Un jour, les plumes de Lovely Brunette s’ébouriffèrent d’indignation : on allait abattre la magnifique propriété en face de chez nous et sur le terrain aux arbres vénérables s’érigerait désormais un… supermarché ! Horreur. Stupeur. Comment peut-on nous faire ça, à nous, dans un quartier résidentiel ? Qui ne le sera plus…
Ses protestations – comme celles du voisinage, d’ailleurs, tout aussi scandalisé qu’elle – ne servirent à rien, et si le bourgmestre fit bien circuler un document demandant leur avis, lui avait déjà donné le sien. Il fut voué aux pires supplices et surnommé des façons les plus surprenantes, mais ça ne changea rien. La belle propriété disparut, et pendant des mois des ouvriers torse nu s’amusèrent beaucoup à siffler dames et demoiselles en mimant des bruits de baisers non sollicités. Nous les vîmes arroser d’urine absolument tous les montants de béton armé et nous pensions vengées à l’idée des futurs clients qui promèneraient leurs caddies sur des traces odorantes, sans en avoir l’idée.
Bientôt nous avions des caddies enfoncés dans les soupiraux, des canettes de coca sur les appuis de fenêtre, des enfants mangeant des chips assis sur le seuil, des mégots de cigarettes dans la boite aux lettres, le terreplein envahi de sachets de bonbons et autres déchets. Lovely Brunette appelait la police tous les quarts d’heure, et fit mettre un « interdiction de stationner » rébarbatif sur la porte du garage, interdiction jamais respectée bien sûr ce qui lui donnait la joie d’appeler la police à nouveau.
Bref, ce ne fut pas une histoire d’amour. Même si par la suite, les choses se sont pacifiées, et qu’au fond elle trouvait pratique de n’avoir qu’à traverser la rue pour toutes ses courses. Elle se faisait une joie « d’oublier quelque chose » pour y retourner, et y rencontrait toutes les dames de la rue, qui comme elle se plaignaient amèrement de leur quartier méconnaissable mais concluaient que c’était bien facile quand même…
Lovely Brunette était une impertinente, et savait s’amuser. Le supermarché s’était nanti d’un comptoir « pâtisserie », avec une vendeuse très fière de ne pas porter le tablier de nylon de l’enseigne principale mais la petite couronne de tissu avec le nom de la pâtisserie. « Bonjour Madame, est-ce que je peux vous servir ? » disait-elle comme si elle vous proposait une tasse de Darjeeling avec un nuage de lait et des scones homemade. Lovely Brunette alors se déchaînait : « Ouiiiiii, c’est combien vos crapauds à la crème ? » « Des crapauds ??? Ah, les rainettes à la crème ! » « Ah bon, pour moi ça ressemble à des crapauds… » . Incorrigible.
Il se trouve que nous avions trois chiens à l’époque, Monsieur Poupet, Tchoupy et Fofo. Et une tirelire en forme d’appareil photo dans laquelle nous mettions les centimes. Une fois par an nous avions décidé que la tirelire serait celle d’un des chiens qui, une fois sonnante et trébuchante, aurait invité les deux autres à une orgie de gâteaux. Chaque fois qu’on mettait une piécette, cette année-là on la montrait à Monsieur Poupet en lui exprimant la chance qu’il avait, et il agitait la queue, très content avec nous sans savoir de quoi. Mais il se réjouissait.
Et voilà que Lovely Brunette traverse pour aller à la pâtisserie du supermarché. « Bonjour Madame, est-ce que je peux vous servir ? » roucoule l’aimable vendeuse couronnée, et Lovely Brunette de lui demander ce qu’elle a pour le montant des économies de Monsieur Poupet. « Vous avez la tarte au riz avec des macarons, ou bien une belle tarte aux abricots, ou encore…. ». Et là, juste avant la tombée du rideau, Lovely Brunette joue les étourdies et proclame « oh, c’est bien comme ça, c’est pour les chiens ! ».
La réception de Monsieur Poupet fut un triomphe, nous n’arrêtions pas de rire en évoquant le regard éperdu de la pauvre demoiselle, tandis que les trois amis canins bâfraient sans comprendre le pourquoi de ce banquet….