J’avais 17 ans, et étais en pension (en « péda » plus exactement, c à d que nous allions toutes, gentilles étudiantes loin de nos maisons, à nos écoles respectives durant le jour et revenions au pigeonnier le soir…) rue de la charité à Bruxelles. J’aimais beaucoup cette maison gérée par des « chères sœurs » souriantes. Sœur Sophie nous servait l’eau d’une grande carafe en chantonnant des cantiques religieux, bouche close et auréolée de joie. Sœur Odile rouspétait avec son accent alssacien quand on était en retard – c’était la « sœur portière ». Sœur Pietepeut (un surnom) avait de grosses lèvres figées dans la courbe du smiley, et faisait régner l’ordre à notre étage sans aucune arrogance. On aimait lui désobéir parce que c’était délicieux, mais on aimait aussi lui obéir et « reprendre notre calme » car elle était gentille.
Un matin, en début de rentrée, je vis entrer dans le réfectoire une apparition extraordinaire qui tenait d’Audrey Hepburn dans Breakfast à Tiffany, et de Shéhérazade. Une jeune fille prudemment distante, à la peau cuivrée, aux lèvres couleur prune rebondies et bien dessinées. Elle avait un chignon haut, une frange de cheveux noirs, et une tenue qui me coupa le souffle : un manteau cloche anthracite à gros boutons noirs et manches larges de mi-longueur d’où sortaient ses bras… gantés jusqu’aux coudes de cuir souple rouge sombre. Jupe droite au-dessus du genou et jolies jambes, pieds chaussés avec élégance. La classe, le mystère et l’exotisme…
Sœur Sophie nous présenta, et me demanda si je pourrais accompagner Shahnaz en tram puisque… nous allions à la même école ! Oooooh ! L’excitation me saisit quand elle ajouta : Shanaz est Iranienne. Moi qui étais folle de Farah Diba, qui avais tricoté une brassière pour Ali Reza, son premier né, frémissant de bonheur à la pensée qu’elle ne serait pas répudiée comme la pauvre Soraya dont le visage triste libérait toute la nostalgie romantique de ma mère. Elle et moi étions de ferventes supporters de Farah et du Shah, qui avait dû renoncer à son premier amour pour la nation.
J’étais donc très empressée auprès de la très jolie Shahnaz – « caresse du Shah » – , issue du pays des Mille et une nuits et d’un lien presque familial : mon grand-père avait été en pension au Rosey en Suisse avec le Shah de Perse, le père de l’homme à l’amour sacrifié. Je me sentais donc très concernée…
Le problème cependant était que Shahnaz, à ce stade de sa vie en Belgique, ne parlait pas le français, mais un anglais sans doute assez rudimentaire (et très accentué, ce qui en facilitait la compréhension malgré tout, et m’a permis d’apprendre à le parler avec des « r » magnifiquement roulés) et moi je devais en connaître dix mots. Qu’importait. Rien ne m’arrêterait. Lorsqu’en classe (car elle fut aussi dans ma classe pendant quelques jours…) on demanda qui parlait l’anglais pour aider Shahnaz, j’ai menti avec une effronterie qui aurait dû me faire honte. Et nous fûmes donc côte à côte. Je pouvais admirer ses bijoux d’or et turquoise, ses tempes entourées de cheveux rebelles et frisés, son long cou gracile, et ses gestes qui m’apparaissaient comme des mouvements de princesse. Au moins.
Elle venait de Téhéran. Son père était mort, et sa mère condamnée à la chaise roulante. Bien que provenant d’une famille très aisée, il n’aurait pas été acceptable de prendre des étrangers à la famille pour prendre soin de la mère, et cette tâche lui incombait, seule fille de la maison n’ayant que des frères. Or elle devait absolument subir une opération du dos, qui avait cédé après un an de soins à la dame. Il avait donc fallu l’éloigner physiquement pour d’une part la faire opérer (et elle a porté un corset de plâtre pendant des mois un peu plus tard) et lui permettre de se remettre à fond sans offenser la coutume. Elle avait deux oncles à Bruxelles, riches importateurs de tapis. Et pour qu’elle passe son temps, on l’avait inscrite dans cette école d’Art dont le diplôme n’avait aucune importance, car il n’était pas question qu’elle travaille jamais.
Elle avait une garde-robe très sophistiquée et chic, des gants et bottes de toutes les teintes, des foulards de soie, des bijoux en trop grand nombre pour aller à l’école mais on lui en fit vite la remarque. Elle recevait des colis de loukoums, de pistaches et autres folies parfumées et savoureuses qu’elle partageait généreusement avec nous.
Nous sommes devenues amies. J’ai entrevu un monde que je ne connaissais qu’en imagination, donc pas du tout. Je fus sidérée d’apprendre que le Shah avait un harem. Quoi ? La jolie Farah ne lui suffisait pas ? Des images d’opulentes concubines alanguies, se goinfrant de dates et complotant le meurtre de la nouvelle odalisque se bousculaient devant moi. Quant à Shahnaz, elle fut écoeurée de voir des gens s’embrasser avec la langue lors d’une soirée donnée chez son oncle. Elle n’avait jamais vu ça. Et ne souhaitait pas revoir.
Son visage était décoré d’un grain de beauté parfait, idéalement posé sur la joue, là où les belles d’autrefois déposaient une mouche de velours. Mais elle la fit enlever car personne ne l’aurait épousée avec cette monstruosité… Lorsqu’elle éternuait elle nous affirmait que c’était un mauvais esprit qui sortait de son corps. La pauvre ayant eu un bon rhume, elle a ainsi évacué un bataillon de démons de toutes tailles.
A Téhéran elle avait laissé un cœur brisé, un jeune homme qui dirigeait la maison des jeunes qu’elle fréquentait. Il lui envoyait lettres et bijoux, et elle l’avait embrassé dans sa voiture, moment particulièrement torride qu’elle nous racontait avec les lèvres tremblantes et les yeux embués de passion. Car tout ce que serait jamais leur amour y avait été enclos. Non, elle ne pourrait pas l’épouser, sa famille lui cherchait un mari, comme sa famille à lui cherchait une épouse. Elle le savait, c’était ainsi, un peu triste mais le sort de toutes les jeunes filles – et jeunes gens. L’amour n’était pas une option, l’amour était une sottise de courte durée alors que le mariage, lui, durait.
Elle était bien plus coquine que nous, habituée aux gloussements et secrets de gynécée, et nous apprit, à une autre amie et moi, tout le vocabulaire à ne pas savoir en farsi. Nous étions ravies de nommer les innommables sans coup férir, en échangeant des sourires complices au réfectoire. Sœur Sophie nous regardait avec affection : les petites s’entendent bien ! Nous parlions de la virginité des filles, passeport encore souvent indispensable pour le mariage chez nous et encore plus sous ses cieux légendaires et étoilés. Mais elle en était moins soucieuse que nous : en Iran, disait-elle, les filles savaient très bien faire disparaître la trace d’un faux pas, on greffait une vessie de poisson et le tour était joué. Les femmes étaient complices dans ce matriarcat aux apparences de soumission.
Choquée du comportement bécoteur de la jeunesse bruxelloise, elle avait pourtant dessiné, dans mon « carnet de poésies », un couple d’amoureux orientaux dont l’homme avait la main témérairement plantée sur un sein que l’on cachait bien peu, et l’avait agrémenté du quatrain numéro 9 du Robaiyat d’Omar Khayyâm :
Ce vase, ainsi que moi, fut autrefois un douloureux amant ;
Avidement il s’est penché vers quelque cher visage.
Cette anse que tu vois à son col,
C’est un bras qui jadis enlaçait un cou bien-aimé.

Hossein Behzâd (1894-1968)
Pus vint le jour où sa mère lui a écrit qu’on avait contacté un bon mari pour elle, que les accords étaient pris, et qu’elle pouvait rentrer. Elle a renvoyé, en larmes, lettres et bijoux au jeune homme amoureux, et nous nous désolions encore plus bruyamment qu’elle. Elle est partie vers sa nouvelle vie. Durant les vacances d’été, son mari et elle, en voyage de noce, sont venus voir les chères sœurs. A la rentrée, une Sœur Sophie rayonnante nous a narré cette visite, affirmant que le mari était très timide, Shahnaz sûre d’elle et qu’à la question ingénue des religieuses au sujet de son bonheur dans cette aventure conjugale, elle avait répondu « très bon mari, très obéissant ». Et la bonne sœur Sophie de s’esclaffer.
J’ai souvent repensé à elle lorsque l’Iran a éclaté. Elle n’avait pas répondu à mes lettres peu après son départ… habituée à tourner des pages de sa vie. Elle se méfiait de qui en savait un peu trop sur elle. Même si c’était bien innocent. Mais elle reste un joli souvenir…