L’enfance, l’écrin secret de tout humain

Agatha Christie a un jour écrit que l’enfant n’est lui-même que jusqu’à environ ses huit ans. Après quoi, il s’adapte, se plie, se conforme ou s’oppose à son décor de vie : sa famille, son environnement, son milieu et les étapes qu’on lui impose. Il ne disparaît pas complètement mais est caché, déguisé, rangé, prêt à ressortir des années plus tard quand enfin, l’âge de l’accomplissement lui permettra de redevenir lui-même sans craindre de conséquences. De revenir vers son enfance. Vers lui-même.

D’où ces vieilles dames au franc parler – si personne ne les a muselées -, qui savent si bien appeler un chat un chat ou ne pas tarir d’éloges car elles connaissent la valeur des choses. Qui font des confidences à leurs nièces ou petites-filles qui font pâlir les mères : quoi, elle ne vous a quand même pas raconté ça???? Et les vieux messieurs qui, s’ils n’ont pas été domptés et mis à la niche par la vie et une épouse cerbère (une main de braise dans un gant de fer…), conseillent à leur jeune descendance de profiter de leur vie, de ne pas se marier, de préférer la petite Machin un peu trop spontanée à la terne Mademoiselle Truc, très jolie, ennuyeuse et ectoplasmique.

Bien sûr, Agatha parlait des enfants de son univers, de sa société. La nôtre. Et je ne veux pas vous emmener dans le monde des enfants sans enfance, manipulés par les guerres et l’argent, non. Ou nés entre deux adultes haineux, le prisonnier et le geôlier enchainés au même boulet, qui se vengent de leur lâcheté contre qui ose avoir besoin d’eux. Je veux rester dans l’univers des petits corps aux grands éclats de rire, aux imaginations si riches qu’ils créent les sortilèges, aux chagrins dévastateurs qui se calment sur un cornet de glace.

Et je le sais, il y a des enfants venus d’autres cultures qui ont sans doute moins besoin de dompter leur moi intime. Là-bas, il reste bon de rire et de ne pas cacher son plaisir. On ne passe pas l’âge. La vie se comble peu à peu de responsabilités, mais le pétillement du regard entretient des cascades de joie ne demandant qu’à jaillir.

Il y a des enfances qui se prolongent comme une soirée d’été lorsque les ombres s’étirent au sol gorgé de soleil. Des enfances nourries de caresses et d’attentions, de jeux, de quotidiens confortables. Quelle que soit la notion de confort. De sécurité.

Ces enfants dont l’âme s’épanouit sans incertitudes inutiles seront des adultes généreux. Leur regard sera bel et bien le miroir de cette âme à ciel ouvert.

Et ces photos d’enfants sortent du regard de mon neveu, l’heureux John-Philippe Lonhienne. Nono pour moi.

 

2004 Bali Ubud – John Lonhienne

 

2008 Cambodia – John Lonhienne

 

2006 Népal – John Lonhienne

 

Sulawezi – John Lonhienne

 

 

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Bilan, mon beau bilan, dis-moi qui est le grand gagnant

Ou la grande gagnante.

C’est étrange de constater que la vie saine des uns empoisonne celle des autres, parfois. Vient l’âge des bilans. Les années des grandes opportunités inépuisables sont loin derrière. Devant, l’acquis, la personnalité, l’état des lieux, et encore et toujours des opportunités mais plus discrètes et certainement pas inépuisables, car nous serons épuisés avant elles en tout cas.

Bouderie. Edgar Degas

C’est ici que la vie se regarde avec de pesants regrets ou bien, au contraire, avec la satisfaction de qui a passé une merveilleuse après-midi dans la cour de récréation : certes on s’est ouvert les genoux et le menton, on a déchiré sa robe ou sa culotte, on a pleuré et éventuellement aussi eu une dispute sonore, mais curieusement, ça laisse moins de traces au cœur que les éclats de rire, les confidences amicales, les jeux qui ont donné du piment à ces heures exaltantes.

On a vieilli. On a pris les rides qui vont avec ce phénomène incontournable. On est devenus un beau monsieur charmant et amusant, une dame d’un certain âge dont le sourire contient une longue histoire heureuse ; un vieux schnoque ou une vieille vipère flétrie. On encore, bien platement… un vieux, une vieille. Dont plus rien n’indique qu’ils ont été jeunes. Qu’ils ne sont pas nés vieux…

Et parmi ces vieux, vieilles, vieux schnoques et vipères flétries et autres « gens de notre âge », se trouvent des anciens jeunes que nous avons toujours connus, dont la vie a côtoyé la nôtre, ou l’a croisée et re croisée plusieurs fois. Et qui, effarés devant notre joie de vivre encore et encore, stupéfaits d’apprendre que nous avons des projets, des choses neuves à accomplir, nous sapent l’enthousiasme, nous donnent des avertissements funestes, nous rappellent notre âge. En personnes qui nous veulent du bien, c’est clair. En personnes qui nous mettent en garde contre nous-mêmes, n’en doutons pas.

Une épouse proche de son mari et de ses enfants, complice avec eux dans sa vie familiale, et en avant que l’on soupçonne, l’acidité rongeant l’estomac, que tout n’est certainement pas aussi rose qu’il ne semble. Les enfants, c’est connu, savent cacher bien des choses à leurs parents, tout comme les maris dont on ne se méfie plus… Un grand-père qui tombe amoureux et dit gaiement qu’il n’a plus le temps de prendre son temps, on lui crie casse-cou, peut-être ta belle est-elle une Messaline, une croqueuse de diamants, n’oublie pas ton âge quand même, tu n’es plus exactement Brad Pitt, et bon, vrai qu’elle non plus n’est pas tombée d’un podium de reines de beauté mais méfie-toi malgré tout, avec les femmes il faut s’attendre à tout… Un couple de retraités qui ouvre un restaurant loin de tout, une école au Pérou, une ferme bio dans les montagnes, et on leur rappelle qu’on n’aura pas l’argent pour rapatrier leurs dépouilles, qu’ils seront enterrés loin des leurs, oubliés !

Le bonheur, l’amour, les années sereines qui se présentent, un peu d’argent de côté, une beauté qui se fatigue mais ne vire pas à la métamorphose, et les vieux de l’âme marmonnent leurs augures sordides…

Ils n’ont rien osé. Mille fois ils ont pensé je vais, je devrais, l’année prochaine, la prochaine fois, cette fois c’en est trop. Mais ils ont renoncé à tout, en se donnant toujours de nobles excuses pour déguiser leur trouille de la vie en prudence de mise et noble esprit du sacrifice. Ils ont gardé le même emploi qui les a usés, le même conjoint en dépit des humiliations et frustrations, ont vécu dans une maison détestée qui était celle des beaux-parents, n’ont jamais coupé les ponts avec qui leur émiettait les nerfs.

Et à l’heure des bilans, c’est plus simple de ridiculiser la joie d’exister des autres que d’admettre qu’on n’a pas osé.

Jeudi prochain, on rend grâce

Thanksgiving se fête le dernier jeudi du mois de novembre, et est l’occasion de « compter nos bienfaits » : Count your blessings, Name them one by one, See what God hath done dit un chant composé par un pasteur du New Jersey en 1856, le révérend Johnson Oatman Junior. Alors … un, deux, trois !

Mes parents n’ont pas tourné le dos à leurs responsabilités et m’ont, chacun à sa façon, montré comment sourire aux beautés du monde ;

mes amis et amies ans ont pris la route avec moi les bons et mauvais jours, et sont toujours intéressé(e)s au voyage ;

j’ai, depuis toute petite, l’affection spontanée et sans prix d’animaux au cœurs simples mais clairvoyants ;

j’ai aussi la chance d’avoir vécu dans une époque bercée par la voix de Charles Trénet, illuminée par le reflet de ces femmes pâles aux gestes médiévaux des tableaux de Delvaux, d’avoir, comme tant de personnes, vu des lieux vulnérables avant qu’ils ne changent et ne perdent leur fraicheur ;

j’apprécie le bonheur de faire partie de cette petite nation querelleuse qui a vu naître Jacques Brel, Toets Tielemans, Jean Ray, et tant, mais tant d’autres Belges illustres ;

j’ai appris de toutes les leçons de la vie, surtout les plus pénibles, et à chaque fois j’ai eu la fierté de sentir en moi que ça, ça ne m’arriverait plus, que je passais dans la classe supérieure, ouf!

Que de bienfaits à célébrer… Célébrez les vôtres, et je vous souhaite que la liste soit longue!

C’est pas moi qui vais là, c’est là qui vient à moi

Une constatation mantra qu’on nous assène souvent, à nous les ridés, ceux qui souvent se demandent pourquoi leur corps a vieilli et pas ce qu’il abrite, cette jeunesse interminable chez certains, et indomptable aussi : « tu vis dans le passé ».

Mais non, aucunement. Je suis dans le présent, et si le passé y a tant de place, c’est que non, je n’y pénètre pas, mais je l’attire tout contre moi. Et le miracle opère toujours.

Nismes, près du Pou volant - 1953

Nismes, près du Pou volant – 1953

Ma mère vit encore et a toujours 35 ans, elle est très belle et est plus jeune que moi (tiens donc !) ; Papounet me fait calculer le volume d’eau de tous les châteaux d’eau sur la route, mais je sais que non, ce n’est pas un rêve, mais plutôt une rêverie et je ne dois pas vraiment calculer, juste m’en amuser avec tendresse ; tous mes chers animaux sont vivants et jouettes : Poussy-poussinette-enfant-de-Paris, Fritz, Pompon l’amour, Flay-flay, Gros pète, Zouzou, Minette, Bari, Kiddy, Monsieur Poupet et tous les autres, tant d’autres… ah oui sans oublier Bruno, le chien de tante Yvonne qui accueillait tous les visiteurs en violant leur jambe ; je peux encore porter ma robe de bal empire en fils d’or et argent (je ne dirai pas l’horrible fin qu’elle a connue et dont je ne suis pas responsable) ; je pose avec Teddy devant le Pou volant à Nismes, et souris de toute ma joie de 5 ans; Joujou fait des photos de moi (il est depuis devenu photographe de profession et renommé) et me dit « allez, pense à Adolfo et puis regarde-moi » car Adolfo, c’était le rival invisible pour Joujou et les autres (il était plus beau, plus gentil, plus mystérieux, plus inoubliable, plus adorable, plus grand, mince, calme, patient… il avait toutes les qualités, Adolfo, sauf qu’il était quelque part à mille kilomètres de là et que vingt ans passeraient avant que je le revoie !) ; j’envoie des lettres anonymes aux autres filles du pensionnat avec Suzon, et nous en avons mal au ventre de rire, surtout quand on a écrit à une pauvre fille très coincée qu’elle déchaine des passions inavouables ; je bois quelque chose de très mauvais et écoeurant en diable qu’un Indien d’Amazonie a offert à notre petit groupe et je sais qu’il faut faire honneur et que demander avec quoi c’est fait va me déprimer.

Je tire la langue à la méchante Sœur Je-ne-sais-plus-qui (et non, que Dieu n’ait pas son âme…) ; je hurle de peur en touchant le corps un peu trop raide de notre gentil jardinier mort ; je bois du champagne avec Bon-Papa Jules et y trempe un boudoir, ce qu’il m’a bien recommandé de ne pas faire car ça saoule plus vite ; je crois que Bonne-Mammy Edmée a vraiment une jambe de bois et le dis fièrement en classe ; je crois d’ailleurs aussi que les chewing gums sont faits avec des os de Chinois morts, ce qu’on m’a dit pour m’en dégoûter et qu’au contraire je trouve encore plus fantastique ; je trempe mes biscottes Heudebert dans du bouillon en rentrant de l’école en hiver ; je suis envoyée manger « avec les poules » au fond du poulailler si je ne me suis pas bien comportée à table ; je vois en vrai de vrai la main gantée de Saint Nicolas jetant des bonbons par la porte entrouverte de notre chambre à jeux ; j’ai peur des gendarmes et change de trottoir si je les vois, des fois que j’aurais fait un méfait sans le savoir ; je crois parler allemand en émettant des schwei schwarz nein zum pfaffei papieren à une Suissesse allemande qui s’évertue à me dire qu’elle ne me comprend pas, mais puisqu’elle répond… c’est qu’elle comprend, c’est magique !

J’ai des fous-rires en réunion de travail et les yeux révolvers de mon chef ne font que les amplifier ; je chante avec Lovely Brunette en polissant l’argenterie ; je me brûle avec la cire à épiler et ai des croûtes au lieu de poils …

Tout ça est terminé, oui, mais si près encore que j’en sens le déplacement d’air quand ça défile. Tout ça vient chez moi, et pas le contraire. Tout ça est encore plus émouvant depuis que je réalise que c’est un capital mental, sans lequel je serais une autre. Le passé est toujours là, comme une aura d’émotions.

On ne vit pas dans le passé, il vit en nous, c’est toute la différence, et c’est bien pour ça que l’on part parfois dans les campagnes enregistrer les vieilles dames qui se souviennent des comptines de leur enfance, ou qui n’ont pas perdu l’usage d’un langage d’antan que les écoles nous avaient lavé au savon sur la bouche quand il surgissait. Quand le passé va passer, on se met à la recherche de ceux qui l’abritent encore et on l’attire ainsi dans le quotidien d’une demi génération de plus, voire une génération entière… Et ce n’est pas vivre dans le passé que de l’abriter en soi, de respecter ce précieux document, ce précieux héritage, ces précieux moments, cette inépuisable preuve que nous avons vraiment traversé une époque… Plus vite que nous ne l’aurions cru.

Le bonheur, c’est en nous qu’il naît et grandit

Rendre quelqu’un heureux… L’image à laquelle les faibles – ces faibles si forts ! – s’accrochent en y enfonçant les ongles. On ne les rend pas heureux. Ce n’est pas leur faute s’ils sont « comme ça ».

Mais l’ouverture au bonheur est quelque chose qu’on a ou pas, qu’on a et qu’on chérit. Ou qu’on rejette, comptant sur les autres pour le planter en nous, le faire germer, grandir, et foisonner. L’autre va nous aimer, nous choyer, nous apporter une vie si belle que peut-être on nous l’enviera. Ce sera… le bonheur!

Carte 13

Un mari ou une épouse ne rendra pas son conjoint heureux. Il apportera sa joie de vivre personnelle dans la vie du couple, et travaillera aux certitudes ou semi-certitudes envisageables pour l’avenir. Mais il/elle ne peut en aucune manière faire entrer le bonheur dans la vie, le regard, le cœur ou le sourire de l’autre. Surtout si cet autre « attend qu’on le lui apporte ».

Et qu’il est donc difficile de se dire que, quel que soit le chemin que l’on prend, on n’arrive pas à aider l’autre à trouver son bonheur. Il accompagne, maussade comme une ombre de pluie, parfois grimaçant un sourire qui dit « c’est bien pour te faire plaisir ».

Et parce qu’il ne s’aime pas, il n’aime pas non plus. Il ne le pourrait pas, il ne sait pas plus comment on aime que comment on est heureux. Il s’accroche, oui, mais pas avec le cœur.

Et en face d’eux on se sent honteux de ne plus avoir envie de donner, de n’agir que par devoir. En face d’eux on cherche en vain l’éclair de la joie dans la présence, dans la complicité, l’échange. On guette un retour. Et on trouve le silence. Des yeux qui se posent familièrement sur nous au matin sans qu’on y trouve les mots muets « Oh toi, que j’aime quand tu fronces le front de cette manière… et cette mèche jamais coiffée, quelle tendresse elle fait vibrer en moi… ».

Il est bien dur d’être celui qu’on accuse de n’avoir pas rendu heureux !

Une ardoise toute neuve…

Une année toute vierge, forte de ses espoirs, gonflée de l’enthousiasme que nous insuffle le passage du solstice… Nous voici en route pour douze mois dont les seules marques sont à présent les anniversaires et les projets arrêtés. Douze mois qui sont cette fameuse « année prochaine » mythique que l’on a parée de toutes les bonnes résolutions à prendre…

ardoise

Et surtout c’est calmement qu’il faudrait l’amorcer, sans hâte, sans déjà se voir aux vacances d’été et survoler l’hiver en cours et le glorieux printemps qu’on tend à ne voir que comme l’annonce faite aux braves gens selon laquelle l’été arrive…  ailé, ensoleillé, porteur de bonheur garanti. L’être contents, c’est aujourd’hui, aujourd’hui ! Dans la neige, et puis tout au long des mutations de la nature qui seront aujourd’hui. La joie de s’abriter de la pluie ou de la neige, de haleter dans l’air froid et de faire des halos de buée, de savoir qu’un chocolat chaud nous réchauffera à l’arrivée. La joie d’ouvrir un paquet postal défoncé qui semble contenir une surprise. Celle d’allumer une bougie. Celle de manger un met plein de saveur, de boire un bon vin qui parle d’amour. De s’endormir au son de la respiration de l’autre et de savoir que si on veut, oui, on peut même le toucher pendant la nuit… sentir sa vie et sa tranquillité.

Et suivront les aujourd’hui printaniers, pluvieux aux couleurs de pâle soleil encore humide, aux tendres pousses déterminées, aux rumeurs de vie. Et ceux de l’été, moite, chaud, engourdissant, aux parfums plus secs déjà, et sucrés, et aux sons clairs, ardents… Arrivera l’automne et le piquettement de la pluie creusant la terre dont s’élèveront vapeurs et senteurs riches… Et si alors on n’aura pas pris les dons généreux de tous ces aujourd’hui, ce lent écoulement de jours dont se gorger, on n’aura fait que … faire passer une année de plus, au lieu d’avoir vécu 365 jours qui chacun avaient au moins un humble plaisir à offrir…

Les gens heureux ont une longue histoire

Une longue histoire avec beaucoup de passages sombres, de fin de chapitres qui font pleurer et craindre que le héros ou l’héroïne, cette fois, ne soit vraiment cuit(e) et bien cuit(e). Il y a des drames du cœur, de la chair, de la famille, de la patrie parfois même. Des injustices, des trahisons, des manipulations, des déceptions profondes comme des failles telluriques.

Etre heureux ne veut pas dire être miraculeusement épargné de tout ce qui fait mal. D’ailleurs comment embrasserions-nous la vie avec une passion grandissante si nous n’y avancions pas aussi à coups de larmes et de sueur, attendant avec une confiance de plus en plus ferme le retour du soulagement ?

Etre heureux ne veut pas dire avoir eu « de la chance »… On peut avoir eu de la chance sans l’avoir reconnue comme telle, préférant bouder pour ce qu’on n’a pas eu. « Etre né le derrière dans le beurre » dans une famille unie et aimante, nanti de la beauté et de l’intelligence en prime n’a rien d’un passeport pour le bien-vivre.

Etre heureux ne veut pas non plus dire promener un sourire béat de marionnette et réciter des mantras simplets pour conjurer une réalité qui a parfois un goût amer. C’est l’amour du nuage rose et pas celui de la vie. Car pour être heureux, il faut être lucide. Si lucide qu’on sait que les turbulences se traversent, qu’il faut leur donner leur nom et leur annoncer que cette fois encore on l’emportera sur elles.

Finalement, il faut être courageux pour être heureux. Les mous et indécis ne le sont pas, prisonniers volontaires de la vie des autres faute d’oser pénétrer dans la leur et de la revendiquer. Alors… courage : soyons heureux et acceptons les histoires de notre histoire…

 

Coucher de soleil à Bornéo - Photo John Lonhienne

Coucher de soleil à Bornéo – Photo John Lonhienne

Dis-moi comment tu souriais…

Et je te dirai qui tu es devenu.

 
Toute vie comporte, dès son début, ses drames, même si d’autres yeux ne les voient pas ainsi. Sans aller chercher les drames visibles et sonores (guerres, violences, accidents…) l’univers mouvant de la vie d’un enfant rend son monde imprécis et il lui faut sans cesse s’adapter à de petites révélations. On déménage, on part en pension, des gens meurent et naissent, les parents éprouvent des joies et peines que l’on ne comprend pas, votre animal favori disparaît ou vous mord, on sent que la tante machin nous déteste sans savoir pourquoi, on  est malade et au lit et la souffrance, si elle nous vaut des câlineries en plus, nous laisse un souvenir de douleur et d’impuissance (Je me souviens encore très bien de mes otites effroyables)…

 
Mais… quel est notre sourire lorsqu’on nous le demande ou qu’il s’impose ? Que ce soit pour une photo ou pour accueillir des amis des parents, ou en recevant un cadeau. Fermé-forcé-contraint-maussade ou ouvert, qui monte au regard, rebondit les joues, entre dans le cœur pour s’y répandre comme un boum  tiède ?

 
Si nous la possédons, cette capacité à saisir la joie nous reste à jamais, quoi qu’il arrive. Tout comme l’incapacité est une fermeture à l’élan de vie, de partage, de communication. Sourire est communiquer, pour autant qu’il s’agisse d’un vrai sourire, sans quoi il envoie un refus à l’autre, et est une façon de dire « poliment » : non merci beaucoup mais je ne suis pas vraiment ici, moi. Et n’y viendrai pas.

 
Je ne parle pas du « sourire » Pan american, cette grossière imitation commerciale de la cordialité heureuse qui ne trompe personne.

 
PapaMon papa avait un sourire merveilleux, qu’il a toujours gardé. Sa vie peut sembler à certains semblable à une promenade dans l’Eden parce qu’il n’a jamais  vraiment manqué d’argent, sans être riche. Il a pourtant connu la guerre jeune homme, y a perdu un œil, s’est retrouvé orphelin à 25 ans, a vu des horreurs en Afrique – il a aidé à enterrer des gens assassinés dans une école, dont les corps avaient gonflé et cédaient sous les doigts, des amis ont été mangés par les crocodiles… etc – et a eu son lot de détresses personnelles et espoirs déçus aussi. Mais jusqu’à la fin de sa vie il a été prêt à la plaisanterie, généreux de ses sourires et complicités joyeuses, et tout le monde l’aimait. Il mettait de l’animation aux repas, et n’était jamais indifférent aux soucis des autres s’il s’en rendait compte. Car ce sourire spontané est aussi une des expressions de la générosité.

 
Voir la vie du bon côté est l’aimer. Echanger ses bonheurs avec les autres, c’est aussi l’aimer. Les aimer.

Today is the day

Beaufays ciel d'orage réduiteAujourd’hui est le meilleur endroit dans le temps. Même si aujourd’hui est, peut-être, dans une période de douleur, d’incertitudes. Même si peut-être il y a un mal-être qui le nimbe, ce présent, qui se traîne depuis le passé et, on le sait, nous suivra encore pendant un bon moment au moins dans le futur.

Aujourd’hui est le jour à vivre seconde après seconde.

Nous savons sans aucun doute tout ce qui nous est arrivé. Nous nous retournons et c’est là, le long de cette rivière au débit capricieux, sur les rives frangées de roseaux, de pleurs, de peupliers, de rires joyeux, de nids de poules d’eaux, de fureurs contenues ou libérées, de vols de libellules qui en éraflent délicatement la surface. Nous ne pouvons rien regretter : à quoi bon ? Le courant nous a éloignés de tout ce qui fut familier et nous rapproche d’autres choses inconnues.

Et puis nous n’avons rien perdu : tout ce qui fut nôtre a imprégné notre existence, influencé notre façon d’agir ou réagir. Les belles chaises à dossier brodées au petit point par une patiente aïeule qui nous attendaient dans le salon de la tante Ninette, si elles ont fini aux puces ou dans les mains d’une parente, nous ont néanmoins mérité cette posture droite, et l’injonction « ne gesticule pas sur les vieilles chaises » a à jamais imprimé son écho à notre maintien. Les jeux débridés avec les enfants du voisinage et la tartine au jambon mangée à la cuisine d’une maman à l’accent rocailleux nous ont imposé ce plaisir du partage et des choses miraculeusement savoureuses parce qu’insolites. Et oh! ce sentiment grisant de pénétrer pour un peu dans un monde aux parfums et rituels autres que les nôtres…

Les amitiés évanouies dans les déménagements et changements de décor résonnent encore quelque part en nous : après tout cette petite fille aux genoux râpeux est peut-être devenue une grosse dame étrange comme sa maman et nous n’aurions rien à lui dire aujourd’hui, mais c’est elle qui a semé en nous la chaleur de l’amitié et des secrets confiés en riant derrière des mains pas trop nettes aux ongles rongés.

Les amours maladroites, mal choisies, mal finies, mal enterrées ou enterrées en plusieurs actes ont cessé de faire aussi mal qu’on le croit quand on y repense en buvant une tasse d’amertume : c’est grâce à elles qu’enfin nous avons trouvé la crique où le flux et le reflux nous bercent aujourd’hui : amoureux ou prêts à l’être. Ou désireux de l’être. Ou si bien repus qu’aucun nouvel amour n’est souhaité.

Les tribulations pour marcher en rang, en groupe, bras-dessus bras-dessous ou à prudente distance avec nos semblables sont moins chaotiques. Nous avons appris. Nous nous sommes habitués à boiter, traîner, rompre la cadence, partir en avant alors qu’on nous crie « attends-moi ! » ou nous allonger le long du chemin pour une sieste : il fait trop beau pour courir. Je vous rattraperai.

Demain… on voudrait tous savoir que demain sera le début d’un bonheur ininterrompu que nous avons, pensons-nous, bien mérité par nos souffrances passées. Mais l’expérience devrait pourtant nous dire que c’est une autre utopie et que d’ailleurs nous nous habituerions alors si bien au bonheur que nous ne le reconnaitrions plus comme tel.

Non, c’est bien aujourd’hui qui compte !

Enfant souriant…

C’est une mélodie grecque que j’aime tant, to yelasto paidi  – l’enfant rieur. Alors j’ai trouvé que ce titre de chanson était parfait pour cette petite réflexion.

J’ai lu il y a peu que les adultes dont les photos d’enfance montraient des bambins au sourire spontanément gai étaient devenus des adultes heureux. Si on a la capacité d’exprimer et montrer la joie avant l’âge de 5 ou 6 ans il me semble, ce serait le signe qu’on a le secret du bonheur.

 

Qu’il est amusant de s’entendre dire c’est tout à fait toi, je te reconnais, lorsqu’on montre à un ami une photo surgie de l’enfance, alors que les ans ont recouvert la photo de patine et le corps d’un nouveau volume. Et pourtant, oui, le sourire et la paisible confiance en soi errent encore, l’essence même de ce qu’on était déjà.

Quant aux enfants anxieux, ces enfants dont on voit trop tôt hélàs le visage et le caractère qu’ils auront plus tard … bien vite en eux l’enfant disparaît et livre toute la place à un individu auréolé de tristesse qui s’use sur les vicissitudes et se retourne pour les regarder quand elles sont passées, vivant avec parcimonie les grands bonheurs de la vie pour être mieux préparé aux drames à venir. Garder un cœur d’enfant, comme on le dit, prend des aspects différents pour tous, et certains ne peuvent garder ce qu’ils n’ont jamais eu. Mais le goût des fous-rires, des sottises dites pour le plaisir unique de rire et d’entendre une amie surenchérir avec une autre idée encore plus sotte, c’est ouvrir la cour de récréation à cet enfant de jadis qui eut le même rire que nous, et dont l’expression espiègle flotte devant la nôtre.

Ça n’enlève rien au sérieux que la vie exige de nous le reste du temps, ni à l’indispensable maturité qui permet que la joie d’enfant apporte un sain détachement des choses sans en enlever la conscience. Céder à l’appel d’un vieil air de Bo Didley et danser toute seule en repassant, téléphoner à une amie pour une demi-heure de pure bêtise rajeunissante, ne pas penser à ses vêtements et se coucher dans l’herbe pour regarder courir les nuages – et y reconnaître formes et visages éphémères -, manger une tartine de pain gris au saindoux et sel, abomination de la diététique mais pure extase qui rappelle l’enfance, c’est ne jamais vieillir tout à fait, même si le corps a des ratés et des pièces que l’on aimerait remplacer si on le pouvait.

Agatha Christie disait que ce que nous sommes avant d’avoir huit ans est ce que nous sommes vraiment. Après, l’éducation, la pression pour être conforme et plaire altère la personnalité de base.

Allons donc, les enfants, emplissez-vous des joies qui jalonnent la route, préparez aujourd’hui votre jeunesse de demain.