Un loup dans l’armoire

Il fut un temps où porter une fourrure était à la fois signe de statut social et… d’élégance. Alors on ne savait pas que des animaux étaient en voie de disparition, et il ne serait venu à personne d’imaginer un animal dénudé de sa pelisse, la peau dégoulinant de sang, tout ça pour la « vanité d’une riche bitch ». 

Bien des époques furent, et qui revisitées de nos jours par des auto-proclamés juges moralisateurs qui ne raisonnent qu’avec une étroitesse d’esprit stupéfiante, sont devenues le témoignage évident de la bassesse crasse du genre humain. Heureusement, soyons rassurés, les redresseurs et redresseuses de tort d’aujourd’hui font mieux dans tous les domaines. 

Je n’explorerai pas ces domaines et m’en reviens à mon loup dans l’armoire…

Lovely Brunette avait été la petite chérie de « Bonne », sa grand-mère Justine, plus séduite par une petite-fille cajoleuse que par ses deux petit-fils. Je la comprends (et je ne dirai pas pourquoi, si la curiosité vous titille il vous faudra la dompter, car je ne veux pas finir mon existence en duels et joutes de style présidentielles). Bref, Bonne était l’incarnation de la délicieuse mère-grand. Je l’ai encore « connue » (si on peut dire…) et ai un très vague souvenir d’elle me faisant osciller sur ses genoux.

Lorsque Bonne est décédée, Lovely Brunette a repris « le Saint Bonhomme » déjà évoqué, qui se trouvait en bas de l’escalier grand maternel, et … son loup. Un grand manteau de loup noir de Russie (que personne ne me dénonce, surtout !), aux longs poils. Il était déjà démodé depuis belle lurette, et perdait ses poils comme un grand chien fou pas peigné. On l’avait remisé dans une grande armoire d’acajou du grand grenier, où il se pelait année après année dans la paix de l’obscurité. Il y était en guerrière compagnie car nous avions encore des munitions et grenades entreposées dans les tiroirs inférieurs, comme bien des voisins je pense. Parfois je le mettais, il trainait jusqu’au plancher, et je m’imaginais non pas en riche douairière mais en loup aux yeux jaunes, ne craignant ni la neige ni le blizzard, roi des forêts,  furtif et implacable…

Je ne sais pas du tout ce que sont devenus le loup et l’arsenal, mais je peux vous dire une chose : ce pauvre loup aurait certes mérité de finir sa vie de loup avec toute la grandeur et l’appétit qu’on imagine, mais à ma façon, je lui ai rendu hommage  bien des fois. J’espère qu’il m’en sera reconnaissant le jour où, si un jour, qui sait…

Publicité

Quand la fin est l’arrivée…

Entre le covid et son cortège de muselières, gels, œillères, sas de décontaminations, son feuilleton « Avez-vous paniqué aujourd’hui moins qu’hier mais bien moins que demain ? » en 6 saisons et 50 épisodes, et l’isolement méfiant imposé… on a tous changé. Moi en tout cas. Plus furieuse que déprimée, mais je n’ai pas envie de faire un billet sur le vaccin, ses mérites et dangers. Chacun son opinion et son bon sens.

Mais alors que j’avais plus de temps à disposition que je n’en avais jamais eu, et pas d’autres soucis que des préoccupations presque triviales, j’ai peu à peu abandonné l’écriture. Je n’avais plus envie de ce billet hebdomadaire, qui pourtant fut longuement délicieux et salvateur. Une fois qu’il m’a pesé, j’ai refusé de m’accrocher, de penser « si je m’obstine ça reviendra tout seul ». 

J’ai tenu ce blog (que je ne vais certainement pas entièrement déserter d’ailleurs, ça fait une vie que j’écris…) pendant 15 ans, avec la régularité d’un coucou suisse. 

Je l’avais commencé (sur overblog au départ …) pour annoncer la sortie de mon premier livre, « Les romanichels », et puis sa gestation a pris bien plus de temps que je ne le pensais, les semaines ont passé, les mois, je tenais mes futurs lecteurs (qui étaient alors « deux pelés et trois tondus ») en haleine – haletaient-ils vraiment ? -, cherchant de mon mieux les mises en bouche les plus savoureuses, et ainsi je me suis prise au jeu. Les mises en bouche parfois se présentaient, bien poliment, d’elles-mêmes. Parfois même j’en avais qui attendaient leur tour…

Le temps passant, j’écrivis plusieurs autres livres, romans ou nouvelles. J’allais à quelques salons du livre, dédicaces, et autres activités. Certaines de ces activités m’ont vite ennuyée car si je comprends l’utilité – et même un certain plaisir ici et là – des salons du livre, je n’aime pas ce qu’ils sont devenus (ou ont toujours été, qui sait ?), un marché où le meilleur bagout l’emporte en tout cas sur le talent véritable ou trop discret. Je voulais être lue par qui avait choisi de le faire, et pas me retrouver en train de brandir mon livre en proclamant qu’il était palpitant. De le coller dans la main d’un infortuné curieux, avec un flyer et un signet décorés de mon sourire, le fixant avec le regard de Kaa jusqu’à le faire capituler : pour libérer la prise la seule issue est l’achat – et la demande de dédicace, naturellement. 

Je n’avais pas envie de faire des offres spéciales, d’ajouter un cadeau original dès l’achat de deux livres, de menacer les autres à coups de coudes pour aller sur le podium à leur place, de ruser pour m’accaparer leurs contacts ou de faire semblant d’adorer un auteur rasoir nanti d’une mâchoire d’hippopotame parlant en permanence – de lui, de lui et encore de lui – parce qu’il pourrait m’aiguiller vers des sphères vraiment remarquables…

Ça m’a fait me détacher de ce « milieu », ainsi que d’autres choses déjà évoquées. Mais j’aimais encore écrire. J’aime encore. J’ai toujours aimé…  

Bien sûr, le dernier livre est sorti incognito, avec des lunettes noires et un grand imperméable au col relevé, pas de dédicaces, pas de salon du livre, pratiquement rien. Entre l’épidémie qu’on ne doit plus nommer et les inondations dans mon coin du monde, les temps furent durs. C’est dommage car je pense qu’il est réellement bon, ce livre qui fait mieux voyager qu’un catalogue de vacances (je me base sur qui l’a lu sans m’en avertir et puis m’a donné son impression…). 

Je viens d’envoyer un manuscrit au comité de lecture de mon éditeur, et s’il est accepté… ce sera le dernier que j’écrirai, reprise littéraire bas les masques ou pas. Salons, dédicaces, ou pas. 

Ce grand dernier, je l’ai nourri avec l’amour et les humeurs de ce blog : il sera une biographie très très fantaisiste de Lovely Brunette. La vie des gens sans histoire est pleine d’histoires passionnantes. Les gens qu’on ne connaît pas ont parfois des vies extraordinaires, des mentalités originales à l’intelligence naturelle, des façons bien à eux d’affronter, dans leur anonymat, cette alternance de pluie, grand soleil, brouillard, neige, lumière de printemps qu’est la vie. 

Et parce que j’ai compris, après avoir confié ce manuscrit à notre poste nationale et vigilante ainsi qu’au comité de lecture, que ce serait le dernier (après tout, s’il est accepté, il paraîtra 17 ans après le premier…), une brume s’est soudain levée, me révélant l’autel scintillant au bout d’un long chemin hérissé d’herbes folles et bordé de chardons et œillets sauvages. 

C’est vers elle que je me suis toujours dirigée, Lovely Brunette et ses magies. Pas un livre où elle ne se trouve sous une forme ou l’autre, pas un livre qui n’envisage la relation mère-fille, orageuse ou douce, généreuse toujours. Pas un jour sans elle pour moi, pas un jour sans moi pour elle, bien sûr. L’autel, c’est le sien, un autel sans adoration, sans passion, sans dorures. Juste un autel où manger ensemble et se dire quelle chance que nous soyons mère et fille. Je suis arrivée à destination. 

La fin est une arrivée. 

Monsieur Poupet reçoit….

Un jour, les plumes de Lovely Brunette s’ébouriffèrent d’indignation : on allait abattre la magnifique propriété en face de chez nous et sur le terrain aux arbres vénérables s’érigerait désormais un… supermarché ! Horreur. Stupeur. Comment peut-on nous faire ça, à nous, dans un quartier résidentiel ? Qui ne le sera plus…

Ses protestations – comme celles du voisinage, d’ailleurs, tout aussi scandalisé qu’elle – ne servirent à rien, et si le bourgmestre fit bien circuler un document demandant leur avis, lui avait déjà donné le sien. Il fut voué aux pires supplices et surnommé des façons les plus surprenantes, mais ça ne changea rien. La belle propriété disparut, et pendant des mois des ouvriers torse nu s’amusèrent beaucoup à siffler dames et demoiselles en mimant des bruits de baisers non sollicités. Nous les vîmes arroser d’urine absolument tous les montants de béton armé et nous pensions vengées à l’idée des futurs clients qui promèneraient leurs caddies sur des traces odorantes, sans en avoir l’idée.

Bientôt nous avions des caddies enfoncés dans les soupiraux, des canettes de coca sur les appuis de fenêtre, des enfants mangeant des chips assis sur le seuil, des mégots de cigarettes dans la boite aux lettres, le terreplein envahi de sachets de bonbons et autres déchets. Lovely Brunette appelait la police tous les quarts d’heure, et fit mettre un « interdiction de stationner » rébarbatif sur la porte du garage, interdiction jamais respectée bien sûr ce qui lui donnait la joie d’appeler la police à nouveau.

Bref, ce ne fut pas une histoire d’amour. Même si par la suite, les choses se sont pacifiées, et qu’au fond elle trouvait pratique de n’avoir qu’à traverser la rue pour toutes ses courses. Elle se faisait une joie « d’oublier quelque chose » pour y retourner, et y rencontrait toutes les dames de la rue, qui comme elle se plaignaient amèrement de leur quartier méconnaissable mais concluaient que c’était bien facile quand même…

Lovely Brunette était une impertinente, et savait s’amuser. Le supermarché s’était nanti d’un comptoir « pâtisserie », avec une vendeuse très fière de ne pas porter le tablier de nylon de l’enseigne principale mais la petite couronne de tissu avec le nom de la pâtisserie. « Bonjour Madame, est-ce que je peux vous servir ? » disait-elle comme si elle vous proposait une tasse de Darjeeling avec un nuage de lait et des scones homemade. Lovely Brunette alors se déchaînait : « Ouiiiiii, c’est combien vos crapauds à la crème ? » « Des crapauds ??? Ah, les rainettes à la crème ! » « Ah bon, pour moi ça ressemble à des crapauds… » . Incorrigible.

Il se trouve que nous avions trois chiens à l’époque, Monsieur Poupet, Tchoupy et Fofo. Et une tirelire en forme d’appareil photo dans laquelle nous mettions les centimes. Une fois par an nous avions décidé que la tirelire serait celle d’un des chiens qui, une fois sonnante et trébuchante, aurait invité les deux autres à une orgie de gâteaux. Chaque fois qu’on mettait une piécette, cette année-là on la montrait à Monsieur Poupet en lui exprimant la chance qu’il avait, et il agitait la queue, très content avec nous sans savoir de quoi. Mais il se réjouissait.

Et voilà que Lovely Brunette traverse pour aller à la pâtisserie du supermarché. « Bonjour Madame, est-ce que je peux vous servir ? » roucoule l’aimable vendeuse couronnée, et Lovely Brunette de lui demander ce qu’elle a pour le montant des économies de Monsieur Poupet. « Vous avez la tarte au riz avec des macarons, ou bien une belle tarte aux abricots, ou encore…. ». Et là, juste avant la tombée du rideau, Lovely Brunette joue les étourdies et proclame « oh, c’est bien comme ça, c’est pour les chiens ! ».

La réception de Monsieur Poupet fut un triomphe, nous n’arrêtions pas de rire en évoquant le regard éperdu de la pauvre demoiselle, tandis que les trois amis canins bâfraient sans comprendre le pourquoi de ce banquet….

Marie, femme de lettres

Lovely Brunette était, bien avant d’être cette femme un peu insaisissable, chic avec son zeste d’exubérance et de folle envie de rire plus fort que permis, une jeune fille timide, qui se faisait un peu de cinéma. Elle avait le décor parfait pour ça. Pensez donc, elle était née dans un château, pouvait vanter une généalogie assez ronflante (mais parfois, on s’en doute, il valait mieux de pas chercher trop profond, nous avons un ancêtre qui faisait notre fierté mais était un vrai fripon, et qu’il soit noble et riche ne le rendait pas moins fripon), une existence en suspens entre des parents peu attentifs et de jeunes servantes ravies de pouvoir jouer un peu avec les enfants des lieux, parce qu’on les avait placées en les séparant de leurs frères et sœurs. Son père était… rentier, oui, rentier. Je vous le jure, ça existait. Elle avait grandi dans un pensionnat pour jeunes filles bien nées (pour ce que ça voulait dire, je me demande si Dieu vraiment faisait ce choix atroce : toi tu naîtras mal, et toi bien… car ce pensionnat était tenu par les Ursulines), avec de trop bonnes manières (comme prendre son bain avec une tunique pour ne pas voir l’impureté de son corps, qu’il soit sale ou embaumant de savon), prête à sa future et délicate carrière d’épouse de la bonne société.

En attendant, elle attendait. Ne chantait-on pas avec foi Un jour mon prince viendra ? Elle chantait, et dans les distractions de jeune fille bien née se trouvait la correspondance. Une dame se devait de se consacrer à sa correspondance le matin. Elle avait son écritoire, avec son porte buvard raffiné, sa cire à cacheter, du papier vélin, un encrier, et un magnifique stylo en écaille de tortue avec plume en or. Tout ça avait sa propre odeur, ses marques d’usure, et sentait le rituel, le silence, l’aller vers l’autre par les pensées et l’effort d’une belle écriture, de phrases que l’on ordonnait dans sa tête avant de les étirer en lignes luisantes d’un beau bleu qui séchait lentement.

Je ne sais comment elle a obtenu des adresses de correspondantes, mais c’était sans doute par une filière triée sur le volet, car elle ne recevait pas, comme moi j’en ai reçu plus tard, des lettres arrivant d’un pénitencier en Oklahoma avec le cachet du contrôleur au dos…

Tout ça pour dire qu’elle a ainsi eu plusieurs échanges épistolaires qui l’ont accompagnée des années durant, et surtout une correspondante, Lulu. De leur âge de jeunes filles en attente du prince à la mort de Lulu, elles ont fidèlement échangé leurs confidences et récits plus ou moins sages. Il faut dire que Lulu n’a pas cherché loin car son prince était son voisin de palier. Et qu’elle a eu une vie sans grands reliefs qui nous semblait, à nous, plutôt ennuyeuse, toujours dans le même quartier de Paris, et nous avions ri malgré nous (enfin, avouons-le, on était un peu moqueurs, tout le monde l’a compris) quand un jour Lulu s’est rengorgée dans une de ses lettres avec cette phrase que je n’oublierai jamais : Et dire que nous avons des amis à Los Angeles !

Mais il n’y eut pas que Lulu (et d’autres), il y eut Marie.

Marie que mes grands-parents acceptèrent comme correspondante car elle avait un nom à multiples particules très impressionnant.

Eugène de Blaas La lettre d’amour

Ce qu’ils n’ont pas su tout de suite, c’était que Marie était un garçon. Eh oui. Un jeune Hollandais qui parlait bien le français. Lovely Brunette le pensait amoureux d’elle, et ça lui plaisait, cette hâte à recevoir et lire ses lettres, d’y répondre en faisant semblant de rien, en ayant pourtant cru comprendre entre les lignes des choses qui peut-être n’y étaient pas, ou si peu. Ils ne se sont rencontrés qu’une fois mariés tous les deux, lui avec Nettie, et elle avec mon Papounet. Elle continuait d’aimer l’idée que Marie avait une sorte de regret dans le sourire, une admiration heureuse en la voyant, mais le respect de leurs situations à tous faisait que tout ça était suspendu dans une autre parenthèse de temps, si seulement, qui sait si…

Quand j’ai eu 13 ou 14 ans, je suis allée passer une semaine chez Marie et Nettie, pour « perfectionner mon néerlandais » que je n’ai pas du tout perfectionné puisque tout le monde parlait français, et que d’ailleurs j’étais un peu impressionnée par cette atmosphère familiale trop différente de la mienne, de la disposition de la maison (ah ces escaliers tellement raides et mal éclairés…), l’habitude pater familias qui voulait que Marie découpe la viande de tous puis faisait une prière et ensuite nous pouvions manger refroidi, sans boire pendant le repas, juste après. Ils étaient charmants avec moi, me sentaient mal à mon aise, me tenaient compagnie. Leurs enfants – Antoinetje et Louitje – étaient plus jeunes que moi, mais nous jouions et nous promenions ensemble, le plus beau jeu étant de sonner aux portes et de nous enfuir bien entendu.

Marie me demandait si les garçons m’intéressaient, et je me souviens de lui avoir dit que je les trouvais stupides et que si jamais un garçon devait un jour m’offrir un bouquet de fleurs pour me demander en mariage, j’aurais un fou-rire, que je ne voulais absolument pas me marier, jamais. Lovely Brunette m’avait tellement inoculé son rêve à elle que je me persuadais qu’il me faisait ces demandes en pensant à elle, à ces occasions peut-être manquées, à cette autre vie qu’il aurait pu connaître. Qui sait ce que pensait Marie, en fait ?

Les années passèrent au galop.

Nettie mourut. Antoinetje était devenue vice-présidente de la Cour d’Appel de sa ville, et Louitje directeur d’une grosse société. Marie et Lovely Brunette s’écrivaient encore, de leurs mains devenues vieilles et raides.

Et voilà qu’il lui demanda de venir passer quelques jours chez lui. Elle s’agitait comme une puce folle. Il était très bel homme encore, une belle patine distinguée. Elle s’agitait, s’agitait, commença à organiser son séjour et puis… renonça.

« Il va me demander de l’épouser ».

Elle n’est pas partie à cause de ça. Elle souhaitait garder la romance de toute une vie et refuser l’entrée en scène de l’âge, les pilules, les précautions, les faiblesses honteuses.

Quand il est mort, peu avant elle, elle a été bouleversée.

Lovely Brunette et l’Hydre de Lerne

Amis et amie de plume, c’était la passion de Lovely Brunette, presque sa vie sociale. Et, tout comme ses recettes, son goût des chapeaux « bien chauds » – et de moins en moins jolis selon leur degré de confort -, elle m’a donné ce goût dès que j’ai su écrire.

À 16 ou 17 ans, par un concours de circonstances trop compliquées pour que je vous en fatigue par le menu, je me suis retrouvée avec plus de 600 demandes de correspondance provenant d’Italie. Il y en avait tant que j’avais perdu le plaisir de les lire, et que beaucoup de ces lettres d’ailleurs n’ont jamais été ouvertes, liées par liasses dans une petite valise. Pauvre de moi, je ne voulais que perfectionner mon italien, appris senza sforzo toute seule avec Assimil. Une petite annonce de ma part, accompagnée d’une chaste photo de mon minois souriant et souligné d’un col Claudine avec un feston de dentelle, et me voilà la bête noire du facteur. Faut-il le dire, la plupart de ces lettres émanaient d’hommes et de garçons proclamant mes charmes avec les expressions les plus fleuries. Dépassée par cette avalanche, mais amusée et curieuse, j’ai surtout ouvert les enveloppes dans lesquelles on sentait la présence d’une photo, et le tri était vite fait. Plein de vieux en maillot de bain, tarzans des plages au sourire de Sheetah, le ventre rentré comme celui d’un lévrier. J’avais 17 ans, et les vieux d’alors étaient plus jeunes que je ne le suis aujourd’hui, mais ainsi en est-il des notions de l’âge et de la grisante sensation d’éternité de la jeunesse !

Finalement, Lovely Brunette a récupéré l’un ou l’autre de ces vieux. Pour voir…

Nous écrivions la lettre ensemble (en riant beaucoup parfois), puisqu’elle ne connaissait pas l’italien, et je lui lisais les réponses. La plupart de ces correspondants croyaient surtout entendre la corne des brumes des femmes du nord, solitaires et mal aimées par des hommes à la pâleur de navet et l’énergie anémique, et offraient sans détours leurs services d’étalons qu’ils assuraient être épuisants et vraiment inoubliables. D’autres étaient plus discrets, et parmi eux, il y avait Lerno.

Il venait du centre de l’Italie, et une ou deux lettres – des plus chastes ! – à peine avaient été échangées entre Lovely Brunette et lui, qu’il s’était enhardi à demander si elle ne viendrait pas en Italie pour ses vacances. On pensait le voir venir (avec ses gros sabots…), et c’est avec beaucoup de soulagement et de rires étouffés qu’on lui a annoncé que non, nous allions en Yougoslavie, bien loin de chez lui. En décidant d’abandonner cette correspondance qui déviait déjà.

Qu’à cela ne tienne, annonça alors l’impétueux séducteur, je vais venir jusque là !

Horreur ! Et on lui avait dit le nom de l’hôtel, incapables d’imaginer qu’il ferait près de 1.000 kms pour satisfaire son programme de Sea, Sex and Sun… Chaque jour on espérait que l’hydre de Lerne, comme on l’avait surnommé, se découragerait, se perdrait sur la route, tomberait dans un ravin. Et les jours passaient, en effet. Nous étions sous le charme du farniente, du soleil, des petits fjords charmants couronnés de pins. Nous riions devant les premiers efforts de la Yougoslavie pour accueillir avec faste ses touristes : « Cadeaux acceptables » disait une flèche pointant vers les boutiques à souvenirs. « Friseur pour dames » disait une autre. Les suivait-on en souriant, ces flèches cocasses ! Nous achetions des loukoums aux noix avec une gourmandise quotidienne.

Et ce bon Lerno qui ne se montrait pas… Que le soleil était bon, que les cigales chantaient fort, que nous étions bien … Même la moussaka quotidienne nous semblait de plus en plus savoureuse. Jusqu’au jour où, alors que nous rentrions de la plage, Vesna, la réceptionniste – qui se comportait très amicalement avec moi car elle m’empruntait tous mes vêtements avec le projet de m’en rendre le moins possible – nous annonce qu’un monsieur nous avait demandées, et avait loué un pavillon aussi. (L’hôtel était formé d’un bâtiment central comprenant le restaurant, la piscine et le bar, et puis les chambres s’égayaient dans la pinède sous forme de petits pavillons). Lerno, avons-nous dit en chœur.

Et c’est alors que nous finissions notre repas que nous avons remarqué la présence d’un petit homme extrêmement velu qui nous fixait, immobile, depuis la porte. Lerno. Faisons semblant de rien. Mais il s’approche et nous appelle par nos noms. Après tout, il a couvert assez de kilomètres et est si près du but, pense-t-il… Nous jouons les idiotes, moi pas comprendre italiano, mais il se tape sur la poitrine et insiste : Lerno, Lerno ! Bon, on a bien dû sourire, et jouer la surprise ravie. Mal, aussi mal qu’on pouvait se le permettre. Le malheureux, sans doute épuisé d’avoir conduit comme un bolide pour séduire sa correspondante, nous suggère alors un tas de choses : aller sur la plage, aller en ville, sortir le soir pour aller danser… Et nous, non non, on a des amis, on est prises, on a déjà des plans, désolées, mais non vraiment … Demain aussi, et tous les jours en fait… C’est bien dommage mais …  Finalement, nous condescendons à aller en ville pour prendre quelque chose ensemble. Il porte une sorte de singlet jaune atroce à grandes mailles dont sa pilosité s’échappe avec exubérance. Je ne serais pas surprise que nous ayons eu, Lovely Brunette et moi, une moue involontairement écoeurée. Et il nous amène à sa voiture… une fiat 500, la fameuse topolino ! Lovely Brunette, avec ses grandes jambes, est autrement plus encombrante que Minnie Mouse (Topolina) et a du mal à s’asseoir à l’avant, et moi j’hérite de la minuscule banquette arrière, recouverte d’un plaid douteux sur lequel un jeu de cartes à jouer est renversé. Le dos des cartes est une série de pin ups. Le tout sent plutôt mauvais.

En ville, le supplice de notre étrange petit trio s’éternise. Il est décontenancé. Nous sommes mal à l’aise. La situation est grotesque et tous, nous attendons qu’elle se termine d’une façon ou d’une autre. Heureusement, il doit calculer que l’été n’en est qu’à son début et que s’il repart demain matin aux aurores, il pourra peut-être faire une touche avec une Anglaise ou Allemande sur sa plage locale le surlendemain. Il nous reconduit donc à l’hôtel mais non sans faire une ultime tentative : il voudrait voir notre pavillon. Oh non, on ne peut pas y aller en voiture, c’est par ce petit chemin-ci, lui disons-nous, nous éloignant sans hésitation vers le petit chemin en question. Au revoir, bon retour !!! On s’écrira ! (Tu parles, avons-nous tous pensé dans un bel ensemble…).

Nous fonçons dans le petit chemin, pour être certaines qu’il n’aura pas le temps de se garer et de nous suivre, mais nous ne savons pas où il mène. Nous rions, appelons sa voiture « crotte de pou », et regrettons qu’il nous ait tous mis dans une telle position. Et puis… tiens, ça sent bien mauvais… tiens tiens … Et oui, nous arrivons à la décharge clandestine de l’hôtel ! Voilà où menait le petit chemin. Et nous avons pataugé dans les détritus, nous bouchant le nez et riant comme des folles, bien décidées à ne pas faire marche arrière !

Merci, mon chien!

Lovely Brunette était une écuyère émérite, que ce soit pour des promenades sur ses chevaux chéris ou… que ce soit parce qu’elle était très à cheval sur les bonnes manières.

Mon frère a fait, pendant un temps, le baisemain à ses amies en visite (qui gloussaient comme de grosses poules de Malines) et moi j’en étais quitte avec la révérence. Non, je ne blague pas, j’en ai l’air ? Heureusement ça n’a pas duré longtemps, en tout cas je ne m’en souviens pas. Ceci dit, je devais aussi faire la révérence aux « chères sœurs » de l’école, que, comme on le sait désormais, je détestais. C’était aussi suave que de faire la génuflexion devant Zeke le loup si j’avais été un des trois petits cochons…

Quand nous allions au cinéma avec Lovely Brunette (chaque semaine et parfois plus, car elle adorait ça !), nous ne manquions jamais, à la sortie, de clamer de deux petites voix trompettantes, Merci Mammy ! Sinon gare aux représailles. Et si par malheur dans notre bavardage passionnant « et quand John Wayne tue le mauvais, tu as vu… ? » nous osions oublier le Mammy, elle nous freinait net dans notre enthousiasme par un « Merci qui ? Merci mon chien ? ». Il y eut bien des moments de taquinerie rebelle où nous risquions un Merci mon chien enjoué, mais il ne fallait pas abuser de cet excellent mot d’esprit…

Nos manières de table étaient dignes du palais (lequel, vous choisissez…). On s’essuyait les lèvres avant de boire pour ne pas laisser des demi-lunes grasses sur le verre, on utilisait nos serviettes avec raffinement – et on les roulait dans le rond à serviette en fin de repas -, on utilisait nos couverts au complet (on avait commencé par « le pousse-manger »…), on ne parlait pas à table (et si ça nous échappait, on nous envoyait manger dans le vestibule ou dans le poulailler si le temps le permettait), on n’aurait pas rêvé de s’en aller ou même de s’agiter avant que le repas soit tout à fait terminé.

On remerciait toujours des cadeaux reçus, même si on n’aimait pas (je me souviens que ma marraine m’avait offert des bonbons au rhum, or je détestais le simple mot « rhum », et son goût et son odeur…), et on portait les affreux pulls faits main offerts par des tantes quand on allait les voir, pour ne pas leur faire de peine et les inciter à en tricoter d’autres pour les années à venir.

On saluait tout qui entrait dans la maison, que ce soit le livreur de charbon, de petits bois, d’eau et bière, un monsieur chic ou un colporteur, ce qui fait que j’allais carrément embrasser le facteur tous les matins et l’appelais « mon petit amour ». J’avais un certain enthousiasme … et aimais recevoir des lettres !

Ceci dit…

Mon petit frère a un jour rampé à quatre pattes pour se glisser sous la jupe plissée de ma grand-mère afin de voir si elle avait une culotte. Nous avons eu pas mal de plaisir à flanquer nos jouets par la fenêtre du second étage. Nous avons mis des cailloux dans la culotte d’une petite fille que nous surnommions « la petite fille poilue » (et en effet elle avait des jambes de velours, elle se sera ruinée en cire à épiler par la suite…). Nous avons ligoté le fils de la femme d’ouvrage au pommier du jardin et avons dansé autour de lui, ce qui a fait qu’elle n’a plus voulu venir travailler chez des enfants aussi mal élevés, et on ne peut lui donner tort (mais on s’était bien amusés et on avait, comme ça nous fut demandé, joué avec le petit José). J’ai jeté à l’eau les tabourets de traite du fermier, aidée de mon cousin, et ensuite nous avons couru sur les draps mis à sécher dans l’herbe ; c’était très gai aussi, même si notre pauvre tante a poussé des hurlements qui semblaient de détresse, et nous ont donné des ailes aux pieds.

Bref, la bonne éducation n’est rien d’autre que de la discipline, tout à fait indolore mais très utile. Il reste bien de la place pour les inspirations impertinentes…

Objets à secrets

Lorsque je suis revenue des USA, j’ai pu pratiquement meubler et habiller d’objets mon appartement avec une multitude de choses qui me venaient de chez mes parents, ainsi que d’une parente de mes demi-frères et soeur. Le plaisir d’avoir de vieilles choses qui ont vécu et savent des choses inavouables parfois est renforcé encore par leur beauté, parfois usée, brisée ici et là, mais jamais dégradée.

Dans les cartons de mystères qui me sont  arrivés de chez Lovely Brunette se trouvait… une étole d’hermine !!! Un peu miteuse… Jamais je n’avais touché de fourrure aussi douce, et je l’ai fait en pensant que les hermines l’auraient bien gardée sur elles, cette neige somptueuse mouchetée de touches noires… Mais le crime a eu lieu il y a bien longtemps, car le souvenir d’un juge dans la famille n’est pas arrivé jusqu’à moi… Appartenait-elle à un juge, ou simplement à ma coquette d’arrière-grand-mère, Justine au sourire malicieux ?

Pas plus que ces nappages marqués MV… quelles étaient ces deux familles, pourquoi avons-nous leurs nappes ? Comment ont-elles fini chez moi ? Qui donc  serait si contente de les retrouver, ces souvenirs de goûters chez une grand-mère à la joue poudrée qui peut-être vivait ses premières années de bonheur insouciant après le décès d’un mari bien gentil mais difficile… ? Bien sûr, il ne faut pas être trop injuste avec les messieurs, ceux de jadis et ceux d’aujourd’hui, car il est bien possible que la grand-mère à la joue poudrée ait eu une poigne de fer sous ses mitaines de dentelle et que le malheureux époux n’ait pu trouver la paix qu’en s’enfuyant les pieds devant… qui sait ?

Qui donc pouvait avoir plaisir à garder dans sa chambre ce terrifiant crucifix d’ébène décoré de têtes de morts en zinc ? J’ai été tellement perplexe quant à savoir où le mettre pour qu’il ne me donne pas de cauchemars, que j’ai alors décidé de l’offrir à une brocanteuse qui m’a affirmé que non, Jésus ne pouvait pas porter malheur voyons! … Lovely Brunette, la grande exilée du sein de l’Eglise par la gentry catholique de notre petit coin du monde avait gardé ce croquemitaine de luxe malgré tout…

J’ai retrouvé mon chapelet, oui ! Et j’y tiens, car il m’a été offert par des amis de Lovely Brunette, un Portugais charmant du nom de Georges, qui avait spécialement prié St Georges pour moi afin qu’il me protège. J’étais assez fière de cette demande spéciale et  continue de considérer Saint Georges comme mon preux chevalier attitré. Sans que je doive m’appeler Georgette. Il avait aussi fait mon portrait d’après photo, et dessinait très bien.

Et moi qui aime les corbeaux…  j’aime ma tabatière (qui a son pendant, une petite soeur tabatière) en Delft polychrome surmontée d’un corvidé, et décorée d’un village dont le ciel frémit d’un vol noir… Elle est en mauvais état et « ne vaut pas tripette » nous a dit le dernier expert – l’avant-dernier proclamait sa valeur inestimable ! Mais ma grand-mère l’a époussetée en prenant soin de ne pas plus la casser qu’elle ne l’était déjà, l’a trouvée belle, a rêvé devant la vue du village et du clocher… un peu de ses sourires suspendus dans le temps s’y trouvent encore accrochés…

J’utilise tout. Tant  pis. Assiettes, tasses, plats ne sont que les survivants de grands services d’autrefois, partagés entre les héritiers nostalgiques de leurs repas de communions ou mariages, et très malmenés pour la plupart.

Oui, tout avait de la valeur quand c’était complet et en état pimpant, maintenant c’est moi qui m’en sers, et on ne dira à personne que chez moi, c’est devenu la vaisselle de tous les jours.

 

Lovely Brunette au Texas

Lovely Brunette savait être exagérément timorée quand ça l’arrangeait – mon frère avait été promu garde du corps car elle n’aimait pas aller au cinéma seule à cause des satyres des salles obscures. Bon, c’est vrai qu’il y en avait, et c’est sur eux que je me suis exercée au regard qui tue dont les satyres des trams italiens ont ensuite profité dans la version finale et complétée de la gifle sonore. Elle ne voulait pas prendre le métro à Bruxelles parce qu’elle allait se perdre. Mais quand Bill Vestal l’a invitée, au nom de ces années de guerre et de jeunesse 25 ans plus tôt, rien n’aurait pu l’arrêter.

Bill Vestal avait été ce jeune soldat américain rêveur qui occupait la demeure de Lovely Brunette (surtout de ses parents…) avec son régiment. La famille vivait dans les caves avec les chiens, et les soldats draguaient, se prélassaient dans les salons, et rivalisaient de cadeaux pour la conquête de Lovely Brunette et sa belle-soeur surnommée Blondie par leurs soins. Elles avaient donc des bas de soie, du rouge à lèvres, du vernis à ongles, et des prétendants, dont Bill Vestal qui était marié avec sa High School Sweet Heart et se contentait de souhaiter que ça ne soit pas arrivé… Quoi de plus romantique qu’une romance bercée de ah si seulement… Et 25 ans plus tard il est venu avec la High School Sweet Heart pour voir les lieux de son bonheur jamais éclos, et sur la lancée, a invité Lovely Brunette pour l’année suivante au Texas.

Et hop!

Comme un rouleau compresseur enrubanné de rose bonbon elle a broyé les obstacles et les peurs. Sabena lui ayant offert (enfin, offert est une façon de parler très charitable…) le voyage pour un prix astronomique, elle s’est adressée à une autre compagnie qui lui faisait une réduction substantielle. Et quand on lui a envoyé – autres temps que ceux-là – un délégué de la Sabena en chair et en os et en costume sur son seuil, demandant si elle n’avait pas encore décidé de la date de son voyage, elle qui n’osait jamais marchander a tranquillement dit que la compagnie Untel lui offrait la même chose pour moins cher et que donc… « Quel prix vous font-ils ? » Et on lui a concédé ce prix aussi !

Fidèle amie de plume de correspondants de par le monde, elle a fait une escale à New York, Chicago et, je crois à Long Island pour voir une certaine Clara dont le mari avait perdu les deux jambes et un monsieur à qui sa femme avait interdit de rencontrer sa correspondante pour une innocente journée de Cicéron. L’audacieux gentilhomme a désobéi à sa femme … et n’a plus jamais donné signe de vie par la suite. Je suppose qu’il a dû faire une confession publique à son église et suivre une thérapie. Prendre des antidépresseurs et porter un cilice.

Et puis elle est partie au pays de Géant, avec son look d’Européenne qu’on s’évertua à changer – on lui a fait endosser une chemise texane, le stetson, et elle a eu droit au casque de laque des héroïnes de Dallas, pare-balle, anti-moustiques, et bonne chance si ça gratte un peu, sans ongles de mandarin on ne peut rien faire sinon se rabattre sur le stoïcisme.

Elle s’est amusée comme une folle, même de ces transformations qu’elle accueillait avec plaisir. Avec Bill et Marybeth elle a fait un périple en Arizona et Nouveau-Mexique. Mais elle, qui pendant les vacances appréciait les bons hôtels, le luxe à court terme, les repas fins et différents…  n’aima pas descendre dans des hôtels ou motels et commander des hot-dogs pour les manger dans la chambre avec des serviettes en papier ! Sans crainte aucune pour une fois, elle grimpa sans frémir les échelles vertigineuses de Mesa Verde, alors qu’elle vacillait sans grâce sur l’escabeau lorsqu’il lui fallait remplacer une ampoule ou laver les fenêtres.

Je ne sais plus par quel hasard elle rencontra aussi un de nos amis Verviétois là-bas.

Elle frémissait de ses « ça ne se fait pas » à l’évocation du pauvre Bill qui, pour ses vacances, était promu laquais de sa famille, portant seul tous les bagages, allant acheter les hot-dogs et tacos pour tout le monde, tandis qu’épouse et filles s’asseyaient, enlevaient leurs chaussures et mettaient les pieds sur la table basse pour se relaxer en papotant. Il servait aussi les apéritifs et n’avait pas le droit à la détente, sauf si on imagine que voir sa tribu repue et reposée -en bigoudis – faisait dégonfler ses pieds et lui massait le dos. Car il conduisait aussi…

L’appareil photo à la main et une jeunesse retrouvée, elle s’émerveillait de tout. C’était l’aventure de sa vie. Elle glanait des souvenirs et impressions, rien ne lui échappait. Tout le monde la trouvait sooo classy, sooo charming, sooo pretty. Ca lui plaisait, et comment l’en blâmer ? Le journal local lui accorda une interview et une photo – robe noire sans manches et collier de perles, très Breakfast at Tiffany. Mon frère et moi, à son retour, imitions son accent et ses déclarations sans trop de charité, la faisant rire malgré elle.

Elle participa à la rodeo parade locale avec faste, un peu déconcertée de la monte à l’américaine, jambes tendues comme John Wayne, alors qu’elle avait toujours pratiqué la monte à l’anglaise avec les étriers haut placés. Mais que ça lui a fait plaisir d’être célébrée et fêtée partout avec bonhomie et amitié.

 

 

Elle rapporta à mon frère une chemise texane jaune et absolument hideuse qu’il n’a jamais voulu porter (à sa plus sincère indignation… elle en avait bien porté une, elle !), et un disque du groupe « Chicago ». A moi un kimono acheté à Chinatown que j’ai gardé au moins 15 ans, un disque avec une chanson romantique de Mari Trini, Mirame, et un bracelet navajo d’argent et turquoises. Je viens aussi de retrouver un carrelage mexicain…

Pendant ce temps-là… eh bien je fus promue Gouvernante en chef de la maison. Il y avait des poules, des pigeons, des chiens, le cheval (je crois ?), sans doute des perruches ou une souris blanche – heureusement elle nous avait dissuadés, petits, de prendre un mignon petit crocodile – peut-être un chat – Poussy-poussinette-enfant-de-Paris, il me semble – mon frère – qui s’est pris la brosse à vaisselle dans la figure lors d’une dispute au cours de laquelle il a eu le malheur de me dire tu es tout à fait comme mammy ! – Ooooooh, ce n’était pas au sujet de son charme, non, mais de ces « ça ne se fait pas » et je n’avais pas du tout apprécié !

Sa grande aventure. Son moment de gloire, la gomme qui effaça bien des souffrances et doutes. Et dont les photos prouvent combien, à 47 ans… elle avait encore tout le peps de la lovely brunette !

 

 

Une ruche généalogique

Lancée dans la mise en ligne de la généalogie familiale, mon regard change sur bien des choses.

Mes parents – Lovely Brunette plus que mon père car elle y a consacré les 10 dernières années de sa vie, et au vu de son travail soigné, je dois admettre qu’elle valait bien plus qu’on ne le lui avait dit – ont laissé des tableaux généalogiques, photos et recherches au sujet de leurs ascendants. Pourquoi ? Pas pour découvrir que nous descendons d’une lignée épatante, mais d’une lignée… éternelle, qui a commencé dans les cavernes (et là on ne sait rien… peut-être y-a-t-il quelque part l’empreinte de la paume d’un lointain troglodyte dont je partage l’ADN sur une paroi de calcaire…) et, de plus sains en plus sains, a étendu sa ramure jusqu’à moi, qui suis, comme nous le sommes tous, issue des plus résistants, les autres branches ayant péri les unes après les autres.

Ces papiers risquant fort de disparaître un jour, mais aussi et surtout le temps et la passion que ces recherches ont occasionnés, me voici donc faisant la part du boulot en transposant tout sur un site de généalogie en ligne.

Si nous avons notre lignée aussi aisément traçable c’est que nous étions vraisemblablement parmi les lettrés, qui tenaient leur comptabilité familiale sur les premières pages de la Bible et chez Monsieur le curé. Nous étions fermiers, propriétaires terriens, bourgmestres, meuniers (un métier qui reçut ses armes officielles), conseillers municipaux, baillis, membres de ceci ou cela. Des particules n’avaient rien de nobiliaire mais indiquaient la provenance, et parfois si la famille de l’épouse était mieux assise, l’époux ajoutait ou prenait le nom de l’épouse.

Des bourgeois ou petits nobles, avec l’argent pour s’assurer une table bien garnie, des ou un domestiques, une santé convenable. Ils ont presque tous vécu jusqu’à un âge très respectable, que ce soit en 1500 ou en 1900, on a des septuagénaires et octogénaires en grand nombre. Alors je ne sais trop quelle charge de travail couvraient les messieurs, mais en ce qui concerne les mesdames… leur occupation était être enceintes et accoucher. Et puis recommencer. Des suites de quinze enfants sont la norme, un après l’autre comme les boules au loto.

Enceintes pendant 15 ans au moins. Et après tout ça, elles vivaient jusqu’à 79, 85 ans… Et elles ne devenaient pas toutes des éléphants en robe noire pour autant, j’ai des photos où les malheureuses sont sanglées dans une gaine qui devait leur couper la respiration et le transit intestinal avec élégance et dignité.

L’épouse n’est pas forcément plus jeune que l’époux, ni jeune tout court. J’ai trouvé peu de mariages de vieux barbons avec des tendrons. Certaines sont d’un an ou deux les aînées du mari, d’autres frôlent la trentaine, l’odeur rance de la vieille fille erre. Des compromis ont dû être faits, vous n’êtes pas de notre rang mais notre fille commence à jaunir alors, si vous promettez ceci ou cela… qu’en dites-vous ?

Un de mes aïeux a été condamné à mort pour avoir assassiné un avocat à Anvers. Un autre est mort en exil. Une autre a, à son époque, donné de la conversation et des nuits blanches à toute la parenté en épousant, en troisièmes noces, un mulâtre qu’elle a suivi à la Guadeloupe. Ah l’amour !

Il y a des noms qui changent, comme un certain Schwartz qui devient Lenoir et puis Le Lieutenant car il était Lieutenant d’une Altesse quelque part, et enfin le nom s’est stabilisé sur Lieutenant. Les prénoms sont aussi source de oh et ah : Juwette, Collienne (un nom d’homme, oui oui…), Rass (qui serait « Erasme »), Tysken, Welt. Les noms de famille fleurent le champêtre si on remonte assez haut : De la caille, Aux Brebis, Le Pourceau (qui « fleure » un peu fort malgré tout), De la Forge… Ou bien la mention « dit le… » suit le nom officiel, comme Lenoir dit le Lieutenant.

Mon aïeul le plus excitant est le sanglier des Ardennes, Guillaume de la Marck. Lovely Brunette nous le décrivait au même titre que Peter Pan ou Eric le Rouge, et nous le présentait comme « une sorte de Robin des Bois » qui prenait l’argent des riches pour le donner aux pauvres. En fait je pense qu’il le prenait pour lui et les siens, et a eu des soucis car il payait ses troupes avec de fausses pièces d’or, bref, la légende est bouillante mais sans doute encore loin de la vérité. Elle était idéaliste, Lovely Brunette. J’ai bien dit troupes, oui, car le sanglier des Ardennes faisait la guerre contre les grands de l’Histoire d’alors. Nous étions très fiers. Lorsque le film Quentin Durward est sorti, nous sommes fièrement allés le voir, en famille. Robert Taylor et Kay Kendall nous auraient attirés, pensez-vous ? Que nenni ! Nay ! Nous étions là, guidés par Lovely Brunette qui nous affirmait que tous les enfants n’avaient pas la chance d’avoir leur ancêtre dans un film. Même si à la fin du film on l’y décapitait après un combat magnifique dans le clocher de Maastricht. Robert Taylor (nous n’avions rien contre lui, il était « le bon » du film, et notre cher sanglier était « le mauvais mais tout le monde se trompait ») échangeait le fer contre notre barbu d’ancêtre, interprété par Duncan Lamont que personne ne connaît, qui perdait et dont on apportait la tête au roi dans un panier d’osier.

Ça, c’était beurk et un peu exagéré, on aurait aimé réécrire l’histoire…

Mais il nous permettait de dire à Lovely Brunette qu’on voyait bien que son frère descendait d’un « porc sauvage »…

Les casseroles de Bon-Papa

Quand mon Bon-Papa Jules est mort, Lovely Brunette a été déchirée de voir qu’elle ne pouvait pas tout récupérer de sa vie. La vie de son père. Je ne parle pas des choses importantes et chères qui ont été partagées comme ça se passe souvent lors des successions (nul besoin d’être plus claire je pense…), mais surtout de la « bimbeloterie » souvent très mal en point et non-monnayable comme par exemple son service en Limoges pour 48 personnes entreposé dans un buffet, des lames de couteaux échappées de leurs manches, des manches orphelins d’autres lames, des survivants de verres à vin blanc et rouge, à porto, à cognac, à je ne sais plus quoi… Il les avait gardées, ça venait de son mariage à lui, ou de celui de ses parents, il avait pris soin de tout ça, et voilà qu’elle se lançait dans Save the Private Useless avec passion.

J’ai ainsi hérité, en partie, de ça aussi quand ce fut son tour de disparaître. Enfin, de ce qu’elle a sauvé parce qu’elle avait la place pour les entreposer, mais moi je n’ai ni greniers ni mansardes ni placards ni cave. Et moi, j’utilise, je mets dans le lave-vaisselle, quand ça casse c’est bye-bye, et comme tout est de plus en plus dépareillé, il m’arrive d’offrir deux petites tasses à moka ici et là pour célébrer l’amour de quelqu’un, n’est-il pas bon d’avoir deux jolies tasses au passé presque historique pour apprécier un bon petit café en tête-à-tête, surtout quand elles bourdonnent d’amour, ces têtes ? Bref, je suis moins respectueuse qu’elle, place oblige.

Inutile d’expliquer que le service de Limoges a été vendu à un prix défiant toute concurrence, comme on dit, en grande partie au décès de Bon-Papa Jules, car qui fait encore des réunions de 48 personnes, hein ? À part les pensionnats ou homes, qui peut-être auraient grand plaisir à servir les repas dans du beau pour changer. Ça leur vaudrait des noms changeant la donne : Les enfants de Versailles, et Vieillir à Schonbrünn

Lovely Brunette avait notamment repris… les casseroles de Bon-Papa, de très belles casseroles de fonte émaillées d’une belle couleur vert tendre (petits pois de printemps….), et dont elle n’avait aucun besoin puisqu’elle avait les siennes. Mais je me souviens d’avec quelle dévotion elle suggérait : prends la casserole de Bon-Papa pour les pommes de terre…

Impatiente, je ne comprenais pas. Elles pesaient plus lourd qu’une enclume (avec le marteau et une grosse dame assise sur le tout…), on avait les poignets mutilés et les paumes grillaient sur les poignées, alors qu’on possédait désormais des petites casseroles légères, avec des oreilles de bakélite, et les motifs design de l’époque, ceux qui reviennent à la mode et me font frémir aujourd’hui. Des petites frises à carrés et triangles sur fond crème… comme chez les Femmes de Stepford, et il fallait presque les cheveux laqués et le regard d’une poupée (avec cils pelucheux) pour être assortis aux casseroles « nouvelle vague » que je préférais à celles de Bon Papa. Je réalise que nous n’étions pas du tout assorties et je ferai amende honorable quand je saurai à qui.

Oh ciel, j’allais oublier le fer à repasser de Bon Papa, qui devait déjà avoir dix ans et a vécu vingt ans de plus. Et son horloge à carillon Westminster qu’on avait mise au mur de la cuisine, pour profiter de son appel very british. Oui, c’était le chant de Big Ben…

À présent que ma Lovely Brunette n’est plus, pas plus que mon Papounet, je comprends cet attachement qu’elle avait pour ces vieilleries. Je comprends, disais-je, parce que tout ça, c’était des petites choses quotidiennes qui la reliaient à son père, lui permettaient de l’évoquer mine de rien, de toucher ce qu’il avait touché, de sentir sa trace, son passage, de retrouver une anecdote. Je le comprends puisque moi-même je me suis mise à polir avec amour ce que je lui ai vu cirer si souvent, me disant « ce saint bonhomme était en bas de l’escalier chez Bonne – son arrière-grand-mère – et elle me l’a laissé ». Le saint bonhomme est un moine tenant un crâne dans la main, l’air assez surpris ce qui est sans doute assez normal : une chope de bière aurait mieux sa place dans cette main monacale. Comme à la maison nous l’avions mis sur une commode dans le vestibule, mon oncle Yves s’amusait à enfoncer sa cigarette dans un des orbites oculaires pendant qu’il enlevait son manteau…

Je mange mes œufs à la coque dans de petits coquetiers en argent qu’elle a sauvés de je ne sais où, très abîmés d’ailleurs, ils ont perdu tout ce qui pourrait faire dire « ooooh, tu manges dans de l’argent, quel chic … » car franchement, ils ont piètre mine. « Ça fait pouilleux », aurait-elle d’ailleurs dit, en riant !

Mais voilà… moi aussi j’aime toucher ces petites choses anodines, délaissées qu’ils ont touchées, et ainsi établir un contact matériel entre eux et moi. Eux, mes « chers disparus », pas oubliés mais juste disparus derrière le mur…