Une chance de cocu pendu

Si comme on le recommande souvent aux USA, je « count my blessings » (fais le compte de mes bénédictions), je n’en vois pas la fin, de ces bénédictions.

Je suis née dans le confort, de parents gentils et imparfaits, mais bons, raisonnables, aimants.

Je n’ai jamais manqué de rien d’essentiel, je n’ai connu aucune guerre telle qu’on la conçoit (certes… des périodes difficiles à cause des élucubrations mensongères des bandits qui gouvernent ici et ailleurs, je sais ce que c’est comme tout le monde, mais je les vis à l’abri). J’ai pu voyager, étudier, faire la plupart de mes choix en toute liberté (un peu parce que je ne suis pas très obéissante en général et un peu parce que, quoi qu’on en dise, je vis dans un coin du monde où on offre beaucoup de libertés).

J’ai connu un peu de faim, de précarité et de boulots franchement nuls, mais rien d’insurmontable, et j’avoue que je savais qu’il suffisait de demander à mes parents, ils m’auraient aidée. Je ne demandais pas et ai donc soupesé mes propres forces mais sans l’angoisse de devoir recourir à des « expédients indicibles » si les choses tournaient mal. On ne m’a jamais enlevée, menacée, arrachée aux miens pour les effacer de ma vie. Les violences que j’ai vécues, je les ai surmontées et en comparaison de ces pauvres êtres de tous sexes et âges qui sont broyés par des engrenages divers activés pas des monstres divers eux aussi, c’était peu de chose.

Ce sont des chances exceptionnelles.

Tant de gens n’ont évidemment rien demandé mais hélas sont nés dans les bombardements, massacres et viols, sans aucune garantie de lendemains qui chantent ou simplement se taisent au profit de gazouillis et ronronnements. Tant d’enfants jamais voulus ont dû grandir avec cette faute : tu as gâché ma vie, arrange-toi avec la tienne. Tant de vies humaines traitées comme de la marchandise : marchandise sexuelle, esclaves invisibles, banque d’organes, marchandise sacrificielle sur l’autel de la « science », d’un quelconque démon, d’une folie qui bave dans le noir jusqu’à avoir sa proie.

Plus « ce qui se passe ailleurs » monte à la surface et devient accessible, et plus on réalise que rendre grâce à Dieu ou à une bonne fée la marraine, ou à une étoile luisant de bonté pure n’est pas du mumbo jumbo, mais devrait faire partie de notre vie comme le réveil paresseux, l’appétit, les soins de peau et santé que l’on se procure avec amour.

J’ai eu la grande chance d’avoir mes parents longtemps, assez pour découvrir en eux la personne au-delà du parent ; j’ai des frères et sœurs fantastiques ; j’ai des amitiés loyales ; j’ai vécu ici et là (et puis là et ici) et ai compris ce qui se comprend dans ces circonstances ; je ne suis sujette ni à l’envie ni à la vénalité ni à la méchanceté (bon, j’ai été chipie parfois, et, pour alourdir mon cas, c’était même avec une joie un peu indécente, mais loin de la vraie méchanceté) ; je ne suis pas menteuse non plus (même si bien entendu j’ai dit quelques pieux mensonges au cours du chemin). Et n’ayant pas ces vilains défauts, j’en ai évité les tourments, je n’ai même pas dû lutter (c’est, à ce point, une chance de pendue, je dois peut-être le reconnaître !).

Très très reconnaissante envers mon destin, je ne peux le nier…

De là à dire que j’irai au ciel, si c’est pour finir à la droite de Jésus et prier tout le temps, je n’y tiens pas, et j’espère pour lui qu’Il n’a plus ce genre d’illusion à mon sujet.

À mon avis Il est assez subtil pour ne pas avoir cru plus que moi à ces sornettes…

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Soutanes et cornettes, les voix du Seigneur disent souvent des sornettes

Ma première école. Il suffit d’en prononcer le nom, c’est comme une parole magique : je me transforme instantanément en porc épic. J’ai détesté ce lieu, je le déteste encore, et d’ailleurs c’est grâce au bataillon des « chères sœurs », tellement pieuses, douces, généreuses et tout et tout que j’ai vite décidé que j’étais croyante mais que Dieu était servi par une bande de débiles. A l’époque j’ignorais encore, heureusement, qu’en plus d’être débiles ils étaient souvent aussi sadiques, pervers, pédophiles, manipulateurs, voleurs, parjures.

Je sais, « il y en a des qui ne sont pas comme ça ». J’en ai connus, plusieurs, et je pense encore à eux avec toute l’affection qu’ils se sont méritées, pas seulement avec moi, mais avec tous ceux qui ont eu la joie de les côtoyer.

Mais j’ai vite décidé qu’en général les « chères sœurs » étaient bêtes et naïves, pour croire à cette stupide histoire de pomme, de paradis, de serpent, du « Bon Dieu » qui passe trop de temps à nous punir en nous faisant tomber de vélo parce que nous avons menti, en nous donnant mal au ventre parce que nous n’avons pas dit nos prières, en exigeant de nous que l’on récite des chapelets, des prières de soumission et d’adoration pour des fautes infâmes comme avoir refusé d’aider maman à ranger la chambre ou regardé les images d’Eve nue sur un tableau biblique dans le dictionnaire. Il me semblait d’une mesquinerie, mais alors là….

Or, je croyais. Je faisais de mon mieux. Mais mon mieux n’était que mon mieux, et je n’étais pas responsable du décor dans lequel je me trouvais. Une idiote de chère sœur jubilant de sa droiture m’a dit que puisque mes parents étaient divorcés, ils iraient en enfer. C’est assez subtil de dire ça à une enfant de 9 ans, qui aussitôt imagine des flammes de hauts fourneaux, des diables bavant sur leurs sabots, la fourche rougie à la main. Et papa et mammy couverts de pustules grésillantes, les cheveux nauséabonds en étoupe clairsemée… J’ai fait le trajet jusqu’à la maison dans l’effroi, et ai éclaté en sanglots en me jetant dans les bras de ma mère qui m’ouvrait la porte.

Et là, elle a tout remis en place.

Les chères sœurs étaient bêtes, Jésus ne l’était pas, ni le Bon Dieu, ni Marie. Les curés avaient fait autant de crimes que tous les autres tortionnaires du monde, les mauvais s’habillaient en bons comme les autres, l’habit ne faisait le moine pas plus que le discours.

Ça n’a pas empêché une autre cruche de la même école de me dire que si je priais assez, mon papa reviendrait avec nous. J’ai prié jusqu’à m’en être écœurée pour la vie, mais je me suis sentie en faute pendant longtemps quand même puisque non seulement mon papa n’est pas revenu, mais il s’est marié avec sa seconde épouse (que j’ai beaucoup aimée…) et a eu d’autres enfants (que j’aime beaucoup). Comme Mammy est venue prier avec moi, (nous avons fait des neuvaines), elle a défini la perspective : on avait fait ce qu’on pouvait, et on n’avait rien à se reprocher. Nous nous sommes souvenues de ces épouvantables neuvaines comme d’une mauvaise blague qu’on nous avait faite.

Je n’ai pas oublié non plus le classisme, le mépris imbécile pour les plus fragiles, les bouches fermées sur l’égoïsme, la méchanceté parfois visible. La chambre minable et minuscule que j’ai eue dans un pensionnat très BCBG, fenêtre qui ne fermait pas, chauffage expirant, linoleum gondolant et rassemblant la pluie qui entrait jusqu’au centre de la place, 4è étage de trois laissées pour compte acceptées « par charité chrétienne » (mais pour le même montant que les bienheureuses de familles à papattes blanches qui avaient du tapis plein, trois fois notre espace, et une touche de chic). Le mensonge effronté de la supérieure (en fausseté, elle était supérieure) qui, pour me punir parce que j’avais dit aux autres que mes parents étaient divorcés et donc entachais toute la bonne renommée de ses pensionnaires provenant de familles irréprochables, m’a renvoyée en expliquant à ma pauvre mère sidérée que (on s’assied, là !) les « voisins » avaient été choqués car j’avais un amant. J’avais 17 ans et n’avais même pas donné mon premier vrai baiser, et la rue abritant ces scrupuleux voisins et le pensionnat était une rue de prostitution la nuit, et il faudrait m’expliquer comment les voisins connaissaient ma vie privée – que je n’avais pas.

Avec une telle armée de supporteurs débiles, le refuge de la religion est le meilleur endroit pour exercer son opinion personnelle, et comprendre très tôt que les cornettes ne font pas les anges, mais disent souvent des sornettes.

Les aventures extraordinaires d’une lignée de femmes…

2016 en visiteuse avec Carine-Laure Desguin

Mon prochain livre, me dit l’éditeur, a passé le test du comité de lecture, et sortira sans doute du cocon silencieux en début d’année prochaine.

Le dernier, lui, continue de piquer l’intérêt ici et là. Chaque personne, au fond, y lit des détails ou des profondeurs que d’autres ont survolées pour se poser ailleurs. C’est ce qui est bien, avec l’écriture, c’est que le même texte raconte certes la même histoire mais ne touche pas les mêmes cordes.

Voici la dernière note de lecture d’une auteur qui est aussi une amie, mais qu’on se rassure, si nous nous faisons « la fleur » de régulièrement parler l’une de l’autre, nous n’en sommes pas à la flagornerie et les retours d’ascenseur. Elle écrit plus fréquemment de la poésie par exemple, et sais que je m’y perds, dans les vers et les chansons de mots, et donc je ne me permets pas de dire ce que j’en pense.

La rivière des filles et des mères, Édmée De Xhavée, Éditions Chloé des Lys, 2021

ISBN 978-2-39018-169-9

Sa grand-mère Ayette a tué un homme et elle, elle est la fille de Dracula. Elle, c’est Zoya. Elle vit en Belgique et a toujours su que « sa famille n’était pas construite comme tant d’autres ». Et la grand-mère d’Ayette, c’est Enimie Goguet, dont le père était trappeur d’origine normande et sa mère était Belette, une indienne. Qui fut enlevée par des Ojibwés et échangée à Goguet Bellefontaine contre trois fusils et deux chevaux.

Zoya nous entraîne dans sa généalogie, très peu banale en effet. Et l’on s’y perdrait vite, dans ce labyrinthe d’histoires de famille qui nous emmènent de l’Europe vers le continent américain. Mais Zoya clarifie tout ça au début de chaque chapitre et ensuite donne la parole à chacune des intervenantes, ce qui nous plonge directement dans chacune des vies de ces cinq femmes. Du live à plein tube! L’écriture d’Édmée de Xhavée est gaie, légère et savoureuse et c’est ce qui fait de ce livre bien plus qu’une recherche généalogique.

Il y a Belette (la mère d’Énimie, qui sera la mère de MacLeary, l’arrière- grand-mère de Zoya) qui fut emmenée par Bellefontaine près de Chicoutimi dans une cabane construite par lui-même en contrebas d’une rivière. La lecture de sa vie est un transport immédiat vers ces contrées lointaines et nous vivons avec elle sa vie en pleine nature aux côtés du Goguet. Page 23 « j’aimais avoir les doigts collants de sucre que l’érable me donnait … ».

Il y a Énimie, partagée entre son éducation au sein même de la nature que lui procura le Goguet et la vie mondaine et urbaine pendant les vacances auprès de la famille de son amie Malina. Énimie maria même Calum, le frère homosexuel de Malina, ceci afin de mettre fin aux commérages. Un mariage heureux et sans chaos malgré tout. Isl eurent cinq filles et puis une petite dernière, McKenna Mac Leary surnommée plus tard Mackie, née d’un moment d’égarement entre Énimie et un certain Albrecht. Énimie qui fut l’arrière-grand-mère de Zoya.

Il y a Mackie, surnommée aussi Princesse. Avec ses soeurs elle fut formée au Vassar Collège et toutes reçurent une éducation équivalente aux standards masculins de l’époque. Nous sommes au début du 20ème siècle. Mackie tomba amoureuse de Urbain Detrooz (qui avait des origines belges) surnommé le Grizzly et le maria. Le Montana, c’est la solitude et la complainte des vaches, rien de bien exaltant. Et son mari, très volage,

était souvent éloigné d’elle. Mackie, de son ranch américain, écrivait chaque jour à ses parents. Mackie et Urbain eurent deux enfants, Mariette (Ayette) et Jules-Nicolas. La vie de Mackie fut ébranlée par un douloureux évènement. Urbain Detrooz cachait bien des choses à son épouse. Je n’en dis pas plus.

Le secret des origines indiennes de Belette était jusqu’alors bien gardé, Mackie et ses soeurs l’avaient promis et ce secret les liait les unes aux autres.

Il y a Mariette (Ayette), la grand-mère de Zoya. C’est elle qui, à 25 ans, a tué un homme. Toute sa vie elle fut marquée par ce meurtre et aussi l’autre évènement auquel elle assista toute petite au ranch de ses parents, un accident dont sa mère fut la victime principale. C’était en 1921 et Mariette avait 6 ans. À 20 ans Mariette n’avait rien de féminin et n’avait aucune envie de s’afficher avec un jeune homme. À 25 ans, Mariette tua effectivement un homme. À 32 ans, avec son frère, elle traversa l’océan pour rejoindre sa famille belge à bord du luxueux Queen Mary. Durant le séjour son coeur s’ouvrit enfin et ce qui devait arriver un jour …. Avec le cousin André Kraft, époux de Thérèse qui mourut prématurément. Et Mariette était enceinte d’André. Ils se marièrent. Louisiane montra le bout de son nez. Ce ne fut pas un mariage comment dire … idyllique.

Il y a Louisiane, la mère de Zoya. Qui passa une partie de son adolescence chez sa tante, sa mère étant retournée dans le Montana après le suicide de son époux. Louisiane ne revit sa mère que des années plus tard, lorsqu’elle se rendit dans le Montana. Louisiane découvrit la vie américaine de sa mère et apprit que celle-ci avait tué un homme. Louisiane prit conscience que sa mère était cette charnière qui avait fait migrer la famille vers l’Europe et que c’est à travers elle qu’elle ressentait ce sentiment de venir d’ailleurs. Louisiane refusa les études universitaires conseillées par sa famille et choisit la couture. Elle aimait son célibat, l’amusement, la liberté. Elle arriva à Trieste à 26 ans, en avril 74. Au service des Libotte, afin d’être à temps-plein la baby sitting de leur fille Béatrice. C’est là qu’elle rencontra Vladimiro, un artiste. C’est là aussi qu’elle renoua avec sa mère Mariette venue de Belgique jusque Trieste pour partager le bonheur de sa fille. L’intimité et les rapports mère-fille se consolidèrent. Louisiane, déçue par sa vie de couple revint en Belgique et Zoya naquit là. Quelques années plus tard, Louisiane rencontra Édouard, avec qui elle vécut des moments très heureux, mais clandestins.

Et Zoya remonta ainsi la rivière des mères et des filles. Zoya est mariée, enseignante, et mère de trois enfants.

J’ai refermé ce livre hier soir. Ce matin, il m’émeut encore. Toutes les familles se ressemblent. Dans chacune d’elle, des femmes ont vécu en couple. Ou pas. Des femmes libres, des femmes soumises ou qui simplement acceptent leur solitude au nom de l’Amour. Des enfants naissent à l’issue d’un mariage conventionnel. Ou hors mariage. Et sont aimés quand même. Édmée de Xhavée nous racontent tout ça avec la plume qu’on lui connaît. Tout au long de ces récits de vie, nous vivons aux côtés de chacune de ces femmes. Nous regardons Belette réaliser des bijoux avec des dents de castor. Nous caressons en même temps qu’Énimie les cheveux de sa fille née d’un moment d’égarement avec Albrecht. Nous sommes dans le Montana avec Mackie et nous comprenons sa solitude mais aussi sa joie lorsque son Grizzly de mari volage pointe son nez. Avec Ayette, nous traversons l’océan et nous comprenons très bien son attirance pour André Kraft. Louisiane, nous aimons sa liberté, son départ vers Trieste. Nous sommes là, nous partageons chacune des vies de ces femmes.

L’écriture d’Edmée De Xhavée nous transporte bien au-delà de nous-mêmes, sans doute aussi sur les pas des femmes de notre famille, les mères de nos mères.

Je voudrais que ce livre ne dorme pas dans ma bibliothèque. Il mérite une deuxième vie. Et bing, j’ai une idée. Affaire à suivre. »

Carine-Laure Desguin http://carineldesguin.canalblog.com

Et puis il y a eu (et pas seulement mais comment choisir?) cette autre très belle impression d’Armelle Barguillet Hauteloire (https://interligne.over-blog.com)

« Avec ce dernier roman, Edmée de Xhavée ouvre un vaste panorama en proposant à ses lecteurs une saga familiale sur cinq générations et, plus précisément, sur les femmes qu’elle évoque avec une saveur toute personnelle. Dès le début, elle frappe fort notre imaginaire, nous immisçant dans le monde des Ojibwés dont Guillaume Goguet, dit Bellefontaine, épouse l’une des très jeunes filles après avoir quitté sa Bretagne natale et ses terres confisquées à la Révolution, afin de vivre sans contrainte tel un coureur des bois. « J’étais membre de la tribu des Ojibwés, née au sud du lac Supérieur. Ma mère et sa sœur avaient été enlevées aux Abénaquis … Et Guillaume Goguet m’a échangée contre du café et du sucre. Peut-être un ou deux fusils. » Voilà ce que précise la première femme du roman qui fonde la dynastie des quatre suivantes, chérit chacune des saisons et connait toutes les choses que les femmes doivent connaître. Cette Belette, tel est son nom, donnera naissance à plusieurs garçons et à Enimie qui sort de la cabane de trappeurs de ses parents pour tracer son destin avec un indéniable panache, abandonnant la vie rurale pour celle de la ville, après avoir été éduquée dans un pensionnat où l’on apprend les bonnes manières. « Lors des retours à la cabane, je commençais à saisir ce qui séparait – et finalement isolait – les miens des autres. Le Goguet, Odon, Lô et ma mère Belette …  ils étaient dans leur élément, oui, parfaitement rodés à la vie des bois, et je n’avais jamais manqué de rien, sauf … du monde. » A la mère nourricière succède ainsi une femme qui forge son avenir avec audace, épouse Calum, qui préfère les hommes mais l’aime tendrement, et attendra quelques années pour attraper «le désir» lors d’une soirée avec le prince Albretcht.
 

Après Enimie vient Mackie, la princesse, qui vit un amour fou avec Urbain, et sera la mère de Mariette et de Jules-Nicolas. Ils élèvent des chevaux dans leur ranch, mais Urbain s’accorde de nombreuses libertés financières et trois hommes en colère vont débouler un jour pour assumer leur vengeance, alors qu’il est absent, tuer Wang Shu la servante, Ole Sundquist, l’autre employé, et Chun Hua, avant d’arracher un oeil à Mammackie. « Quand papa revint – écrira Mariette – je me ruai contre lui et m’ancrai à ses jambes, alors il chercha à se libérer aussi doucement qu’il le pouvait mais je sentis ses mains trembler. » Défigurée, Mammackie fera face, tandis que l’homme de sa vie sera rattrapé et tué par ses créanciers. La vie est difficile désormais et par une « journée de velours » un nouveau drame se profile. « C’est ainsi que j’ai vu la poussière s’élevant de la route de terre rougeâtre, une poussière qui courait vers nous à vive allure comme un dust devil trapu et décidé. » Mariette a compris ce qui s’annonçait, a saisi son arc et lorsque la voiture folle passe près d’elle, vise et lâche sa première flèche. Il en faudra deux autres pour abattre l’homme. Mammackie, qui a assisté à la scène, dira simplement « On n’en parlera jamais, c’est entendu ? » Dans le coffre de cette voiture folle, qu’ils iront immerger dans un lac, Mammackie et ses enfants découvrent un malheureux chien de 7 ou 8 mois qu’ils adopteront et qui remplacera la louve Cheète qui avait été abattue lors du précédent drame. Désormais, la guerre se profile et Jules-Nickie s’en va rejoindre l’armée, se bat au Monte Cassino, devient sourd et, par la suite, renoue avec des cousins qui vont lui proposer de venir les rejoindre en Belgique pour travailler avec eux, ce qu’il fera, et incitera sa soeur à en faire autant. « L’engouement pour la vieille Europe qu’on venait de sauver et l’amour pour la vraie qualité indémodable vinrent au secours de Jules-Nickie, qui enfin vit progresser cette nouvelle aventure, et surtout … y mit le dévouement que l’on ne met que dans un objectif qui paie en satisfactions d’excellence. » 


Dans ce beau roman, la poésie des paysages est également constante, évoquant ces vies successives avec d’autant plus de véracité que l’auteure a vécu en Amérique plusieurs années, nous donnant à voir des terres âpres, emplies d’un profond silence, où galopent les chevaux et l’imagination du lecteur. Ainsi ces femmes ont-elles forgé leurs caractères aux exigences d’une réalité dont les temps forts sont ruraux pour la plupart et accordés à la respiration constante de la nature et des êtres qui y résident. Plus tard, Mariette, étant venue poursuivre son existence en Belgique, y perpétue sa descendance qui vogue au gré des événements et ne cesse de forger encore et toujours sa puissante originalité. L’ouvrage nous conduit alors à Trieste où  Louisiane, la petite fille de mammy Ayette, aime Vladimiro, un être instable qui la quittera parce que l’existence est ainsi faite, les artistes (il est sculpteur) sont souvent sujets à des passions folles et éphémères. « Tu es comme Mammackie » – constate Mammy Ayette. « Tu as laissé l’amour allumer un âtre en toi, et tu ne seras jamais sans feu. » Et il est vrai qu’aucune des femmes de ce roman ne l’est. Toutes ont affronté avec audace les divers orages de l’existence. A Liège en 1980, la fille de Louisiane et de son amoureux Vladimiro, baptisé Dracula, referme les pages  de la saga : « Maman me dit que j’ai peut-être brisé la malédiction des mauvais couples dans la famille, ou bien qu’il n’y en avait pas vraiment, ou encore que ce n’était finalement pas si mal que ça puisque la chaîne des enfants a continué, et que nous pouvons remonter de mère en mère jusqu’à une source lointaine, quelque part au Québec.» Nul doute, ces existences, riches et diverses, n’auront jamais connu la banalité et l’ennui. Il y a là, pour les décrire et nous les conter, un souffle, une puissance narrative qui porte haut des destins où s’allient, pour le meilleur et le pire, force et passion. Un roman que l’on quitte à regret parce qu’il sait nous envoûter par la richesse de ses descriptions et l’originalité de ses multiples personnages.


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE« 

Je remercie biens sûr ces auteures d’avoir mis leur plume et enthousiasme à l’action pour soutenir la descendance de Belette et Goguet dit Bellefontaine, et finalement, je ne peux pas cacher le plaisir que l’on ressent à comprendre que cette histoire que l’on a créée, ou volée à la réalité, mais mise en mots et images… elle touche, elle plait, elle parle. Quoi de plus beau, finalement?

Terreur à la carte

Je me souviens du “choc culturel” ressenti en arrivant aux USA. Plutôt, en y mettant racine, moment où on « se rend compte » de la réalité quotidienne. A la télévision, c’était le pain quotidien de terreur : documentaires sur des serial killers connus, leçons de survie (genre les recettes de grandma, mais là c’était plus musclé) où on vous donnait des trucs simples et efficaces pour résister à un home jacking (par exemple, pour avoir un enfant sain, dynamique, responsable et bien préparé genre viking au combat, il dormait avec une corde à nœuds et une lampe de poche sous le lit, prêt à sauter par la fenêtre pour aller chercher des secours dans la nuit – froide et neigeuse si possible – en suivant un itinéraire qu’on lui faisait parcourir régulièrement au triple galop ; quant au reste de la famille, chacun avait son rôle délicat qu’il répétait mensuellement aussi, pour ne louper aucune étape une fois le grand jour venu…), à un car jacking (même genre de répétitions). Que la possibilité que ça leur arrive était pratiquement nulle, ça ne les effleurait pas, et ainsi l’angoisse se revivait à chaque répétition générale, à l’idée que Kevin, tu dois descendre plus vite le long de ta corde, et ne pas écraser la plate-bande, et quant à toi, darling, tu dois changer de pantoufles car celles-ci glissent sur le carrelage, je ne veux pas avoir à te ramasser en plus de tenir les intrus en respect…

Une de mes amies me racontait comment, lors de la célébrissime époque de la Baie des cochons, à l’école on leur faisait un entrainement à la guerre, hop sous les pupitres, hop on court dans les caves, bravo les enfants mais pas toi Dorinda-Lee, tu as encore demandé à Brendan de t’aider à courir, tu dois mieux t’entrainer à la gym…

Tout le monde se souviendra du Y2K, l’apocalypse de la fin de millénaire, annoncée jusqu’à plus soif. Des mois à l’avance, la presse (notre distributeur de grandes vérités pour notre bien) détaillait les possibilités atroces en vue : tous les ordinateurs du monde allaient s’arrêter à minuit car leurs dates n’étaient pas prévues au-delà de 1999. Aucun « savant » n’avait pensé que peut-être le monde continuerait après ça, pas même chez Apple dans les modèles 1999. Non. On était foutus. Car tous les systèmes de sécurité, d’éclairage, de monitoring etc… allaient finir en feu d’artifice. Un chaos de film d’horreur. Au travail on me téléphonait pour me proposer, à un prix vraiment fantastique, d’acheter je ne sais quoi qui prolongerait la survie de mon ordi – il fallait toutefois que moi je survive à l’effondrement de tout le reste, mais en tout cas mon ordi serait tout fier et tout vivant – et je demandais au télévendeur s’il avait le cerveau complètement formé pour en être réduit à ça…

Le personnel des hôpitaux et des entrepôts militaires volait les masques pour les revendre (si jamais ils survivaient, ils seraient riches, ça donnait tout de suite un objectif stimulant) car bien entendu, les conduites de gaz allaient sauter, ainsi que tout ce qui était toxique sur la terre.

Les rayons des supermarchés se vidaient, il semblait que les candidats à la survie considéraient que le plus excitant serait d’avoir du sucre en quantité car plus de sucre en vue, tant pis pour les autres bien entendu.

Mon amie, toujours elle, rodée à cette culture, se désespérait : son voisin infirmier lui avait dit qu’il n’y avait plus de masques volés à revendre. Mais elle avait entendu dire qu’il fallait acheter du scotch tape en quantité pour bien isoler portes et fenêtres, afin que les nuages mortels restent au dehors, et aussi pour réparer une vitre brisée par les explosions en tous genres qui ne manqueraient pas. Elle avait des montagnes de sucre, de biscottes, de papier de toilette, de café, un camping gaz, des lampes de poche. Mais elle angoissait : s’il lui manquait quelque chose ?

Moi j’avais acheté un surplus de bougies… Rien d’autre. Je n’avais pas peur, pas par héroïsme mais je ne croyais à rien du tout de ce scenario ridicule. Elle était inquiète pour moi, gentille amie sincère. Je la faisais rire en lui disant « s’il te manque quelque chose, tu prends un marteau et tu vas le demander aux voisins, les menaçant de casser leurs vitres s‘ils refusent ». On riait quand même, moi vraiment, et elle parce qu’elle en avait bien besoin. Et puis le « réveillon » approchait, le dernier peut-être. Elle n’avait pas la tête à fêter la fin du monde. Et je lui ai dit : « regarde à la TV le passage au nouveau millénaire en Australie : si ça pète, tu auras encore le temps de courir dans ta cave, sinon prépare le champagne ».

Ma Lovely Brunette et moi nous sommes fait nos vœux par téléphone, je lui ai demandé si elle avait pris des précautions… « oh oui, j’ai acheté une bougie ».

La terreur à la carte a débarqué ici.

Il faut raison garder !

The Turning Point

L’instant qui libère ce quelque chose qui va nous compléter, mettre la touche finale…

Dans la belle et récente interview de notre Reine Paola de Belgique, elle dit une petite chose si simple et par conséquent, bien grande : quand on accepte ce qu’on doit faire, on devient libre. 

On résiste souvent à des choses, on est fidèles à des « principes » par habitude ou fausse conviction. On ne veut pas se marier, vivre en couple, vivre seul, avoir un travail fixe, des enfants, vivre dans un autre pays, se plier à d’autres disciplines (ou des disciplines tout court…). On ne pense vraiment. Qu’on n’est pas « faits » pour ça. On sait que ça n’est pas nous…

Et puis il y a le déclic qu’on n’a pas vu venir. 

On rencontre quelqu’un que l’on a du plaisir à aimer ; on entre dans un groupe aux pensées neuves pour nous, et à notre surprise on s’y sent bercé et heureux ; on a un enfant (celui qu’on ne voulait surtout pas avoir car on n’était pas taillé pour ça…) et une chaudière d’amour s’allume et on y jette tous les encombrants mentaux parasites ; une personne aimée meurt et le déséquilibre provoqué par sa perte nous fait nous appuyer là où nous n’avons jamais vu autre chose que de l’inutile… ; on est un jour fouetté à en perdre le souffle par la certitude que la personne qui nous met mille fois à l’épreuve de notre amour pour elle n’en éprouve aucun, et envisager de vivre sans elle devient la lueur dans la nuit au lieu de la nuit éternelle… ; on « rencontre » une occupation professionnelle qui nous étonne : c’est tout à fait ce qui nous convient.

Alors on accepte ce qu’on doit faire, et on est libre. On jette du lest et on déploie les ailes. On a touché le ciel du doigt, et on n’en oubliera jamais la bénédiction….

Monsieur Poupet reçoit….

Un jour, les plumes de Lovely Brunette s’ébouriffèrent d’indignation : on allait abattre la magnifique propriété en face de chez nous et sur le terrain aux arbres vénérables s’érigerait désormais un… supermarché ! Horreur. Stupeur. Comment peut-on nous faire ça, à nous, dans un quartier résidentiel ? Qui ne le sera plus…

Ses protestations – comme celles du voisinage, d’ailleurs, tout aussi scandalisé qu’elle – ne servirent à rien, et si le bourgmestre fit bien circuler un document demandant leur avis, lui avait déjà donné le sien. Il fut voué aux pires supplices et surnommé des façons les plus surprenantes, mais ça ne changea rien. La belle propriété disparut, et pendant des mois des ouvriers torse nu s’amusèrent beaucoup à siffler dames et demoiselles en mimant des bruits de baisers non sollicités. Nous les vîmes arroser d’urine absolument tous les montants de béton armé et nous pensions vengées à l’idée des futurs clients qui promèneraient leurs caddies sur des traces odorantes, sans en avoir l’idée.

Bientôt nous avions des caddies enfoncés dans les soupiraux, des canettes de coca sur les appuis de fenêtre, des enfants mangeant des chips assis sur le seuil, des mégots de cigarettes dans la boite aux lettres, le terreplein envahi de sachets de bonbons et autres déchets. Lovely Brunette appelait la police tous les quarts d’heure, et fit mettre un « interdiction de stationner » rébarbatif sur la porte du garage, interdiction jamais respectée bien sûr ce qui lui donnait la joie d’appeler la police à nouveau.

Bref, ce ne fut pas une histoire d’amour. Même si par la suite, les choses se sont pacifiées, et qu’au fond elle trouvait pratique de n’avoir qu’à traverser la rue pour toutes ses courses. Elle se faisait une joie « d’oublier quelque chose » pour y retourner, et y rencontrait toutes les dames de la rue, qui comme elle se plaignaient amèrement de leur quartier méconnaissable mais concluaient que c’était bien facile quand même…

Lovely Brunette était une impertinente, et savait s’amuser. Le supermarché s’était nanti d’un comptoir « pâtisserie », avec une vendeuse très fière de ne pas porter le tablier de nylon de l’enseigne principale mais la petite couronne de tissu avec le nom de la pâtisserie. « Bonjour Madame, est-ce que je peux vous servir ? » disait-elle comme si elle vous proposait une tasse de Darjeeling avec un nuage de lait et des scones homemade. Lovely Brunette alors se déchaînait : « Ouiiiiii, c’est combien vos crapauds à la crème ? » « Des crapauds ??? Ah, les rainettes à la crème ! » « Ah bon, pour moi ça ressemble à des crapauds… » . Incorrigible.

Il se trouve que nous avions trois chiens à l’époque, Monsieur Poupet, Tchoupy et Fofo. Et une tirelire en forme d’appareil photo dans laquelle nous mettions les centimes. Une fois par an nous avions décidé que la tirelire serait celle d’un des chiens qui, une fois sonnante et trébuchante, aurait invité les deux autres à une orgie de gâteaux. Chaque fois qu’on mettait une piécette, cette année-là on la montrait à Monsieur Poupet en lui exprimant la chance qu’il avait, et il agitait la queue, très content avec nous sans savoir de quoi. Mais il se réjouissait.

Et voilà que Lovely Brunette traverse pour aller à la pâtisserie du supermarché. « Bonjour Madame, est-ce que je peux vous servir ? » roucoule l’aimable vendeuse couronnée, et Lovely Brunette de lui demander ce qu’elle a pour le montant des économies de Monsieur Poupet. « Vous avez la tarte au riz avec des macarons, ou bien une belle tarte aux abricots, ou encore…. ». Et là, juste avant la tombée du rideau, Lovely Brunette joue les étourdies et proclame « oh, c’est bien comme ça, c’est pour les chiens ! ».

La réception de Monsieur Poupet fut un triomphe, nous n’arrêtions pas de rire en évoquant le regard éperdu de la pauvre demoiselle, tandis que les trois amis canins bâfraient sans comprendre le pourquoi de ce banquet….

Que nous avons changé…

Le cinéma est impitoyable. Les vieux films en noir et blanc nous donnent l’impression que nous avons traversé trois siècles en 40 ans. Voyez donc :

On fume et on boit, les dames aussi, et comment! C’est glamour et high fashion. Le verre de whisky est un fidèle de toutes les scènes, un joli verre de baccarat avec des croisillons. Les bouteilles ou carafes remplies font partie de la décoration d’un salon qui se respecte. La fumée de cigarette est sensuelle et pas nuisible, les volutes ectoplasmiques vont d’une bouche à l’autre et se ruent dans les narines avec une intimité enthousiaste.

Bien entendu, je l’ai déjà évoqué, les codes amoureux d’alors feraient jeter aujourd’hui les écrans et bobines de film au bûcher. Le baiser « volé » (hum… souvent très attendu et deviné par le jeu subtil du je ne suis pas celle que vous croyez mais essayez quand même une fois pour voir…). Une gifle ou un coup de griffes rouge sang étaient tolérables, signe de passion. On ne griffe ou ne gifle bien que qui on aime…

Par contre, monsieur fait toujours le tour de la voiture dont il ouvre gentiment la portière, se rinçant l’œil sur les jambes de madame ou mademoiselle et, s’il a beaucoup de chance, un friselis rose de jarretelle pinçant le bord d’un bas de soie. Il porte les paquets, ouvre les portes, embrasse sur le front quand il joue au protecteur et se montre touche-à-tout quand il endosse le rôle du séducteur. Avec mesure.

Des films des années 50 nous montrent parfois des actrices (ne me demandez pas lesquelles, pour le respect de leur réputation) aux aisselles buissonneuses et même humides sur la petite robe à vichy. Pour les poils aux jambes, j’avoue qu’on ne voit pas d’assez près. Mais un poil de poids superflu et de cellulite n’est pas exclu, on en était encore (en Europe tout au moins, car le cinéma américain avait déjà oublié depuis belle lurette ce que « naturel » voulait dire…) aux femmes non retouchées, si ce n’était une tonne de laque, des faux cils somme des moustaches, et un gros plan sur le derrière ondulant dans l’escalier.

Et les manières, bon sang d’bonsoir ! On jette la cigarette par la fenêtre, ou les cendres dans la terre d’une malheureuse plante qui n’a rien fait. On dépose des valises douteuses sortant d’un coffre de voiture douteux sur le lit (valises, d’ailleurs, que les femmes, pourtant supposées les fées du logis, refont comme si elles remplissaient la machine à laver, tout en boule et en fureur). On pince les fesses des serveuses au restaurant, toute intelligence quitte le regard quand il se pose sur le haut des cuisses d’une naïade gainée dans un costume de bain qui doit l’empêcher de respirer et lui fait les seins pointus comme des obus.

Je ne fais que passer sur l’éducation des enfants, qui ressemble à un rêve exagéré. Les petits Américains d’ailleurs avaient du brylcreem en abondance sur une houpe imperturbable, des taches de rousseur et des voix pédantes insupportables. Et des dents de lapin.

Les manières de table : on utilise sa serviette sans la rouler en boule sale une fois le repas terminé. On parle poliment, sauf dans les films de gangsters, ça va de soi, on n’imagine pas un gangster appelant sa compagne Ma mie, ou Chérie. C’est Ma Poule dans le meilleur des cas. La Poule en question porte un bracelet de cheville pour indiquer qu’elle est de mauvaise vie, on est loin du piercing et des tatouages. Les lèvres en forme de cœur et la voix ronronnante ou couinante, les faux-cils ombrageant plus de la moitié de la joue. Mais quand même, le gangster a un trois pièces et une montre en or, sa cravate est en place ou alors on devine sa bestialité séduisante par une chemise entrouverte sur une toison de bon ton. Pas trop, pas trop peu.

J’ai l’impression que j’aurais dû commencer mon récit par Il était une fois….

Dans l’angle du tombeau, l’amour

« Seul, l’amour subsiste dans l’angle du tombeau ». Un ami très cher m’a donné cette phrase il y a longtemps. Elle avait suspendu la course de son coeur pendant un instant alors qu’il lisait Les mille et une nuits. Et dès lors, elle fit partie de lui. Il la prononçait avec une profondeur solennelle et une surprenante humilité dans la voix.

Il n’est plus. Tout au moins, c’est la formule consacrée pour qui a épuisé son temps de vie avec nous. Son tombeau n’a pas d’angle, pas de pierre; aucune larme ne s’y abîme : il a été incinéré. Mais que cette maxime retentit joyeusement dans mon être. Car oui, de lui il ne me reste que la tendresse et les éclats de rire, que ses amis et moi chérissons avec enthousiasme. Quelle chance nous avons eue de le connaître et de l’avoir laissé planter en nous le germe de cette joie bouillonnante qui resurgit à son évocation.

Ma mère, – Lovely Brunette – , a son nom sur une stèle. Et d’elle je n’ai gardé que les chansons, les recettes de cuisines, les surnoms ironiques, les souvenirs de bonheur qui luisent comme une bougie dans le noir. Les disputes et les maladresses, je les éloigne d’une chiquenaude quand elles se rappellent à moi. Oh, ça n’a rien laissé, les mots durs, les bouderies. C’était du temps perdu alors, pourquoi le perdre deux fois? Par contre, ce qui se tient dans l’angle du tombeau, c’est le son de sa voix me lisant Les aventures de Plumet – et je me demandais, émerveillée, comment elle connaissait la voix de Plumet, puisqu’elle avait son timbre normal quand elle était le narrateur et une petite voix excitée quand Plumet s’exprimait -, son “c’est bon mais c’est bourrant” amusé après avoir goûté mon premier dessert au moka – une recette de l’Institut Sainte Claire, des petits beurres cimentés deux à deux avec du sucre et du nescafé pétris dans de la margarine! Bourrant en effet -, les centaines de lettres que nous nous sommes échangées au fil des années, et toutes ses pitreries qui me reviennent aux moments les plus surprenants et me font rire avec elle. Oui, avec elle.

J’ai des souvenirs d’amour en telle quantité que je n’en manquerai jamais. Et lorsqu’on me dit que je lui ressemble de plus en plus, je souris, amusée. Avec elle. Ah, cette lueur heureuse qu’avait eu son regard quand son petit-fils lui avait dit qu’elle et moi avions le même rire. Si on arrive à passer son rire … oui, seul l’amour subsiste dans l’angle du tombeau.

Mon Papounet qui se faisait encore « beau » pour regarder une vidéo envoyée de Malaisie par son petit-fils alors qu’il se remettait d’une double broncho-pneumonie, et nous disait, ravi « il n’y a plus qu’une chose que je fais encore bien : c’est dormir »! ; un ex beau-frère si joyeux que je le pensais éternel et qu’il me manque même si je ne l’ai plus vu depuis près de trente ans; une ex belle-mère avec laquelle j’ai croisé le fer comme un mousquetaire pour finir par comprendre qu’elle était insupportable, oui, mais qu’elle avait lutté comme un lion toute seule et que ça l’avait rendue insupportable, des grandes-tantes radieuses dans leur vieil âge au point qu’elles vous éclaboussaient de leur plaisir d’avoir vécu… tous ces gens m’ont tant donné, et l’amour est, oui, toujours assis dans l’angle de leur tombeau, envoyant à qui les aimât des flèches de pensées chargées de vie…

 

Est-ce que Yo-Yo travaille bien?

Cette calligraphie hésitante est celle de Lovely Brunette, une bien jolie petite fille d’alors 10 ans qui écrivait à son grand ami le Capitaine William Heyer, ami de la famille. Sur l’envers du feuillet court son espiègle salutation, celle d’une fillette qui se sait bien aimée : je vous embrasse sur le bout du nez. Dédé.

Récemment j’ai découvert, grâce à Kay Frydenborg qui fut son élève de l’autre côté de l’océan, une photo du Capitaine Heyer avec le Yo-Yo que la petite Dédé mentionne, et qu’il a amené aux Etats-Unis par la suite. Toute sa vie elle a gardé un petit tableau qu’il lui avait rapporté de Russie.

William « Bill » Heyer était un Hollandais, champion de haute école, et se produisait dans des cirques. Il n’en fallait pas plus pour que ma grand-mère Edmée trouve qu’il était l’homme le plus intéressant du monde. Je ne sais comment ils se sont connus, mais le fait est qu’il venait régulièrement lui rendre visite à Thiervaux (Heusy), et que lorsqu’il s’est marié avec une gracieuse écuyère russe et rousse du nom de Tamara, elle l’a accompagné, ce qui fit les délices de mon grand-père qui la pourchassait, très empressé, et redécouvrit les joies de la course car la belle courait vite. Edmée trouvait ça cocasse et avait photographié son époux s’offrant un jogging matinal involontaire dans le jardin derrière Tamara, plus jeune, plus rapide et très jeune mariée…

Lorsque la guerre éclata, c’est Edmée qui a caché son cher Capitaine dans une ferme de Heusy dont je ne dirai rien même sous la torture (tout le monde à Heusy le savait de toute façon…) et qui a payé le passage de son grand ami, Tamara et Yo-Yo vers l’Amérique, la terre promise.

Tous les ans il envoyait photos et nouvelles, et tous les deux ou trois ans nous allions, mon frère et moi, avec Lovely Brunette, (jusqu’à usure complète de la pélicule) au cinéma pour voir « Le plus grand chapiteau du monde », car Bill Heyer ouvrait la parade du cirque sur son célèbre cheval Starless Night. Il avait assuré le dressage des chevaux acteurs, et on le voyait 20 secondes (sans doute plus quand même, mais la frustration fausse mes souvenirs), et ensuite on était gavés de Betty Hutton, Charlton Heston, Cornel Wilde et autres acteurs qui ne nous intéressaient pas du tout. On avait vu passer Bill, on tiendrait le coup une autre année!

Et une histoire comme ça… c’était merveilleux, rien de moins!

Ton thé t’a-t-il ôté ta toux?

edmée de xhavée

Je m’amusais tant quand mon père nous faisait répéter cette phrase de fusil mitrailleur.

Le thé, nous disait-on, était la boisson miracle. Avec une bonne dose de cognac ou whisky il devenait un grog, gâterie de malade dolent que l’on savourait en reniflant au lit et qui, avec une aspirine, nous faisait dormir malgré le nez bouché et les quintes de toux.

Servi autour de la table à thé avec mes vieilles tantes, c’était la boisson bienséante d’après-midi, la table de bridge abandonnée pour ce rituel dont on ne se lassait jamais, parce qu’il signifiait être ensemble. Dans de jolies tasses translucides, son or ondoyait à la lumière. Le sucre s’en gonflait et s’imprégnait de son arôme. On mangeait des madeleinettes ou de petites galettes. La vie était délicieusement suspendue dans cet instant de partage, de bavardages amusés, du bruit des petites cuillers d’argent qui dansaient autour du…

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