ne pouvait résister, les pinces porte-bougies qui faisaient ployer les branches du sapin, le chat de la maison qui perdait la tête devant les boules, l’ange du sommet qui n’avait plus de couleur tant il était vieux, et le fait que nous ne croyions pas au Père Noël et savions très bien qu’il n’existait pas, alors que Saint Nicolas, lui… c’était du sérieux, et en prime on ne devait pas aller à la messe pour lui.

Je fête le solstice, la lumière qui revient, avec ses promesses de chaleur et de vérité. De triomphe sur la mort, l’engourdissement, la torpeur, le non-vivre, le mal-vivre. Ce n’est pas une résurrection, une explosion, non… c’est le signal d’un lent cheminement qui va frissonner sans cesse jusqu’à ce qu’il se fasse passage bourgeonne, grandisse, fleurisse et produise des fruits de soleil. Dans le sol des veines iridescentes se gorgent et soupirent au chant muet de la lumière, courant d’un bulbe à l’autre, d’une racine à l’autre, caressant le pelage de ces petites boules hibernantes et respirant à peine. Dans le ciel la vie scintille et souffle une haleine qui traverse le gel d’une buée subtile et le transforme en perles éphémères. Dans les eaux une multitude d’étincelles fugaces court en léchant les roches, les algues, les écailles et les peaux de la vie fluide, lui annonçant que la vie va rebondir et exulter.

Puissiez-vous donc célébrer ce solstice avec ceux qui vous sont chers en pensée ou en proximité, et suivre la lumière qui vous éclaire le chemin du futur ! Et si vous l’appelez aussi Noël, vous avez raison… (On a toujours raison d’être sincères…)

Lovely Brunette au Texas

Lovely Brunette savait être exagérément timorée quand ça l’arrangeait – mon frère avait été promu garde du corps car elle n’aimait pas aller au cinéma seule à cause des satyres des salles obscures. Bon, c’est vrai qu’il y en avait, et c’est sur eux que je me suis exercée au regard qui tue dont les satyres des trams italiens ont ensuite profité dans la version finale et complétée de la gifle sonore. Elle ne voulait pas prendre le métro à Bruxelles parce qu’elle allait se perdre. Mais quand Bill Vestal l’a invitée, au nom de ces années de guerre et de jeunesse 25 ans plus tôt, rien n’aurait pu l’arrêter.

Bill Vestal avait été ce jeune soldat américain rêveur qui occupait la demeure de Lovely Brunette (surtout de ses parents…) avec son régiment. La famille vivait dans les caves avec les chiens, et les soldats draguaient, se prélassaient dans les salons, et rivalisaient de cadeaux pour la conquête de Lovely Brunette et sa belle-soeur surnommée Blondie par leurs soins. Elles avaient donc des bas de soie, du rouge à lèvres, du vernis à ongles, et des prétendants, dont Bill Vestal qui était marié avec sa High School Sweet Heart et se contentait de souhaiter que ça ne soit pas arrivé… Quoi de plus romantique qu’une romance bercée de ah si seulement… Et 25 ans plus tard il est venu avec la High School Sweet Heart pour voir les lieux de son bonheur jamais éclos, et sur la lancée, a invité Lovely Brunette pour l’année suivante au Texas.

Et hop!

Comme un rouleau compresseur enrubanné de rose bonbon elle a broyé les obstacles et les peurs. Sabena lui ayant offert (enfin, offert est une façon de parler très charitable…) le voyage pour un prix astronomique, elle s’est adressée à une autre compagnie qui lui faisait une réduction substantielle. Et quand on lui a envoyé – autres temps que ceux-là – un délégué de la Sabena en chair et en os et en costume sur son seuil, demandant si elle n’avait pas encore décidé de la date de son voyage, elle qui n’osait jamais marchander a tranquillement dit que la compagnie Untel lui offrait la même chose pour moins cher et que donc… « Quel prix vous font-ils ? » Et on lui a concédé ce prix aussi !

Fidèle amie de plume de correspondants de par le monde, elle a fait une escale à New York, Chicago et, je crois à Long Island pour voir une certaine Clara dont le mari avait perdu les deux jambes et un monsieur à qui sa femme avait interdit de rencontrer sa correspondante pour une innocente journée de Cicéron. L’audacieux gentilhomme a désobéi à sa femme … et n’a plus jamais donné signe de vie par la suite. Je suppose qu’il a dû faire une confession publique à son église et suivre une thérapie. Prendre des antidépresseurs et porter un cilice.

Et puis elle est partie au pays de Géant, avec son look d’Européenne qu’on s’évertua à changer – on lui a fait endosser une chemise texane, le stetson, et elle a eu droit au casque de laque des héroïnes de Dallas, pare-balle, anti-moustiques, et bonne chance si ça gratte un peu, sans ongles de mandarin on ne peut rien faire sinon se rabattre sur le stoïcisme.

Elle s’est amusée comme une folle, même de ces transformations qu’elle accueillait avec plaisir. Avec Bill et Marybeth elle a fait un périple en Arizona et Nouveau-Mexique. Mais elle, qui pendant les vacances appréciait les bons hôtels, le luxe à court terme, les repas fins et différents…  n’aima pas descendre dans des hôtels ou motels et commander des hot-dogs pour les manger dans la chambre avec des serviettes en papier ! Sans crainte aucune pour une fois, elle grimpa sans frémir les échelles vertigineuses de Mesa Verde, alors qu’elle vacillait sans grâce sur l’escabeau lorsqu’il lui fallait remplacer une ampoule ou laver les fenêtres.

Je ne sais plus par quel hasard elle rencontra aussi un de nos amis Verviétois là-bas.

Elle frémissait de ses « ça ne se fait pas » à l’évocation du pauvre Bill qui, pour ses vacances, était promu laquais de sa famille, portant seul tous les bagages, allant acheter les hot-dogs et tacos pour tout le monde, tandis qu’épouse et filles s’asseyaient, enlevaient leurs chaussures et mettaient les pieds sur la table basse pour se relaxer en papotant. Il servait aussi les apéritifs et n’avait pas le droit à la détente, sauf si on imagine que voir sa tribu repue et reposée -en bigoudis – faisait dégonfler ses pieds et lui massait le dos. Car il conduisait aussi…

L’appareil photo à la main et une jeunesse retrouvée, elle s’émerveillait de tout. C’était l’aventure de sa vie. Elle glanait des souvenirs et impressions, rien ne lui échappait. Tout le monde la trouvait sooo classy, sooo charming, sooo pretty. Ca lui plaisait, et comment l’en blâmer ? Le journal local lui accorda une interview et une photo – robe noire sans manches et collier de perles, très Breakfast at Tiffany. Mon frère et moi, à son retour, imitions son accent et ses déclarations sans trop de charité, la faisant rire malgré elle.

Elle participa à la rodeo parade locale avec faste, un peu déconcertée de la monte à l’américaine, jambes tendues comme John Wayne, alors qu’elle avait toujours pratiqué la monte à l’anglaise avec les étriers haut placés. Mais que ça lui a fait plaisir d’être célébrée et fêtée partout avec bonhomie et amitié.

 

 

Elle rapporta à mon frère une chemise texane jaune et absolument hideuse qu’il n’a jamais voulu porter (à sa plus sincère indignation… elle en avait bien porté une, elle !), et un disque du groupe « Chicago ». A moi un kimono acheté à Chinatown que j’ai gardé au moins 15 ans, un disque avec une chanson romantique de Mari Trini, Mirame, et un bracelet navajo d’argent et turquoises. Je viens aussi de retrouver un carrelage mexicain…

Pendant ce temps-là… eh bien je fus promue Gouvernante en chef de la maison. Il y avait des poules, des pigeons, des chiens, le cheval (je crois ?), sans doute des perruches ou une souris blanche – heureusement elle nous avait dissuadés, petits, de prendre un mignon petit crocodile – peut-être un chat – Poussy-poussinette-enfant-de-Paris, il me semble – mon frère – qui s’est pris la brosse à vaisselle dans la figure lors d’une dispute au cours de laquelle il a eu le malheur de me dire tu es tout à fait comme mammy ! – Ooooooh, ce n’était pas au sujet de son charme, non, mais de ces « ça ne se fait pas » et je n’avais pas du tout apprécié !

Sa grande aventure. Son moment de gloire, la gomme qui effaça bien des souffrances et doutes. Et dont les photos prouvent combien, à 47 ans… elle avait encore tout le peps de la lovely brunette !