Terreur à la carte

Je me souviens du “choc culturel” ressenti en arrivant aux USA. Plutôt, en y mettant racine, moment où on « se rend compte » de la réalité quotidienne. A la télévision, c’était le pain quotidien de terreur : documentaires sur des serial killers connus, leçons de survie (genre les recettes de grandma, mais là c’était plus musclé) où on vous donnait des trucs simples et efficaces pour résister à un home jacking (par exemple, pour avoir un enfant sain, dynamique, responsable et bien préparé genre viking au combat, il dormait avec une corde à nœuds et une lampe de poche sous le lit, prêt à sauter par la fenêtre pour aller chercher des secours dans la nuit – froide et neigeuse si possible – en suivant un itinéraire qu’on lui faisait parcourir régulièrement au triple galop ; quant au reste de la famille, chacun avait son rôle délicat qu’il répétait mensuellement aussi, pour ne louper aucune étape une fois le grand jour venu…), à un car jacking (même genre de répétitions). Que la possibilité que ça leur arrive était pratiquement nulle, ça ne les effleurait pas, et ainsi l’angoisse se revivait à chaque répétition générale, à l’idée que Kevin, tu dois descendre plus vite le long de ta corde, et ne pas écraser la plate-bande, et quant à toi, darling, tu dois changer de pantoufles car celles-ci glissent sur le carrelage, je ne veux pas avoir à te ramasser en plus de tenir les intrus en respect…

Une de mes amies me racontait comment, lors de la célébrissime époque de la Baie des cochons, à l’école on leur faisait un entrainement à la guerre, hop sous les pupitres, hop on court dans les caves, bravo les enfants mais pas toi Dorinda-Lee, tu as encore demandé à Brendan de t’aider à courir, tu dois mieux t’entrainer à la gym…

Tout le monde se souviendra du Y2K, l’apocalypse de la fin de millénaire, annoncée jusqu’à plus soif. Des mois à l’avance, la presse (notre distributeur de grandes vérités pour notre bien) détaillait les possibilités atroces en vue : tous les ordinateurs du monde allaient s’arrêter à minuit car leurs dates n’étaient pas prévues au-delà de 1999. Aucun « savant » n’avait pensé que peut-être le monde continuerait après ça, pas même chez Apple dans les modèles 1999. Non. On était foutus. Car tous les systèmes de sécurité, d’éclairage, de monitoring etc… allaient finir en feu d’artifice. Un chaos de film d’horreur. Au travail on me téléphonait pour me proposer, à un prix vraiment fantastique, d’acheter je ne sais quoi qui prolongerait la survie de mon ordi – il fallait toutefois que moi je survive à l’effondrement de tout le reste, mais en tout cas mon ordi serait tout fier et tout vivant – et je demandais au télévendeur s’il avait le cerveau complètement formé pour en être réduit à ça…

Le personnel des hôpitaux et des entrepôts militaires volait les masques pour les revendre (si jamais ils survivaient, ils seraient riches, ça donnait tout de suite un objectif stimulant) car bien entendu, les conduites de gaz allaient sauter, ainsi que tout ce qui était toxique sur la terre.

Les rayons des supermarchés se vidaient, il semblait que les candidats à la survie considéraient que le plus excitant serait d’avoir du sucre en quantité car plus de sucre en vue, tant pis pour les autres bien entendu.

Mon amie, toujours elle, rodée à cette culture, se désespérait : son voisin infirmier lui avait dit qu’il n’y avait plus de masques volés à revendre. Mais elle avait entendu dire qu’il fallait acheter du scotch tape en quantité pour bien isoler portes et fenêtres, afin que les nuages mortels restent au dehors, et aussi pour réparer une vitre brisée par les explosions en tous genres qui ne manqueraient pas. Elle avait des montagnes de sucre, de biscottes, de papier de toilette, de café, un camping gaz, des lampes de poche. Mais elle angoissait : s’il lui manquait quelque chose ?

Moi j’avais acheté un surplus de bougies… Rien d’autre. Je n’avais pas peur, pas par héroïsme mais je ne croyais à rien du tout de ce scenario ridicule. Elle était inquiète pour moi, gentille amie sincère. Je la faisais rire en lui disant « s’il te manque quelque chose, tu prends un marteau et tu vas le demander aux voisins, les menaçant de casser leurs vitres s‘ils refusent ». On riait quand même, moi vraiment, et elle parce qu’elle en avait bien besoin. Et puis le « réveillon » approchait, le dernier peut-être. Elle n’avait pas la tête à fêter la fin du monde. Et je lui ai dit : « regarde à la TV le passage au nouveau millénaire en Australie : si ça pète, tu auras encore le temps de courir dans ta cave, sinon prépare le champagne ».

Ma Lovely Brunette et moi nous sommes fait nos vœux par téléphone, je lui ai demandé si elle avait pris des précautions… « oh oui, j’ai acheté une bougie ».

La terreur à la carte a débarqué ici.

Il faut raison garder !

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Les envieux en habit – chatoyant – de scène

Combien de comédiens, natural born liars, ne connaissons-nous pas ? Ces gens qui à peine endossent-ils l’habit de scène et s’arrêtent-ils sous les projecteurs, dès l’enfance parfois, ne quittent jamais les planches, se condamnant à n’être aimés que pour qui ils font semblant d’être et pas pour qui ils sont ?

La petite gentille dont les yeux angéliques pèsent déjà tout le mal qu’elle pourra faire ; le petit qu’a-peur-de-rien et qui n’attend qu’une chose : qu’on le supplie de ne pas sauter de 5 mètres, de ne pas plonger du haut du rocher, de ne pas aller casser la figure au gros de la classe ; le faux zélé, roi de la délation, qu’on ne soupçonne donc jamais de faire ce qu’il pointe du doigt …

J’en connais beaucoup finalement, et plus le rôle a pris de l’importance, plus la personne est malheureuse. Et plus elle est malheureuse et plus elle est envieuse. Et plus elle est envieuse plus elle est peu à peu mise à l’écart par les spectateurs ou co-acteurs qui ont fini par comprendre qu’ils ne savent pas en face de qui ils sont vraiment.

Et elle nuit, cette personne envieuse et malheureuse, puisqu’elle vit la vie d’une autre, imaginaire et idéale, à laquelle elle sait ne pas ressembler. Hélas. Alors que les autres, eux, ont tant de chance ! Quelle injustice… Et elle envie, donc…

Elle voudrait la vie d’un ou d’une autre. Elle imite cet autre. Elle s’imprègne de ses gestes, son style, ses intonations; elle fait, fidèlement, les mêmes activités ou vacances qu’elle; elle cherche à entrer dans le cercle des intimes de cet autre, pour les intéresser aussi.

La femme seule et ravie de l’être, avec ses copines hyper actives et son agenda débordant, mais qui se transforme en oracle funeste quand une de ses amies fuit le groupe pour un amour qu’on n’attendait plus. Elle se donne bien du mal pour faire sombrer l’affaire afin de démontrer que voilà… on est tellement, mais tellement mieux sans homme, sans l’illusion d’un amour à servitudes qui bientôt ne sera plus que servitude. Comme elle. Tiens, buvons un coup aux illusions perdues et oublions cette romance ridicule.

L’homme qui a « réussi son mariage » comme s’il s’agissait d’un concours d’entrée dans la classe supérieure, c à d qu’on ne l’a pas largué, ce qui n’est pas tout à fait signe d’entente conjugale mais… bon, c’est un autre sujet passionnant que celui-ci ! Il donne des conseils aux autres, pérore sur leur devoir d’endurance et de compassion, sans expliquer que lui, s’il tient le coup, c’est parce que de sa femme, il s’en fiche, et qu’il la trompe depuis toujours.

Le boute-en-train de service, toujours le mot pour rire, l’attitude je-m’en-foutiste en racontant les anicroches de la vie quotidienne, de simples péripéties si on y pense, n’est-ce pas ? On se l’arrache car son insouciance fait plaisir à voir, sauf à ses proches qui le voient passer de Jean-qui-rit à Jean-qui-pleure en refranchissant le seuil de sa maison, jaloux, envieux de ce couple de parvenus à qui tout sourit…

La psychiatre née, détachée, distante, à l’abri de la vie derrière une sérénité assez bien imitée, souriant avec indulgence aux remous des autres vies, conseillant ce qu’elle n’a jamais besoin d’appliquer puisqu’elle, elle ne vit pas. Elle ne dort pas, d’ailleurs, ne digère pas, n’aime pas, et se plaint des « autres » ou des « gens », dont elle ne fait pas partie, car ce n’est pas elle qui…

Ça vient dans tous les modèles et toutes les couleurs, tous les âges et tous les sexes, y-compris celui des anges. C’est souvent insomniaque, ne peut plus manger ceci ou cela, ne supporte pas un tas de choses – petit appel du pied discret à une compassion admirative pour quelqu’un qui affronte aussi noblement ses épines dans le pied en question.

Ils nuisent, ils envient, ils usent. Oiseaux de mauvaise augure « pour ton bien », leur habit de scène tissé de fibres toxiques dont le brillant se ternit avec les ans leur colle à la peau. L’enlever serait se mettre à nu, révélant les rougeurs et plaies.

Finalement, heureux les figurants, qui traversent la scène dans leurs propres habits, insignifiants dans la pièce mais tellement bien dans leur petite peau fleurant bon le Palmolive…

 

Naïfs mais pas bêtes, quand même…

Les enfants sont naïfs et confiants. Ils croient à Peter Pan et la fée clochette (j’y croyais en tout cas !), à Saint Nicolas, au bon Dieu, à l’ange gardien (je lui laissais une place sur ma chaise pour qu’il s’asseye confortablement) au diable, aux fantômes. Je croyais aussi à ma « petite santé » dont je ne savais trop ce qu’elle était mais ma mère m’affirmait que les carottes et les concombres, que je détestais, étaient bons pour ma petite santé, et je m’inclinais pour son bien.

Je croyais qu’il y avait un loup dans le jardin de ma tante Louise (il devait y avoir au moins 15 arbres entre lesquels il pouvait se cacher…), que ma grand-mère avait une jambe de bois parce qu’elle boitait et que mon grand-père avait perdu ses cheveux lors d’une journée de grand  vent…

Je croyais que mon grand-père décédé, Albert, était le roi Albert, parce que sur la photo qui ornait le buffet, en uniforme militaire, eh bien il lui ressemblait. C’était tout simple à mes yeux, et je l’ai donc annoncé très simplement en classe quand on a eu un cours sur Albert, le roi chevalier. Mon ton était très détaché, je voulais juste que les autres petites filles puissent situer…

Je croyais tellement fort que Dieu pourrait lâchement profiter de ma présence à la messe pour me demander d’entrer dans les ordres – et ciel, que la perspective de prier jusqu’à a fin de mes jours me rebutait, sans compter les cornettes amidonnées… – que je me bouchais les oreilles.

Loup

Mais je n’étais pas sans logique. J’ai été scandalisée dès ma première année de classe du plan de Dieu qui sait tout (dit tout et voit tout comme Madame Ida la célèbre voyante), nous affirmait-on. Alors comment avait-il pu mettre ces malheureux Adam et Eve devant un pommier ployant sous le poids de ses beaux fruits pour leur dire, alors qu’il savait qu’ils allaient désobéir et qu’il les en punirait, de ne pas y toucher ?  Et quand j’ai posé la question, on m’a dit que j’étais une petite impertinente.

Par la suite, quand j’ai fait un rêve assez désagréable où je voyais Jésus ressemblant furieusement à Charles le Téméraire, surtout pour la coupe au bol et la pâleur cadavérique, on m’a dit que c’était le diable qui m’avait envoyé cette vision décourageante. La nouvelle coiffure était donc l’oeuvre de Satan qui venait me visiter dans mon candide sommeil.

Plus tard, on nous a parlé du péché mortel. On mourrait sur le champ si on faisait un péché en sachant que c’en était un bon gros, bien grave, et qu’on s’en délectait. J’en ai donc fait un, le pire que je pouvais concevoir : j’ai fait un signe de croix sur mon derrière avec de l’eau bénite, car nous avions un bénitier jusque dans notre chambre à jeux. Avec le brin de buis béni et tout et tout. J’ai demandé à mon frère d’assister à l’expérience. Je ne suis pas morte et en ai conclu que les « chères sœurs » étaient des menteuses ou des idiotes bien crédules. Je devais sans doute ajouter tout bas qu’au fond… je m’en doutais, allez!

J’avais beau ne pas être très au courant de comment le « croissez et multipliez-vous » était mis en pratique, Adam, Eve, Cain et Abel… ça faisait beaucoup d’hommes pour une seule femme qui en sus était plus âgée que deux d’entre eux. Je sentais, les narines pincées, que quelque chose était « fishy ».

Mon amie A…, elle, a compris la supercherie de Saint-Nicolas lors de la fête du saint organisée par son école. Il avait le registre avec tous ses péchés mignons et les a lus sur l’estrade, elle debout sur ses jambes flageolantes devant lui, impressionnée par ses dentelles, sa barbe soyeuse et hélas, sa perspicacité. Il lui a demandé si elle ne recommencerait plus. Elle était honnête et brave, ainsi que lucide. Elle savait qu’elle avait ces défauts bien encombrants, et qu’ils ne partiraient pas d’un coup de la sainte crosse… Elle a donc réfléchi et courageusement a répondu qu’elle ferait de son mieux mais qu’elle recommencerait certainement. A quoi l’imbécile de Saint Nicolas s’est fâché, prenant pour rébellion ce qui était une noble (ne craignons pas les mots…) franchise, et a déclaré qu’elle n’aurait pas de cadeau, ce qui fit ricaner les petites filles sages et menteuses et pousser des cris indignés aux chères sœurs.

Et A… a compris que seul un faux Saint Nicolas pouvait être aussi injuste.

Et après, on nous accuse de ne pas avoir confiance ! Non mais….

L’innocence qui offense

J’ai vécu, on le sait, dans un pays qui raisonne autrement que le nôtre, influencé par un puritanisme qui est loin d’avoir disparu malgré la coolness apparente de ce qui se passe dans leurs films. D’ailleurs, dans les films, on ne ferme jamais les portes des voitures et on ne les vole pas, tout comme on laisse complaisamment portes et fenêtres ouvertes en rentrant du marché pour que le serial killer puisse entrer en scène sans compliquer les choses. Les femmes dorment avec leurs faux-cils , se réveillent avec une mise en plis impeccable de chez Carita, et on ne voit jamais personne faire le ménage dans des maisons où tout étincelle comme un feu d’artifice. C’est la réalité qu’ils veulent nous montrer (oui, ils admettent qu’il y a des serial killers mais on apprendra toujours que c’est parce que leur mère indigne avait des amants, sans quoi ils auraient été des citoyens modèles).

La réalité quotidienne est bien autre une fois qu’on s’éloigne des grands centres qui grouillent de monde, de communautés multiples, d’ouverture d’esprit et où souvent une intelligence réelle pétille en surface comme dedans. Et on s’éloigne vite. A 30 kms de NY par exemple, on a passé une frontière aussi épouvantable que le Styx. Moi, j’étais justement sur l’autre rive…

L’esprit Control Freak ambiant a fini par me faire très peur. Un monde à la George Orwell. L’innocence est tombée au sol comme un membre lépreux. Et même moi, venant d’une Europe souvent perçue ici comme une sorte de Sodome et Gomorrhe où l’on boit, embrasse à la française, mange des abats et des gastéropodes, je me surprennais à dissimuler mon innocence. De peur qu’on ne me l’enlève au scalpel.

La liberté rognée peu à peu sous couvert de protection. D’abord c’est si subtil qu’on n’y pense pas, ou qu’on en sourit. On se dit qu’ils sont bon enfant...

On ne peut pas prendre sa bonne petite bouteille de rosé bien frappé en pique-nique. Ni une bière. J’ai quand même, assise un soir sur un banc du parc – le green de Bloomfield – avec mon ami Chris, bu une bonne bière au goulot en parlant de cinéma. Mais Chris a eu un geste vif pour cacher l’objet du délit à la vue de la voiture de patrouille des policiers, et j’ai compris que nous étions des hors-la-loi, des terroristes de l’incitation à la boisson et sans doute à l’orgie juste après. Je me suis sentie dans la peau de Billy the Kid pour une innocente petite India Ale de Brooklyn!

Puis il y a eu le regard soupçonneux et craintif que je surprenais derrière les fenêtres des maisons victoriennes – ces majestés de bois à chapiteaux et vérandas aux couleurs délicates: violet et jaune, vert et gris clair… – que j’admirais et parfois même photographiais. Je devais certainement prendre des repères pour une bande de malfrats.

Ou l’empressement nerveux avec lequel on s’excusait quand, dans la rue ou un magasin, on me frôlait par accident. Ciel, on m’avait touchée, j’allais certainement y voir une approche sexuelle et porter plainte…

L’horreur sans nom qui colora le silence suivant ma déclaration joyeuse selon laquelle j’avais bu mon premier centimètre de whisky à 14 ans sous la supervision de mon père (et non, je n’avais pas aimé du tout!).

L’indignation muette d’une personne à laquelle je parlais de Manneken Pis, ce qui m’a presque valu un nettoyage de la bouche au savon! (« que dit-elle? », a demandé sa femme. « Je ne peux pas dire ce mot-là », a-t-il répondu, embarrassé…).

La réponse scandalisée d’une serveuse de diner à une amie qui demandait de la bière: « Mais voyons! C’est un restaurant familial, ici! ».

La pâleur subite d’une connaissance à laquelle, heureuse de mon choix, j’offrais des biscuits belges joliment enclos dans une ravissante boite de fer représentant un tableau de Paul Delvaux. Gloups! Des femmes nues avec une statue… quelle perversion, ces étrangers, quand même!

Ces dames aux visages d’illuminées qui me demandaient de signer une pétition exigeant la virginité des garçons et filles jusqu’au mariage. (Elles me rappellaient les amusantes dames patronnesses qui, dans les Lucky Luke, agitaient vigoureusement leur panneaux en faveur de la temperance…).

Il y a aussi ces « églises » sous-branches de sous-branches de branches cousines ou soeurs d’une église plus ou moins officielle qui prônent la femme au foyer soumise et aux petits soins pour son seigneur de mari, mais aussi prétendent lui confier – à elle qui ne connaît du monde que le super-marché, l’église et la plage des vacances – l’éducation des enfants. Car l’école, on le sait, leur donne des idées pernicieuses… Et, ne l’oubions pas, une instruction qui pourrait leur donner l’envie d’exiger des choses ou pire encore… de réfléchir!

Tout doucement, on ne peut plus rien faire sans être soupçonné d’incontrôlables instincts dépravés. On rétrécit, on dissimule ce qu’on est.

Et même en ayant grandi dans ce carcan dépuratif, on n’échappe pas toujours à l’opprobe.

Sir Henry Raeburn – Little Girl with Flowers or Innocence

Il y a huit ans, Marian Rubin, une brave grand-mère, active et artiste, en a fait les frais. Elle avait suivi des cours de photographie de nus, et avait gagné plusieurs prix pour son travail. Dans la vie, elle enseignait dans une école dans la ville où je travaillais. Et un jour, ses deux petites filles, 8 et 3 ans, se sont mises à sauter sur le lit toutes nues, avant de prendre leur bain. Et elle a fait des photos. Un employé du magasin de photos au cerveau bien lavé, et lui-même bien zélé, l’a dénoncée et elle a eu la surprise de se faire arrêter par la police en sortant de l’école.

On peut en rire sauf si on est Marian Rubin, mais quand on habite là et qu’on a encore de l’innocence dans le système, on en rit les dents serrées, portes et fenêtres closes. Car lorsque mon neveu m’a envoyé par email des photos de son voyage au Cambodge, celle qui représentait un envol d’enfants radieux et nus vers la rivière avait provoqué un commentaire de mon mari: » Il faudra l’effacer de ton pc! »

Pas d’enfants nus et heureux sur les plages, pas de bébé sur sa peau de mouton, les fesses rebondies à l’air, pas de petit vin blanc qu’on boit sous la tonnelle, pas de déjeuner sur l’herbe avec une bonne bouteille de derrière les fagots … L’innocence du paradis terrestre a bel et bien déserté ces lieux. Et quand d’une chose naturelle on fait un fruit défendu, on attire les serpents. On voit le mal où se trouve l’innocence qui devient alors la proie des bigots et des serpents.

Et les deux tuent avec la même férocité.

Selfie-sticks et sexes à piles, même combat

Selfies : on sourit partout. Regardez comme je suis heureux, heureuse. Regardez où je suis, où je vais, d’où je reviens (seul/seule mais dans une solitude absolument di-vi-ne !). Je suis là. Je souris. J’envoie des baisers et des regards tendres. Je suis en forme. C’est flou? Noooon ce n’est pas retouché, c’est mon petit portable si bienveillant qui fait ça, hi hi hi. Vous avez vu ? Je n’arrête jamais. Et quand je suis en compagnie (une compagnie belle et dynamique et glamour, ça va sans dire…) là c’est l’éclatement complet. Je ris si fort qu’on fait un vertigineux travelling dans mon tube digestif grâce à la vue plongeante de mon selfie-stick. Il faut me réparer les lèvres car elles se sont décousues.

Désirs, « sex-appeal ». Non, les dingues du sexe ne sont pas légion, ils existent bien sûr. Toutes les addictions sont dans la nature et même celle du travail et de l’auto-mutilation, mais rares sont ceux qui, dans le Notre Père, ajoutent « et donnez-nous notre orgasme quotidien », ou tiennent des statistiques avec graphiques et camembert.

On dit souvent que l’amour est le désir du désir de l’autre, mais je ne mets pas l’amour dans cette danse du rut désespérée (y-compris les farces et attrapes provisoires de la chirurgie esthétique et des pilules miraculeuses). Le désir du désir de l’autre existe, mais c’est du narcissisme et pas de l’amour; c’est le manque de confiance en soi et pas de l’amour.

Regardez, mais regardez donc comme on me désire : pas un homme n’est insensible à mon sex-appeal. Quel que soit mon âge (et vous ne le devineriez jamais…), aucun ne pense que j’ai passé celui de plaire. Et il vous suffirait de voir comme ils en redemandent pour être convaincu : je suis ce qu’on appelle bandante. Oui, désolée, c’est le mot. First class. C’est bien la preuve que je suis belle-belle-belle, non ?

Vous voyez bien, c’est pourtant flagrant : pas une femme ne me résiste, un zeste de drague nonchalante, quelques compliments fatigués, et jeune ou vieille elle succombe, et vous les entendriez hurler de plaisir que ça vous clouerait le bec : moi, je suis de la dynamite au lit. Je songe parfois à aller me cacher dans un coin perdu pour que ces hordes de nanas folles de mon corps me lâchent un peu…

Le sexe en tant que performance, étalage de prouesses, auto-adoration, booster d’égo. Comme les selfies. Et c’est principalement un piège, un piège qui fait sourire car qui n’a jamais entendu de ces bêtes de lit qui, une fois mariées ou autrement solidement attachées à l’autre par des emprunts, des enfants, des promesses et menaces, collectionnent les migraines, le travail à la maison, le pas envie ce soir, le grande fatigue subite, le demain je me lève tôt, le tu ne penses qu’à ça ? Trompés eux-mêmes par leur reflet dans le regard affolé de passion leur « proie », ils ont pensé pendant un moment que la grâce les accompagnerait bien après les noces de coton. Comme entretemps ils se sont un tantinet fatigués de ce grand show bruyant, ils décident lentement qu’enfin ils peuvent respirer, se reposer, ne plus hurler comme des écorchés vifs ou danser lascivement en lingerie rouge et… lire un bon polar en pyjama…

Ils ont séduit car ils étaient, c’en est la preuve, séduisants. Que l’amour apparaisse. Celui qui ne pense pas qu’à ça….

Apocalypse in Progress

Les 4 cavaliers de l’apocalypse, 1937 – André Fougeron

Interpellant, cette mode de se vautrer dans la noirceur, de se repaître chaque jour des nouvelles atroces glanées sur les sites des « amis » (qui prennent soin de notre santé mentale en nous donnant envie de retourner au lit une fois la journée commencée par son défilé d’images apocalyptiques).

Les animaux, non plus seulement malheureux et au service de l’homme-ce-monstre-sans-âme, mais suppliciés, torturés. Les enfants sales et en haillons, couverts de mouches et de plaies. Les femmes en larmes pour l’une ou l’autre raison. La nature qui s’égosille en vain : je me meurs, vous m’éventrez. Les multi nationales au rire sadique qui nous empoisonnent jour après jour avec la nourriture trafiquée, les récoltes venimeuses, ou encore les résultats des activités de l’homme-ce-monstre-sans-âme qui anéantissent les forêts, vident les océans, font fondre les icebergs, disparaître des ethnies, pour être riches et faire partie de l’élite.

Après ça, heureusement qu’il y a les antidépresseurs ou la gnôle. Et en attendant la mort (qui sera atroce, n’en doutons pas, on nous le démontre aussi avec une complaisance suspecte…) on a des soins et traitements multiples pour tenir jusque-là en servant probablement, en plus, de cobaye à la médecine. Pendant ce temps-là, les riches, vous savez, les riches-ces-monstres-sans-âme que le cancer ne touche pas, que l’amour comble, que tous les drames évitent, en plus, ces immondes riches nous regardent comme si nous étions les figurants d’un tableau de Jérôme Bosh, assez écœurés de notre médiocrité et laideur, décidant que nous ne méritons rien d’autre.

Vous savez quoi ? Tout ça existe (sans le glaçage hideux que j’ai ajouté en abondance…), on le sait, on le constate, on le voit tout seul si on regarde. Et ce n’est pas nouveau. Nous informer est une chose, mais on n’a pas besoin d’un sound-track perpétuel, genre suspenseful music tirée d’Amytiville, Carrie, La nuit des morts-vivants… Sans compter la colère démente de certains sociopathes qui auront bientôt besoin de se transformer en octopus pour brandir tous les slogans indignés et contre tout qu’ils agitent. Qui nous sautent à la gorge si nous osons encore rire d’une futilité, aimer le cinéma ou le nougat vietnamien. Avec tout ce qui se passe dans le monde d’atroce, nous en sommes encore à regarder le programme du cinéma ??? Quel égoïsme…

Et cependant… et tout le reste, alors ? Tout le merveilleux quotidien et discret qui fait l’éternelle beauté du monde ? Tous ces gens qui, justement, sauvent des animaux parfois au risque de se faire encorner ou énucléer d’un coup de sabot (les élans, non, ça n’aime pas vraiment qu’on les sauve, les kangourous non plus, ni les autruches etc…) ? Des gens ordinaires, qui passaient par là, ont pris un peu de leur précieux temps pour vivre un précieux moment de vie. Ceux qui sauvent des enfants, les adoptent ou en prennent soin avec amour, défendent des femmes, secourent leurs voisins, des inconnus en détresse mis sur leur chemin ? Ils sont nombreux. Ils sont une multitude. Les ignobles riches qui, discrètement, aident et interviennent, comme ils l’ont toujours fait. Les gens, seuls ou en groupe, qui décident de tester des méthodes d’économie, de recyclage, de respect de tous. Ceux qui nous sourient sans nous connaître, parce qu’ils ont une âme joyeuse et qu’ils reconnaissent la nôtre. Ceux qui chantent sur leur seuil, ou dans la cuisine, ou au garage. Qui participent de quelques sous à l’une ou l’autre collecte, qui sortent de leur routine pour accomplir, discrètement et avec amour, un acte de bienveillance envers autrui.

Et les animaux que l’on voit réapparaître, des races que l’on croyait au bord de l’extinction et puis parce qu’on a pris quelques mesures, mais les bonnes, ça se re-multiplie gaiement. Les gens qui guérissent de maladies voraces grâce aux progrès de la médecine, au dévouement et à la clairvoyance de ceux qui ne sont pas tous là « pour faire du fric » mais par apostolat.

On ne peut pas ne regarder que certaines choses, au point de s’en déprimer, de contaminer les autres, de perdre tout espoir, de conclure que nous sommes à la fin de l’humanité et que « l’homme est dégoûtant » (ceux qui ont le mantra «les hommes me dégoûtent », ils sont quoi, eux ? Des extra-terrestres ? Des purs esprits ?).

C’est une addiction au malheur. Un péché capital, comme le sont les addictions. Il s’agit du péché de gourmandise, la gloutonnerie des drames et mauvais augures.

Méfions-nous des faux prophètes… ne l’a-t-on pas assez entendu ? Nous mourrons tous. Tout, peut-être, mourra. En attendant, faisons du meilleur avec le mieux, il ne nous est pas interdit d’aimer notre vie, et ceux qui nous l’encombrent de peurs imaginaires aux mille visages nous salissent. Oui il y a des dangers, mais objectivement, dans l’immédiat, celui de tomber en traversant la rue devant une voiture est plus réel que bien de ceux que l’on me prédit avec ferveur.

Tout ce qui pourrait arriver n’arrivera pas. Mais les joies que je cueille au long de la journée sont bien à moi.

Pas d’assurance tout-risque pour les amours organisées

Denis Billamboz m’a fait, il y a quelques années déjà, le plaisir de lire « De l’autre côté de la rivière, Sibylla », et d’en faire une note de lecture. Qui m’a interpellée, parce que Denis a toujours le point de vue masculin de mon récit « féminin », et que c’est très éclairant!

« Edmée est très à l’aise dans la dissection des relations dans les couples qui sont presque toujours mal équilibrés. Elle ne semble pas beaucoup croire à la pérennité des couples qui explosent presque toujours, par manque d’amour, dans ses livres. Ainsi le couple n’est même plus un refuge contre les cruautés de la vie. Les femmes se retrouvent souvent seules face à un destin qui est souvent contraire et parfois même cruel. On dirait qu’Edmée est un peu désabusée et qu’elle regarde la vie avec un regard à la fois amer et acide comme si elle souffrait encore de blessures mal cicatrisées. Cependant, elle ne sombre jamais dans un pessimisme outrancier car elle réserve toujours une porte de sortie agréable à ceux qui savent aimer par amour ou amitié. Le bonheur et la joie sont possible dans l’œuvre d’Edmée mais seulement à ceux qui ont payé un lourd tribut de douleur et de sacrifices. »

On remarquera la similitude avec ce que Luc Beyer de Ryke a conclu dans sa préface pour mon troisième ouvrage « Lovebirds » : « C’est pourquoi je proposerai en exergue de ce recueil de nouvelles d’Edmée De Xhavée le mot de Péguy lorsqu’il adjurait de « ne jamais tuer la petite fille Espérance ». Chez Edmée De Xhavée, la « petite fille » est à la peine. Elle est atteinte jusqu’au fond du coeur et de l’âme. Elle se meurt… Mais elle survit. »

Je me suis donc penchée sur l’analyse de Denis. Et ai bien dû admettre – pas pour la première fois d’ailleurs – que l’habituel Happy Ending des films et contes Ils se marièrent, furent très heureux et eurent beaucoup d’enfants, me semble depuis longtemps un Ending et basta.

Ce n’est pas l’amour dont je doute, ni vraiment le mariage. C’est le mariage « gentiment imposé » par les coutumes et la société. Je ne dirais pas forcé mais c’en est la version soft. Et je me contente de regarder – à la loupe – celui qui se pratique sous nos cieux et cultures.

Le divorce de mes parents à une époque où c’était encore considéré comme une extravagance m’a certainement marquée, mais au moins ce fut une séparation officielle tandis qu’autour de moi j’entendais – ah, les enfants qui savent feindre de ne rien comprendre aux conversations des grands mais en retiennent assez – qu’on avait vu oncle Untel en vacances avec une maîtresse (et on savait qu’on avait un peu forcé la main de l’oncle en question pour qu’il épouse ma tante et qu’il avait dit, le brave malheureux : je l’épouse, c’est entendu, mais je ne l’aime pas) ; que Mr et Mme Machin se trompaient l’un l’autre et fréquentaient socialement les amants et maîtresses du conjoint ; que X couchait avec les maris de toutes ses amies – et perdait ses amies ; que les deux derniers enfants du ménage L…  n’étaient pas ceux de monsieur L… ; que monsieur J… fermait un œil bien fatigué de vieillard sur les frasques de sa jeune et vigoureuse épouse.  Bref, s’il y avait des ménages sans histoires, il y avait les autres, qui étaient quand même très nombreux. Et on parlait plus de ceux-là, soyons logiques : c’était bien plus amusant !

Et dans les ménages sans histoires, d’après mes observations d’enfant attentive et sans pitié ils étaient tels souvent par la vertu de la soumission totale d’un des deux à la domination de l’autre. Soit on avait une épouse qui n’avait rien à dire ni à dépenser et était délirante de joie à l’idée d’un thé à la maison avec ses amies, diversion paradisiaque, ou c’était l’époux qui marchait à la baguette et était mort depuis des années mais ne le savait pas encore, comme on le disait d’un de mes grands-oncles…

J’ai pourtant rencontré un couple qui, de toute évidence, vivait d’amour. Qui vivait l’amour. Ils n’étaient pas mariés – je crois qu’elle était sa maîtresse depuis toute une vie, plus jeune que lui mais bien vieille déjà quand je les ai vus. Il avait 93 ou 94 ans à l’époque et elle était une jeunette de 70 « et des »… Mais l’amour était bien là, palpable, tactile et bienveillant. Et lui, protégé par l’admiration constante d’une femme qui l’aimait depuis sans doute 40 ans, il était disert et vaillant, absolument passionnant à écouter et regarder. Son épouse légitime avait fini par mourir mais pour des raisons, je crois, de succession envers ses enfants il n’avait pas épousé sa fidèle amoureuse avant de nombreuses autres années.

J’ai été aussi marquée par cette réussite amoureuse que par tous les échecs sentimentaux qui entouraient mon existence : il y avait donc, dans le désert affectif des amours organisées – comme les vacances – des gens qui faisaient voyage et changeaient de route en aventuriers, puis trouvaient le bonheur. Le cultivaient et le gardaient. S’en enveloppaient pour toute la vie.

Je ne suis pas contre le mariage. Mais je déplore que l’on persuade des gens faits pour vivre seuls qu’ils seraient mieux à deux ; que l’on pousse des gens à se marier parce qu’il est temps d’avoir des enfants, que l’amoureux ou l’amoureuse du moment est parfait(e) et qu’il faut se décider ; que l’on néglige de parler du besoin de marier les cœurs mais aussi les corps et de préciser que si l’un est absent ou moribond, le mariage n’en sera pas un longtemps. Je déplore que l’on dise aux gens qu’il faut « se contenter » comme si la perspective d’une vie à deux avec quelqu’un qui ne vous parle pas ou ne vous désire pas ou ne s’intéresse pas vraiment à vous est finalement le lot de tous ou presque. Que l’on pousse les gens à se réciter comme un mantra maudit qu’on ne sait pas ce qui se passe chez les autres, baume infâme parce qu’on suppose alors que chez les autres c’est encore, si possible, un peu plus médiocre.  On nivelle par le bas en disant n’espérez pas trop.

Je ne porte pas de jugement non plus sur les gens infidèles. Que ce soit « en cachette » ou suite à un accord tacite avec le conjoint. Ça ne me regarde pas. J’en ai trop connus, qui étaient même des personnes épatantes. C’est souvent un moyen efficace de protéger les apparences d’un mariage sans afficher ses désillusions. Ce qui me désole c’est quand,  justement,  on est arrivé au point où seules les apparences sont sauves et que le mariage lui-même est une grande vasque d’indifférence plus ou moins patiente, ou de comptes réglés sournoisement dans le secret des regards et remarques. Un quotidien truffé de haussements d’épaules, yeux levés au ciel et réflexions au cyanure.

Alors que l’amour, c’est la force bénéfique du monde.

Et que le mariage devrait être un lieu où chacun peut grandir et s’épanouir avec l’aide de l’autre, et semer la confiance dans une progéniture saine. Sans les restrictions de l’autre. Un lieu où se trouver bien, en confiance absolue. Un lieu où on se sent inconditionnellement aimé et soutenu, libre de vivre. Un refuge contre les cruautés de la vie, comme le dit Denis Billamboz!

Alors me direz-vous… je vois du divorce et séparation à tous les coins. Oui souvent. Quand c’est nécessaire. Ou tout au moins ce qu’on appelle, depuis que le mariage existe, « des arrangements, des concessions », pour ne pas s’emprisonner mutuellement dans le mal-être et le mal-vivre. Pourtant je trouve qu’un serment – même si prononcé alors qu’on n’y comprend rien – qui engage à prendre soin et rester proche jusqu’à la mort (ce qui pour moi est la vraie fidélité) doit se respecter. Et qu’un couple qui se sépare n’échoue pas forcément. Au contraire il a pris conscience de faits qui pourraient le conduire au mépris mutuel, ou à une vie un plus un égale deux fois un, sans vrai partage. Un couple qui se sépare conserve ses devoirs de loyauté – surtout s’il  a des enfants – et d’amitié, de collaboration harmonieuse sur ce qu’il a construit pendant les années positives. La famille un jour formée le restera à jamais.

Mais il faut arriver à faire le point. Vivre une lente extinction des feux ensemble est un suicide collectif, et alors qu’on se sert souvent du prétexte enfants pour expliquer qu’on est restés ensemble pour eux, ça fait parfois des dégâts pires qu’une séparation courageuse, le fait de grandir et de se construire entre deux êtres dont la vie agonise faute d’air. Tout comme avancer de vengeances en vengeances invisibles aux yeux des autres mais qui grignotent l’âme, ce qui n’est  certainement pas un « plus » pour les enfants. Je me souviens certes du désespoir de ma mère lors du divorce – à une époque où les femmes ne travaillaient pas et avaient donc comme plan de carrière… faire un bon mariage! – mais aussi du malaise que j’éprouvais en percevant la tension entre mon père et elle.

C’est sans doute pourquoi, cher Denis, je pense en effet que le bonheur et la joie ne sont possibles qu’après être parfois tombé de Charybde en Scylla, pour enfin arriver à faire face à qui on est et ce qu’on veut vraiment.

 

Silence, les administrateurs anonymes !

Et voilà… Le terrible brasier de Notre Dame est, lui aussi, l’occasion pour les gestionnaires anonymes et non-qualifiés d’expliquer à leur lectorat de mécontents tout ce qu’il faudrait et ne faudrait pas faire. Les aides arrivent sous forme de bois, d’expertise, de travail, d’élans du cœur, le monde s’émeut et vibre, sauf nos enragés perpétuels qui hurlent à la trahison en rameutant derrière eux les bien-pensants des autres causes. On aurait dû, on aurait pu, on devrait.. c’est UNE HONTE, une exposition écœurante d’EGOISME. Ils en transpirent, tiens, là, derrière leur écran avec leur tasse de café ou leur ballon de rouge, si ça continue ils vont avoir des aigreurs d’estomac. Ce monde les dégoûte, et en avant qu’ils en dégoûtent tout le monde, leur expliquant que pour nous, les victimes de la mondialisation, de l’exclusion, du capitalisme, de l’eugénisme, du racisme, du sexisme (et leurs cohortes), on n’aurait pas levé le petit doigt ni récolté trois centimes… Qu’on peut crever, tiens… autant le dire franchement !

 

On peut toujours faire autre chose que ce qu’on a choisi de faire. Chaque option fait des heureux et des exclus. Chaque décision est discutable. L’argent qui vient ici ne va pas ailleurs. Mais n’est-il pas bon aussi de contempler l’enthousiasme, le rassemblement ? De voir ce qui est fait, qu’on agit, qu’on se mobilise. Que des malheurs, des mendiants, des sdf, des crimes, des riches sans cœur et des enfants joyeux, Notre Dame en a vus par milliers sur son parvis au cours des siècles, et elle est toujours là. Nous passons, les « choses » passent moins vite et sont un lien.

Les réseaux sociaux sont véritablement une porte ouverte sur le monde si on s’en tient à quelques petites règles de prudence : se méfier de qui on accepte comme « ami », ne pas user ses phalanges à donner son avis aux hyènes qui ne sont là que pour le mettre en pièce (et après tout, on s’en fiche, non, de ce que pensent de nous des gens que nous ne connaissons pas… ), ne pas agiter et ne pas s’agiter. Sans quoi c’est The Hell Gate, ni plus ni moins. Car si on peut ne pas être de notre avis, et nous offrir ainsi une occasion de nuancer, de corriger le nôtre ou celui d’autrui, la plupart de ces justiciers bavant de l’acide ne sont pas dans l’échange mais l’imposition, on ne discute pas la moindre virgule de ce qu’ils ont écrit, un « oui mais » avec un petit doigt levé et hop, on vous le coupe, le doigt !

Les névroses sortent à découvert. Les monstres ont la parole et la donnent à leurs suiveurs terrifiés, qui n’osent même plus montrer qu’ils ne sont pas si certains que ça…. Les têtes tombent vite ! Les invectives presque bibliques s’abattent sur les traîtres…

Et pourtant, quoi qu’il y ait derrière les offres de bois, de main-d’œuvre, de savoir-faire, d’argent… pour rendre sa splendeur à Notre Dame, eh bien tout simplement je me dis que la vieille dame mérite qu’on la câline et répare, elle qui a certainement réparé bien des chagrins. Quand l’Arno est sorti de son lit à Florence, je me souviens que mon école avait signalé une demande d’étudiants qui auraient passé leurs vacances à nettoyer les murs et sauver ce qui pouvait l’être. À l’époque, les réseaux sociaux n’existaient pas.

Et personne ne s’est vu reprocher de ne pas avoir utilisé son temps et énergie à faire autre chose « de tellement plus utile »….

Un grillage de sacrifices

Prenez-moi à la place de mon fils (et fusillez-moi). Mes économies, je les verrai volontiers fondre pour sauver ma femme-ma fille-ma mère… Partez en avant, je retiendrai l’ennemi, avec mon fusil déficient, mes lunettes cassées, ma tremblotte et mes 85 ans.

Il y a de ces sacrifices qui font de la mort un instant qui glorifie la vie de quelqu’un. Mais n’est pas héros qui veut, le courage n’est pas toujours là où et quand on aurait cru le trouver, et puis… l’acte d’héroïsme ne frappe pas à toutes les portes. Nous sommes tous des héros ou des lâches en puissance et ne le saurons jamais parce que l’occasion n’est pas au programme.

Et ces sacrifices-là, je les comprends et les admire. Et espère en être capable si de besoin.

Et il y a les plus petits et innombrables sacrifices anodins. On regarde un film qu’on n’a aucune envie de regarder, parce que ça « lui » fait plaisir. On mange plus de ceci ou moins de cela parce que ça fait partie de « son » régime. On accepte, la mort dans l’âme, d’emménager dans une maison ou une ville qui ne nous attire pas, parce que ça va « arranger » la vie de quelqu’un d’autre, la rendra plus facile. On renonce à des vacances parce que la belle-mère est malade et que qui sait ce qui pourrait arriver si on s’éloigne trop.

Ou bien, aussi, on offre son existence à une cause, religieuse, humanitaire, militaire (bon ou mauvais usage selon où on se trouve…), recherche scientifique, c à d qu’on ne se laissera détourner de rien de ce qui semble la lumière à suivre pour s’accomplir et donner un sens à son existence.

Des sacrifices, on en fait, à la pelle, sans compter. Parfois avec la joie de voir celle qu’on donne au prix de cet effort, parfois un peu frustré mais en sachant que l’effort n’est pas inutile.

 

Mais je ne comprends pas le sacrifice comme directive de vie, l’assassinat de ses propres enthousiasmes, de sa nature, sur l’autel de l’égoïsme et de la manipulation d’autrui.

Les conjoints qui, à force de chantage, de soupirs ou accusations d’être délaissés, sont des crampons et sucent la vie, armés de leur envie de ne pas se prendre en main, jamais ! Les enfants qui usent tout le temps libre de leurs parents, leur passant la pommade avec un « il n’y a que toi qui me comprenne, maman », pour se déresponsabiliser de toute initiative en arrachant conseils ou approbations qui leur permettront ensuite de dire « mais tu étais d’accord avec moi ». Ou de ne pas réfléchir eux-mêmes à ce qu’ils doivent résoudre. Leur collant leurs enfants parce que, c’est bien connu, c’est une telle joie d’avoir des petits-enfants. Oui, certes, mais plus pour « en jouir » chaque jour ou chaque vacances, et se débrouiller avec les vomis, les cauchemars, les disputes, les bobos si, justement, on aspire à la jouissance de son temps après avoir accompli sa mission de parent. Et puis il faut les occuper intelligemment puisqu’on a le temps. Rendre service, oh oui, et oui, ça fait plaisir. Vraiment plaisir. Mais ça fait aussi plaisir d’avoir ses heures et journées à disposition sans être vu comme des égoïstes qui n’ont rien à faire et se vautrent sur ce rien… Ce temps qu’ils ont mérité et qui devrait être principalement pour eux, mais qu’on leur remplit à ras bord et ras le bol. Ces parents âgés qui tyrannisent, exigent, et ne ratent pas une occasion de souligner qu’ils se rendent bien compte qu’on veut les abandonner dans un home comme un chien à une borne kilométrique. Il y a eu – et il y a encore sans doute – des enfants qui dès leurs premiers trottinements étaient choisis pour être le bâton de la vieillesse des parents, auxquels ont présentait la chose comme un destin de privilège « tu ne devras pas te marier, tu resteras avec papa et maman ». Certains de ces bâtons ont peut-être eu un refuge apprécié, et d’autres se sont sentis emprisonnés. Et autrefois on se sentait l’âme d’un criminel si on rêvait à une vie toute à soi, sans s’occuper de papa et maman vieillissants comme unique passe-temps. Ça a sans doute disparu en grande partie mais j’en ai connus, et en connais encore : tous les prétendants sont déclarés nuls par maman, qui rassure : tu peux trouver bien mieux. Ensuite on passe à « tu es si bien toute seule, regarde tes amies cocues, divorcées, battues, abandonnées, sans le sou… Et tu m’auras toujours, moi ! ».

Vivre et laisser vivre. Simple mais bien beau. Et impossible d’oser l’appliquer quand on ne s’est pas mérité l’affection d’autrui mais qu’on l’a arrachée par des stratagèmes : dettes importantes et communes, chantages affectifs à répétition, enfants qu’on n’attendait pas mais qui, surprise, ont jailli d’un chapeau, menaces variées « si tu pars je… ». Alors se met en place la grande œuvre d’élever de hauts grillages : les innombrables sacrifices qui sont autant de menottes, fers aux chevilles, colliers de métal, le tout relié à des chaînes cliquetantes. Ce sont ces passions d’une épouse que l’on étouffe parce que maintenant… elle a des choses sérieuses à faire, le ménage, le travail, et les enfants. Adieu donc la joie d’écrire des poèmes, de faire du modelage, d’aller au cinéma, de créer des modèles de sacs, d’apprendre des langues, d’aller à l’académie des Beaux-Arts pour se plonger dans l’aquarelle ou le croquis. Ce sont les solitudes respiratoires d’un époux que l’on efface : oui oui il est libre de faire tout ce qu’il veut, il le sait bien, mais pas ce w-e, les Trucmuches viennent, le w-e suivant c’est maman qui arrive pour une quinzaine, ensuite on aura besoin de lui pour le déménagement des machins et à Pâques il sait bien que les enfants auraient le cœur brisé s’il ne vient pas à la mer. Et puis il a eu sa soirée entre copains il n’y a pas 6 mois… quel égoïste, déjà que les enfants le voient à peine ! Et s’il rentre tard, il le sait bien, très bien, qu’on ne peut s’endormir avant d’avoir entendu qu’il était là et refermait la porte d’entrée. C’est la liberté d’une fille devenue grande que l’on enferme dans de mots de ferronnerie : Ah, tu vas aussi loin en vacances cette année? J’espère que rien n’arrivera à papa, tu sais il n’est pas trop bien, n’oublie pas de nous appeler tous les jours… ou encore De nouveau ce Cédric? Je trouve qu’il grossit à chaque fois que je le vois, si-si je t’assure, on dirait un potiron!

Ces sacrifices-là, c’est l’immolation de la dignité d’autrui. Des sacrifices inutiles et subis plus que consentis, menant à une vie racrapotée, souvent niée d’ailleurs, déguisée en mais non, tout va bien. Derrière le masque, des larmes sèches et de l’amertume. Le rêve d’un enlèvement.

 

Un monde de brutes… vraiment?

On lit ça tout le temps « un peu de douceur dans un monde de brutes »…

C’est tellement négatif de sortir cette vieille rengaine… alors que s’il y a bien des brutes, il y a tous les autres, et qui même souvent sont proches de nous. Les parents, des amis, des professeurs, des épiciers du coin, des madames qui promènent leur petit chien en leur parlant, des dentistes, des amoureux ou conjoints. Ils ne seraient que des brutes ? Pourquoi ne pas leur donner de poids et ternir l’idée de l’humanité par la notions de ces brutes inconnues dont il est difficile de dire s’ils sont des brutes ou des victimes, des gens délibérément ignobles ou qui sont passés au lavage plus blanc que le blanc bonux du cerveau, des gens qui sont du mauvais côté d’un combat (et comment, nous, pouvons-nous savoir s’il y a un bon ou un mauvais côté ? ).

L’humanité regorge de gens merveilleux, de purs, de fournaises pleines d’amour et d’enthousiasme pour l’autre et les autres. Même si peut-être eux aussi se trompent de combat, ils y investissent leur amour et leur foi.

Sans pour autant devenir des brutes, oublions les fanatisés…

Le fouillis du web nous offre de petits films délicieux où des gens sauvent des animaux qui ne leur sont rien, si ce n’est une vie en détresse, et ils le font parfois au péril de leur vie ou en tout cas au risque de se prendre un coup de dent ou de sabot, voire de cornes. Ou de tomber eux-mêmes dans l’eau gelée, le précipice, la gueule du loup. Et puis partout il y a ces défenseurs isolés du plus faible, qui donnent des cours gratuitement à qui rame et n’a pas les moyens de s’offrir un répétiteur ; il y a ces gens qui font le petit extra pour autrui, un voisin dans la solitude morale, un sdf dont le sourire quotidien est devenu part de la journée, une personne âgée perdue dans des paperasseries. Il y a ces kinés, ces aides familiales, ces assistants de vie qui parfois, tout en faisant leur travail, ont le cœur touché, et sentent le désir sincère d’apporter un petit mieux.

Il y a tous ces gens, innombrables, qui font des gestes anodins d’héroïsme non calculé, je pense par exemple souvent à ces gendarmes liégeois qui, pendant la guerre, ont dissimulé mon père derrière leurs vélos et leurs grandes capes parce que le couvre-feu était passé et que la patrouille allemande… patrouillait. Ce n’était rien et pourtant, ils risquaient leur vie. Et ils ont sauvé la sienne car il était estafette pour l’Armée secrète, et bien jeune encore.

Les histoires de ce genre sont celles à partager aussi, au lieu de faire des commentaires banals et répétitifs sur l’humanité qui fait honte, le monde de brutes, les animaux qui sont meilleurs. C’est à croire que les gens qui publient ces perles en se prenant pour de nouveaux Sénèques sinistres ne fréquentent que la lie. Bien triste pour eux, mais s’il est vrai qu’il y a le côté noir de l’humanité, il faut aussi se souvenir que de l’autre côté, il y a la lumière…