Les aventures extraordinaires d’une lignée de femmes…

2016 en visiteuse avec Carine-Laure Desguin

Mon prochain livre, me dit l’éditeur, a passé le test du comité de lecture, et sortira sans doute du cocon silencieux en début d’année prochaine.

Le dernier, lui, continue de piquer l’intérêt ici et là. Chaque personne, au fond, y lit des détails ou des profondeurs que d’autres ont survolées pour se poser ailleurs. C’est ce qui est bien, avec l’écriture, c’est que le même texte raconte certes la même histoire mais ne touche pas les mêmes cordes.

Voici la dernière note de lecture d’une auteur qui est aussi une amie, mais qu’on se rassure, si nous nous faisons « la fleur » de régulièrement parler l’une de l’autre, nous n’en sommes pas à la flagornerie et les retours d’ascenseur. Elle écrit plus fréquemment de la poésie par exemple, et sais que je m’y perds, dans les vers et les chansons de mots, et donc je ne me permets pas de dire ce que j’en pense.

La rivière des filles et des mères, Édmée De Xhavée, Éditions Chloé des Lys, 2021

ISBN 978-2-39018-169-9

Sa grand-mère Ayette a tué un homme et elle, elle est la fille de Dracula. Elle, c’est Zoya. Elle vit en Belgique et a toujours su que « sa famille n’était pas construite comme tant d’autres ». Et la grand-mère d’Ayette, c’est Enimie Goguet, dont le père était trappeur d’origine normande et sa mère était Belette, une indienne. Qui fut enlevée par des Ojibwés et échangée à Goguet Bellefontaine contre trois fusils et deux chevaux.

Zoya nous entraîne dans sa généalogie, très peu banale en effet. Et l’on s’y perdrait vite, dans ce labyrinthe d’histoires de famille qui nous emmènent de l’Europe vers le continent américain. Mais Zoya clarifie tout ça au début de chaque chapitre et ensuite donne la parole à chacune des intervenantes, ce qui nous plonge directement dans chacune des vies de ces cinq femmes. Du live à plein tube! L’écriture d’Édmée de Xhavée est gaie, légère et savoureuse et c’est ce qui fait de ce livre bien plus qu’une recherche généalogique.

Il y a Belette (la mère d’Énimie, qui sera la mère de MacLeary, l’arrière- grand-mère de Zoya) qui fut emmenée par Bellefontaine près de Chicoutimi dans une cabane construite par lui-même en contrebas d’une rivière. La lecture de sa vie est un transport immédiat vers ces contrées lointaines et nous vivons avec elle sa vie en pleine nature aux côtés du Goguet. Page 23 « j’aimais avoir les doigts collants de sucre que l’érable me donnait … ».

Il y a Énimie, partagée entre son éducation au sein même de la nature que lui procura le Goguet et la vie mondaine et urbaine pendant les vacances auprès de la famille de son amie Malina. Énimie maria même Calum, le frère homosexuel de Malina, ceci afin de mettre fin aux commérages. Un mariage heureux et sans chaos malgré tout. Isl eurent cinq filles et puis une petite dernière, McKenna Mac Leary surnommée plus tard Mackie, née d’un moment d’égarement entre Énimie et un certain Albrecht. Énimie qui fut l’arrière-grand-mère de Zoya.

Il y a Mackie, surnommée aussi Princesse. Avec ses soeurs elle fut formée au Vassar Collège et toutes reçurent une éducation équivalente aux standards masculins de l’époque. Nous sommes au début du 20ème siècle. Mackie tomba amoureuse de Urbain Detrooz (qui avait des origines belges) surnommé le Grizzly et le maria. Le Montana, c’est la solitude et la complainte des vaches, rien de bien exaltant. Et son mari, très volage,

était souvent éloigné d’elle. Mackie, de son ranch américain, écrivait chaque jour à ses parents. Mackie et Urbain eurent deux enfants, Mariette (Ayette) et Jules-Nicolas. La vie de Mackie fut ébranlée par un douloureux évènement. Urbain Detrooz cachait bien des choses à son épouse. Je n’en dis pas plus.

Le secret des origines indiennes de Belette était jusqu’alors bien gardé, Mackie et ses soeurs l’avaient promis et ce secret les liait les unes aux autres.

Il y a Mariette (Ayette), la grand-mère de Zoya. C’est elle qui, à 25 ans, a tué un homme. Toute sa vie elle fut marquée par ce meurtre et aussi l’autre évènement auquel elle assista toute petite au ranch de ses parents, un accident dont sa mère fut la victime principale. C’était en 1921 et Mariette avait 6 ans. À 20 ans Mariette n’avait rien de féminin et n’avait aucune envie de s’afficher avec un jeune homme. À 25 ans, Mariette tua effectivement un homme. À 32 ans, avec son frère, elle traversa l’océan pour rejoindre sa famille belge à bord du luxueux Queen Mary. Durant le séjour son coeur s’ouvrit enfin et ce qui devait arriver un jour …. Avec le cousin André Kraft, époux de Thérèse qui mourut prématurément. Et Mariette était enceinte d’André. Ils se marièrent. Louisiane montra le bout de son nez. Ce ne fut pas un mariage comment dire … idyllique.

Il y a Louisiane, la mère de Zoya. Qui passa une partie de son adolescence chez sa tante, sa mère étant retournée dans le Montana après le suicide de son époux. Louisiane ne revit sa mère que des années plus tard, lorsqu’elle se rendit dans le Montana. Louisiane découvrit la vie américaine de sa mère et apprit que celle-ci avait tué un homme. Louisiane prit conscience que sa mère était cette charnière qui avait fait migrer la famille vers l’Europe et que c’est à travers elle qu’elle ressentait ce sentiment de venir d’ailleurs. Louisiane refusa les études universitaires conseillées par sa famille et choisit la couture. Elle aimait son célibat, l’amusement, la liberté. Elle arriva à Trieste à 26 ans, en avril 74. Au service des Libotte, afin d’être à temps-plein la baby sitting de leur fille Béatrice. C’est là qu’elle rencontra Vladimiro, un artiste. C’est là aussi qu’elle renoua avec sa mère Mariette venue de Belgique jusque Trieste pour partager le bonheur de sa fille. L’intimité et les rapports mère-fille se consolidèrent. Louisiane, déçue par sa vie de couple revint en Belgique et Zoya naquit là. Quelques années plus tard, Louisiane rencontra Édouard, avec qui elle vécut des moments très heureux, mais clandestins.

Et Zoya remonta ainsi la rivière des mères et des filles. Zoya est mariée, enseignante, et mère de trois enfants.

J’ai refermé ce livre hier soir. Ce matin, il m’émeut encore. Toutes les familles se ressemblent. Dans chacune d’elle, des femmes ont vécu en couple. Ou pas. Des femmes libres, des femmes soumises ou qui simplement acceptent leur solitude au nom de l’Amour. Des enfants naissent à l’issue d’un mariage conventionnel. Ou hors mariage. Et sont aimés quand même. Édmée de Xhavée nous racontent tout ça avec la plume qu’on lui connaît. Tout au long de ces récits de vie, nous vivons aux côtés de chacune de ces femmes. Nous regardons Belette réaliser des bijoux avec des dents de castor. Nous caressons en même temps qu’Énimie les cheveux de sa fille née d’un moment d’égarement avec Albrecht. Nous sommes dans le Montana avec Mackie et nous comprenons sa solitude mais aussi sa joie lorsque son Grizzly de mari volage pointe son nez. Avec Ayette, nous traversons l’océan et nous comprenons très bien son attirance pour André Kraft. Louisiane, nous aimons sa liberté, son départ vers Trieste. Nous sommes là, nous partageons chacune des vies de ces femmes.

L’écriture d’Edmée De Xhavée nous transporte bien au-delà de nous-mêmes, sans doute aussi sur les pas des femmes de notre famille, les mères de nos mères.

Je voudrais que ce livre ne dorme pas dans ma bibliothèque. Il mérite une deuxième vie. Et bing, j’ai une idée. Affaire à suivre. »

Carine-Laure Desguin http://carineldesguin.canalblog.com

Et puis il y a eu (et pas seulement mais comment choisir?) cette autre très belle impression d’Armelle Barguillet Hauteloire (https://interligne.over-blog.com)

« Avec ce dernier roman, Edmée de Xhavée ouvre un vaste panorama en proposant à ses lecteurs une saga familiale sur cinq générations et, plus précisément, sur les femmes qu’elle évoque avec une saveur toute personnelle. Dès le début, elle frappe fort notre imaginaire, nous immisçant dans le monde des Ojibwés dont Guillaume Goguet, dit Bellefontaine, épouse l’une des très jeunes filles après avoir quitté sa Bretagne natale et ses terres confisquées à la Révolution, afin de vivre sans contrainte tel un coureur des bois. « J’étais membre de la tribu des Ojibwés, née au sud du lac Supérieur. Ma mère et sa sœur avaient été enlevées aux Abénaquis … Et Guillaume Goguet m’a échangée contre du café et du sucre. Peut-être un ou deux fusils. » Voilà ce que précise la première femme du roman qui fonde la dynastie des quatre suivantes, chérit chacune des saisons et connait toutes les choses que les femmes doivent connaître. Cette Belette, tel est son nom, donnera naissance à plusieurs garçons et à Enimie qui sort de la cabane de trappeurs de ses parents pour tracer son destin avec un indéniable panache, abandonnant la vie rurale pour celle de la ville, après avoir été éduquée dans un pensionnat où l’on apprend les bonnes manières. « Lors des retours à la cabane, je commençais à saisir ce qui séparait – et finalement isolait – les miens des autres. Le Goguet, Odon, Lô et ma mère Belette …  ils étaient dans leur élément, oui, parfaitement rodés à la vie des bois, et je n’avais jamais manqué de rien, sauf … du monde. » A la mère nourricière succède ainsi une femme qui forge son avenir avec audace, épouse Calum, qui préfère les hommes mais l’aime tendrement, et attendra quelques années pour attraper «le désir» lors d’une soirée avec le prince Albretcht.
 

Après Enimie vient Mackie, la princesse, qui vit un amour fou avec Urbain, et sera la mère de Mariette et de Jules-Nicolas. Ils élèvent des chevaux dans leur ranch, mais Urbain s’accorde de nombreuses libertés financières et trois hommes en colère vont débouler un jour pour assumer leur vengeance, alors qu’il est absent, tuer Wang Shu la servante, Ole Sundquist, l’autre employé, et Chun Hua, avant d’arracher un oeil à Mammackie. « Quand papa revint – écrira Mariette – je me ruai contre lui et m’ancrai à ses jambes, alors il chercha à se libérer aussi doucement qu’il le pouvait mais je sentis ses mains trembler. » Défigurée, Mammackie fera face, tandis que l’homme de sa vie sera rattrapé et tué par ses créanciers. La vie est difficile désormais et par une « journée de velours » un nouveau drame se profile. « C’est ainsi que j’ai vu la poussière s’élevant de la route de terre rougeâtre, une poussière qui courait vers nous à vive allure comme un dust devil trapu et décidé. » Mariette a compris ce qui s’annonçait, a saisi son arc et lorsque la voiture folle passe près d’elle, vise et lâche sa première flèche. Il en faudra deux autres pour abattre l’homme. Mammackie, qui a assisté à la scène, dira simplement « On n’en parlera jamais, c’est entendu ? » Dans le coffre de cette voiture folle, qu’ils iront immerger dans un lac, Mammackie et ses enfants découvrent un malheureux chien de 7 ou 8 mois qu’ils adopteront et qui remplacera la louve Cheète qui avait été abattue lors du précédent drame. Désormais, la guerre se profile et Jules-Nickie s’en va rejoindre l’armée, se bat au Monte Cassino, devient sourd et, par la suite, renoue avec des cousins qui vont lui proposer de venir les rejoindre en Belgique pour travailler avec eux, ce qu’il fera, et incitera sa soeur à en faire autant. « L’engouement pour la vieille Europe qu’on venait de sauver et l’amour pour la vraie qualité indémodable vinrent au secours de Jules-Nickie, qui enfin vit progresser cette nouvelle aventure, et surtout … y mit le dévouement que l’on ne met que dans un objectif qui paie en satisfactions d’excellence. » 


Dans ce beau roman, la poésie des paysages est également constante, évoquant ces vies successives avec d’autant plus de véracité que l’auteure a vécu en Amérique plusieurs années, nous donnant à voir des terres âpres, emplies d’un profond silence, où galopent les chevaux et l’imagination du lecteur. Ainsi ces femmes ont-elles forgé leurs caractères aux exigences d’une réalité dont les temps forts sont ruraux pour la plupart et accordés à la respiration constante de la nature et des êtres qui y résident. Plus tard, Mariette, étant venue poursuivre son existence en Belgique, y perpétue sa descendance qui vogue au gré des événements et ne cesse de forger encore et toujours sa puissante originalité. L’ouvrage nous conduit alors à Trieste où  Louisiane, la petite fille de mammy Ayette, aime Vladimiro, un être instable qui la quittera parce que l’existence est ainsi faite, les artistes (il est sculpteur) sont souvent sujets à des passions folles et éphémères. « Tu es comme Mammackie » – constate Mammy Ayette. « Tu as laissé l’amour allumer un âtre en toi, et tu ne seras jamais sans feu. » Et il est vrai qu’aucune des femmes de ce roman ne l’est. Toutes ont affronté avec audace les divers orages de l’existence. A Liège en 1980, la fille de Louisiane et de son amoureux Vladimiro, baptisé Dracula, referme les pages  de la saga : « Maman me dit que j’ai peut-être brisé la malédiction des mauvais couples dans la famille, ou bien qu’il n’y en avait pas vraiment, ou encore que ce n’était finalement pas si mal que ça puisque la chaîne des enfants a continué, et que nous pouvons remonter de mère en mère jusqu’à une source lointaine, quelque part au Québec.» Nul doute, ces existences, riches et diverses, n’auront jamais connu la banalité et l’ennui. Il y a là, pour les décrire et nous les conter, un souffle, une puissance narrative qui porte haut des destins où s’allient, pour le meilleur et le pire, force et passion. Un roman que l’on quitte à regret parce qu’il sait nous envoûter par la richesse de ses descriptions et l’originalité de ses multiples personnages.


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE« 

Je remercie biens sûr ces auteures d’avoir mis leur plume et enthousiasme à l’action pour soutenir la descendance de Belette et Goguet dit Bellefontaine, et finalement, je ne peux pas cacher le plaisir que l’on ressent à comprendre que cette histoire que l’on a créée, ou volée à la réalité, mais mise en mots et images… elle touche, elle plait, elle parle. Quoi de plus beau, finalement?

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Que fais-tu comme études ?

Je me souviens de cette phrase « entrée en matière » qui permettait de se parler entre garçons et filles sans sembler futile, superficielle, cruche ou benêt. En général, la réponse nous intéressait vraiment peu (moi, en tout cas, ça me barbait pour tout dire…), mais permettait au garçon de pérorer d’un air assuré sur ce qu’il étudiait, voulait faire, devenir, et il devenait en tout cas principalement rasoir, car lui non plus n’avait pas de réelle conversation, et à cette époque que mai 68 n’avait fait qu’effleurer dans nos provinces, tout badinage profane était risqué. Sulfureux. Attention à ne pas se faire compromettre, donc éviter les compliments ou les quand tu sors, tu vas où ? Donc le malheureux s’emballait sur ce terrain sans embûches qui le mettait en valeur, démontrait qu’il était un bon garçon bien élevé marchant au pas. La jeune fille était supposée béer d’admiration et tenue de tout mémoriser, car bientôt, maman lui demanderait ce que comptait faire, « dans la vie » ce jeune homme avec qui elle avait dansé au moins deux fois, la maman de la petite machin-chose aussi présente le lui avait dit chez le coiffeur et on le décrivait comme un bon parti.

Il fallait danser et parler avec des valeurs sûres. Quand je dis parler, c’était se taire, écouter, et, quand on nous le demanderait, dire comme si ça ne comptait pas, qu’on faisait Arts Déco par exemple. Ce qui était mon cas. Un passe-temps avant d’avoir attrapé un mari (au lasso, au charme, au chantage… comme il vous plaira). Un diplôme à mettre au tiroir dès le mariage, pas le tiroir des livres de recettes quand même, mais peut-être celui avec le certificat de baptême et de communion. J’ai parfois eu mon interro privée, par un pédant dans les bras duquel je dansais, aaaaaaah que pensez-vous de James Ensoooooor ?

C’était horrible.

À l’alliée blogueuse qui m’a si gentiment offert « La femme gelée » d’Annie Ernaux, je dois d’en être certaine à présent : je n’étais pas la seule jeune fille monstrueuse en circulation, qui trouvait le parcours imposé aussi réjouissant qu’une longue agonie sous le regard satisfait d’une famille agrandie et vigilante.

Je savais que mon « salut » – c à d quitter la case jeune fille oisive et inutile pour me placer sur la case jeune épousée dédiée à la progression spectaculaire de l’époux – ne m’arriverait que par une demande en mariage, et que je ne ferais que changer de case et de cage : j’allais quitter celle régentée par mon clan pour entrer dans celle sur laquelle régnerait un « boutons-lunettes » comme les appelait Lovely Brunette, un jeune homme pâle avec des cheveux plats (et gras, tant qu’on y est…), au visage piqueté d’acné, avec des lunettes à monture Woody Allen. Ou alors le jeune play-boy en vogue, un peu décoiffé (avec art), bronzé à Chamonix ou sur l’île de Ré, le pull en shetland jeté sur les épaules, me regardant avec un abominable « t’en as de la chance, toi, de m’avoir épousé moi, le jeune Trucmuche plein aux as et si beau gosse qui n’avait que l’embarras du choix » déformant le sourire. Je n’avais envie ni de bouton-lunettes ni du jeune Trucmuche, ni de devoir appeler sa mère maman, de faire ses recettes à elle – toujours un peu moins réussies, ça va de soi -, d’avoir une belle-sœur moche ou prétentieuse, voire deux, de recevoir les perles de Mme Trucmuche mère pour mon premier rejeton mâle.

Je n’avais pas envie de parler de mes études, qui n’étaient que mes études, et pas une passion folle. Je n’avais pas de passions folles à cet âge, à part peut-être le tube de l’été et la tarte au sucre. J’avais besoin de m’intéresser à l’esprit d’un garçon, d’en être attirée le cas échéant, de rire éperdument avec lui, de sottises de préférence, et pas de m’ennuyer à l’entendre de me dire sur l’autoroute « et tu te souviens de comment on appelle ce passage ? Non ? Une trouée, je te l’ai déjà dit cent fois, une trouée ! » (dixit le prétendant architecte) ou une clause de droit civil (le comptable).

Oh, pour changer de case, je l’ai fait, j’ai dû faire le tour de l’échiquier et recommencer. Les cages, j’y suis entrée et m’en suis envolée. Ça ne m’a pas amusée, non, mais c’eut été pire de supporter et de laisser ma vie s’évaporer ainsi, me balançant sur un perchoir devant une fenêtre donnant sur un jardin où tous les oiseaux libres m’appelaient, m’expliquant que c’était peut-être plus dur de guetter les lombrics et moucherons au lieu de picorer dans une mangeoire, mais que la tête ne me tournerait plus à force de jouer les demoiselles sur la ba-lan-çoire, ivre d’ennui.

Je n’étais pas contre les hommes, encore moins tout contre (merci Sacha), et l’idée de passer ma vie aux côtés de l’un d’entre eux (qui à l’époque était un tout jeune homme…) ne m’épouvantait pas, si ce l’un d’entre eux m’avait inspirée. Mais c’était le parcours fléché de mon avenir qui ne me plaisait pas. Il fallait rencontrer et intéresser un jeune homme ayant fait les bonnes études et provenant du bon cercle social, et me préparer à franchir toutes les cases dans le bon ordre, sans bien sûr me retrouver en prison, interdite de participer aux trois prochains tours, ou à la case départ. Pour ce faire, que de choses peu attirantes à entreprendre, et les rares visites à des beaux-parents potentiels m’avaient fichu le bourdon. Oui.

Car… et l’amour, où était-il ? Pas dans ces jeunes gens, en tout cas. Où résidait l’amour dans le fait que bien que A m’aurait fait rire plus souvent ce serait peut-être B qui lui, s’intéresserait à moi et me présenterait à sa tribu, et que bien qu’il ne soit pas abominable, le pauvre B, je penserais toujours qu’avec A, ma foi…

Un de perdu, dix de retrouvés, disait-on, et ça semblait être sinistrement vrai. Hommes et femmes étaient interchangeables, tout se valait. Il suffisait d’être un bon parti et une bonne petite bien élevée.

Moi j’en voulais un que personne ne remplacerait. L’unique.

Je ne voulais pas un mari, mais un amour. Qui me ferait rire et m’aimerait comme je l’aimerais. Même s’il n’avait pas fait d’études ! Que c’était donc soporifique, cette conversation qui commençait par et tu fais quoi, comme études ?

 

Run fast and don’t look back…

Il y a le bracelet électronique, assez discret ma foi, et le bracelet psychologique qui l’est encore plus, et est souvent placé à vie.

Je vous parle de cet homme qui un jour vous aime d’amour sans doute presque vrai, ou qui en tout cas y ressemble, parce qu’il aime tant le regard que vous posez sur lui. Il se sent beau, fort, intelligent, intéressant. L’admiration pétille dans votre sourire qui lui renvoie alors le miroitement d’un verre de champagne. Il le savait, va, qu’il était tout ça. Beau, fort, intelligent et intéressant. Fascinant. Et vous, qui êtes unique, vous avez tout de suite remarqué ce zeste de différence qui le rend unique également. Qu’il vous aime donc fort, pour avoir cet émoi tremblant sur le visage quand il apparait ou parle. Pour le guetter dans la foule et il le voit bien, va, qu’à vos yeux il semble entouré d’une aura si lumineuse qu’elle efface la bouille morose et le jargon oiseux des autres.

Puis il y a eu quelques couacs. Un jour il a eu une expression de gargouille alors que vous devisiez en confiance et vous êtes laissée aller à dire une chose trop subtile, ou trop bête, ou trop intellectuelle, ou trop superficielle, bref, une petite chose qui l’a piqué comme un dard et vous ne saurez jamais pourquoi, mais toujours est-il que la gargouille vous a craché quelques mots haineux qui vous ont remise à votre place : n’en sortez plus s’il vous plait, car votre place est en-dessous, dans le rayon plus bête, plus naïve, plus insignifiante.

Votre place est en position d’adoratrice, pas d’actrice.  Même si votre médiocrité dévalue quand même un peu l’éclat de votre amour pour lui, mais bon… il ne peut pas vraiment exiger la perfection et, magnanime, accepte cette réalité.

Cependant, d’autres étincelles ont crépité ici et là. Même si, beau prince, tel un père fier de sa créature, vous aviez droit à l’une ou l’autre tape dans le dos accompagnée d’un compliment. Enfin… C’est à dire que par exemple vous l’étonniez, il ne s’attendait vraiment pas à ce que votre cerveau produise de temps à autre une perle d’humour ou de bon sens, hein, aussi il vous bénissait d’un 9 sur 10.

Vous ne vous en apercevez pas, mais un jour après l’autre il enserre vos pensées de bracelets psychologiques. Vous évitez de l’irriter. Vous évitez l’opposition, les réparties. Vous évitez de croire à tout ce qu’il vous annonce de merveilleux et qui est supposé arriver si vous attendez la récompense assez (très très très ) longtemps : il quittera sa femme ou sa maîtresse, il perdra du poids, il fera un travail commun avec vous (et là, de toute façon, ce ne serait que pour mieux te saucissonner, mon enfant….), il cessera de trop boire ou trop manger, il libèrera du temps et l’offrira à votre amour, qui, il le rappelle fidèlement, est tellement unique. Malgré les failles (qui sont les vôtres, entendons-nous bien) bon, mais jamais il n’a connu ça avec personne, et vous devriez vous sentir couronnée de cette constatation. D’ailleurs, à la moindre bouderie ou fâcherie de votre part, il brandit la bannière « amour exceptionnel » et l’agite furieusement devant votre nez, vous reprochant de ne pas être à la hauteur d’une telle grâce, et de tout gâcher parce que vous manquez de profondeur, êtes superficielle, égocentrique, impatiente, et sans doute aussi – si pas certainement mais il est tellement magnanime, ne l’oublions pas – plutôt déséquilibrée. Genre bipolaire. Si pas pire. En régression, en tout cas…

Un jour, un mois, une année plus tard (c’est d’ailleurs rarement un ou une, car plus le temps passe et mieux le bracelet émet ses bip-bip infernaux…) vous le quittez. Sur la pointe des pieds, avec le bras déjà levé devant le visage et là, stupeur, il resplendit de sagesse, vous dit qu’il comprend, que rien n’est à expliquer, et il vous souhaite une merveilleuse et riche vie sans lui, il vous serre amicalement dans ses bras, avec cet air padre-padrone bienveillant qui non, ne criera pas contre sa victime chérie, cette fois. Il est grand, noble, serein, courageux, vous dit combien vous compterez encore pour lui, qu’il sera, d’ailleurs, toujours là pour vous… Ses dents grincent sans bruit en vous voyant ébranlée, troublée devant cette grandeur dans la souffrance.

Il vous tient, mais vous n’en savez rien. Il vous tient car il vous a si bien bernée dans cette séance de rupture parfaitement civile que vous allez vous poser des questions : et si j’avais tout exagéré ? Imaginé, même… ? Il vous contacte avec tact ici et là, sans insistance, une photo, une phrase du genre souviens-toi, ou je pense à toi avec tendresse, tu es le plus beau souvenir de ma vie mais va, sois heureuse ! Deux ou trois mois de cette marinade et il lui suffira de tendre les bras pour que vous vous y effondriez, repentante, et qu’il vous mette sur le champ un autre bracelet psychologique à chaque cheville. Il accueillera votre repentir avec noblesse, et ne vous fera passer à la caisse (la casse…) pour votre immonde comportement que le lendemain. Et tout recommencera, mais en pire.

Fuyez à toutes jambes et ne vous retournez pas…

Lovely Brunette et l’Hydre de Lerne

Amis et amie de plume, c’était la passion de Lovely Brunette, presque sa vie sociale. Et, tout comme ses recettes, son goût des chapeaux « bien chauds » – et de moins en moins jolis selon leur degré de confort -, elle m’a donné ce goût dès que j’ai su écrire.

À 16 ou 17 ans, par un concours de circonstances trop compliquées pour que je vous en fatigue par le menu, je me suis retrouvée avec plus de 600 demandes de correspondance provenant d’Italie. Il y en avait tant que j’avais perdu le plaisir de les lire, et que beaucoup de ces lettres d’ailleurs n’ont jamais été ouvertes, liées par liasses dans une petite valise. Pauvre de moi, je ne voulais que perfectionner mon italien, appris senza sforzo toute seule avec Assimil. Une petite annonce de ma part, accompagnée d’une chaste photo de mon minois souriant et souligné d’un col Claudine avec un feston de dentelle, et me voilà la bête noire du facteur. Faut-il le dire, la plupart de ces lettres émanaient d’hommes et de garçons proclamant mes charmes avec les expressions les plus fleuries. Dépassée par cette avalanche, mais amusée et curieuse, j’ai surtout ouvert les enveloppes dans lesquelles on sentait la présence d’une photo, et le tri était vite fait. Plein de vieux en maillot de bain, tarzans des plages au sourire de Sheetah, le ventre rentré comme celui d’un lévrier. J’avais 17 ans, et les vieux d’alors étaient plus jeunes que je ne le suis aujourd’hui, mais ainsi en est-il des notions de l’âge et de la grisante sensation d’éternité de la jeunesse !

Finalement, Lovely Brunette a récupéré l’un ou l’autre de ces vieux. Pour voir…

Nous écrivions la lettre ensemble (en riant beaucoup parfois), puisqu’elle ne connaissait pas l’italien, et je lui lisais les réponses. La plupart de ces correspondants croyaient surtout entendre la corne des brumes des femmes du nord, solitaires et mal aimées par des hommes à la pâleur de navet et l’énergie anémique, et offraient sans détours leurs services d’étalons qu’ils assuraient être épuisants et vraiment inoubliables. D’autres étaient plus discrets, et parmi eux, il y avait Lerno.

Il venait du centre de l’Italie, et une ou deux lettres – des plus chastes ! – à peine avaient été échangées entre Lovely Brunette et lui, qu’il s’était enhardi à demander si elle ne viendrait pas en Italie pour ses vacances. On pensait le voir venir (avec ses gros sabots…), et c’est avec beaucoup de soulagement et de rires étouffés qu’on lui a annoncé que non, nous allions en Yougoslavie, bien loin de chez lui. En décidant d’abandonner cette correspondance qui déviait déjà.

Qu’à cela ne tienne, annonça alors l’impétueux séducteur, je vais venir jusque là !

Horreur ! Et on lui avait dit le nom de l’hôtel, incapables d’imaginer qu’il ferait près de 1.000 kms pour satisfaire son programme de Sea, Sex and Sun… Chaque jour on espérait que l’hydre de Lerne, comme on l’avait surnommé, se découragerait, se perdrait sur la route, tomberait dans un ravin. Et les jours passaient, en effet. Nous étions sous le charme du farniente, du soleil, des petits fjords charmants couronnés de pins. Nous riions devant les premiers efforts de la Yougoslavie pour accueillir avec faste ses touristes : « Cadeaux acceptables » disait une flèche pointant vers les boutiques à souvenirs. « Friseur pour dames » disait une autre. Les suivait-on en souriant, ces flèches cocasses ! Nous achetions des loukoums aux noix avec une gourmandise quotidienne.

Et ce bon Lerno qui ne se montrait pas… Que le soleil était bon, que les cigales chantaient fort, que nous étions bien … Même la moussaka quotidienne nous semblait de plus en plus savoureuse. Jusqu’au jour où, alors que nous rentrions de la plage, Vesna, la réceptionniste – qui se comportait très amicalement avec moi car elle m’empruntait tous mes vêtements avec le projet de m’en rendre le moins possible – nous annonce qu’un monsieur nous avait demandées, et avait loué un pavillon aussi. (L’hôtel était formé d’un bâtiment central comprenant le restaurant, la piscine et le bar, et puis les chambres s’égayaient dans la pinède sous forme de petits pavillons). Lerno, avons-nous dit en chœur.

Et c’est alors que nous finissions notre repas que nous avons remarqué la présence d’un petit homme extrêmement velu qui nous fixait, immobile, depuis la porte. Lerno. Faisons semblant de rien. Mais il s’approche et nous appelle par nos noms. Après tout, il a couvert assez de kilomètres et est si près du but, pense-t-il… Nous jouons les idiotes, moi pas comprendre italiano, mais il se tape sur la poitrine et insiste : Lerno, Lerno ! Bon, on a bien dû sourire, et jouer la surprise ravie. Mal, aussi mal qu’on pouvait se le permettre. Le malheureux, sans doute épuisé d’avoir conduit comme un bolide pour séduire sa correspondante, nous suggère alors un tas de choses : aller sur la plage, aller en ville, sortir le soir pour aller danser… Et nous, non non, on a des amis, on est prises, on a déjà des plans, désolées, mais non vraiment … Demain aussi, et tous les jours en fait… C’est bien dommage mais …  Finalement, nous condescendons à aller en ville pour prendre quelque chose ensemble. Il porte une sorte de singlet jaune atroce à grandes mailles dont sa pilosité s’échappe avec exubérance. Je ne serais pas surprise que nous ayons eu, Lovely Brunette et moi, une moue involontairement écoeurée. Et il nous amène à sa voiture… une fiat 500, la fameuse topolino ! Lovely Brunette, avec ses grandes jambes, est autrement plus encombrante que Minnie Mouse (Topolina) et a du mal à s’asseoir à l’avant, et moi j’hérite de la minuscule banquette arrière, recouverte d’un plaid douteux sur lequel un jeu de cartes à jouer est renversé. Le dos des cartes est une série de pin ups. Le tout sent plutôt mauvais.

En ville, le supplice de notre étrange petit trio s’éternise. Il est décontenancé. Nous sommes mal à l’aise. La situation est grotesque et tous, nous attendons qu’elle se termine d’une façon ou d’une autre. Heureusement, il doit calculer que l’été n’en est qu’à son début et que s’il repart demain matin aux aurores, il pourra peut-être faire une touche avec une Anglaise ou Allemande sur sa plage locale le surlendemain. Il nous reconduit donc à l’hôtel mais non sans faire une ultime tentative : il voudrait voir notre pavillon. Oh non, on ne peut pas y aller en voiture, c’est par ce petit chemin-ci, lui disons-nous, nous éloignant sans hésitation vers le petit chemin en question. Au revoir, bon retour !!! On s’écrira ! (Tu parles, avons-nous tous pensé dans un bel ensemble…).

Nous fonçons dans le petit chemin, pour être certaines qu’il n’aura pas le temps de se garer et de nous suivre, mais nous ne savons pas où il mène. Nous rions, appelons sa voiture « crotte de pou », et regrettons qu’il nous ait tous mis dans une telle position. Et puis… tiens, ça sent bien mauvais… tiens tiens … Et oui, nous arrivons à la décharge clandestine de l’hôtel ! Voilà où menait le petit chemin. Et nous avons pataugé dans les détritus, nous bouchant le nez et riant comme des folles, bien décidées à ne pas faire marche arrière !

La scène finale du baiser, qui était le début de tout…

J’ai encore connu les magnifiques films en noir et blanc avec ces scenari soigneusement élaborés ou tirés d’un roman célèbre, et ces personnages aussi irréels que le sexe des anges. Les femmes aux cils soyeux portaient des robes aux reflets glaciaux qui épousaient des courbes auréolées d’une passion volcanique. Que seul l’homme idéal – dont on imaginait les joues douces et parfumées d’un arome viril et enivrant – aurait la joie de mettre en musique.

Le baiser était souvent la scène finale, ou centrale. On avait l’art de mettre dans cette simple image tout ce qu’on n’arrive plus à mettre dans le déballage cru qu’on nous offre maintenant. Il y avait la promesse. De tout ce qui suivrait et que le spectateur ne verrait pas. Des secrets intimes qui soudaient un couple dans sa chair.

J’ai également connu (et non, je ne suis pas née dans l’Ottocento, je le jure…) les chuchotements de pensionnat où certaines filles certifiaient qu’elles, elles n’embrasseraient que leur fiancé, et après les fiançailles ! Je ne sais pas si elles ont tenu cette rigoureuse décision, et en tout cas je me faisais toute petite : j’avais déjà embrassé un garçon… Et pour être sincère, je n’étais pas emballée du tout et n’avais pas une folle envie de recommencer… mais j’aurais eu l’air d’une vieille gourgandine si je l’avais dit, et courageusement j’ai gardé le silence.

La nuit de noce était le saut dans le vide, les yeux bandés. On croyait savoir, on ne savait rien, et celles qui, finalement, avaient franchi le pas dans une prairie ou sur une meule de foin ne se confiaient qu’aux « vraies amies », les épatant à bon marché avec un peu de vantardise car au fond… elles n’avaient pas, comme elles le disaient, « couché avec un garçon » mais s’étaient couchées avec un garçon qui n’y connaissait rien de plus qu’elles probablement. Je me souviens de ces livres sur le mariage qui circulaient, volés dans la bibliothèque des parents, où de savoureux conseils étaient donnés pour assurer un mariage absolument sans nuages sous le ciel de lit. « Il faut faire ça ? » demandait une avec horreur. « Oui ! tu DOIS le faire si c’est ton mari ». Ah, vrai qu’il s’agissait d’un devoir conjugal… On riait et c’était un rire pas vraiment joyeux. Ca nous semblait absurde. Que savions-nous de la sensualité ?

On préférait de loin la poésie du baiser, ce baiser sur lequel la caméra s’arrêtait pour discrètement viser la fenêtre dans un travelling plein de tact.

« Moi, » m’a dit un jour une amie, « je croyais que c’était si bon qu’on s’évanouissait » … C’est dire si ce baiser contenait de mystères pour les jeunes filles d’alors.

Et c’est vrai pourtant qu’un baiser, celui donné par ce lui qui ne se rencontre qu’au bon vouloir du destin, peut tout contenir, y-compris une vie entière d’amour.

Une heure… vraiment exquise

Mes grands-parents le jour de leur mariage

Il était une fois l’amour. Aujourd’hui, trop souvent le sexe vient en avant-garde, depuis qu’on lui a dit qu’il n’était pas si important que ça, pas si coupable ni honteux que ci, bref, qu’il était quelque chose de simple comme chou, comme une gourmandise, une petite fantaisie bien amusante qui n’a pas besoin de grands projets ni de grand amour. Et comme il se manifeste en premier, l’attirance vers un être à aimer ne passe plus par le sas de l’appréciation pour un comportement, un ensemble de goûts et opinions, un chapelet de choses et gens en commun, non. Encore qu’un petit détour vers les chants de la chair ne soit pas à proscrire, bien évidemment, et encore moins à négliger.

Mais on finit par penser que l’on se doit d’aimer qui on désire. Autrefois on laissait grandir le désir dans la douceur et le confort de l’amour. On appelait l’âme, on lui parlait, et plus l’écho était profond et plus le désir contenu s’intensifiait, se nourrissant de promesses pour l’avenir. Ah! Toujours dormir et s’éveiller auprès de ce corps aimé, lui offir le dernier baiser du soir et le premier du matin… quoi de plus secret et intime, et tendre, et délicieusement nous deux?

Mes grands-parents ont été fiancés pendant plus de quatre ans, je crois. Il y a eu la première guerre mondiale, et aussi un délai imposé par les parents de ma grand-mère. Leur amour fut nourri d’angoisse (guerre oblige… lui sur le front, même si bien beau dans son uniforme guerrier, et elle volontaire à la Croix Rouge en Hollande, où la famille s’était réfugiée) et de rêves aussi sensuels que sentimentaux. L’impatience en plus. L’imagination en bonus.

A la veille de leur mariage, mon grand-père écrit dans son journal qu’ils se sont étreints dans le vestibule alors qu’elle le raccompagnait à la porte, et qu’il l’a sentie trembler dans ses bras. Il confie au papier toute sa joie à l’idée que le lendemain, ils seront enfin l’un à l’autre. Demain, tu seras mienne, soupire-t-il à la page quadrillée de ce discret confident. On sent toute la plénitude de son bonheur dans cette simple phrase.

Quatre années de promenades, de querelles sans doute (il y en a en tout cas eu une à cause d’un duel qui fit qu’il a cherché à s’engager à la légion étrangère … où heureusement on ne l’a pas pris !), de soirées en famille, jeux de croquet, pique-niques, cueillette au potager, lettres enflammées et … un désir en attente qui bondissait à chaque frôlement de main, à un baiser sur la joue un peu trop centré sur l’impatience des lèvres.

On faisait alors de sa femme LA femme. On faisait de son  mariage – quand on avait le grand bonheur de le choisir, ou d’y trouver l’amour au fil des ans – une vraie célébration de l’union. Une tendre idéalisation loyale et fidèle.

L’inconscient des amoureux absorbait le décor entier de leurs émois. Jamais ils n’oublieraient la splendeur de certains instants : comment le reflet de l’eau au soleil faisait voler des papillons de lumière sur une joue ronde, la complicité furtive qui leur a fait serrer les lèvres sur un sourire après s’être frôlés, le regard alarmé d’une vieille tante Emma devant un geste esquissé et vite réprimé. Cette longue attente, cette longue aimance, ces promesses d’un « à jamais » enchanteur les conduisait sensuellement vers cette nuit tant attendue où, enfin, ils ne feraient qu’un.

Je sais que leur chair fut heureuse autant que leurs coeurs, c’était le gai secret que toute la famille se partageait en recommandant de ne pas en parler. Oh, Albert et Suzanne étaient fous-amoureux, hi hi hi … (on traduisait le hi hi hi sans aucune peine).

Tout au long de leur mariage, le respect viendrait à la rescousse lors des moments difficiles. Les souvenirs lisseraient les rides. Ils arriveraient toujours à se voir tel qu’ils étaient lors de ces moments de lumière qui avaient jalonné leurs fiançailles. Ces heures exquises.

L’heure exquise – Paul Verlaine (musique de Reynaldo Hahn)

La lune blanche

Luit dans les bois ;

De chaque branche

Part une voix

Sous la ramée…

O bien aimée.

L’étang reflète,

Profond miroir,

La silhouette

Du saule noir

Où le vent pleure…

Rêvons, c’est l’heure.

Un vaste et tendre

Apaisement

Semble descendre

Du firmament

Que l’astre irise…

C’est l’heure exquise.

 

L’heure exquise qui nous grise lentement… Beau printemps !!

Les autres mots d’amour

Une année, mon père – Papounet – avait fait faire des timbres avec nos photos personnelles pour ceux de ses enfants et petits-enfants qui vivaient loin de lui et à qui il écrivait régulièrement. C’est anodin et pourtant… que de mots affectueux s’y trouvaient, dissimulés sur ces jolis rectangles dentelés ! Il avait choisi les photos qui lui plaisaient et qui, pensait-il, seraient un jour un heureux souvenir. Et puis il s’était réjoui à l’avance de l’élément de surprise. Car ils nous sont arrivés, ces timbres, sur des lettres ou des colis (ah les tablettes de chocolat Côte d’Or que nous aimions tous, les blagues du Chat ou de Kroll, les Soir-Illustré…), comptant sur un peu de curiosité de notre part, tiens quel drôle de timbre, mais… c’est moi ? C’est nous ? Ça alors ! Papounet!!!

Lors du coup de fil hebdomadaire (et il avait bien du mal à switcher d’un fuseau horaire à l’autre, entre mon frère qui vivait en Australie, moi aux USA et ma soeur dont encore aujourd’hui on ne sait d’où elle appelle…) on lui a alors dit un joyeux merci et le fait de nous avoir fait plaisir a mis du soleil dans sa voix et sa journée, heureux d’avoir eu une bonne idée.

A l’âge de la pension, celui où on « met de l’ordre dans ses affaires », classe les souvenirs, assiste à tous les cours et conférences imaginables pour continuer de découvrir l’immensité du savoir humain, va à la gymnastique, aux expositions, s’occupe des comptes et petits soucis divers des « enfants » qui vivent à l’étranger etc…, il avait trouvé le temps de nous faire un gentil clin d’œil. Et non, ça ne va pas de soi. Ce n’est pas bien normal. C’est de l’amour, et l’amour est un bonus aux attentions normales que les parents doivent avoir pour leurs enfants. C’était la même joie rieuse qu’on éprouve en emballant les cadeaux de Noël, ceux que l’on sait avoir magnifiquement choisis, et dont on attend la découverte par leurs destinataires. Ils seront tellement contents ! Et ça nous éclabousse aussi, ah que nous sommes contents!

Je t’aime, Papounet joli, merci !

Lorsque petite fille je me suis cassé le poignet, ma Lovely Brunette de mère a réagi en femme angoissée qu’elle était trop facilement. Effrayée à la vue de mon poignet déformé et violacé, elle s’est fâchée parce que j’avais été imprudente, a crié, s’est plainte de ce que ma sottise allait lui coûter en argent qu’elle n’avait pas. Pas un mot pour mon poignet gonflé, m’abrutissant de mal. Il faut dire qu’il y avait un os cassé et trois pliés… J’avais d’ailleurs traîné aussi longtemps que je le pouvais avant de rentrer (continuant de jouer avec d’autres enfants dans un lotissement de villas en chantier, ce qui m’avait donné l’occasion unique de tomber de la hauteur d’un étage au fond des fondations, tout en affirmant que non, j’avais pas mal du tout…), sachant ce qui m’attendait.

Elle, elle avait mal à sa vie en permanence et s’abandonnait à son émotion majeure : la panique. Une fois épuisée par sa litanie et sa colère (d’autant que, très théâtralement, j’avais ouvert une fenêtre du second étage donnant sur le jardin et annoncé que j’allais m’y jeter, comme ça elle n’aurait plus que mes funérailles à payer), elle a appelé mon oncle Jean, chirurgien, qui lui a promis de rendre sa forme à mon bras sans aucun frais, ce qui a eu le mérite de la calmer. Il ne restait alors que son souci pour moi, qu’elle n’exprima pas.

A mon réveil à l’hôpital elle était au chevet du lit, tendue et sans doute pleine de remords pour sa réaction démesurée. Et encore aujourd’hui je me souviens du soulagement que j’ai éprouvé à la voir quand j’ai émergé du sommeil ouateux où on m’avait plongée. Elle était là, inhabituellement patiente et empressée. Car je m’étais endormie encore agitée d’une hostile confusion après notre dispute. Jamais elle ne s’est excusée ou expliquée, et d’ailleurs je n’aurais pas compris. Que savent les enfants de la douloureuse difficulté d’être adultes et parents à la fois ? Cependant, le jour où on m’a enlevé le plâtre elle m’a apporté, avec une joie timide qui voulait dire pardon ma petite Puce, un bracelet d’argent décoré d’un bas-relief égyptien, et l’a mis à mon poignet blafard mais remis à neuf. C’était un mot d’amour, un baiser qu’elle n’osait donner.

Je t’aime, Mammy chérie, merci !

Des gestes comme ceux-là jalonnent nos vies, il faut les chérir comme des marques inoubliables qui dessinent sur l’oeuf poli de notre vie des arabesques gaies qui font défiler l’amour reçu et donné.

On a pourtant le temps qu’il faut…

J’ai parfois la nostalgie de ces chansons – toujours si belles – qui mettaient la vadrouille de l’époux en mots et musique. Il était parti. Il allait revenir, mais quand ? L’épouse continuait sa vie, gardait la maison et son cœur au chaud. Parfois elle se languissait tant que sa plainte faisait peine : Dis, reviens-moi avant que l’hiver ne ressemble à d’autres hivers où j’ai froid (Marie Laforêt, Lettre de France). Ou elle laissait entrevoir l’ombre d’une menace : elle aussi avait envie des merveilles du monde et n’avait pas l’âme d’une femme de marin. Mais bien vite elle adoucissait le ton et reprenait un lancinant Dis quand reviendras-tu ? Dis, au moins le sais-tu ? avec ce frôlement d’ailes qu’était la voix de la divine Barbara. L’homme aussi, ce vagabond aimé, commençait à se lasser de cette liberté et à entrevoir dans son futur proche la tiédeur de son logis dont la femme gardait l’âme éveillée pour son retour. Fais du feu dans la cheminée, je reviens chez nous. S’il fait du soleil à Paris il en fait partout. (Jean Pierre Ferland).

On s’attendait, « dans ce temps-là ». L’absence était une autre présence. On avait de la patience, on freinait le temps, on le passait dans la confiance et la loyauté. La loyauté ne s’appelait pas soumission, mais amour.

Richard Berg Nordic Summer Evening (1889)

Il semble qu’alors l’attente n’était pas comme aujourd’hui une perte de temps, l’anéantissement des meilleures années de la vie d’une femme, années dont il faut absolument profiter sans retenue. Attendre un homme est devenu un risque qu’on ne peut prendre. La pendule biologique, le droit à ci et ça. Comme si la vie était à la carte, qu’on pouvait forcer le destin, que le bonheur n’était pas concevable sans une longue liste de choses à satisfaire. Je me marierai avec un grand brun aux yeux verts, et j’aurai cinq enfants, ai-je entendu dire. Ou Je ne saurai me marier qu’avec un homme qui a un beau torse. (C’est une Américaine, celle-là !)

Tiens, pourquoi ne pas choisir son mari en ligne ? 1,85 mètre clic, nez droit clic, très bon amant clic, mais très fidèle clic, ne verra que moi clic, aime les enfants clic, s’en occupera quand je serai à la gymclic

Le désir est devenu le baromètre, et il bascule vite sur « pluie » pour s’y arrêter. En bons élèves d’un cours qui ne sert à rien, on s’épuise à savoir comment rester sexy et désirable, et sauvegarder le mystère dans la vie conjugale. On devient le couple dans la vitrine, qui a le contrôle de ses rides, ses biceps, le rebondi des lèvres. Qui ne fait que des vacances étonnantes. Et dont on suppose que les nuits sont remplies d’étincelles.

Vieillir est vu comme un honteux abandon de l’amour-propre et du sex appeal.

C’est un jogging vers la solitude, cette idée-là du mariage !

L’amour conjugal pourtant, c’est le visage triste de mon grand-père penché sur le chemin du jardin, là où son épouse chérie avait laissé l’empreinte de son talon dans le ciment frais jointoyant les dalles d’ardoise, un peu avant sa mort ; c’est mon vieil oncle Roland, tout chiffonné par les ans mais ayant encore cette gaillarde allure de dandy, dont les yeux et la voix se brouillaient à chaque fois qu’il parlait de sa défunte Ninette ; ce sont ces vieilles dames, coquettes avec le respect pour leur âge argenté et la classe qu’elles savent s’y trouver et qui disent J’ai été heureuse avec mon mari ; cette douce octogénaire chère à mon cœur qui m’écrit qu’il est bien vrai qu’un seul être vous manque et tout est dépeuplé, parce que son mari lui manque tant.

Vieillir est une procession de souvenirs merveilleux, une explosion de ce qu’on a de plus vrai en soi. Et si les corps se fanent, ralentissent, s’effacent un peu, les cœurs se sont déployés autour de l’amour, l’amour quotidien qui s’est écoulé lentement dans le sablier de la vie. Et dans ces cœurs-là, les grosses, les chauves, les fripées et les de-plus-en-plus-distraits ont leur place, parce que même en vadrouille, ils ne l’ont jamais quitté.

Hopper me le disait encore l’autre jour…

Edward Hopper

C’est à plus de trente ans que pour la première fois de ma vie je me suis retrouvée vraiment « seule ». J’avais quitté la maison familiale pour me marier. Même si sans le vouloir ni le savoir je m’étais retrouvée à la barre de l’intendance – les urgences plomberies, coups de fil à donner, factures à traiter, rendez-vous à prendre, lettres auxquelles répondre etc… – je ne me rendais pas compte de mon aptitude à gérer ma vie parce que je pouvais toujours m’illusionner du fait que nous étions deux pour faire face à ces péripéties ou éventuelles mésaventures à venir. Et que je m’en chargeais parce que lui…il faisait autre chose.

Quoi, je me le demande encore, sans amertume. Autres temps autres mariages.

Lui, il travaillait. Et devait se détendre à la maison. Moi je travaillais aussi mais voyons… je gagnais moins, j’étais une femme. Ca devait donc être moins fatigant. Moins important. Et les week-ends je me détendais merveilleusement en lavant-repassant-frottant et époussetant. Une joie sans pareille. Les délires ménagers qui faisaient pousser d’allègres trilles à Blanche-Neige et Cendrillon étaient enfin les miens. Et il était important que je me dépêche car il fallait aussi … s’amuser ! Enfin, s’amuser à deux car les vertiges du nettoyage m’avaient déjà grisée. J’allais donc, ô grande chanceuse, avoir un bonus : faire une promenade, aller chez des amis, voir un film… Etre une épouse dame de compagnie pour que monsieur ne se sente pas seul et délaissé après son repos bien mérité.

Je n’ai ni amertume ni jugement, c’était juste ainsi. Education incertaine entre une génération qui avait encore fonctionné avec les principes du marito padrone-padre padrone, et de celle de la pilule et cette étrange « liberté sexuelle » à laquelle bien peu comprenaient quelque chose et qui surtout ne nous avait pas apporté tant de libertés car c’était nouveau et livré sans mode d’emploi.

Trente ans donc et me voilà seule. Non sans mal. Je croyais que le mot échec cliquetait sur mon front en lettres de néon. Seule juste en dessous. Je suis allée chercher conseil à la maison des femmes. Elles offraient une aide juridique (qui m’a magnifiquement servi, je dois le souligner!) et parfois psychologique. Avec une abondante portion de féminisme au vitriol. Sans travail ni logis ni plus personne – à moins de vouloir « retourner chez ma mère » comme au bon vieux temps – je suis allée là comme on s’accroche à une bouée dans un océan trop flou pour qu’on voie au-delà des embruns. A la virago assise en face de moi qui me demandait de quel type d’aide j’avais besoin je me suis effondrée comme une baudruche qui se dégonfle bruyamment. En larmes j’ai résumé tous les épisodes précédents : je n’ai pas de travail, pas de maison et pas de mariiiiiiiiiii ! J’avais eu beau ne pas vraiment vouloir de mari, mon éducation ne me laissait pas imaginer une vie sans. Avoir un mari était pour une femme ce qu’avoir un bon métier était pour un homme. Une femme ne servait à rien sans mari, c’était une chose inutile qui allait occuper un précieux espace vie qu’elle ne méritait pas. J’étais orpheline de mon avenir. De mon rôle dans la société : la femme d’untel, la mère des petits machin-chose.

La virago m’a toisée sans bienveillance et a diagnostiqué « pas de mari, c’est le moins grave ! ». J’imagine qu’elle n’en avait pas non plus, au moins elle rendait un homme heureux car un couperet de guillottine ne devait pas être plus tranchant que son résumé glacial.

Dans les rues je ne voyais que les gens « pas seuls ». S’ils l’étaient, leur bonne mine affairée me criait que l’autre les attendait dans leur chez eux. Même ceux qui se disputaient me semblaient heureux parce qu’à deux. Tous les samedis je m’étais imposée d’aller au cinéma et jamais je n’ai vu autant de films d’amour idiots. A croire que je n’arrivais pas à toucher le fond de la commisération. Je pleurais beaucoup.

J’avais raison. Parce qu’en m’allongeant ainsi dans un lit de désespoir j’ai fini par sentir l’envie de me lever, comme Lazare qui devait être bien pressé lui aussi. Et de marcher. Je me souviens m’être achetée un saladier anglais décoré de gibier à plumes pour quand j’habiterais chez moi. Je le trouvais merveilleux, le symbole de mon nouveau moi. C’est avec impatience que j’attendais d’y servir ma première salade, mon premier couscous. A je ne savais qui.

J’allais au restaurant seule et commençais à adorer ça. J’émiettais mon petit pain lentement en regardant par la fenêtre et je me sentais tellement vivante. Libre. Avec des options. Des surprises dans le futur. J’ai eu à la fois un travail et un appartement grâce à l’aide d’une amie. L’appartement était vide ou presque. Mais j’avais peint les murs en blanc et les fenêtres en jaune, et c’était plein de fougères. De lumière. Je me faisais des amies, des amis… J’allais à la mer. Avec moi toute seule, ou avec mon amie Francine, la petite Francine… On en revenait avec les abdos brûlants tant on avait ri.

Je suis devenue moi. Pas la fille de, la femme de, la sœur de, la mère de. Juste moi. Cette solitude était en réalité une plénitude lentement gagnée. Une identité découverte.

La solitude seule était bien plus riche que la solitude-lassitude à deux que l’on sait immuable et létale.

Oui, durant les fêtes la solitude pesait plus lourd, c’est vrai. Mais moins lourd que celles passées dans la solitude à deux, dans une joie de vivre courageusement imitée pour ne pas gâcher l’humeur de l’autre.

Et je sais maintenant pourquoi j’aime tant les tableaux d’Edward Hopper, qui parlent de plénitude. Tout au moins, c’est ce que j’y écoute…

 

Pas d’assurance tout-risque pour les amours organisées

Denis Billamboz m’a fait, il y a quelques années déjà, le plaisir de lire « De l’autre côté de la rivière, Sibylla », et d’en faire une note de lecture. Qui m’a interpellée, parce que Denis a toujours le point de vue masculin de mon récit « féminin », et que c’est très éclairant!

« Edmée est très à l’aise dans la dissection des relations dans les couples qui sont presque toujours mal équilibrés. Elle ne semble pas beaucoup croire à la pérennité des couples qui explosent presque toujours, par manque d’amour, dans ses livres. Ainsi le couple n’est même plus un refuge contre les cruautés de la vie. Les femmes se retrouvent souvent seules face à un destin qui est souvent contraire et parfois même cruel. On dirait qu’Edmée est un peu désabusée et qu’elle regarde la vie avec un regard à la fois amer et acide comme si elle souffrait encore de blessures mal cicatrisées. Cependant, elle ne sombre jamais dans un pessimisme outrancier car elle réserve toujours une porte de sortie agréable à ceux qui savent aimer par amour ou amitié. Le bonheur et la joie sont possible dans l’œuvre d’Edmée mais seulement à ceux qui ont payé un lourd tribut de douleur et de sacrifices. »

On remarquera la similitude avec ce que Luc Beyer de Ryke a conclu dans sa préface pour mon troisième ouvrage « Lovebirds » : « C’est pourquoi je proposerai en exergue de ce recueil de nouvelles d’Edmée De Xhavée le mot de Péguy lorsqu’il adjurait de « ne jamais tuer la petite fille Espérance ». Chez Edmée De Xhavée, la « petite fille » est à la peine. Elle est atteinte jusqu’au fond du coeur et de l’âme. Elle se meurt… Mais elle survit. »

Je me suis donc penchée sur l’analyse de Denis. Et ai bien dû admettre – pas pour la première fois d’ailleurs – que l’habituel Happy Ending des films et contes Ils se marièrent, furent très heureux et eurent beaucoup d’enfants, me semble depuis longtemps un Ending et basta.

Ce n’est pas l’amour dont je doute, ni vraiment le mariage. C’est le mariage « gentiment imposé » par les coutumes et la société. Je ne dirais pas forcé mais c’en est la version soft. Et je me contente de regarder – à la loupe – celui qui se pratique sous nos cieux et cultures.

Le divorce de mes parents à une époque où c’était encore considéré comme une extravagance m’a certainement marquée, mais au moins ce fut une séparation officielle tandis qu’autour de moi j’entendais – ah, les enfants qui savent feindre de ne rien comprendre aux conversations des grands mais en retiennent assez – qu’on avait vu oncle Untel en vacances avec une maîtresse (et on savait qu’on avait un peu forcé la main de l’oncle en question pour qu’il épouse ma tante et qu’il avait dit, le brave malheureux : je l’épouse, c’est entendu, mais je ne l’aime pas) ; que Mr et Mme Machin se trompaient l’un l’autre et fréquentaient socialement les amants et maîtresses du conjoint ; que X couchait avec les maris de toutes ses amies – et perdait ses amies ; que les deux derniers enfants du ménage L…  n’étaient pas ceux de monsieur L… ; que monsieur J… fermait un œil bien fatigué de vieillard sur les frasques de sa jeune et vigoureuse épouse.  Bref, s’il y avait des ménages sans histoires, il y avait les autres, qui étaient quand même très nombreux. Et on parlait plus de ceux-là, soyons logiques : c’était bien plus amusant !

Et dans les ménages sans histoires, d’après mes observations d’enfant attentive et sans pitié ils étaient tels souvent par la vertu de la soumission totale d’un des deux à la domination de l’autre. Soit on avait une épouse qui n’avait rien à dire ni à dépenser et était délirante de joie à l’idée d’un thé à la maison avec ses amies, diversion paradisiaque, ou c’était l’époux qui marchait à la baguette et était mort depuis des années mais ne le savait pas encore, comme on le disait d’un de mes grands-oncles…

J’ai pourtant rencontré un couple qui, de toute évidence, vivait d’amour. Qui vivait l’amour. Ils n’étaient pas mariés – je crois qu’elle était sa maîtresse depuis toute une vie, plus jeune que lui mais bien vieille déjà quand je les ai vus. Il avait 93 ou 94 ans à l’époque et elle était une jeunette de 70 « et des »… Mais l’amour était bien là, palpable, tactile et bienveillant. Et lui, protégé par l’admiration constante d’une femme qui l’aimait depuis sans doute 40 ans, il était disert et vaillant, absolument passionnant à écouter et regarder. Son épouse légitime avait fini par mourir mais pour des raisons, je crois, de succession envers ses enfants il n’avait pas épousé sa fidèle amoureuse avant de nombreuses autres années.

J’ai été aussi marquée par cette réussite amoureuse que par tous les échecs sentimentaux qui entouraient mon existence : il y avait donc, dans le désert affectif des amours organisées – comme les vacances – des gens qui faisaient voyage et changeaient de route en aventuriers, puis trouvaient le bonheur. Le cultivaient et le gardaient. S’en enveloppaient pour toute la vie.

Je ne suis pas contre le mariage. Mais je déplore que l’on persuade des gens faits pour vivre seuls qu’ils seraient mieux à deux ; que l’on pousse des gens à se marier parce qu’il est temps d’avoir des enfants, que l’amoureux ou l’amoureuse du moment est parfait(e) et qu’il faut se décider ; que l’on néglige de parler du besoin de marier les cœurs mais aussi les corps et de préciser que si l’un est absent ou moribond, le mariage n’en sera pas un longtemps. Je déplore que l’on dise aux gens qu’il faut « se contenter » comme si la perspective d’une vie à deux avec quelqu’un qui ne vous parle pas ou ne vous désire pas ou ne s’intéresse pas vraiment à vous est finalement le lot de tous ou presque. Que l’on pousse les gens à se réciter comme un mantra maudit qu’on ne sait pas ce qui se passe chez les autres, baume infâme parce qu’on suppose alors que chez les autres c’est encore, si possible, un peu plus médiocre.  On nivelle par le bas en disant n’espérez pas trop.

Je ne porte pas de jugement non plus sur les gens infidèles. Que ce soit « en cachette » ou suite à un accord tacite avec le conjoint. Ça ne me regarde pas. J’en ai trop connus, qui étaient même des personnes épatantes. C’est souvent un moyen efficace de protéger les apparences d’un mariage sans afficher ses désillusions. Ce qui me désole c’est quand,  justement,  on est arrivé au point où seules les apparences sont sauves et que le mariage lui-même est une grande vasque d’indifférence plus ou moins patiente, ou de comptes réglés sournoisement dans le secret des regards et remarques. Un quotidien truffé de haussements d’épaules, yeux levés au ciel et réflexions au cyanure.

Alors que l’amour, c’est la force bénéfique du monde.

Et que le mariage devrait être un lieu où chacun peut grandir et s’épanouir avec l’aide de l’autre, et semer la confiance dans une progéniture saine. Sans les restrictions de l’autre. Un lieu où se trouver bien, en confiance absolue. Un lieu où on se sent inconditionnellement aimé et soutenu, libre de vivre. Un refuge contre les cruautés de la vie, comme le dit Denis Billamboz!

Alors me direz-vous… je vois du divorce et séparation à tous les coins. Oui souvent. Quand c’est nécessaire. Ou tout au moins ce qu’on appelle, depuis que le mariage existe, « des arrangements, des concessions », pour ne pas s’emprisonner mutuellement dans le mal-être et le mal-vivre. Pourtant je trouve qu’un serment – même si prononcé alors qu’on n’y comprend rien – qui engage à prendre soin et rester proche jusqu’à la mort (ce qui pour moi est la vraie fidélité) doit se respecter. Et qu’un couple qui se sépare n’échoue pas forcément. Au contraire il a pris conscience de faits qui pourraient le conduire au mépris mutuel, ou à une vie un plus un égale deux fois un, sans vrai partage. Un couple qui se sépare conserve ses devoirs de loyauté – surtout s’il  a des enfants – et d’amitié, de collaboration harmonieuse sur ce qu’il a construit pendant les années positives. La famille un jour formée le restera à jamais.

Mais il faut arriver à faire le point. Vivre une lente extinction des feux ensemble est un suicide collectif, et alors qu’on se sert souvent du prétexte enfants pour expliquer qu’on est restés ensemble pour eux, ça fait parfois des dégâts pires qu’une séparation courageuse, le fait de grandir et de se construire entre deux êtres dont la vie agonise faute d’air. Tout comme avancer de vengeances en vengeances invisibles aux yeux des autres mais qui grignotent l’âme, ce qui n’est  certainement pas un « plus » pour les enfants. Je me souviens certes du désespoir de ma mère lors du divorce – à une époque où les femmes ne travaillaient pas et avaient donc comme plan de carrière… faire un bon mariage! – mais aussi du malaise que j’éprouvais en percevant la tension entre mon père et elle.

C’est sans doute pourquoi, cher Denis, je pense en effet que le bonheur et la joie ne sont possibles qu’après être parfois tombé de Charybde en Scylla, pour enfin arriver à faire face à qui on est et ce qu’on veut vraiment.