Monsieur Poupet reçoit….

Un jour, les plumes de Lovely Brunette s’ébouriffèrent d’indignation : on allait abattre la magnifique propriété en face de chez nous et sur le terrain aux arbres vénérables s’érigerait désormais un… supermarché ! Horreur. Stupeur. Comment peut-on nous faire ça, à nous, dans un quartier résidentiel ? Qui ne le sera plus…

Ses protestations – comme celles du voisinage, d’ailleurs, tout aussi scandalisé qu’elle – ne servirent à rien, et si le bourgmestre fit bien circuler un document demandant leur avis, lui avait déjà donné le sien. Il fut voué aux pires supplices et surnommé des façons les plus surprenantes, mais ça ne changea rien. La belle propriété disparut, et pendant des mois des ouvriers torse nu s’amusèrent beaucoup à siffler dames et demoiselles en mimant des bruits de baisers non sollicités. Nous les vîmes arroser d’urine absolument tous les montants de béton armé et nous pensions vengées à l’idée des futurs clients qui promèneraient leurs caddies sur des traces odorantes, sans en avoir l’idée.

Bientôt nous avions des caddies enfoncés dans les soupiraux, des canettes de coca sur les appuis de fenêtre, des enfants mangeant des chips assis sur le seuil, des mégots de cigarettes dans la boite aux lettres, le terreplein envahi de sachets de bonbons et autres déchets. Lovely Brunette appelait la police tous les quarts d’heure, et fit mettre un « interdiction de stationner » rébarbatif sur la porte du garage, interdiction jamais respectée bien sûr ce qui lui donnait la joie d’appeler la police à nouveau.

Bref, ce ne fut pas une histoire d’amour. Même si par la suite, les choses se sont pacifiées, et qu’au fond elle trouvait pratique de n’avoir qu’à traverser la rue pour toutes ses courses. Elle se faisait une joie « d’oublier quelque chose » pour y retourner, et y rencontrait toutes les dames de la rue, qui comme elle se plaignaient amèrement de leur quartier méconnaissable mais concluaient que c’était bien facile quand même…

Lovely Brunette était une impertinente, et savait s’amuser. Le supermarché s’était nanti d’un comptoir « pâtisserie », avec une vendeuse très fière de ne pas porter le tablier de nylon de l’enseigne principale mais la petite couronne de tissu avec le nom de la pâtisserie. « Bonjour Madame, est-ce que je peux vous servir ? » disait-elle comme si elle vous proposait une tasse de Darjeeling avec un nuage de lait et des scones homemade. Lovely Brunette alors se déchaînait : « Ouiiiiii, c’est combien vos crapauds à la crème ? » « Des crapauds ??? Ah, les rainettes à la crème ! » « Ah bon, pour moi ça ressemble à des crapauds… » . Incorrigible.

Il se trouve que nous avions trois chiens à l’époque, Monsieur Poupet, Tchoupy et Fofo. Et une tirelire en forme d’appareil photo dans laquelle nous mettions les centimes. Une fois par an nous avions décidé que la tirelire serait celle d’un des chiens qui, une fois sonnante et trébuchante, aurait invité les deux autres à une orgie de gâteaux. Chaque fois qu’on mettait une piécette, cette année-là on la montrait à Monsieur Poupet en lui exprimant la chance qu’il avait, et il agitait la queue, très content avec nous sans savoir de quoi. Mais il se réjouissait.

Et voilà que Lovely Brunette traverse pour aller à la pâtisserie du supermarché. « Bonjour Madame, est-ce que je peux vous servir ? » roucoule l’aimable vendeuse couronnée, et Lovely Brunette de lui demander ce qu’elle a pour le montant des économies de Monsieur Poupet. « Vous avez la tarte au riz avec des macarons, ou bien une belle tarte aux abricots, ou encore…. ». Et là, juste avant la tombée du rideau, Lovely Brunette joue les étourdies et proclame « oh, c’est bien comme ça, c’est pour les chiens ! ».

La réception de Monsieur Poupet fut un triomphe, nous n’arrêtions pas de rire en évoquant le regard éperdu de la pauvre demoiselle, tandis que les trois amis canins bâfraient sans comprendre le pourquoi de ce banquet….

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Il aurait suffi d’être curieux….

Par hasard (enfin, l’a-t-on assez dit qu’il n’existe pas, mais bon… il est confortable à user dans une phrase si on ne veut pas avoir l’air dingo malgré tout) j’ai découvert une coïncidence incroyable.

Que l’on juge plutôt : en 1915 mon grand-oncle Toussaint R s’engage dans les ACM (auto-canons-mitrailleurs) sur le front russe. Il n’est pas tout seul, hein. L’épopée des ACM est digne du meilleur scenario d’aventures, et a sans doute animé bien des conversations du soir alors que la télévision n’existait pas encore. Car il est rentré chez lui entier, s’est marié avec Mariette, la sœur de mon grand-père paternel, ce qui fait de lui mon grand-oncle par alliance. Je l’ai connu, il ne racontait pas grand-chose d’ailleurs, et était plutôt taciturne. On savait que pour la visite de l’an chez Oncle T et tante Mariette, il fallait ne pas interrompre, ne rien toucher, rester poliment assis et ne pas courir dans le vestibule. Jamais il ne nous a parlé de cette incroyable épopée, que nous ignorions, nous les petits. Je n’en ai eu « vent » que parce qu’il avait laissé ses carnets et plein de photos, qui ont littéralement subjugué mon Papounet et nous ont ainsi révélé que l’oncle au visage sombre avait vécu une odyssée remarquable…

D’autre part, mon grand-père – le beau-frère de Toussaint, pour que vous suiviez bien ça de près… – épouse une jolie et primesautière jeune fille, Suzanne – l’amie intime de Mariette ! -, dont la famille a une tannerie. Cette tannerie a, pour chimiste, Vladimir P, que j’adore avec toute l’adoration d’une petite fille : il était grand, gentil, rrrrrroulait les rrrrrrr, était ami de la famille, et marié à Olga. Ils ont des enfants, notamment Alexis, un peu plus âgé que moi et dont je n’ai pas de souvenir précis mais avec qui je suis en contact…

Vladimir P. est un Russe arrivé de Mandchourie pour faire ses études à l’Université de Liège, juste avant la première guerre.

Vieille gare de Kharbin

Vieille gare de Kharbin

Le grand Oncle Toussaint a été, lui aussi, en Mandchourie, et en est revenu avec des photos ( pas celles des soldats au sourire épanoui entourés de jolies geishas, non, ça Mariette n’a jamais vu !), ils sont notamment restés, lors de son équipée ACM, longtemps à la gare de Kharbin.

C’est à l’époque un point stratégique important : c’est de là que par le Transmandchourien, on peut arriver à Vladivostok d’une seule traite alors qu’autrefois il fallait huit jours de bateau et deux de train pour y parvenir. Le quai de la gare était surélevé et longé d’un bâtiment de bois dont les différents bureaux étaient séparés par des cloisons minces. La salle d’attente était surchauffée et un grand samovar y était mis à la disposition des voyageurs. Le tout sous la bienveillante surveillance d’une icône de St Nicolas qui y accomplirait bientôt un miracle : la fameuse icône était vénérée aussi bien des Chinois non-chrétiens que des Russes orthodoxes. Et un jour un Chinois, trempé comme une soupe (wonton) se rua dans la gare pour s’agenouiller devant l’icône, très étonnée… Peu avant il avait voulu faire vite et ignoré les dangers, traversant la rivière gelée Sungari à pieds, sautant d’un bloc de glace à l’autre, pour finir par glisser et se retrouver sous la glace. C’est alors qu’il s’adressa à notre bon saint qu’il avait vu sourire bien des fois derrière les cierges tremblants de la gare de Kharbin : « Vieil homme de la gare, aide-moi ! ». Il perdit conscience et sans savoir comment se réveilla trempé comme une wonton sur la rive, et reconnaissant comme il se doit, se rua à la gare. J’imagine que le Samovar lui semblait aussi salvateur que le saint…

Bref, pour revenir à ma coïncidence…

Voici deux personnes (on oublie le Chinois et St Nicolas), dans un cercle restreint, qui peut-être ne se rencontrent pas à titre personnel mais sont intimes avec les membres des deux groupes très unis, et qui jamais ne se font la remarque que c’est une fameuse coïncidence que « dans un trou comme à Verviers » (clin d’œil à notre Barcarolle de Verviers : En on trô come à Vervî !) on trouve deux personnes ayant vu la Mandchourie. Et faisant, même indirectement, partie du même petit clan…

Mais le plus surprenant – attendez, vous ne savez pas encore tout ! – c’est qu’en recontactant Alexis, j’ai appris que le père de Vladimir n’était autre que… le chef de garde de Kharbin !!!! Il s’agissait alors de postes de confiance, très bien rémunérés et respectés, et ce monsieur avait terres et troupeaux… Il avait donc désiré que son Vladimir de fils étudie à Liège, l’y avait envoyé, et bientôt la guerre avait éclaté, il avait alors prié son fils de ne pas revenir, la situation étant désormais trop changée, et c’est ainsi que Vladimir a cherché et trouvé un emploi dans la famille de ma grand-mère.

Et que jamais personne n’a fait le rapprochement !

Ce qui me consterne, c’est l’idée que ces gens n’étaient vraiment pas, mais vraiment pas bavards… Avec moi on aurait tout découvert lors d’une conversation trépidante, je n’en aurais pas dormi pendant des jours, j’aurais déployé le plan de la gare sur la table de la salle à manger et harcelé Toussaint pour savoir où était son baraquement et l’aurais obligé à montrer les photos des geishas ! On aurait toussoté et dévié l’intérêt vers le barbier chinois, ou les beautés architecturales de la gare, ses toilettes ou le nombre de trains quotidiens, que sais-je. Mais il y aurait eu, tôt ou tard, l’instant « Saperlipopette ! Vladimir ??? Vladimir serait donc le fameux fils aîné du chef de gare, envoyé en Belgique pour ses études ??? Mais sacrebleu… que le monde est petit, hein ! ».

Mais voilà, en ces temps-là et en tout cas dans la famille de mon grand-père paternel, on continuait de prêcher que la curiosité était un vilain défaut, et on passait à côté de mines d’échanges comme ça, parce que ça ne nous regarde pas

Kharbin aujourd’hui

Animaux, chers compagnons….

Lovely Brunette aimait les animaux, et il n’est donc pas étonnant que nous n’ayons pas conçu la vie sans eux. On avait des chats – à une époque où on s’en occupait bien peu et les pauvres mouraient les uns après les autres du typhus ou écrasés – dont Pou, Ticheliche, Minette, Bijou, Pompon, Donald, Poussi-poussinette-enfant-de-Paris (oui… c’est peu discret, mais elle s’en accommodait bien), Pepsy-chou… Des chiens, toujours. Nana (Kiddy avant qu’on la rebaptise), Petit Moïse, mort de la maladie de Carré à mon grand désespoir et remplacé par son frère Poupet (qu’on appelait parfois Mimile bien qu’il ait été couronné d’un pédigrée assez usurpé dans son cas, la maman ayant eu des faveurs pour un chien d’une autre race), Mémé (Bari avant qu’on ne l’affuble de trop d’autres noms mais il les a tous compris et adoptés), Fofo (on ne saurait expliquer comment de Twist on est arrivés à Fofo) Flay-Flay (qui est mort trop jeune, dans mes bras et sous mes yeux horrifiés, avant qu’on ait eu le temps de changer son nom…), et aussi Belle, une magnifique chienne perdue qu’on avait récupérée mais que ses maîtres sont venus rechercher. Larmes de tous les côtés : la chienne pleurait de soulagement, les maîtres de joie, et nous d’arrachement.

On avait des poules et des pigeons, et des lapins. Bizarrement rien de tendre n’exista jamais entre les lapins et nous, je les regardais d’ailleurs dépiauter sans émotion, simplement curieuse. Par contre j’aimais les poules – nous avions surtout des Sussex toutes pareilles à mes yeux, et Lovely Brunette me disait que celle qui « se laissait attraper » était « Suzette ». J’ai dû manger plus d’une Suzette au curry et en bouillon, mais ne le soupçonnais pas. J’ai aussi fièrement appris à mes petits canetons – achetés de mes deniers ! – à… nager dans une bassine ! Ils en avaient peur au début puis ont vite compris. Je me sentais une âme d’institutrice pour canards. Ils sont devenus grands, et j’adorais les prendre contre moi, les serrer, leur embrasser la tête.

Avec mes canetons

 

Parmi les pigeons, nous avons surtout aimé « Pigeonnette » qui a eu une triste fin, massacrée à coups de becs par les autres pigeons… Nous l’aimions particulièrement : son infâme mari l’avait abandonnée et elle guettait le ciel en vain, je t’attendrai à la porte du garage, tu paraîtras dans ta superbe auto… et non, jamais il ne revint. Nous avons alors eu la mauvaise idée, bien innocemment, de lui acheter de la compagnie et lui avons imposé deux couples de pigeons, qui l’ont massacrée. Nous en avons été mortifiés, car nous étions responsables de l’erreur…

Il y a naturellement eu les chevaux, et une ânesse.

Mais nous avons aussi eu des poissons rouges, dont nous ne nous occupions pas vraiment, nous les voyions un peu comme des objets vivants et rien de plus, une souris blanche que l’on avait surnommée « Gros Pète » et qui n’a pas vécu très longtemps il me semble. Mais je l’aimais beaucoup malgré son gros pète peu attirant. J’aimais, elle aussi, la caresser et l’embrasser. En ces temps bénis on ne pensait pas que nous allions devenir un élevage de germes et parasites en vivant près des animaux… Nous avons eu des canaris, des bengalis, des perruches. Un perroquet, Jacquot.

Quand on a commencé à vendre des crocodiles (des bébés), nous en voulions un. Il mesurait 5 cms et nous n’imaginions pas qu’il allait grandir et grandir. Ma mère a dit « bon, si la femme de ménage accepte de venir le nourrir pendant les vacances, on en prendra un ». Heureusement, la femme de ménage n’avait pas l’intention de le nourrir un jour de sa personne et si le malheureux est certainement mort très misérablement, ce ne fut pas chez nous…

Quand nous avons eu la télévision une de nos émissions favorites fut bien entendu « Le jardin extraordinaire » et nous éclations de rire en lisant le générique : Arlette Vincent et Edgard Kesteloot présentaient avec la contribution de Marise. Marise était une héroïne, une trompe-la-mort sans égal. Tarzan l’aurait voulue comme épouse. Et elle aurait peut-être considéré sa demande vu sa qualité d’homme-singe. Car c’était Marise qui arrivait sur le plateau tenant la main d’un gorille, un condor appuyé sur le bras, un boa enroulé autour du cou, accrochée à un aigle qui cherchait à l’emporter dans les airs, laissait courir des mygales sur ses avant-bras et voler des chauves-souris dans ses cheveux, sans jamais perdre son sourire.

Ah, Marise et Suzette…

Australia … de l’autre côté de la brumeuse vallée de mon enfance

Il est évident que plus on avance en âge et plus la liste des autres fois et temps jadis contient de choses. Des images de paysages et visages aimés ou contre lesquels on lutte, des  parfums et senteurs multiples qui parlent de fleurs, de porridge matinal, de bons vins, de l’odeur maternelle, des effluves de bord de mer ou d’étangs poissonneux. Des sons de voix, de rires, de train dans un tunnel, de moutons bêlant, de l’air des pêcheurs de perles jaillissant d’un phono crachotant… Tout est enfilé par épisode, et il suffit qu’une seule de ces bulles à souvenir soit sollicitée parce que la mémoire est entrouverte  pour que les autres suivent bientôt par vague, nous restituant un des points clés de notre existence dans toute sa magnificence.

Je suis allée voir – revoir – le film Australia récemment. Non, pas celui avec Nicole Kidman que je ne reverrai pas ne l’ayant pas vu pour commencer. Je ne vais pas faire une « critique » du film.

 

Australia 2Je l’ai aimé. Et il m’a aimée aussi puisqu’il me colle encore aux souvenirs. Je l’ai vu lorsqu’il est sorti en 1989, mais n’ai fait que « voir » sa surface, alors : tourné dans ma ville, par un metteur en scène de ma région, avec tous les lieux connus et aimés par mon enfance et par la vie presque entière de mes parents et grands-parents, rempli de figurants connus… j’ai alors survolé le film pour pointer le doigt sur ces détails.

 

Shame on me…Mais comme à tout pauvre pécheur, une seconde chance me fut donnée, et j’ai donc pu enfin le revoir et surtout regarder !

 
Il est bien vrai que l’on laisse un peu de soi dans les endroits qui nous ont marqués, et qu’y revenir nous le restitue, nous aveugle d’évidences. Le détachement qu’une vie ailleurs a apporté n’altère en rien l’attachement. Etrange paradoxe … Merveilleux paradoxe.

 
L’histoire raconte celle d’un Verviétois d’origine qui s’est établi en Australie où son père, qui avait un lavoir de laine,  l’avait envoyé et où la guerre l’avait fait rester assez longtemps pour qu’il décide de ne pas revenir à Verviers. Et puis l’entreprise familiale, désormais gérée par le frère, connaît des problèmes, comme toute la ville d’ailleurs dont la prospérité s’est principalement construite autour de  la laine, et il revient pour voir quelle aide il pourrait apporter. On est en 1955. Retour donc d’une Australie ensoleillée qui s‘étend sur l’herbe jaunie à perte de vue pour Verviers sous la grisaille et une inconscience feinte de cette ville qui se meurt mais pense avoir encore un peu de temps pour trouver le remède.

J’ai vécu cette période. J’étais petite, et ne comprenais pas, tout au moins c’est ce qui me semblait. Je comprenais … de ma petite taille. J’enregistrais ce que j’entendais dire, ce que je voyais, sans y donner d’autre sens que les mots, qui n’en avaient pas beaucoup. Suicides,  déménagements  « dans du plus petit », faillites, soupçons, trains de vie qui s’écroulaient soudainement, entraînant la ville dans un patatras gigantesque. On a beaucoup bu et beaucoup souffert. Beaucoup médit. Et continué sa route. Retrouvé le sourire, l’envie de tenir le coup. Certains avaient assez d’argent pour le faire, d’autres ont dû le trouver.

Mais en voyant le film… avec d’autres Verviétois de ma génération (dont certains avaient alors prêté leur maison ou leur savoir, voire leur figuration), un chagrin chaud qui contenait une joie débordante s’est installé en moi. Joie parce que le metteur en scène me rendait l’atmosphère de mon enfance, me faisait visiter un musée où êtres, paysages et choses me prenaient par la main en murmurant : tu peux revenir quand tu voudras, tout est ici

Je me suis souvenue, avec volupté, de l’odeur de la laine avant le lavage – et je ne sais pas d’où je la tiens, cette mémoire olfactive de la laine « sale », je n’en ai pas souvenir, mais je l’ai sentie lors d’une scène tournée dans un lavoir à laine, d’une beauté surréaliste – et j’ai revu le superbe papier bleu-roi qui enserrait les échantillons de laine, les fameuses « ploquettes »… J’ai revu les mannes à ploquettes qui étaient dans notre grenier, et les ai entendues gémir familièrement sous ma main qui fouillait leurs trésors. Car nous les utilisions pour y reléguer les objets décoratifs tombés en disgrâce. J’ai à nouveau poussé la porte de certaines maisons et franchi leur seuil, regardé ces tableaux aux cadres dorés à feuilles d’acanthe et volutes se perdant sur les tapisseries aux motifs compliqués. Les escaliers de la Paix n’avaient pas encore rencontré la mode des graffiti ni la main imbécile qui a volé le rameau de la statue – qu’on lui a rendu depuis. Je les ai montés et descendus sans doute des milliers de fois, et le fais encore, parce qu’aucun paysage au monde ne m’émeut plus que la statue de dos, bénissant les collines sur l’autre rive de la Vesdre. Je suis attirée par cette vue comme par une bouffée d’air pur qu’il me faudrait absolument pour survivre.

 

Esvcaliers de la Paix réduite

L’herbe soyeuse au bord de la Berwinne s’est enfoncée sous mes bottines alors que mon cousin et moi jetions dans l’eau les tabourets de traite – ce qui nous avait valu un sermon mérité. Le Grand Théâtre était bien un peu craquelé mais pas lépreux, et son charme parlait d’une bourgeoisie qui aimait le beau et la musique et leur rendait hommage en toilettes. J’ai sursauté à la vision d’une tasse brune encerclée de deux traits jaunes que l’on trouvait alors un peu partout. Mon cœur a dit « mais oui ! Je m’en souviens de cette tasse…. ». C’était plutôt vilain, mais ça m’a restitué l’arôme du chocolat chaud… et le toucher de ces grosses tasses peu gracieuses.

Là où se trouvent certaines maisons aujourd’hui – et on doit y vivre bien, et heureux, dans ces maisons ! – il y avait un grand jardin remuant d’arbres divers et fiers. Derrière cette porte muette se déployait un vestibule de marbre blanc menant vers le hall d’un bel hôtel où descendaient de riches hommes d’affaire en visite. Le brouillard et l’odeur n’ont pas changé. De beaux arbres ont continué de pousser et d’affirmer leurs ramures, conservant les secrets entrevus.

C’est chez moi…

Le petit zoo d’amour de l’Avenue de Spa

Lorsque j’étais petite (on ne va pas chicaner sur le nombre d’années que ça représente), l’avenue où j’habitais bénéficiait encore des privilèges de la campagne. On avait le potager, le poulailler et le pigeonnier au fond du jardin. Poules, canards et lapins étaient nos compagnons de caresses et puis de table. On nous cachait naturellement, à nous les enfants, que nous mangions Suzette au curry ou Jeannot Lapin en sauce chasseur, nous assurant qu’il ou elle était, nous le voyions bien, en train de savourer des délices dans la basse-cour… Par chance, ils se ressemblaient tous et nous comptions peu car ils ne tenaient pas en place, n’est-ce pas!

Kiddy et Pou

Kiddy et Pou

On avait aussi un chien, parfois deux, et un ou deux chats. Kiddy (devenue Nana), Moïse (devenu Monsieur Poupet), Flay-flay, Twist (devenu Fofo), Bari (devenu Tchoupy et bien d’autres choses), Minette,  Pompon-l’amour, Pepsy-chou, Ticheliche (I, II, et III, une dynastie), Poussy-poussinette-enfant-de-Paris, Pou, Bijou…. Et les autres.

Nous avions naturellement la cage avec des bengalis et canaris, puis des perruches. Le bocal avec les poissons rouges. Une souris blanche (« Gros pète »). On a même songé – et on s’est heureusement arrêtés là ! – à un crocodile que l’on trouvait si mignon.

Novembre 1955 - Kiddy et Minette

Novembre 1955 – Kiddy et Minette

21 juillet 1950 avec Kiddy

21 juillet 1950 avec Kiddy

Tchoupy

Tchoupy

Le cheval – il y en eut plusieurs : Chipie, Conquistador, Katya, Pépito… et une ânesse, très brièvement.

Je ne m’étendrai pas sur les invasions de puces et le traitement d’alors : le DDT dont on saupoudrait chiens, chats et tapis ainsi que nos poumons. Nous avons survécu. Et eux ont eu de belles et longues vies sauf les chats qui tenaient à traverser pour aller voir si la pitance était meilleure en face.

Monsieur Poupet

Monsieur Poupet

Pompon l'amour

Pompon l’amour

On apprenait bien des choses dans ces rencontres du monde animal et humain. On apprenait par exemple que la mort n’était pas une option, que l’amour et le chagrin ne rendaient pas ces compagnons éternels.

On apprenait aussi que la personnalité n’est pas à négliger et résiste au dressage, aux caresses et attentions. Chipie a voulu me ruer dans le visage un jour d’hiver, rendue très fofolle par le gel, et j’ai dû me réfugier dans l’écurie ! Joseph, le coq, mordait les mollets en criant furieusement. Pou s’est accroché des griffes à mes narines un jour que Sibylla l’avait posé sur ma tête pour m’en faire un chapeau : nous n’avons apprécié ni l’un ni l’autre et avons beaucoup hurlé. Twist m’a mordu le pied, il avait très mauvais caractère. J’ai dû sauver Tchoupy qui insultait quotidiennement Dax, le beau coolie argenté du voisin, lequel a foncé ce jour-là sur l’impertinent pour le remettre à sa place mais comme j’ai bravement soulevé Tchoupy dans mes bras, c’est mon bras qui a dégusté la fureur de Dax. Autres mœurs alors, le voisin est venu m’apporter des bonbons et demander s’il fallait payer le nettoyage de mon imper… et ma mère n’a pas dit que je serai traumatisée à vie et que Dax était un tueur d’enfants. Et on a continué à être les bons voisins qu’on avait toujours été.

Et les animaux que nous hospitalisions ? L’hirondelle tombée du nid à laquelle j’apprenais à voler dans le vestibule, nommée Péders. Elle est morte. Je n’avais pas la recette de pâtée idéale. La tourterelle à l’aile cassée que ma mère a soignée et libérée dans un bel envol réparé. On l’avait photographiée juchée sur l’épaule de mon frère. Les nichées de souris que je me refusais à voir mourir sans que j’aie joué les Florence Nightingale en leur donnant le biberon. Le lait de vache… les souriceaux le boivent mais c’est loin d’être une potion magique ! Je pleurais à chaque mort de ces petits êtres inconnus dont je prolongeais les souffrances sans le savoir…

Mais vivre avec des animaux apprend bien des choses…

Touriste chez moi

J’ai passé des années à Verviers sans rien regarder, comme on le fait quand on ne trouve rien à remarquer dans sa ville parce qu’elle est si banalement familière qu’on y habite, on ne la visite pas.

Qui va à l’école en admirant la découpe hardie d’un balcon de ferronnerie ou la frise art-déco courant sous une rangée de fenêtres? Qui va en ville retrouver ses amies chez le glacier et s’émeut de façades à colombages, de frontons armoriés, de fontaines coulant de joie?

Cette année pourtant, comptant sur ma santé et mon amour de la marche – je devrais dire du petit trot, car je marche vite ! -, c’est à pied que j’ai fait Heusy-Verviers et puis le retour deux jours en suivant, avec deux destinations différentes, et donc des itinéraires bien distincts. Avec un détour vers la Tourelle, là où s’érige encore la grande maison de mes arrière-grands-parents, divisée à présent en deux habitations, et mutilée de la tour dont mon père, petit, gravissait en courant l’escalier en colimaçon. Qu’il se sentait donc intrépide, alors! Et depuis le sommet de cette tour la vue sur le parc et son petit restaurant remplissait son jeune être de fraîche beauté. Pour lui, né en Uruguay, ces cimes houleuses qui parlaient avec le vent et la pluie étaient la Belgique, là où habitaient ses grands-parents, et l’immense maison était éternelle.

Que de jolies choses j’ai vues, puisque je regardais, enfin!

Hélàs les graffiti d’imbéciles désoeuvrés ne manquent pas.

Place du marché et hôtel de ville

Mais comment ne pas vibrer de plaisir devant notre belle place du marché, avec cet hôtel de ville d’une élégance équilibrée qui n’a rien à envier à aucun autre, et le ravissant perron-fontaine. Et à deux pas, la rue Bouxhate avec ses maisons figées dans un autre temps, gardant jalousement dans le souvenir de leurs façades des visions de carrosses, de messieurs en perruques, de charettes de marchandes de lait et oeufs tirées par un chien laineux et fatigué. Derrière elles, le clocher de l’église Saint Remacle fait de son mieux pour se faire voir, et c’est vrai que ce qu’il laisse deviner se confirme quand on a le recul pour s’accorder le plaisir de se dire … mais c’est chez nous, ça? Je me suis promenée, le nez en l’air parfois. Et ai aussi salué le nouveau Verviers : le marchand de ploquettes, le canal des usines au Pont au lion . La fontaine secrète qui s’élève ou disparaît, mouillant puis révélant, endiamantées d’une dentelle aquatique, les stèles au sol.

Le manège

Bien des choses ont changé ou disparu, et d’autres ont surgi, nées de la vision de ceux qui ont laissé à la ville un pied dans le passé tout en avançant l’autre vers l’avenir. Le splendide manège où j’accompagnais ma mère pour son heure d’équitation – avant qu’elle n’ait ses chevaux – est plus beau que je ne l’avais jamais remarqué. Ce n’est plus un manège : le bruit des sabots bien goudronnés n’y rythme plus le temps, on n’y sent plus cette merveilleuse odeur de sciure foulée par le pied souple d’un cheval ; l’écho de la voix d’Olivier Laviolette – En arrière! En arrière! – s’est caché sous de nouvelles cloisons, de nouveaux lambris. Mais on l’a classé, on l’a sauvé, ce beau manège, et on y a laissé bien au chaud les visions de ces cavaliers et cavalières d’autrefois. Une nouvelle vie commence pour lui sous le nom de l’ancien manège

La gare … ah la gare! Je la détestais, cette gare majestueuse, cette belle fille alors grise et terne, surtout quand nous revenions d’Italie. Bronzés, nourris de chants, plage et capuccini, on débarquait avec nos valises sur le quai détrempé, et une voix sonore annonçait avec un accent qui assassinait nos souvenirs d’évasion Verviers Centrahl, Verviers Centrahl ! Le quotidien pluvieux nous accueillait là sur le quai, pour nous reprendre dans ses serres. Nous frissonnions, et la gare était le symbole de la fin du soleil, de la bonne humeur, des vacances. Et pourtant … elle est magnifique, aussi bien dehors que dedans!

Bien sûr, ma ville n’est plus tout à fait celle de mon enfance. Mais elle est reconnaissable. Les trottoirs à gros pavés bleutés un peu déchaussés ont la même odeur quand il a plu, et épousent mon pas de l’habituelle caresse saccadée. Les maisons de mon quartier d’autrefois restent, même si habitées par d’autres familles, voire des commerces, la maison de tante Monique, la maison des Gaye, des Leidgens, de la rue de l’Union … même le petit restaurant de la Tourelle est toujours là, avec semble-t’il le soleil attaché au-dessus de son jardin.

Et je n’ai pas manqué de reprendre, dans les deux sens, les escaliers de la Paix, immuables si ce n’est pour les graffiti – pourquoi ces “artistes” saccageurs ne s’expriment-ils pas ainsi dans la cuisine de leurs mères, ce qui leur assurerait une bonne râclée ? – avec la statue qui nous toise d’en haut, son beau bras levé vers la vallée et les étendues vallonées qui l’entourent, que l’on peut embrasser du regard comme depuis un balcon fabuleux une fois au sommet des marches. C’était bon de revenir, et de sentir enfin que c’était ma ville…

Escalier de la paix

 

Or et émeraude

Ce sont les teintes de mon petit pays lorsqu’il y fait soleil.

Un joyau mi-barbare mi-vénitien. L’herbe a la sauvage beauté d’Erin, et les contre-jours ont un pourtour doré et poudreux. Que c’est joli, la Belgique quand il fait beau, ne cessions-nous de répéter mon frère et moi lors de ce court séjour au pays. Lui, venu de l’Australie, sa terre d’accueil, et moi du New Jersey… ma terre d’écueil?

La chaleur, les belles journées … nous n’en manquons certes pas, mais c’est le regard en arrière qui nous fait défaut.

Ce regard qui en Belgique effleure tous ces vieux murs, vieilles pierres, rues, granges, fermes, châteaux, potales, perrons, ruines, clochers qui parlent de centaines d’années envolées dans l’humble quotidien de ceux qui nous ont précédé. Ou ces propriétés que la noblesse, au prix souvent de grands sacrifices, a sauvé de la destruction pour que l’on sache encore aujourd’hui quel fut leur amour de la terre. Allées centenaires et rectilignes où couraient les carrosses, arbres majestueux gardant leurs secrets de morts et d’amours, étangs paisibles où glissent les carpes et guettent les hérons.

Avec mon père, nous avons regardé la carte de Ferrarris (dressée entre 1770 et 1778) de la région où il habite, et nous y avons vu le lieu-dit qui donne origine à notre nom. Un hameau à peine… Que nous nous sommes éparpillés depuis!

Mais il n’est pas étonnant que ce coin, notre berceau, sache parler à ce fluide intime en nous, celui qui coule en symbiose avec les rus et les rivières de “notre terroir”.

À Theux, j’ai eu le bonheur de loger chez des amis qui habitent au pied des ruines du château de Franchimont dans le silence maternel des vieux murs de leur demeure. Une demeure heureuse et encombrée de tout ce qui s’appelle plaisir du regard: livres, tissus merveilleux, fauteuils enlaçants, statuettes, vaisselle “de chez nous”, dessins, tableaux et … l’escalier de la chapelle du château de Séroule! Plus de la tendresse, mais ma description en parlait sans la nommer…

Edmée dévore son livre chez Albert Moxhet et Anne Liégeois

Et au matin de cette nuit sans bruit, juste après un petit déjeûner au cours duquel on pouvait bâiller, s’étirer et rire sottement de tout et rien, j’ai voulu voir cette maison dans le centre.

Dans le centre de Theux

Merci Anne et Albert pour cette nuit (et toutes les heures avant, et toutes les heures après…) d’un autre monde. Ah non, ce n’est pas dans le New Jersey que je vais voir tout ça dans la banalité de mes jours après jours!

 

Une invitation pour le chic et le charme

Paolo Conte ne m’en voudra pas de lui emprunter cette expression pour en couronner le souvenir de l’inoubliable soirée passée à la Société du Cabinet Littéraire de Verviers.

C’est monsieur Louis-Bernard Koch, “rencontré” par l’intermédiaire de ce blog, qui m’y a gentiment conviée lorsqu’il a su que je serais de passage dans ma ville en mai. Et donc, le 15 mai au soir, j’ai eu le grand privilège de pouvoir associer les termes chic, charme, culture, gentillesse, simplicité et élégance.

Après un apéritif nimbé dans un aimable brouhaha, j’ai pu présenter et puis dédicacer mon livre – que certains membres avaient déjà lu ! – ainsi qu’évoquer le Verviers d’autrefois, puisqu’à 60 ans, c’est vrai que la jeunesse appartient à l’autrefois, tout comme le kiosque à musique de la Place Verte et les marchands de cliquottes…

Mais le Verviers d’alors est devenu celui d’aujourd’hui, et j’ai apprécié de rencontrer les personnes qui demeurent dans ce qui reste d’une propriété familiale, et d’autres ayant habité dans une autre, bien après que les échos des pas des grands-mères ou leurs mères se soient éteints.

Et puis, ah, revoir des visages connus dans l’enfance ou la jeunesse, s’entendre dire dans un rire heureux que tu ressembles à ta maman, c’est comme si je la retrouvais, et pouvoir répondre c’est fou ce que tu ressembles à la tienne… quel bonheur ! Et nul doute que mammy était de la partie, de ce lieu mouvant où elle s’est retirée, et se réjouissait de ces comparaisons et baisers sur la joue.

Monique, ma voisine de “l’ancienne maison des Polinard” où j’allais jouer avec sa soeur Denise à Oh quelle belle princesse (un jeu pas très modeste au cours duquel nous revêtions tous les vieux vêtements de la famille au grenier, et tournions autour d’une table d’un air altier, chacune murmurant cette phrase admirative en croisant l’autre), Kathleen qui m’accompagnait, toujours souriante et gazouillante en promenade équestre dans les bois de Sohan, mes oncles Yves et Pierre, perdus de vue par les aléas de la vie et retrouvés avec joie dans ce cadre serein: les lustres de cristal, les portraits des membres fondateurs aux murs, la belle table à la vaisselle monogrammée et joliment décorée, les tableaux emplis de beauté, le succulent repas souligné par le vin et la bonne humeur.

François, autrefois le petit François (parce qu’il a je crois deux ans de moins que moi, et qu’à l’âge des surboums, la frontière entre ceux qui pouvaient aller danser et ceux qui jouaient encore avec leurs Dinky Toys était bien nette), qui n’a comme souvenir de moi que celui d’une dispute orageuse avec ma mère. Elles n’ont pas manqué, pauvres de nous ! Quand une maman se voit seule responsable de toutes les horreurs qui pourraient arriver à sa fille, laquelle se sent injustement mise aux fers… ce genre d’éclats de voix ne manque pas ! Maintenant, François et sa femme Mercedes ont transformé la ferme d’Hubert (dont nous avons parlé puisqu’Hubert, nous le connaissions, et avons évoqué son rôle pendant la guerre) en un gîte qui a capturé la douceur de la campagne et le confort des jolies choses. Et puis Régine, belle comme si toutes ces années n’avaient jamais eu lieu, et avec qui j’ai évoqué les journées d’autrefois et une sortie au cinéma avec notre cousin Albert pour aller voir Angélique, Marquise des anges, film culturel s’il en est…

Et tant d’autres, revus ou découverts, tous ces aimables sourires, ces remarques enthousiastes sur mes parents, ces tendres liens entre passé et présent.

Je remercie donc ici le président, le notaire Jacques Roelants de Stappers, et Monsieur Louis-Bernard Koch en particulier, mais je sais que l’effort pour la convivialité de cette soirée a été partagé et j’ai eu le temps de m’en rendre compte entre les dédicaces et les retrouvailles.

Merci à tous et toutes, notamment pour le livre qui m’a été offert (Quand le Tibet s’éveillera de Bernard Tabary) et que je suis impatiente de lire. Il est vrai que j’ai reçu bien des livres lors de ce séjour, et que mon impatience sera mise à dure épreuve !

Et à une autre fois je l’espère!

 

Verviers-Heusy – Partie 3

Heusy était, je ne l’ai compris que plus tard, un endroit prisé, sur les hauteurs. On allait se promener sur les bords de la Hoëgne; sur la route du cheval blanc que ma mère avait parcourue autrefois en calèche, la tête pleine de rêves de jeune fille qui la faisaient sourire; on longeait le ruisseau de Mangombroux où couraient de minuscules grenouilles. On n’était pas loin de Theux, où ma gentille arrière-grand-mère Louise avait grandi, ni du château de Franchimont dont les bois rugissent encore de la voix de son célèbre Seigneur, le sanglier des ardennes. Les bois de Sohan et leur fouillis de hautes fougères. La plaine de jeux de Rouheid…

À moins de dix minutes à pied de chez nous, un petit sentier de terre quittait une avenue tranquille, celle où se trouvait l’ancienne maison de Bobonne. Il serpentait vers les bois et prairies de Séroule qui appartenaient aux Ursulines. On allait y ramasser des champignons de prairie à l’odeur intense qui devenaient bruns si on les malmenait. On n’en enlevait pas la peau : on grattait à peine la terre pour en sauver toute la saveur. C’est à Séroule que j’ai été à l’école gardienne tout comme ma mère bien avant moi, et nous pouvions jouer autour de l’étang à l’orée du bois.

 

Hélàs j’ai (un peu) grandi, et c’est alors aux Saints-Anges qu’on m’a inscrite ensuite pour la vraie école. La seule chose que j’y ai jamais aimée, c’était une petite grotte artificielle avec une statue de la vierge devant laquelle on allait prier. On chantait à tue-tête « au ciel, au ciel, au ciel, j’irai la voir un jour » et ma mère frémissait de répulsion à l’idée qu’on nous faisait nous réjouir à l’idée de mourir …

Pour le reste… c’est un souvenir écœuré et rancunier qui me reste. Le lait chaud recouvert d’une peau ridée que l’on devait boire à 10 heures en hiver, pendant une récréation aussi récréative qu’un repas en prison, boulet au pied. Les chères sœurs passées à l’amidon – cornettes et âmes – nous surveillaient avec raideur, et personne n’aurait osé s’amuser. Je leur dois une opinion très mitigée sur l’éducation catholique, car si je leur suis reconnaissante de la discipline militaire qu’elles ont installé de force dans mon caractère – et qui me convient tout à fait, aussi étrange que ça paraisse – il s’en est peut-être fallu de peu que je ne tourne à la Calamity Jane pour me souvenir que j’existais.

Mes parents ayant divorcé à une époque où c’était une décision de stars hollywoodiennes ou de sans-foi-ni-loi, j’étais nimbée d’une non existence glaciale. J’ai vu la méchanceté triomphante des adultes, la froideur, le calcul. Et ai accumulé les blâmes. Ah oui, le bonnet d’âne debout sur l’estrade, j’ai connu ça. Et pourtant ce jour-là, je me souviens que j’étais très malade et vomissais de la bile. Eh bien je l’ai vomie sur l’estrade dans un seau. Une de mes amies me dit – et me réjouit par cette confidence ! – avoir giflé une des religieuses de cette école, et y avoir gagné le renvoi. Si j’avais su ! J’ai quand même fini par tirer la langue à l’une d’elles, mais c’était après des années d’endurance et obéissance inutiles ! La charité tant demandée aux autres ne trouvait naturellement pas sa source chez ces mauvaises vieilles filles snobs, et de très bonne élève avant le divorce j’ai disparu peu à peu et me suis retrouvée oubliée, cancre et en paix au dernier rang, indifférente, faisant des dessins dans mon cahier de brouillon.

Pendant ce temps, ma mère, la divorcée, se voyait privée de L’appel des cloches, le journal paroissial, car elle était excommuniée. Une odeur de soufre devait s’échapper de sous notre porte. Ou peut-être un bouc aux yeux rouges frappait-il notre seuil de ses sabots fendus… En tout cas… nous étions plutôt contents de ne plus faire partie des cloches bien pensantes !

 

Le trajet pour aller dans cette école punitive était très agréable, un quart d’heure de pur plaisir. Je descendais notre avenue jusqu’à la Place Vieuxtemps, du nom de notre fameux violoniste verviétois, plantée de hêtres dont je ramassais les faines pour les grignoter ou en faire des colliers, et de gracieux érables aux feuilles pourpres.

En hiver, le réseau de l’intervapeur – un réseau de 70 kms qui avait été construit à partir de 1937 pour alimenter l’industrie lainière en haute température, et s’était reconverti en chauffage domestique – passait sous la place et je m’amusais, par temps de neige, à y marcher pieds nus sur la terre tiède. Naturellement, j’horrifiais les petites filles comme il faut, ce qui ajoutait au piment de la chose. On apprend vite à aimer déranger les autres. La statue d’Henri Vieuxtemps regardait vers la vallée, vers le bas de la ville. Le tram 6 passait en sonnant et faisant crisser les rails. S’il gémissait, c’était signe annonciateur de gel. Mais ce tram, nous ne le prenions presque jamais.

Notre voisine Madame Saive qui avait été une amie de ma grand-mère, me racontait cependant que son mari et elle, jeunes mariés, le prenaient le samedi soir pour faire le tour de la ville en pratiquant leur anglais… Je trouvais ça plutôt ridicule à l’époque, mais comprends aujourd’hui toute la douceur de leur entente !

À suivre…

 

 

La magiedu cinéma – partie 2

L’ouvreuse arrivait, un plateau attaché au cou par une courroie, et d’une voix claire elle lançait son chocolats glacés ! chocolats glacés ! alors que sur l’écran on voyait une publicité où une femme arrondissait une bouche-ventouse de fleur carnivore pour déguster une praline Cara Mio, ce qui nous arrachait un bèèètche joyeux, car nous, nous avions nos pralines Marignan ! Trois ou quatre chacun, que l’on faisait tourner lentement dans nos bouches pour les y laisser fondre, voluptueusement se répandre sur nos langues et à l’intérieur de nos joues.

Sur l’écran défilaient des diapositives vantant les commerces de la ville : les magasins le Printemps, DD Ancion, le Roi du disque, les chaussures Englebert… Une fois le goût de nos pralines estompé, nous en avions assez de Count Basie, Benny Goodman et Duke Ellington, et c’est avec plaisir que nous voyions les fumeurs et amateurs de bière reprendre leur place en s’excusant. Et un bonheur plus grand encore nous figeait à nouveau pour une heure et demie lorsque les lumières faiblissaient, cédant graduellement le passage à l’obscurité.

Les rideaux s’ouvraient avec un petit chuintement pour accueillir les actualités Pathé. Une voix nasillarde et à l’accent pointu accompagnait les images qui ne nous intéressaient pas du tout. Puis suivaient les lancements des films annoncés pour la semaine suivante. Avec, là aussi, une voix nasillarde mais pleine d’enthousiasme quel que soit le sujet Les rats du trottoir ! Un film vicieux que vous ne voulez pas rater ! Vingt mille lieues sous les mers, un film d’aventure en cinémascope et technicolor à ne pas manquer ! On viendra voir, si c’est enfants admis, ça a l’air bien… nous chuchotait ma mère, faisant bondir nos cœurs à l’idée de cet autre mercredi de rêve dans notre futur proche.

Enfin, le grand film commençait. Jamais nous n’avons été déçus. Et ma mère, qui avait aimé le cinéma bien avant nous, nous avait exercé l’œil aux trucages. Nous étions fiers de reconnaître les découpages, décors, mannequins, faux indiens (« des Américains avec des fausses dents » expliquait-elle). On arrivait bien sûr à un nouvel entracte, plus court, et le début du complément de choix, avec le mourant de la fin en bonne santé, le coupable encore nimbé d’innocence. Qu’importait. Nous étions contents de savoir, déjà, à quoi nous en tenir à leur sujet ! Et espérions que ma mère ne se souviendrait plus exactement du moment auquel nous étions entrés. Mais c’était peine perdue, et sa rigueur incorruptible nous rappelait à la réalité : elle remettait ses lunettes dans leur étui qui faisait un petit clac oh combien fatal, et nous nous en allions.

Merci Mammy ! devions nous dire, à peine franchie la lourde porte qui se refermait sur le son adoré des voix des acteurs que nous abandonnions à regret.. Et nous « remontions » chez nous, en commentant sans fin les vies et drames de ce mercredi après-midi baigné de la lumière magique des projecteurs et de l’imaginaire. Nous parlions encore du film et des acteurs tout le long du souper – des œufs à la coque, car ma mère aimait ces journées où la flemme était l’invitée d’honneur – et nous allions nous coucher, mon frère et moi, sans rechigner : nous nous réjouissions de pouvoir nous re-projeter toute l’histoire en pensées, dans l’obscurité splendide d’une nuit d’enfance.