Jumelée avec Liège, Turin…

Turin, ville royale. Oui, je vous y emmène à nouveau…

Dans l’imagerie mentale, Turin égale FIAT. Egale usines grises et poussiéreuses, sirènes criant lugubrement dans le brouillard, salopettes tachées, fabriques, silhouettes usées, petits bars tristes où on dépense une maigre paie, le visage et le cœur noircis.

Et c’est peut-être cette morne légende qui a sauvegardé la ville et son secret, tenant le tourisme de masse à l’écart. Gardant le charme fascinant de Turin pour ses habitants. Les belles avenues faites pour les défilés et la musique des jours de fête, les larges trottoirs abrités du soleil et de la neige par les portici, sous lesquels scintillent des vitrines qui parlent de saveurs, de luxe, de plaisir du beau, de respect de l’ancien et curiosité pour le moderne.

La beauté du Po enjambé par les ponts, longé de promenades, contemplé par le château du Valentino serti dans son parc. Le bourg médiéval, construit en 1884 pour l’exposition générale italienne artistique et industrielle s’y repose, et dans son château – La rocca – court une frise où même notre Godefroid de Bouillon – devenu Goffredo di Boglione – a sa place.

Ces belles places à la fois imposantes et aérées, ces lieux emprisonnant la mémoire de l’Histoire dans leurs murs, cryptes, légendes. L’arsenale et le légendaire Pietro Micca, qui sauva la ville de l’attaque des Français en août 1706, alors que ceux-ci étaient aux portes de la “Citadelle” (et donc de la victoire), faisant exploser une des galeries souterraines par lesquelles ils étaient entrés, y laissant la vie,le caffé Torino avec un toro rampante – symbole de la ville, tandis qu’à Liège nous avons notre Torê – encastré dans une large dalle sur son seuil, silhouette d’or aux pieds du passant, ou le caffé San Carlo symbole de la ville, la cathédrale San Giovanni Battista et la mystérieuse présence du Saint Suaire qu’elle protège, la Mole Antonelliana, 163,35 mètres de pure grâce conçue par Alessandro Antonelli, et abritant aujourd’hui le musée du cinéma. La frise des Alpes se détachant sur le ciel. L’incontournable  Dà Mina via Ellero où on mange encore à la piémontaise, avec ces antipasti qui vous rendent si gourmands que vous n’avez plus faim pour ce qui suit.

Turin, ville royale.

 

 

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Le petit monde de la Pensione San Marco

Via GoitoQuand je suis arrivée à Turin, c’était seule, avec ma valise, mes économies et deux grandes malles en fer remplies de vêtements. Je ne connaissais personne ou presque et n’avais que quelques adresses de contacts pour du travail. Elles m’ont surtout valu nombre de rendez-vous galants plutôt encombrants. J’ai passé bien du temps à expliquer que je cherchais un travail et pas une aventure… Mais voilà… au moins dans quelques occasions j’ai joué les cruches et me suis laissé offrir de bons repas au restaurant, m’indignant avec une stupeur bien imitée quand on me proposait de finir la soirée chez le monsieur… Et ma foi, les messieurs perdaient leur investissement repas avec élégance, en grands seigneurs.

Au quotidien, je vivais dans une pensione, dans une rue – la Via Goito – près de la gare, où je découvris l’étrange monde des gens sans maison, des gens de passage, des gens sans but.

Il y avait « Il cavaliere », un vieux gentilhomme autrefois nanti d’un charme arrogant comme en témoignait une photo de lui dans sa chambre, qui avait préféré finir ses jours là plutôt que dans un home. Il vivait en toussant et commandant tout qui se laissait intimider entre sa chambre et la salle commune et là, il fallait ruser pour avoir droit à la télécommande car il ne la quittait ni des yeux ni des doigts, même quand il s’endormait bruyamment, condamnant tous les autres à un risque de surdité immédiate et d’ennui mortel.

Il y avait « Il geometro », un monsieur trop poli pour être honnête dont je n’aimais ni l’odeur trop pomponnée, ni les regards coulissants, ni la peau cireuse comme s’il était mort et embaumé, et qui logeait là pendant la semaine pour rentrer chez lui le week-end.

Il y avait cet étrange bonhomme à l’air poli quoique sinistre qui, se congédiant un matin le fit avec un « Dio vi maledica » (Dieu vous maudisse…) ferme et inquiétant.

Il y avait un jeune Autrichien dont j’ai oublié le nom et qui à 18 ans s’était disputé avec ses parents et avait fait son baluchon. Naïf et plein d’idéal, il s’était au début débrouillé, une fois ses économies épuisées, à trouver du travail dans le bâtiment et est tombé amoureux d’une charmante – disait-il – et très innocente – croyait-il – jeune fille sous la coupe d’un oncle tyrannique. Jeune fille naïve qui se retrouva enceinte dès leur première fois et qu’il épousa avec joie, les projets se bousculant dans sa tête. Et l’oncle s’installa avec eux. Et l’oncle n’était pas un oncle, et la jeune et chaste épousée n’était pas enceinte et le pauvre petit venait d’être recruté pour aider les deux autres bandits à vivre dans l’oisiveté. La dernière fois que je l’ai vu il mendiait la tête basse et je n’ai pas osé l’approcher pour ne pas l’humilier.

Il y avait « Il Brindisino », un souteneur de Brindisi que, curieusement, Laura – la propriétaire de la pensione – et moi aimions bien. Il était diaboliquement beau, il faut dire, et très courtois. Nous le surnommions Il brividino, le petit frisson, et gloussions joyeusement à cette facétie secrète. Dans la rue parallèle à la via Goito, via Nizza, son troupeau travaillait et lui surveillait, assis à la terrasse d’un café ou debout contre un des portiques. Il est un jour arrivé au triple galop, a engorgé ses valises de ce qu’il avait, a payé sa note, souri et est parti.

Il y eut Glen, un Americano-Iranien très beau, gentil et vaniteux, qui nous arrachait des fous-rires en nous lisant le CV qu’il comptait envoyer à Giuggiaro pour dessiner des carrosseries chez Fiat : un CV à l’américaine où il était premier en tout, indispensable pour l’épanouissement de  l’entreprise, avec un esprit de décision remarquable, un talent sans pareil, un goût illimité pour le travail  d’équipe, un don naturel pour diriger…

Un jeune Allemand avec son berger – allemand aussi – qui « cherchait du travail » avec un grand désir de ne pas en trouver car disait-il il gagnait plus assis par terre Piazza San Carlo avec son chien et son petit papier disant qu’ils n’avaient pas mangé. Il ne se gênait pas pour soupirer que les salopes en manteau de fourrure passaient sans rien lui donner. Ceci dit… ça rapportait car il payait leur chambre, au chien et lui, et mangeait dehors tous les soirs.

Des étudiants grecs, des voyageurs de passage… Un sinistre Maltais qui a dû finir égorgé quelque part…

Mais ce n’était que le lieu où j’entreposais ma vie dans les malles et dormais. Et je riais beaucoup avec Laura, qui gérait la pension avec son mari, avec laquelle je suis restée amie. Le matin, je sortais et m’en allais sur le Corso Vittorio (Emmanuele II) dans une pâtisserie sous les portiques. Une magnifique porte de verre et bois ourlé de découpes gracieuses, le comptoir à l’entrée derrière la vitre duquel s’alignaient biscuits et petits gâteaux, et quelques tables sur la gauche où on pouvait lire La Stampa et prendre un capuccino mousseux et due croissants al cioccolato.

Buon di ! chantonnait la dame de son timbre toujours pareil, heureux et accueillant. C’était mon moment. Je m’installais à une petite table ronde et faisais durer ce délice tout en pensant à mes projets de la journée. Je m’interdisais toute inquiétude, hâte ou défaitisme. Le présent et le présent seul m’habitait, la mousse saupoudrée de cacao amer qui me faisait des moustaches, le croissant qui s’émiettait en fragments luisants de beurre, la table ronde de marbre et le charme désuet du lieu. Et la conscience d’être en vie et de tout savourer.

Nulle part ailleurs je n’ai retrouvé cette sensation de liberté, d’indépendance totale. L’habitude de ce cappuccino matinal au même endroit me donnait une sorte de confort dans la répétition… on me reconnaissait, on savait ce que j’allais prendre avant que je ne le dise. Car une fois repartie, les inconnues m’entouraient à nouveau : trouverais-je un travail, pouvais-je compter sur ces personnes nouvellement rencontrées, cet imbécile de Lorenzo aux dents de requin me donnerait-il un piston même si je me montrais très imperméable à ce qu’il pensait être son charme ?

Buon di, c’était tout l’arôme du moment. 

 

Superga! Superga!

Superga ! Un chant baroque d’ocres, de marbres et de blanc. Le cantique de Filippo Juvarra, ce génie venu de Messine et devenu architecte à la cour au Piémont. Son talent a laissé sa fastueuse trace partout dans Turin et les environs : le pavillon de chasse royale à Stupinigi, le Palazzo Madama, l’église San Carlo, le château de Rivoli entre autres, et … la basilique de Superga, où reposent, dans les marbres polychrome et les allégories, les souverains de la Casa di Savoia.

Autrefois, Superga était un col qui s’élevait comme une apparition depuis la vallée, cette vallée souvent brumeuse où le Po et la Dora se faufilent entre les rives herbeuses et sous des ponts, les uns humbles , les autres clamant la gloire de cette cité des rois. Au sommet, il y avait une église qui bénissait la vie d’en bas, et en parlait en haut. Tout changea suite à un vœu que fit, lors du siège de Turin par les troupes franco-espagnoles de Louis XIV, le duc Vittorio Amedeo II : si le ciel lui accordait la victoire et libérait Turin, il y ferait construire une basilique. Et en 1717 on rogna 40 mètres de col, détruisit l’église, et entama la construction de ce monument splendide dont la vue fait battre le cœur de tout qui a vécu ou vit à Turin quand on en aperçoit la silhouette là haut, dressée contre le ciel : Ah, Superga ! On approche de Turin, alors …

Les jours de foschia – de brouillard – au contraire on ne la voit pas et la vue est égarée par une gaze vaporeuse, une haleine venue de la moiteur profonde de la terre, qui se déchire au fil des heures sur coupoles, fenêtres de chambres de bonnes – devenues garçonnières – clochetons et monuments dans la ville isolée dans cet humide silence.

La crypte est la tombe royale de la maison de Savoie, Casa di Savoia, les souverains du Piémont avant l’unification de l’Italie. On y accède par un majestueux escalier de marbre au pied duquel l’archange Gabriel terrasse le démon et défend la paix des sépulcres. Des symboles magiques, ésotériques et alchimiques protègent le lieu de tous leurs puissants sortilèges. Dans des niches, des êtres pâles et parfaits rappellent avec grâce le regret des défunts et l’amour qui leur fut porté.

Le majestueux sarcophage central dans la salle des rois, occupé par Carlo Alberto di Savoia – mort en 1849 – accueillait traditionnellement le dernier souverain du Piémont à chaque décès, son prédécesseur étant alors déplacé dans un emplacement latéral. Mais les successeurs de Carlo Alberto sont devenus rois d’Italie et dès lors sont enterrés au Panthéon de Rome, ce qui permet à Carlo Alberto de reposer en paix et garder à jamais cette place de grand prestige.

Foschia a Superga - Mon papa et moi

Depuis Superga par temps clair on voit toute la riante vallée de Turin. Mais si la journée est brumeuse… on comprend la légende de la fée du Lac, ce lac qui n’existait pas toujours : la vallée semble alors un lieu liquide aux ondes laiteuses, si profondes que seule Excalibur pourrait en remonter et en trancher la surface pour capturer les rayons du soleil sur sa lame.

L’avventura à la grecque en Italie

En ces temps de crise et d’économie forcée, je me suis souvenue de ma semaine d’aventures sans le sou avec Thalys et Lykourgos.

J’habitais alors Turin, dans la petite pensione San Marco tenue par mon amie Laura. J’ai déjà parlé de cette petite pensione non loin de la gare de Porta Nuova, à deux pas du Corso Vittorio (Emmanuele, pour être complète, mais il y a aussi la « via Venti » qui est en fait la via venti settembre, et d’autres raccourcis qui épargnent la langue et activent les méninges). Deux jeunes Grecs, beaux comme les Grecs savent l’être, venaient d’y arriver aussi. Jeunes, j’ai dit. Moi je venais de passer le cap des 35 ans, et n’ai jamais rien eu d’une cougar.

Bref, ils étaient grands, bien bâtis, la musculature naturelle et souple, entraient et sortaient toujours ensemble, et j’aimais entendre le débit mitraillant de leur belle langue. Takataka parapolly pou pàs i pou pame mazi? Un jour j’ai réagi à ce qu’ils disaient … Je ne sais plus ce que c’était, rien de grossier en tout cas sinon j’aurais mal réagi, ça va de soi, et nous nous sommes mis à parler. En italien, qu’on se rassure, car de mon grec il ne me restait déjà plus que des ombres, des mots détachés ou des phrases toutes faites. Par contre, comme j’avais une écriture de gente dame – ou de Pénélope, ou de yinaika, comme on veut – en grec, tout le contraire de ma cacographie habituelle, ils m’avaient testée pour savoir si vraiment je saurais écrire leurs noms, qu’ils m’ont alors révélé. Et je savais. C’était si joli, Thalys, Lykourgos…

Non ?

Ils terminaient leurs examens avant de retourner en Grèce pour l’été. Fauchés, principalement Thalys, car Lykourgos venait d’une famille plus riche, mais plutôt que de jouer les fils à papa devant son ami, il acceptait de mettre un frein – et quel frein – dans le style de vie de ces derniers jours d’études. Moi, j’étais fauchée depuis des mois, et nous nous sommes tout d’abord échangés des adresses de restaurants ou tavole calde abordables. Et puis nous avons décidé de vivre des journées … d’avventura ! C’était Thalys qui avait présenté cette idée, et nous y avions adhéré. Chaque matin nous décidions de combien nous pouvions dépenser pour toute la journée à trois. Et c’était presque rien, croyez-moi. Mais les Grecs ne manquent jamais de ressources, et finalement, cette gageure quotidienne se déroulait dans la plus grande joie, commençant au moment-même où, sortant dans la rue Goito noyée de soleil, Thalys disait avec bonne humeur : avventura !

J’avais donc 38 ans, eux 23. Nous allions partout à pied, infatigablement. Si nous savions que le capuccino était moins cher à 20 minutes, en avant les chaussures, c’est là qu’on irait !  Nous passions l’après-midi au parc du Valentino au soleil, à bavarder et traîner. À bronzer aussi, sur les pelouse en pente, une crème solaire pour trois. À la tavola calda, nous partagions deux repas pour trois. Lykourgos était le beau ténébreux, et brisait les cœurs sans le vouloir, non sans les utiliser un peu au passage. Une de ses soupirantes – et il était d’autant plus convoité qu’il était fidèle à Vasso, sa petite amie athénienne – nous a un jour nourris tous les trois chez elle pour lui être agréable. Thalys et moi ricanions un peu, mais Lykourgos s’offrait le luxe d’une compassion nostalgique devant l’amour impossible de cette jeune fille qui ne pouvait rivaliser avec Vasso… Un homosexuel assez agaçant qui marchait en agitant les mains et parlait d’un ton aigu nous avait fait inviter chez un de ses amis, un autre homosexuel surnommé la macellaia di Nichelino, la bouchère de Nichelino. Ce(tte) dernièr(e) était riche, possédait une méga boucherie, et recevait comme un prince de la Rome antique, sans compter, sans même regarder qui était là, et nous avons fait bombance grâce à l’amour ardent de l’amoureux de Lykourgos – qui se montrait désolé mais, il y avait  Vasso, et on s’en souvient, il avait donné sa parole à Vasso, ce que l’autre acceptait en soupirant comme Blanche-Neige. La larme à l’oeil. Cette Vasso était, finalement, une armure invisible…

Thalis et Likourgos, rameurs sur le Po

Un jour nous avons quand même fait une folie, une extravagance, et dépensé avec une prodigalité stupéfiante : nous avons loué une barque pour aller sur le Po. Et ils ont ramé, ramé, ramé avec la fougue d’un vol de colibri, car l’embarcadère n’était pas loin des chutes au lieu dit Murazzi et le courant semblait vouloir nous en faire apprécier la force cristalline. L’aventure était bien présente ce jour-là car ce n’est qu’en montant dans la barque qu’ils m’ont avoué n’avoir jamais ramé…

Nous sortions le soir pour nous promener dans la rue, regardions les vitrines et l’animation des lumières, les promeneurs paresseux sur la Via Roma ou Via Po, et Thalys nous faisait rire, car lui, c’était le boute en train. Je nous vois encore rentrer un soir en nous tenant le ventre de rire, essayant de ne pas réveiller les autres pensionnaires de notre petite pensione. Peine perdue car Thalys a renversé un grand lampadaire dans un fracas nocturne épouvantable, ce qui nous a encore fait plus rire, on en perdait le souffle, on avait le visage grimaçant et heureux… C’était dû à une voiture Renault que nous avions dépassée dans la rue, une splendide voiture de standing, noire et racée qui proclamait en silence je coûte cher ! , avec une vitre cassée et une voix de robot qui s’en échappait, scandant sans cesse : « aiuto ! mi stanno rubando, aiuto ! mi stanno rubando, aiuto ! mi sta… » (à l’aide, on me vole !). La foule passait à côté sans se troubler, sans cesser de bavarder ou lécher un cornet de stracciatela. Le vol avait eu lieu de toute façon, et la pauvre victime d’acier n’avait pas été aidée par son leitmotiv à la voix synthétique.

Heureux sans argent, amis pour une semaine de parenthèse dans nos vies. Puis ils sont partis, et on s’est écrit, surtout Thalys, qui me disait « l’année prochaine, on doit aller à la montagne ensemble pour un week-end d’avventura ». Mais parfois il n’y a pas d’année prochaine, j’ai quitté Turin pour Trieste, et j’ai mis ces souvenirs de gamineries dans un coin d’où ils dépassent encore souvent, que je pense à la Grèce, à Demis Roussos et Papathanassiou dont Lykourgos était le neveu, au Po, et je me dis : quelle chance, quelle semaine d’amitié et de gentillesse, quels gentils garçons que Thalys et Lykourgos.

Thalys et moi

Vive le roi, les boites de biscuits et les cartes postales

Dans le buffet liégeois blond du palier du premier étage se trouvaient des albums de cartes postales sur la famille royale. Je pouvais les regarder si j’avais les mains propres et en tournais les pages avec soin et respect. C’était souvent Mademoiselle (Sibylla) qui se chargeait de me superviser, car elle aussi adorait notre famille royale, qui sait pourquoi puisque Mademoiselle était Hollandaise et avait la sienne, de famille royale ! Mais elle avait une passion ingénue pour Baudouintje, et la collection de cartes en effet s’arrêtait à l’enfance de Baudouin, Albert et Joséphine-Charlotte. Les enfants royaux, m’affirmait-elle, ne parlaient pas à table, finissaient ce qu’il y avait dans leur assiette, ne se salissaient pas en jouant, n’écoutaient pas les conversations des grands, et rangeaient leurs jouets. Elle nous entraînait à d’exquises manières : mon frère au baise-main et moi à la révérence, et nous exhibions nos talents quand ma mère avait des invités qu’il fallait émerveiller un peu.

Famille royale

Bien plus tard j’ai vu Baudouin lors de défilés à Verviers. Avec l’école nous bordions la rue de la Paix en agitant des drapeaux belges et hurlant vive le Roi, vive le Roi à nous en déchirer les poumons ! Nous ne voyions rien ou presque, juste la voiture et le profil du roi en habit militaire, et cependant je n’ai retrouvé la même excitation que bien plus tard lorsque je suis allée voir Claude François au Coliséum. On n’est adolescente qu’une fois, et ça ne dure pas longtemps … J’ai vite abandonné Claude François…

Le roi Léopold III avait décoré ma grand-mère pour services rendus pendant la guerre, et plus tard la reine Fabiola, en visite à Verviers l’a re-félicitée, ma vieille Edmée alors en chaise roulante et qui rougissait de fierté comme l’espiègle jeune fille qu’elle avait un jour été. Oui, elle avait aussi pris ses risques pour défendre la liberté de sa petite patrie. C’était le second plus beau jour de sa vie, le premier ayant été sa visite au Pape. Nous taquinions mon grand-père – Jules – en lui disant que le jour de son mariage ne devait pas figurer en bonne posture dans la liste… (Elle était furieuse contre son beau-père qui lui avait promis un cheval en cadeau, et qui avait changé d’avis. Je ne sais pas ce qu’elle a eu à la place, mais … un mariage contre un cheval, et rien d’autre !)

Elle m’avait prêté ses livres chéris : Albert le Roi chevalier et Astrid la reine au sourire, pour faire un concours de rédaction interscolaire – qui m’a valu le 11ème prix de toute la Belgique, mon premier triomphe d’écriture ! Quand Albert et Paola se sont mariés, j’ai plongé dans l’idolâtrie populaire d’alors. Il m’a fallu ma « poupée Paola », avec sa robe de mariage et son tailleur de départ en voyage de noces… On ne parlait que d’elle. Ma tante Yvonne secouait tristement la tête en disant qu’elle avait lu que la pauvre avait le cafard avec toute cette pluie et ce ciel gris, tst tst tst pauvre petite. On croisait les doigts pour qu’elle tienne le coup, qu’elle finisse par nous aimer, par aimer notre petit bout de pays détrempé. Belle comme une fée du soleil, vivant dans le palais des pluies… On avait emprisonné un colibri dans une serre sombre, et on avait mal pour elle, nous qui partions en hordes en Italie pour voleter au temps des vacances ! Je vois encore quelque part – chez ma bonne Edmée je crois – une boîte de biscuits en métal avec la photo du jeune couple princier.

Je viens donc d’une famille royaliste, et le suis restée à mon tour. J’aime notre famille royale sans rien remettre en question, dans une confortable continuité.

J’ai vu le roi Albert et la reine Paola alors qu’ils étaient encore Prince et Princesse de Liège à Turin, et leur avais trouvé la beauté des gens simples et gentils. Je me souviens qu’alors que la gentry turinoise paradait en noir grand soir – pour un cocktail à 19 heures – et était bardée de bijoux, le Prince et la Princesse portaient du gris et du beige, avec beaucoup de décontraction. J’étais dans la même pièce, mais ne les ai pas approchés (pour ceux qui croiraient que j’ai fait tchin-tchin contre les verres princiers … eh bien non ! Et ça m’arrangeait bien, car je n’avais plus pratiqué ma révérence depuis le départ de Mademoiselle).

Une renaissante…

Mon dernier recueil de nouvelles, La rinascente* * La renaissante, est sorti. Il a déjà eu quelques notes de lecture « officielles » et puis d’autres ici et là. De quoi ça parle ?…

Il me semble que ça parle de la force de la vie, celle qu’on trouve pour rebondir ou s’ancrer dans une situation qu’on déteste mais refuse de changer. Comment on « s’arrange », consciemment, inconsciemment, obstinément, bêtement, sagement, avec les déceptions inévitables qu’une vie impose.

Ces hommes qui ne sont pas fidèles – mais le sont-elles, leurs compagnes ? car la fidélité va bien au-delà de celle des corps -, ces mariages de jeunesse issus de bonnes intentions bien fragiles au contact de la routine, ces deuils dont l’absent prend toute la place et la garde chaude dans un cœur qui ne battra plus pour un autre amour, ces décisions étranges et souvent secrètes destinées à rendre le malheur moins mordant, ces hommes que l’on aime sans autre raison que… parce qu’on les aime, ces premières amours qui toute une vie hanteront les rêveries interdites, ces peines insurmontables qui se surmontent si bien, ces pardons que l’on peut accorder, ceux qu’on refuse pour punir et punir encore et y trouver une amère sève de vie, ces éblouissements amoureux qui foudroient quand on se croyait éteints…

Je vous livre ici la note de lecture d’Armelle Barguillet Hauteloire, qui est la dernière parue…

Je l’avoue, j’ai refermé ce livre avec nostalgie, tant l’auteur sait nous rendre proche les personnages de ses huit nouvelles écrites d’une plume délicate et précise, avec l’œil aiguisé de quelqu’un qui connait bien le cœur humain, particulièrement celui des femmes, et nous emmène à sa suite dans des pans d’existence qui tour à tour se parent d’incertitudes, de refoulements, de surprises, de nostalgie ou de rancœur. Chacun de ces courts textes est un roman à lui seul, une vie en raccourci saisie sur le vif avec un suspense qui accélère habilement notre lecture. Tous ont leurs perspectives, leurs mystères, leurs inquiétudes, tous nous dévoilent des secrets inattendus, des caractères forts ou fragiles, des ambitions refoulées ou affirmées, des tensions soudaines, d’autant que le charme de l’écriture contribue à créer mieux qu’un décor, une atmosphère.

Edmée de Xhavée a une jolie plume, elle sait attacher de l’importance à de menus détails qui confèrent à ses nouvelles un indiscutable envoûtement. Les objets, qu’elle pose ici et là, ont bien entendu une âme et sont décrits de façon subtile afin de mieux situer l’action et les personnages, à les arrimer dans une actualité, à les environner de manière à ce que le livre devienne également un tableau, que le lecteur voit surgir des images qui se placent à la fois dans le mouvement et dans le temps.

Chacun aura sa préférence pour l’un ou l’autre des récits qui tous les huit sollicitent notre imagination et notre sensibilité et ouvrent une fenêtre ou une porte sur un devenir. Le décor immédiatement planté, on entre de plein pied dans ces moments de vie, dans ces amours perdus ou retrouvés, ces sentiments floués, ces belles énigmes du passé qui resurgissent comme pour justifier une actualité poreuse. Que d’amours en suspens, que de joies remémorées dans le silence d’une solitude, que de chemins parcourus avant qu’une rencontre fasse basculer un doute, engendre un renoncement, que de visages doucement flétris par l’usure des jours, enfin que d’espérance mise au tombeau ou ressuscitée de façon soudaine et émouvante.

J’avoue avoir eu un coup de cœur particulier pour une merveilleuse nouvelle titrée « Louve story » qui se conte à deux voix, celle de l’ancêtre Octavie et de la contemporaine Louvise, deux jeunes femmes pénétrées par la fatalité d’amours irrévocables où le temps remonté justifie le temps présent et en légitime le sens. Un conte davantage qu’une histoire où le parfum des sous-bois vous prend au cœur et à la gorge quand l’air se charge « de l’odeur des graminées et des troncs chauds. »

Une autre m’a plu infiniment aussi « La sonate à Malgorzate » où Dacha tente de se persuader qu’elle est la petite fille de … On se promène de Saint-Pétersbourg à Kiev durant les affrontements de la guerre de 14/18 et de la Révolution russe. Et puis il y a le phrasé du piano en filigrane qui occulte les atrocités des combats. Une histoire en pointillé qui redistribue les cartes d’un destin. Oui, Edmée De Xhavée nous propose avec « La Rinascente » peut être son plus beau livre, celui le plus chargé de poésie, de fulgurances, jusqu’à ce tombeau où l’on sait bien que l’amour, comme la vie, n’est là qu’en état d’attente.

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

Mais il y en eu d’autres, comme celle de Denis Billamboz et d’Albert Moxhet.

J’aime toujours comparer l’impression de Denis Billamboz et la mienne, ainsi que celle des autres femmes : un monde de différence, et c’est intéressant de réaliser qu’il y a plus d’un mode de lecture et de sensibilité, et que si les hommes viennent de Mars, les femmes viennent bien de Vénus, et pas dans le même vaisseau…

Le recueil prend son titre de la première nouvelle, où on suit à Turin une femme en train  de renaître, après une vie sans grands drames si ce n’est un divorce comme baisser de rideau. Plus toute jeune, elle rassemble le peu qui lui appartenait dans cette existence de mère et épouse qui l’avait dissoute : sa connaissance de l’italien, un plaisir rien qu’à elle dans lequel elle s’était évadée,  et qu’elle décide d’utiliser. Ce petit rien, ce petit peu, c’est le départ de sa nouvelle vie. Turin a donc imposé la couverture, avec le détail duveteux d’une des pièces du Palais de Stupinigi.

Oui oui, on peut le commander, mais pas sur Amazon… On peut le commander en librairie, ou sur le site de mon charmant éditeur Chloé des lys. Et comme l’équipe de Chloé des lys est composée de bénévoles et qu’on prévoit les carambolages d’avant l’été, les dernières commandes seront acceptées le 1er juin 2017, après quoi on prévoit les vacances, aucune commande n’est faite. Mais est-ce si grave ? Septembre sera vite là (oups, que ça passe vite…) et tout reprendra son cours. L’impatience débouche sur une rapide satisfaction suivie d’une encore plus rapide lassitude… Attendre renforce le plaisir d’enfin toucher à l’objet désiré. C’est comme en amour !

Bienvenue en Absurdialand… Papiers s’il-vous-plaît

Ou le labyrinthe infernal vers un autre pays…

C’est en 1972 que je suis partie vivre en France. Heureuse et en grandes pompes puisqu’accompagnée d’un camion de déménagement et de bien des projets. A moi la Provence, le soleil, les olives et les cigales. La France faisait partie du “Marché commun” mais la nouvelle n’avait pas gagné les bureaux des imbéciles, ce qui me valut, ainsi qu’à mon amie Adèle, de vivre les horreurs du chaos administratif.

Heureusement que ces épisodes sordides trouvent toujours, en fin de compte, le jour où enfin… on peut en rire, mais nous ne riions pas trop alors.

Ellis Island

Comme petite mise en bouche, imaginez donc la visite médicale pour “avoir l’autorisation de vivre en France”. Visite médicale rue de Sylvacane à Marseille. Ce fut un miracle d’y arriver en bonne santé et d’en ressortir dans le même état. Tout le monde était convoqué à la même heure, et se partageait jalousement la vingtaine de chaises qui s’alignaient le long des murs sales – non, immondes – dont le crépi tombait, entourant une vieille table sinistrement installée sous une ampoule qui oscillait au bout d’un fil électrique servant de support à une quelques guirlandes sales, oeuvre d’araignées fileuses. Au centre de la table, un petit cendrier, seul réceptacle où, revenant de la “prise de sang” (une pompe à sang de l’épaisseur d’une aiguille à bas), on déposait soigneusement son petit morceau d’ouate ensanglanté sur les autres, formant une montagne de flocons rouges assez peu hygiénique. On était aussi appelés, pour l’analyse d’urine, à déposer notre offrande dans un pot de chambre que l’on allait remplir à tour de rôle dans une des deux toilettes à disposition, et puis on revenait triomphants avec notre précieux calice dans la fraiche salle d’attente – et pendant ce temps-là on nous avait piqué notre chaise puisqu’on devait être 50 à se partager les lieux.

Quant à la visite médicale elle-même, les normes de discrétion et de dignité en étaient touchantes : on se déshabillait dans une cabine faisant partie d’une file d’une dizaine d’autres semblables, et l’infirmier oubliait lesquelles étaient vides ou occupées, aussi ce n’étaient que cris aigus et indignés ici et là. Quand enfin on venait nous quérir par l’autre porte et que le médecin nous inspectait comme si nous étions un cheval de reproduction, les portes des cabines contenant des voyeurs s’ouvraient en nombre pour suivre l’opération.

On payait, en plus, pour cette exquise expérience, illégale puisqu’entre la France et la Belgique il y avait des accords appelés “marché commun”.

Ensuite, pendant des mois avant d’avoir un travail, il nous fallut aller à la police d’Aix-en-Provence pour avoir le renouvellement du permis de séjour. Un banc de 5 personnes, et 40 candidats attendant depuis 7 heures du matin car seuls les premiers passaient. Un policier au nez velu dehors et dedans, au gros ventre rempli d’arrogance, parfaitement ignoble, faisait les cent pas devant le banc en nous toisant d’un air suffisant, et ne se privait pas de hurler à la moindre vétille. On s’attendait à finir en prison pour avoir dit qu’on devait aller aux toilettes…

Mais l’Italie ne fut pas mieux sur ce plan, Italie chérie où je partis en 1985. Pas de visite médicale heureusement. Mais la course de l’écureuil dans sa roue pour trouver par où commencer. En effet pour m’inscrire comme demandeuse d’emploi je devais d’abord avoir mon permis de séjour délivré par la police des étrangers, et cette dernière ne voulait me l’accorder que si j’avais un emploi… Oléééééééééé!

J’ai donc fini par trouver “un emploi” de quatre ou cinq heures par semaine, ce qui résolut momentanément le casse-tête. Mais parfois un policier, sentant l’eau de toilette, la moustache cirée, le cheveu de velours et une grandissime conscience de l’uniforme me posait des questions de profileur sur cet emploi, et refusait avec superbe de prolonger mon séjour. Je retournais donc le lendemain, guettais s’il n’était pas là, et espérais tomber dans les pattes d’un policier aimable ou distrait.

Mais là aussi, le traitement des étrangers était pour le moins inélégant. Devant cette porte également, prière d’être devant à 7 heures alors que les bureaux ouvraient à 8. Une file sur le trottoir geignait J’ai mal aux jambes. Et bien entendu, l’indiscipline de l’Italie faisait exemple sur les nouveaux arrivants, il y avait toujours quelqu’un qui arrivait à 8 heures et venait bavarder gaiement avec son meilleur ami devant moi, puis un autre, et un autre encore. De temps à autre notre sentinelle – armée! – juste devant l’entrée exhibait son arme, la pointait sur nous et hurlait “Tous le long du mur, une file d’une personne! Tout de suite!” et les choses semblaient rentrer dans l’ordre pendant quelques minutes (sauf que je n’avançais jamais dans la file, dépassée en permanence par les amis innombrables de la personne devant moi). Un jour j’ai rusé et me suis avancée en disant d’un air angélique qu’on me dépassait tout le temps et j’ai pu passer avant tout le monde, deux anges me suivant en trompettant et deux diablotins scandant “elle vous a eus, elle vous a eus!”

Quant aux Etats-Unis, où je suis partie en 1995, ça a eu son piquant aussi. Visite médicale, bien entendu : j’aurais pu amener le sida, c’est évident! Mais au moins, c’était d’une propreté de laboratoire dans un film de science fiction (pareil pour les cabinets de dentistes mais là… je me perds!). Ensuite, bien que je me sois mariée là-bas devant un juge américain, dans son bureau tristounet, entre la photocopieuse et l’imprimante… en attendant ma carte verte je n’avais pas le droit de me faire remarquer. Comprenez : on avait mon adresse, on savait où j’étais, mais officiellement je n’y étais pas (on ne savait d’ailleurs pas où diable je pouvais être, puisque je n’étais ni là ni ailleurs). J’avais quand même ma carte de crédit, ma carte de bibliothèque, mon assurance médicale… sans être là.

Ceci pour expliquer que ceux qui croient que parce qu’il y a des normes, des règles et des procédures, y a qu’à… se trompent. Il faut savoir naviguer sans sextant une fois qu’on s’embarque dans l’administration d’un pays qu’on ne connaît qu’en film ou rêves.

Vacances et finances…

Lovely Brunette adorait voyager. Mon papounet lui en avait donné le goût pendant leurs années de mariage. Voyage de noces sur les lacs italiens. Et même si elle a passé sa nuit de noces dans un hôtel mal-nommé “Hôtel de la cloche”, elle a aimé l’Italie et puis surtout, pouvoir raconter et raconter encore, au retour, la luxuriante beauté des palmiers et pins bordant les rives d’un lac, ouvragées de balustrades de pierre accompagnant escaliers ou sentiers s’élevant de l’embarcadère vers les secrets des villas aux volets fermés sur la fraicheur.

Ils y sont retournés après ma naissance, et elle aimait aussi, éperdument, les séjours dans la villa de Nismes, en famille.

Mammy Nismes 1949

Nismes en 1949

Il y avait aussi la mer, et la Suisse – qui représenta mon premier voyage en avion – , Nyon, Montreux, Genève.

Quand leur mariage a pris fin, elle a dû renoncer à bien des choses mais jamais n’a abandonné son goût du voyage. Elle est allée au Portugal, retrouver Vladimir, le chimiste de la tannerie, ce Russe né en Mandchourie qui avait trouvé son chemin jusque dans notre vie familiale, et s’était installé à Porto avec sa femme Olga et leurs enfants. Elle voyageait en dame, par la célèbre Agence Cook. L’Agence Cook la conduisit aussi en Grèce.

Grèce 1955

Grèce, 1955

Elle retourna en Italie avec une amie. Et puis, mon frère et moi avons grandi comme des plants de pois de senteur. Et puis il y avait désormais des agences moins prestigieuses que Cook qui se chargeaient de concocter des voyages pour tous. Moins chères.

C’est ainsi que nous sommes partis en Italie avec Hôtel Plan. Elle était très hésitante, car elle aimait se déplacer en “dame”, gâtée par l’habitude de longues années. Les prix Hôtel Plan la ravissaient, mais si elle l’avait pu, elle aurait demandé qu’on lui soumette le nom et le CV de tous les gens qui feraient le même voyage pour se préparer.

Un taxi très malodorant nous a embarqués sur la place Vieuxtemps au petit jour, mon frère et moi hébétés, ma mère lançant des regards suspects sur les deux autres personnes qui attendaient au même endroit. Nous sommes allés à la gare de Trois-Ponts, et de là avons pris un train pour Milan où nous changerions pour Rimini, où elle était allée un an ou deux plus tôt avec son amie.

Et elle a compris qu’Hôtel Plan ne serait jamais Cook…

Dans notre compartiment se trouvait une aimable dame horriblement bavarde qui voulait nous étouffer de caramels et se nettoyait la nuque avec un tampon d’ouate imbibé d’eau de Cologne, qu’elle montrait ensuite fièrement alentour pour que l’on admire à quel point elle était sale la minute d’avant… Lovely Brunette n’était pas vraiment intéressée par ce point, et au contraire, aurait apprécié ne pas être informée. Et elle aurait désiré lire en paix. Mais la dame nous annonçait le nom de toutes les gares, détaillait le contenu de sa valise, espérait qu’on ne nous “bourrerait pas de macaroni”, se re-nettoyait la nuque, se massait les chevilles qui gonflaient, nous offrait des caramels que nous refusions, nous faisait un interrogatoire digne du KGB sur nos “succès” scolaires, se demandait ce qu’on mangerait le soir… Bref, jamais Lovely Brunette n’avait autant attendu la nuit pour qu’enfin la conférencière se taise.

Une fois arrivés, l’hôtel n’avait rien des palaces victoriens dans lesquels elle descendait habituellement, mais tout d’un bloc de ciment avec des fenêtres. Il était toutefois très confortable et il nous suffisait de traverser la route pour être sur une plage où nous allions nous aligner parallèlement aux autres. Des hauts parleurs hurlaient de la musique – une dizaine de succès en boucle que nous aurions pu chanter par coeur après trois jours -, les enfants braillaient, ça sentait l’huile solaire, on entendait claquer les pages des magazines et toutes les heures les dames en bikini changeaient la face à rôtir. Nous, mon frère et moi, nous sommes transformés en lépreux et avons laissé s’envoler des couches de peau au vent joli…

Bien entendu… ce n’était pas la plage réservée d’un ancien palace à laquelle elle était habituée. Mais elle savait, avec adresse, obtenir des privilèges d‘exception, toujours. On nous avait mis à une moche petite table près des toilettes, qu’elle refusa avec superbe. Et on se retrouva devant la baie vitrée. Elle fit remarquer au maître d’hôtel – cérémonieux dans un pimpant uniforme, avec une moustache en lacet et une chevelure gominée luisant de tous les feux du plafonnier – que nous n’avions pas assez de beurre au petit déjeuner, ce qui nous amusa beaucoup pendant tout le séjour car il arrivait chaque matin en lui demandant “Vouzavézassé dé bourré?”. On en avait trop, du coup. Et il lui fit “gagner” – en le lui faisant comprendre grâce à une multitude de clins d’yeux empressés – une bouteille de Moscato lors d’un quizz vintage.

Ce furent nos premières vacances Hôtel Plan, qu’elle surnomma gaiement Hôtel Crasse. Bon, les moyens n’étaient plus ce qu’ils avaient été, et comme elle avait de l’humour et de la gentillesse, et l’art de se faire choyer un peu plus que les autres membres du groupe… eh bien nous avons fait bien d’autres vacances avec cette agence, et nous sommes toujours amusés.

Et la dame qui voulait changer de chambre pour ne pas être près de l’ascenseur, qui refusait la table du groupe mais aurait aimé une table personnelle, qui demandait plus de beurre ou de pain, faisait réchauffer un plat refroidi, qui renvoyait un vin bouchonné… c’était elle, vérifiant qu’elle était toujours bien celle qui, autrefois… voyageait en dame avec l’Agence Cook.

Retour sur les lieux d’une autre vie…

Et voilà que je suis retournée en voyage à Turin. J’ai fait mieux que les mousquetaires puisque moi c’est 26 ans après. A l’époque, on faisait moins de photos, d’autant que je pensais rester à Turin jusqu’à ce que mort s’ensuive. Enfin, je n’avais pas de plan mais certainement pas celui d’en partir. Et puis j’ai bien dû le décider quand même. L’éternelle chansonnette selon laquelle on ne fait pas tout ce qu’on veut dans la vie, ou qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. En tout cas Ce que femme veut, Dieu le veut n’a pas fonctionné à cette occasion, et ce fut plutôt Ce que Dieu a décidé, femme s’y plie

Et voici donc que je m’y retrouvais… et que la première chose que j’aie faite fut de courir tout en bas de Corso Vittorio (Emanuele) pour apercevoir la muraille de collines tendres sur l’autre rive du Pô… C’était comme si je manquais d’air et devais absolument absorber une bonne bouffée de ce vert tiède et bruissant sous la brise, et en effet, la vision m’a apaisée. Quelque chose en moi était rentré chez lui.

Valentino - Panorama

 

Pzza Vittorio Veneto

Je me suis retrouvée dans le quartier où j’ai passé  ma première année turinoise. C’est cette année qui a fait pénétrer la ville dans ma peau, mon cœur et ma mentalité. C’est aussi cette année qui a forgé une bonne partie de ma personnalité. Car j’y suis partie seule avec ma valise et une malle. Avec quelques adresses qu’on m’avait données de gens qui allaient certainement m’aider, et assez de naïveté pour le croire. Sans les adresses et la naïveté, je n’aurais osé partir.

Oh il y eut bien, malgré tout, une aide qui m’arriva par un chemin très alambiqué : un Prince (oui, oui…) italien habitant Bruxelles avait un secrétaire originaire de Turin. J’ai reçu le numéro de téléphone du Prince par le secrétaire d’un ami (ça se complique déjà). Le secrétaire du Prince avait une sœur dont le petit ami (oui, je sais, il faut faire un schéma…) était Français et travaillait dans une école de langue. J’ai donc appelé le petit ami, l’ai rencontré avec sa fiancée, (la sœur du secrétaire du Prince, ceci pour tester si vous suivez bien) et il avait une copine qui travaillait dans une autre école de langue que lui et qui finalement m’a déniché quelques heures de cours privés dans l’école. On ne doute de rien quand on part à l’aventure, et voilà… Ce fut le début !

Mais alors que j’attendais ce premier travail, avec un petit pactole qui maigrissait chaque jour, je m’accordais le droit à ne pas stresser. Tous les matins je buvais un capuccino sur une balancelle d’un café au coin du Corso Vittorio et la Place Carlo Felice (et les volets de fer aujourd’hui sont baissées, parlant d’abandon…) ou bien, une fois le froid venu, j’allais dans une pâtisserie-bar pour un croissant et un capuccino. Elle est toujours là mais la dame qui disait buon di d’un ton si joyeux doit être pensionnée et n’avoir plus qu’à se soucier de son plaisir du jour.

Et là, pendant ce retour éclair et éclairant, tout était tel que je l’avais vu. Il est vrai que des avenues aussi majestueuses ne peuvent changer, pas plus que les jeux d’ombre et de lumière entre les colonnades. Les places spacieuses, le faste d’une ville qui, ne l’oublions pas, était une ville royale, nèh… (nèh est le « hein » piémontais). Il y avait toujours les ristoranti con dehors (jardin), les garçonnières je présume n’avaient pas disparu, les enfants criaient encore alé, et j’ose penser que quelques blagueurs étaient debout derrière un comptoir ou l’autre d’un bar, faisant concurrence à Marius, car en piémontais, les blagueurs sont les vantards. Sous les portiques de Piazza Castello des chanteurs de rue improvisés autour de deux musiciens s’amusaient à célébrer la Mala femmena, cette mauvaise femme briseuse de cœur chantée par Toto’…

Il y a 30 ans, sur la Via Roma

 Il y a 30 ans, Via Roma…

Portiques - Via Roma 1

Inchangée aujourd’hui…

 

Voici d’ailleurs enfin que Turin cesse d’être aux yeux des gens une « ville industrielle » d’où ne s’élèveraient que cheminées et fumées poisseuses, et qu’on vient pour en admirer l’incroyable beauté et savourer ce que contient la manne du Piémont. Parce qu’on est loin ici de « la cuisine italienne » que l’on croit connaître, on est au Piémont, et les vins nous arrivent des collines et de ce voluptueux Monferrato où dit-on, les femmes ont une beauté exceptionnelle que je n’ai pu vérifier, mais par contre les vins ont une robe et un toucher du palais qui forcent le passage d’un « mmmmmmmmmh » quelque peu sensuel entre des lèvres que l’on fait onduler de plaisir. Et honneur soit fait aux antipasti, d’une variété sournoise car on en mange toujours trop, gloire soit rendue à la viande, aux agnolotti, au robbiola, au chant de la table depuis l’apéritif au digestif…  et déjà autrefois j’aimais la carne all’albese, la bagnà cauda, la frittata di asparagi, il risotto al tartuffo bianco… Ah, la « grattata » de truffe blanche en saison, le luxe que l’on sait en être un ainsi qu’un privilège…

Portiques chanteurs de rue

Mala femmena…

L’élégance des vitrines, des étalages, et les cafés anciens décorés comme des pièces de palais royal, avec des miroirs, colonnes de marbre, plafonds à caissons, fresques, caisses enregistreuses ayant la ligne noble d’un objet d’art.

Et puis… regardez là, en haut… un appartement derrière les fenêtres duquel un plafond de chambre royale parle d’amour du très beau… un très beau qu’on ne voit que le nez levé.

Fenêtre ouvrant sur appartement de luxe

J’ai vécu dans pas mal d’endroits. Mais Turin s’est encastrée entre mes côtes, a pénétré ma peau et teinté à jamais ma manière d’être…

Le cadeau de fin d’année : un palpitant mystère !

Collegno, c’est près de Turin. Et c’est là qu’une histoire aussi étrange que celle de Martin Guerre s’est inscrite sur la silhouette des Alpes enneigées. Lo smemorato di Collegno (l’amnésique de Collegno) reste un point d’interrogation suspendu sur le smog, sur le cours du Po, sur le flux de ce Corso Francia sans fin, sur les flancs du cheval de bronze de la place San Carlo.

On ne saura jamais.

SmemoratoLe matin du 10 mars 1926, on surprit un homme qui était en train de dérober un vase de bronze dans le cimetière israélite de Turin.

Cependant, une fois arrêté et mis en présence du juge, le sieur larron ne se souvint de rien, et finit ainsi, au lieu d’en prison, dans l’asile d’aliénés de Collegno, où il devint le numéro 44170.Ce n’est qu’au bout d’un an que quelqu’un prit la peine de publier sa photo de profil – et barbue – sous la question judicieuse de  « Qui le connaît ? »  dans La domenica del Corriere. On le décrivait comme « cultivé », parlant bien l’italien, d’environ 45 ans.

Il faut dire que cette rubrique s’appelait normalement « Qui l’a vu ? » car, dix ans à peine après la guerre, on cherchait encore bien des disparus dans les tranchées ou les replis de la mémoire et recoins géographiques divers. Beaucoup reconnurent le larron paumé comme leur parent, notamment une certaine Giulia Canella, de Vérone, qui retrouva dans sa personne son mari bien aimé, le professeur de philosophie Giulio Canella, disparu à Noël 1916 lors de la bataille de Nitzopole en Macédoine. Giulio ! Toi ! Enfin ! Dans les bras de ta Giulia bien aimée ! Et hop, voici le couple réuni, parcourant amoureusement les lieux de villégiature après dix tristes années de séparation.

Il est à noter que le frère de Giulio, lui, ne reconnut pas l’inconnu, à qui il manquait notamment une cicatrice et un grain de beauté. Mais qu’ensuite, après avoir reçu une lettre poétique, enflammée et digne d’arracher des larmes à un robot du malheureux malade, dans laquelle il lui énumérait tout ce qu’ils avaient en commun en tant que frères – la pilosité du torse, l’amour de la montagne, le souffle court, les incisives etc… – il ne sut plus que penser.

L’idylle de Giulio et Giulia fut interrompues par l’outrecuidance d’une certaine Rosa Negro qui reconnut elle aussi, en ce numéro 44170, son mari qui avait fui le domicile conjugal. Ciel! Giulio n’était donc en réalité que Mario Bruneri, typographe et petit escroc contre qui trois ordres de capture étaient lancés pour plusieurs sottises. Mario avait toujours eu soin de laisser ses empreintes digitales un peu partout, ce qui permit de constater que c’était bien lui ! Bon… la police avait aussi ses torts : finalement on n’était pas si sûrs que ça que les empreintes soient identiques, d’autant qu’on avait sur Mario des informations discordantes à la police.

Dans le doute, abstiens-toi. On remit donc Giulio-Mario l’inconnu à l’hôpital psychiatrique, en attendant d’y voir clair.

C’est alors que prit naissance un procès resté célèbre, qui avait en plus l’avantage de distraire allègrement du fascisme qui grimpait trop vite et bien au goût de beaucoup, tandis que la Lire plongeait, que Mussolini créait une taxe sur les célibataires et augmentait celle sur le sel. Cette diversion tombait à pic et était exploitée comme un feuilleton. Les feux de l’amour… Il y avait les « Canelliani » et les « Bruneriani », tous aussi fermement convaincus que l’ancien pilleur de cimetière était leur bien aimé. D’autant qu’une petite fille était née des chaleureuses et amoureuse retrouvailles de Giulia et Giulio Canella.

Et les différences entre Canella et Bruneri ne manquaient pas : Bruneri mesurait 1m73 et chaussait un petit 41, alors que Canella s’élançait vers le ciel de son mètre 77 et chaussait du 44. Canella jouait du piano mais l’inconnu ne connaît rien à la musique ; l’écriture n’est pas  identique, mais ressemble un peu à celle de Bruneri le mari-larron au large. L’inconnu se plante sur plusieurs questions de culture que Canella aurait connues, mais par contre il reconnaît sa chaire de professeur à Vérone et peu à peu se souvient de détails de sa vie véronaise. Il n’en parle pourtant pas le dialecte alors qu’il connaît bien le piémontais. Mais… il a disparu 10 ans… il a pu apprendre.

Finalement, en 1928, sur foi des études digitales, le tribunal de Turin trancha : Giulio n’était pas Giulio mais bien Mario, le petit truand qui laissait ses traces de doigts partout !

Désespérée, Giulia Canella attaqua le verdict. La cour d’appel de Turin déclara qu’on ne pouvait pas certifier que les empreintes du voyou typographe étaient bien les mêmes que celles du « smemorato » (qui ne se souvenait toujours de rien…), et ce fut à Florence que le rideau tomba sur cette farce en 1931 : le tribunal, une nouvelle fois, décida que le smemorato était Mario Bruneri. Celui qu’il n’avait certainement pas envie d’être ! D’autant qu’un second enfant était né du couple Canella… mais qui portait, comme l’autre,  le nom de Bruneri !

Que fit-il ? Que firent-ils ? Il fit un an de prison, et puis… Giulia, Giulio et leurs enfants prirent le bateau  et s’en allèrent au Brésil, où il devint Julio et écrivit des livres et des essais. Il y mourut en 1941.

Trente ans plus tard… un document signé par le cardinal Giovanni Bennelli, secrétaire d’Etat de la Cité du Vatican, révèlera que le smemorato de Collegno était bel et bien le professeur Giulio Canella, et que les enfants ne devaient plus être considérés comme … illégitimes.

lo smemorato toto

Et ça a donné lieu à un film comique avec Toto’….

Je vous l’ai dit… on ne saura jamais vraiment ! Bonne année quand même !