Marie, femme de lettres

Lovely Brunette était, bien avant d’être cette femme un peu insaisissable, chic avec son zeste d’exubérance et de folle envie de rire plus fort que permis, une jeune fille timide, qui se faisait un peu de cinéma. Elle avait le décor parfait pour ça. Pensez donc, elle était née dans un château, pouvait vanter une généalogie assez ronflante (mais parfois, on s’en doute, il valait mieux de pas chercher trop profond, nous avons un ancêtre qui faisait notre fierté mais était un vrai fripon, et qu’il soit noble et riche ne le rendait pas moins fripon), une existence en suspens entre des parents peu attentifs et de jeunes servantes ravies de pouvoir jouer un peu avec les enfants des lieux, parce qu’on les avait placées en les séparant de leurs frères et sœurs. Son père était… rentier, oui, rentier. Je vous le jure, ça existait. Elle avait grandi dans un pensionnat pour jeunes filles bien nées (pour ce que ça voulait dire, je me demande si Dieu vraiment faisait ce choix atroce : toi tu naîtras mal, et toi bien… car ce pensionnat était tenu par les Ursulines), avec de trop bonnes manières (comme prendre son bain avec une tunique pour ne pas voir l’impureté de son corps, qu’il soit sale ou embaumant de savon), prête à sa future et délicate carrière d’épouse de la bonne société.

En attendant, elle attendait. Ne chantait-on pas avec foi Un jour mon prince viendra ? Elle chantait, et dans les distractions de jeune fille bien née se trouvait la correspondance. Une dame se devait de se consacrer à sa correspondance le matin. Elle avait son écritoire, avec son porte buvard raffiné, sa cire à cacheter, du papier vélin, un encrier, et un magnifique stylo en écaille de tortue avec plume en or. Tout ça avait sa propre odeur, ses marques d’usure, et sentait le rituel, le silence, l’aller vers l’autre par les pensées et l’effort d’une belle écriture, de phrases que l’on ordonnait dans sa tête avant de les étirer en lignes luisantes d’un beau bleu qui séchait lentement.

Je ne sais comment elle a obtenu des adresses de correspondantes, mais c’était sans doute par une filière triée sur le volet, car elle ne recevait pas, comme moi j’en ai reçu plus tard, des lettres arrivant d’un pénitencier en Oklahoma avec le cachet du contrôleur au dos…

Tout ça pour dire qu’elle a ainsi eu plusieurs échanges épistolaires qui l’ont accompagnée des années durant, et surtout une correspondante, Lulu. De leur âge de jeunes filles en attente du prince à la mort de Lulu, elles ont fidèlement échangé leurs confidences et récits plus ou moins sages. Il faut dire que Lulu n’a pas cherché loin car son prince était son voisin de palier. Et qu’elle a eu une vie sans grands reliefs qui nous semblait, à nous, plutôt ennuyeuse, toujours dans le même quartier de Paris, et nous avions ri malgré nous (enfin, avouons-le, on était un peu moqueurs, tout le monde l’a compris) quand un jour Lulu s’est rengorgée dans une de ses lettres avec cette phrase que je n’oublierai jamais : Et dire que nous avons des amis à Los Angeles !

Mais il n’y eut pas que Lulu (et d’autres), il y eut Marie.

Marie que mes grands-parents acceptèrent comme correspondante car elle avait un nom à multiples particules très impressionnant.

Eugène de Blaas La lettre d’amour

Ce qu’ils n’ont pas su tout de suite, c’était que Marie était un garçon. Eh oui. Un jeune Hollandais qui parlait bien le français. Lovely Brunette le pensait amoureux d’elle, et ça lui plaisait, cette hâte à recevoir et lire ses lettres, d’y répondre en faisant semblant de rien, en ayant pourtant cru comprendre entre les lignes des choses qui peut-être n’y étaient pas, ou si peu. Ils ne se sont rencontrés qu’une fois mariés tous les deux, lui avec Nettie, et elle avec mon Papounet. Elle continuait d’aimer l’idée que Marie avait une sorte de regret dans le sourire, une admiration heureuse en la voyant, mais le respect de leurs situations à tous faisait que tout ça était suspendu dans une autre parenthèse de temps, si seulement, qui sait si…

Quand j’ai eu 13 ou 14 ans, je suis allée passer une semaine chez Marie et Nettie, pour « perfectionner mon néerlandais » que je n’ai pas du tout perfectionné puisque tout le monde parlait français, et que d’ailleurs j’étais un peu impressionnée par cette atmosphère familiale trop différente de la mienne, de la disposition de la maison (ah ces escaliers tellement raides et mal éclairés…), l’habitude pater familias qui voulait que Marie découpe la viande de tous puis faisait une prière et ensuite nous pouvions manger refroidi, sans boire pendant le repas, juste après. Ils étaient charmants avec moi, me sentaient mal à mon aise, me tenaient compagnie. Leurs enfants – Antoinetje et Louitje – étaient plus jeunes que moi, mais nous jouions et nous promenions ensemble, le plus beau jeu étant de sonner aux portes et de nous enfuir bien entendu.

Marie me demandait si les garçons m’intéressaient, et je me souviens de lui avoir dit que je les trouvais stupides et que si jamais un garçon devait un jour m’offrir un bouquet de fleurs pour me demander en mariage, j’aurais un fou-rire, que je ne voulais absolument pas me marier, jamais. Lovely Brunette m’avait tellement inoculé son rêve à elle que je me persuadais qu’il me faisait ces demandes en pensant à elle, à ces occasions peut-être manquées, à cette autre vie qu’il aurait pu connaître. Qui sait ce que pensait Marie, en fait ?

Les années passèrent au galop.

Nettie mourut. Antoinetje était devenue vice-présidente de la Cour d’Appel de sa ville, et Louitje directeur d’une grosse société. Marie et Lovely Brunette s’écrivaient encore, de leurs mains devenues vieilles et raides.

Et voilà qu’il lui demanda de venir passer quelques jours chez lui. Elle s’agitait comme une puce folle. Il était très bel homme encore, une belle patine distinguée. Elle s’agitait, s’agitait, commença à organiser son séjour et puis… renonça.

« Il va me demander de l’épouser ».

Elle n’est pas partie à cause de ça. Elle souhaitait garder la romance de toute une vie et refuser l’entrée en scène de l’âge, les pilules, les précautions, les faiblesses honteuses.

Quand il est mort, peu avant elle, elle a été bouleversée.

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Lovely Brunette et l’Hydre de Lerne

Amis et amie de plume, c’était la passion de Lovely Brunette, presque sa vie sociale. Et, tout comme ses recettes, son goût des chapeaux « bien chauds » – et de moins en moins jolis selon leur degré de confort -, elle m’a donné ce goût dès que j’ai su écrire.

À 16 ou 17 ans, par un concours de circonstances trop compliquées pour que je vous en fatigue par le menu, je me suis retrouvée avec plus de 600 demandes de correspondance provenant d’Italie. Il y en avait tant que j’avais perdu le plaisir de les lire, et que beaucoup de ces lettres d’ailleurs n’ont jamais été ouvertes, liées par liasses dans une petite valise. Pauvre de moi, je ne voulais que perfectionner mon italien, appris senza sforzo toute seule avec Assimil. Une petite annonce de ma part, accompagnée d’une chaste photo de mon minois souriant et souligné d’un col Claudine avec un feston de dentelle, et me voilà la bête noire du facteur. Faut-il le dire, la plupart de ces lettres émanaient d’hommes et de garçons proclamant mes charmes avec les expressions les plus fleuries. Dépassée par cette avalanche, mais amusée et curieuse, j’ai surtout ouvert les enveloppes dans lesquelles on sentait la présence d’une photo, et le tri était vite fait. Plein de vieux en maillot de bain, tarzans des plages au sourire de Sheetah, le ventre rentré comme celui d’un lévrier. J’avais 17 ans, et les vieux d’alors étaient plus jeunes que je ne le suis aujourd’hui, mais ainsi en est-il des notions de l’âge et de la grisante sensation d’éternité de la jeunesse !

Finalement, Lovely Brunette a récupéré l’un ou l’autre de ces vieux. Pour voir…

Nous écrivions la lettre ensemble (en riant beaucoup parfois), puisqu’elle ne connaissait pas l’italien, et je lui lisais les réponses. La plupart de ces correspondants croyaient surtout entendre la corne des brumes des femmes du nord, solitaires et mal aimées par des hommes à la pâleur de navet et l’énergie anémique, et offraient sans détours leurs services d’étalons qu’ils assuraient être épuisants et vraiment inoubliables. D’autres étaient plus discrets, et parmi eux, il y avait Lerno.

Il venait du centre de l’Italie, et une ou deux lettres – des plus chastes ! – à peine avaient été échangées entre Lovely Brunette et lui, qu’il s’était enhardi à demander si elle ne viendrait pas en Italie pour ses vacances. On pensait le voir venir (avec ses gros sabots…), et c’est avec beaucoup de soulagement et de rires étouffés qu’on lui a annoncé que non, nous allions en Yougoslavie, bien loin de chez lui. En décidant d’abandonner cette correspondance qui déviait déjà.

Qu’à cela ne tienne, annonça alors l’impétueux séducteur, je vais venir jusque là !

Horreur ! Et on lui avait dit le nom de l’hôtel, incapables d’imaginer qu’il ferait près de 1.000 kms pour satisfaire son programme de Sea, Sex and Sun… Chaque jour on espérait que l’hydre de Lerne, comme on l’avait surnommé, se découragerait, se perdrait sur la route, tomberait dans un ravin. Et les jours passaient, en effet. Nous étions sous le charme du farniente, du soleil, des petits fjords charmants couronnés de pins. Nous riions devant les premiers efforts de la Yougoslavie pour accueillir avec faste ses touristes : « Cadeaux acceptables » disait une flèche pointant vers les boutiques à souvenirs. « Friseur pour dames » disait une autre. Les suivait-on en souriant, ces flèches cocasses ! Nous achetions des loukoums aux noix avec une gourmandise quotidienne.

Et ce bon Lerno qui ne se montrait pas… Que le soleil était bon, que les cigales chantaient fort, que nous étions bien … Même la moussaka quotidienne nous semblait de plus en plus savoureuse. Jusqu’au jour où, alors que nous rentrions de la plage, Vesna, la réceptionniste – qui se comportait très amicalement avec moi car elle m’empruntait tous mes vêtements avec le projet de m’en rendre le moins possible – nous annonce qu’un monsieur nous avait demandées, et avait loué un pavillon aussi. (L’hôtel était formé d’un bâtiment central comprenant le restaurant, la piscine et le bar, et puis les chambres s’égayaient dans la pinède sous forme de petits pavillons). Lerno, avons-nous dit en chœur.

Et c’est alors que nous finissions notre repas que nous avons remarqué la présence d’un petit homme extrêmement velu qui nous fixait, immobile, depuis la porte. Lerno. Faisons semblant de rien. Mais il s’approche et nous appelle par nos noms. Après tout, il a couvert assez de kilomètres et est si près du but, pense-t-il… Nous jouons les idiotes, moi pas comprendre italiano, mais il se tape sur la poitrine et insiste : Lerno, Lerno ! Bon, on a bien dû sourire, et jouer la surprise ravie. Mal, aussi mal qu’on pouvait se le permettre. Le malheureux, sans doute épuisé d’avoir conduit comme un bolide pour séduire sa correspondante, nous suggère alors un tas de choses : aller sur la plage, aller en ville, sortir le soir pour aller danser… Et nous, non non, on a des amis, on est prises, on a déjà des plans, désolées, mais non vraiment … Demain aussi, et tous les jours en fait… C’est bien dommage mais …  Finalement, nous condescendons à aller en ville pour prendre quelque chose ensemble. Il porte une sorte de singlet jaune atroce à grandes mailles dont sa pilosité s’échappe avec exubérance. Je ne serais pas surprise que nous ayons eu, Lovely Brunette et moi, une moue involontairement écoeurée. Et il nous amène à sa voiture… une fiat 500, la fameuse topolino ! Lovely Brunette, avec ses grandes jambes, est autrement plus encombrante que Minnie Mouse (Topolina) et a du mal à s’asseoir à l’avant, et moi j’hérite de la minuscule banquette arrière, recouverte d’un plaid douteux sur lequel un jeu de cartes à jouer est renversé. Le dos des cartes est une série de pin ups. Le tout sent plutôt mauvais.

En ville, le supplice de notre étrange petit trio s’éternise. Il est décontenancé. Nous sommes mal à l’aise. La situation est grotesque et tous, nous attendons qu’elle se termine d’une façon ou d’une autre. Heureusement, il doit calculer que l’été n’en est qu’à son début et que s’il repart demain matin aux aurores, il pourra peut-être faire une touche avec une Anglaise ou Allemande sur sa plage locale le surlendemain. Il nous reconduit donc à l’hôtel mais non sans faire une ultime tentative : il voudrait voir notre pavillon. Oh non, on ne peut pas y aller en voiture, c’est par ce petit chemin-ci, lui disons-nous, nous éloignant sans hésitation vers le petit chemin en question. Au revoir, bon retour !!! On s’écrira ! (Tu parles, avons-nous tous pensé dans un bel ensemble…).

Nous fonçons dans le petit chemin, pour être certaines qu’il n’aura pas le temps de se garer et de nous suivre, mais nous ne savons pas où il mène. Nous rions, appelons sa voiture « crotte de pou », et regrettons qu’il nous ait tous mis dans une telle position. Et puis… tiens, ça sent bien mauvais… tiens tiens … Et oui, nous arrivons à la décharge clandestine de l’hôtel ! Voilà où menait le petit chemin. Et nous avons pataugé dans les détritus, nous bouchant le nez et riant comme des folles, bien décidées à ne pas faire marche arrière !

Est-ce que Yo-Yo travaille bien?

Cette calligraphie hésitante est celle de Lovely Brunette, une bien jolie petite fille d’alors 10 ans qui écrivait à son grand ami le Capitaine William Heyer, ami de la famille. Sur l’envers du feuillet court son espiègle salutation, celle d’une fillette qui se sait bien aimée : je vous embrasse sur le bout du nez. Dédé.

Récemment j’ai découvert, grâce à Kay Frydenborg qui fut son élève de l’autre côté de l’océan, une photo du Capitaine Heyer avec le Yo-Yo que la petite Dédé mentionne, et qu’il a amené aux Etats-Unis par la suite. Toute sa vie elle a gardé un petit tableau qu’il lui avait rapporté de Russie.

William « Bill » Heyer était un Hollandais, champion de haute école, et se produisait dans des cirques. Il n’en fallait pas plus pour que ma grand-mère Edmée trouve qu’il était l’homme le plus intéressant du monde. Je ne sais comment ils se sont connus, mais le fait est qu’il venait régulièrement lui rendre visite à Thiervaux (Heusy), et que lorsqu’il s’est marié avec une gracieuse écuyère russe et rousse du nom de Tamara, elle l’a accompagné, ce qui fit les délices de mon grand-père qui la pourchassait, très empressé, et redécouvrit les joies de la course car la belle courait vite. Edmée trouvait ça cocasse et avait photographié son époux s’offrant un jogging matinal involontaire dans le jardin derrière Tamara, plus jeune, plus rapide et très jeune mariée…

Lorsque la guerre éclata, c’est Edmée qui a caché son cher Capitaine dans une ferme de Heusy dont je ne dirai rien même sous la torture (tout le monde à Heusy le savait de toute façon…) et qui a payé le passage de son grand ami, Tamara et Yo-Yo vers l’Amérique, la terre promise.

Tous les ans il envoyait photos et nouvelles, et tous les deux ou trois ans nous allions, mon frère et moi, avec Lovely Brunette, (jusqu’à usure complète de la pélicule) au cinéma pour voir « Le plus grand chapiteau du monde », car Bill Heyer ouvrait la parade du cirque sur son célèbre cheval Starless Night. Il avait assuré le dressage des chevaux acteurs, et on le voyait 20 secondes (sans doute plus quand même, mais la frustration fausse mes souvenirs), et ensuite on était gavés de Betty Hutton, Charlton Heston, Cornel Wilde et autres acteurs qui ne nous intéressaient pas du tout. On avait vu passer Bill, on tiendrait le coup une autre année!

Et une histoire comme ça… c’était merveilleux, rien de moins!

Therapon, mon Japon

Alors que j’avais onze ou douze ans, mon Papounet est allé en vacances en Grèce. Et à Athènes il a acheté des cartes postales à un adolescent dans la rue qui parlait le français ! Et voilà donc que mon Papounet, le trouvant si méritant et déluré, prend son adresse et me propose d’entamer une correspondance avec lui – j’adorais la  correspondance, passe-temps d’autrefois que Lovely Brunette avait pratiqué avec ferveur -, ce qui lui permettrait de pratiquer son français. Pourquoi pas ?

ParthénonNous nous mettons donc à échanger des lettres de loin en loin. Avec Lovely Brunette nous chantions « elle vendait des cartes postââââ-les – et aussi des crayons ! » de Bourvil en remplaçant elle par il. Ce n’était pas une moquerie, quoi qu’on puisse en penser, mais il était rare d’avoir un correspondant via son échoppe ambulante de cartes postales, avouons-le. Et comme nous aimions beaucoup chanter, eh bien le Madeleine de Brel (Madeleine, c’est mon Noël, c’est mon Amérique à moi) est devenu Therapon, c’est mon Japon, c’est mon Amérique à moi

C’est bien plus tard que j’ai réalisé que Therapon était son nom de famille, et j’avais toujours commencé mes belles missives par Cher Therapon … il devait se demander pourquoi… Peut-être se le demande-t-il encore.

De quoi parlions-nous ? Je ne sais plus. Je devais lui raconter que je n’aimais pas la géographie – ni les fractions -, que j’avais été voir un film de Zorro, que nous partions à la mer, que le chien avait été malade. Que nous avions un cheval et que je nettoyais l’écurie… Et lui ? Sans doute aussi, ses matières préférées, son souhait de voir Paris un jour…

Vint le jour où il m’a envoyé une photo (on ne voyait pas grand chose, il était dans l’ombre d’un arbre et il aurait aussi bien pu être le sosie de Michel Simon que de George Clooney) et m’en a demandé une. Ma mère a fait – spécialement ! – une photo de moi en train d’étendre de la pâte sur la table de cuisine, en tablier, avec mon serre-tête blanc et mes lunettes. Super concentrée sur l’épaisseur de ma pâte et à ne pas bouger car c’était encore  l’époque où avoir l’air naturel sur les photos tenait du miracle.

Et vlan !

Cette photo déchaine  la passion la plus inattendue chez Therapon. Imaginez-donc : une petite ménagère, « riche », qui n’aime pas la géographie, fait de la pâtisserie… Il m’écrit qu’il aimerait tant se promener au Pirée avec moi le long de l’eau, la main dans la main, et m’emmener sur la plage… Je présume qu’il aimait Claude Nougaro et chantonnait rêveusement « rien n’est plus beau que les mains d’une femme dans la cuisine »….

Lovely Brunette et moi n’en revenions pas de l’effet foudroyant de ce cliché. Je ne m’intéressais pas du tout aux garçons, pas plus lui qu’un autre, je devais avoir treize ans, et encore ! Je réponds en évitant toute allusion au Pirée, les mains unies et le son imaginaire des violons (ou bouzoukia…). Je reprends mon monologue littéraire de petite fille : j’aime beaucoup Cary Grant, je suis en plein examens, mon frère est tombé, je joue dans une pièce à l’école, notre chien est mort.

Imperturbable, Therapon me traite en fiancée désormais, rassuré sans doute par le vieil adage que qui ne dit mot consent. Il a montré, dit-il, ma photo à ses parents qui sont conquis, il aimerait que je vienne à Athènes cet été, il réussit super bien à l’école et va devoir choisir une orientation, il compte aller à l’université.

Les mois passent. Je continue mon petit bavardage insipide. Lovely Brunette s’amuse un peu, après tout où est le danger, il est loin, Therapon ! Nous imaginons que bientôt il rencontrera une Soula, Vasso ou Demetria qui distraira son esprit et lui fera des kadaïfis qui lui feront oublier ma pâte sablée.

Et puis les écailles tombent de nos yeux. Il se jette à l’eau, non pas depuis le Pirée, mais il ne peut plus attendre que je lise entre les lignes ou que je grandisse pour tomber follement amoureuse de lui : mon père ne pourrait-il lui offrir ses études d’aviateur ? Il veut devenir aviateur, na. Et comme mon père est riche d’une part et qu’il veut, quant à lui, me prendre par la main en bord de mer, c’est quand même évident, non ? Jointe à cette lettre, une photo « de lui » genre studio de Hollywood. Lovely Brunette, indignée d’ailleurs, diagnostique tout de suite que ça ne peut être lui.

Mon papounet, qui vivait en Afrique à ce moment et dont les écailles venaient aussi de tomber des yeux, a fait rédiger par un ami grec un contrat selon lequel Therapon s’engageait à rembourser le montant de ses études lorsqu’il travaillerait et sillonnerait le ciel dans son bel avion tout brillant.

Et plus personne n’a jamais entendu parler de Therapon, mon Japon…

Barcarolle à deux voix

Deux rameuses sur une barque. La rivière brille sur la coque, et tremble en reflets mouchetés sur la voûte des ponts moussus. “Oh regarde, ces nénuphars roses! Allons plus près…” et un doux splash prolongé unit dans seul soupir l’effort de leurs rames tandis qu’elles sourient aux anges, l’une à l’autre, et aux nymphéas langoureuses qui se rapprochent. Même harmonie pour entrevoir, au-delà de la rangée de peupliers, quelques vaches, nonchalantes comme des beautés de harem qui mâcheraient des loukoums en respirant des pétales de roses et de fleurs de trèfle.

Leurs voix s’unissent dans une barcarolle paisible, ou rieuse, ou parfois si drôle qu’elle se répand en éclats joyeux.

Lovely Brunette aux avirons Nismes 1949

Lovely Brunette aux avirons Nismes 1949

Mais il arrive que l’une veuille s’approcher des chutes, dont le saut grondant est hérissé de pierres luisantes et de souches emprisonnées. Tandis que l’autre s’indigne “Mais tu es folle! On va se noyer. Tu ne sais même pas nager correctement! Allons plutôt vers ce joli petit embarcadère et allons manger notre pique nique à la table de bois…” “Je l’aurais parié! Il faut encore que tu m’empêches de faire ce qui me plaît! La prochaine fois on prendra chacune sa barque…” Et splash! Elle donne de furieux coups d’avirons tandis que l’autre se démène pour que l’esquif retrouve un peu de stabilité, en protestant “Et voilà! Tu le prends encore de travers… c’est pour ton bien pourtant que je le dis” “Pour mon bien! Mais c’est bien sûr! Mon bien étant ce que toi tu aimes, pas vrai? “. Et splash splash splash.

C’est ainsi que s’opéra ma croisière de 58 ans avec Lovely Brunette. Nous nous sommes souvent disputées. Je dis disputées mais jamais je ne l’ai insultée ou ne lui ai parlé grossièrement. Nous avions des disputes volubiles, sonores, et puis de longues périodes fusionnelles. Nous étions fusionnelles sans avoir besoin – ni envie – d’être collées l’une à l’autre. La colle qui nous avait unies lors de ma petite enfance était un ciment invisible : alors nous jouions à la maman et sa petite fille mais elle était la petite fille et montait l’escalier presque accroupie en affirmant qu’elle avait peur tandis que je lui donnais la main et lui rappelais que j’étais sa maman et qu’elle ne risquait rien. Que je lui lirai Les aventures de Plumet dès qu’elle serait couchée.

J’étais très indépendante et elle aimait ça. Pas rebelle mais indépendante et obstinée. Comme elle. Elle savait que ça venait d’elle, comme le sourire et la peau pale. J’avais hérité de certains de ses traits et ai avidement absorbé les effets de son esprit facétieux et son humour. Que de chansons composées, d’histoires absurdes imaginées, de comptes-rendus fidèles et épicés d’auto-dérision de tout ce qui nous arriva au cours de ces années. Tout au long de la traversée. Des centaines de lettres, des films vus ensemble et puis discutés, des livres dévorés côte à côte dans le jardin. Des repas et des vaisselles. Des vacances. De l’auto-stop – oui, Lovely Brunette a fait du stop à Aix-en-Provence avec sa folle de fille, à 52 ans! Des robes que nous cousions ensemble dans la cuisine sur la petite Singer électrique, après avoir acheté le tissu de concert à l’Australien en ville. Les promenades que nous adorions et les photos que nous nous échangions lors de nos périodes “trop loin pour se voir”. Des missives agrémentées de petits dessins “pour que tu comprennes mieux”.

Des choses que nous n’avons pas comprises l’une de l’autre. Des accidents de parcours, d’appréciation. Et puis, trois ans avant son décès, une thrombose qui a surgi de la rivière comme le monstre du lagon vert, puant la vase et tendant vers elle, ma Lovely Brunette, des mains griffues.

J’ai alors pensé avec horreur que si elle mourait là, je n’avais plus une seule de ses lettres. Et dès lors je les ai toutes gardées dans une jolie boite à lettres précieuses, fermée par une faveur. Trois ans de correspondance et coups de fil. Trois ans que nous avons passé à jouer à la petite fille et sa maman, en alternant les rôles. Trois ans à nous amuser de ces expressions que nous avions retrouvées dans nos souvenirs : Mammy rose (“Tu te souviens quand tu m’appelais mammy rose?”). Je t’aime jusqu’au ciel – Et moi encore plus haut! Et puis ce dernier serment amoureux que nous avons créé lors de notre “dernière fois”: nous savions qu’elle mourait, que je ne la reverrai plus, et nous étions demandées comment notre relation allait continuer après.

Et nous avons conclu que nous n’en savions rien. Mais que ce serait “ailleurs et autrement”. Ce fut notre dernier serment sur notre dernier kiss. Nous nous sommes regardées en souriant et avons prononcé de concert… ailleurs et autrement.

Et la croisière continue. Quand celle qui voulait prendre des risques rame à nouveau vers eux, l’autre, désormais invisible, se sert de la force de l’eau et de ses naïades pour limiter les dégâts. C’est elle aussi qui, dans la soie de la nuit, la rassure: ne t’en fais pas, ma Puce, tout s’arrangera. La barcarolle suit le fil de l’eau, fait trembler les pattes des araignées d’eau, caresse les gros yeux des grenouilles à la surface, et s’envole dans l’air, rieuse et claire.

Il faut se le dire, et puis se le rire

Qui sait de quoi naît l’étincelle de l’amour ? D’un destin inévitable, d’un hasard (celui qui, rappelons-le, n’existe pas), d’un côtoiement depuis l’enfance qui a rendu l’un indispensable à la vie de l’autre, de ce qu’on appelle « les choses en commun », des contraires – qui s’attirent -, du désir, du confort de la compagnie, d’une vision similaire de l’avenir, de souvenirs que l’on partage ? Cette étincelle crépite gaiement, s’enflamme, faisant feu de tout bois, et puis brûle intensément. Le rougeoiement de son ardeur colore les amoureux, se reflète dans les yeux de qui les entoure et s’en ravit : ils s’aiment, l’amour est un feu de joie que n’éteignent ni la pluie ni le vent.

 

Sauf que parfois… s’il ne s’éteint pas tout à fait, il se ternit, devient un petit crépitement sans gloire, qui fait lamentablement fumer des brindilles qu’il n’a plus la force d’embraser de son souffle. Pas de feu, même, sous la cendre, qui a depuis longtemps refroidi. Et un rien éteindra à jamais ce semblant de bonheur qui sait qu’il n’existe plus mais n’en parle pas.

 

Parfois d’ailleurs il ne s’est agi que d’un feu de paille qui n’avait rien pour se nourrir, et fut fort aise de ce grand flouf !!! aussi incandescent qu’éphémère.

 

C’est qu’un amour, comme un jardin, ça s’entretient. Ça s’arrose de mots et de rires. La tendresse, le bonheur d’avoir l’autre comme compagnon de vie s’expriment, en sourires, rires, regards. Les grandes et longues amours sont restées fraîches à coups de lettres jamais atones. Victor Hugo est demeuré pour sa Juliette « son grand bien-aimé », « son plus qu’aimé, béni et adoré Toto », son « doux petit homme ». Six ans avant sa propre mort elle lui écrit : « Cher bien aimé, grosse bonne femme vit encore et t’en donne la preuve dans ce gribouillis retardataire. J’espère même être guérie d’ici au dîner. (…) Mais je me trouverai suffisamment indemnisée si tu me dis quelques bonnes paroles bien tendres accompagnées d’un sourire bien doux pendant le dîner. Que je sente que tu veux que je vive parce que je t’aime et que tu m’aimes ». On le sait, Victor ne fut pas un modèle de fidélité. Il plaisait…  et l’appréciait. Mais il en va des infidélités comme des histoires d’amour : leurs raisons et profondeurs varient et dans le cas de Juliette, elle a décidé de pardonner. Elle n’a pas laissé exister cette trahison entre eux au-delà de son temps réel. Son humeur est restée amoureuse et enjouée.

 

Ma grand-mère, au bout de 24 ans d’amour, et mourante, écrit à son époux « mon bon chéri, mon cher amour ». Sereine, elle lui rappelle la place qu’il a et a toujours eue dans son cœur. Ils ont eu leurs disputes et discutes, elle connaît de lui ses petits côtés, ses mesquineries, comme lui sait où se trouvent ses médiocrités. Mais ils s’aiment, ils ont choisi de ne pas l’oublier ni le banaliser. Dans ses carnets, elle écrit sobrement un jour « Albert me manque ». Il est parti comme officier de réserve, nous sommes en 1939. Elle passe parfois des heures en train, entre Verviers et Namur, pour aller manger avec lui.

Louise je t'aimeEt oui… même mon arrière grand-père a eu son grand moment sentimental ce 30 octobre 1892! Mon grand-père est né un an plus tard… le dernier de 5 enfants.

 

Moi j’aime les gens qui s’aiment et se le disent encore. Pas pour un auditoire, auquel cas il s’agit hélas de poudre aux yeux (un écran de fumée sur le feu qui étouffe), mais dans le tendre secret de leurs sourires et regards. Ils continuent de se voir beaux et posent toujours leur tendresse sur ce qui est familier depuis la première rencontre : l’inclinaison de la tête, la courbe de la nuque, le mouvement des lèvres, le timbre de voix dans le rire ou l’émotion. Rides et âge ne peuvent rien contre ces beautés-là.

« Chimie », ou j’ai la mémoire qui flanche…

Rentrée des classes 1962. J’ai 14 ans. Je ne sais pas ce que je suis : mes tantes et amies de ma mère proclament que je deviens une vraie jeune fille (et par là elles veulent dire que dans un claquement de doigts j’aurai vraiment quitté l’enfance) mais je ne suis encore ni coquette ni intéressée par les garçons.

Et voilà qu’un jour, sur la plate-forme du tram, nous sommes trois ou quatre filles à glousser ridiculement devant trois ou quatre garçons dont la voix a des ratés et dont les commissures des lèvres s’ornent d’un duvet qui les rend très fiers. L’un d’entre eux demande aux autres ce qu’ils pensent du cours de chimie. Il chuinte. Son ch est très chuintant, et je l’imite aussitôt. Ce qui est vache car moi aussi je chuinte depuis que notre dentiste tortionnaire local a mis de l’or en trop grande quantité dans une de mes dents.

Il est moche, pas de doute. De grosses lunettes fumées et une frange de beaux (quand même !) cheveux noirs qui, cinq ans plus tard, ne seront plus qu’un souvenir : il aura une moumoute qu’il posera un jour sur le rebord de la fenêtre et que le vent emportera joyeusement dans son sillage capricieux, la posant sur le trottoir où un chien en mal de baballe en fera un petit tas pelé et gluant de salive, forçant ainsi son ancien propriétaire à s’en aller au bureau … chauve ce matin-là !

auto-portraitJe suis tout aussi moche sans les mêmes soucis capillaires. Mais j’envoie à mon père des dessins-portraits de « moi » assez optimistes : mes hideuses lunettes ont un look d’enfer et j’ai une silhouette splendide bien secondée par une démarche assurée. Le cheveu parfaitement laqué qui, en réalité, avait le style nid de poule à l’abandon et squatté par des souris. J’aimerais savoir de quel immense sac il s’agissait par contre…

Bref, nous voici intéressés sur le registre agressif/curieux. Je le surnomme Chimie. Nous ferons semblant de nous éviter tout en cherchant à prendre le même tram, je saurai son vrai nom et il saura le mien, son copain me donnera une photomaton d’identité qu’il viendra en personne me reprendre furieusement dans la rue – humiliation qui m’a laissée tremblante ! Jamais nous ne nous parlerons vraiment pour autant qu’il m’en souvienne, et il n’y aura que ce jeu de cache-cache. Tout au moins, c’est ce que ma mémoire me rend.

Or je viens de retrouver des lettres adressées à mon père en 62 et 63, et je parle de cette… « idylle » dans des termes tout différents. J’insiste sur le fait qu’il est laid ainsi que son chien Tom. (Ça, c’est méchant pour le chien, dont je ne me souviens pas, en plus !). Je dis que lorsqu’il me voit il rit et rougit… Je n’ai aucun souvenir de ça et pourtant ça devait me charmer à l’époque ! Et plusieurs années plus tard, une amie qui le connaissait a recueilli ses confidences : il avait alors cru qu’il m’épouserait !

Naturellement, nous étions des enfants et alors on pensait que s’aimer allait de soi, il suffisait de se rencontrer. Et dans notre cas, le plus dur était fait !

Et dans ces vieilles lettres à mon père je me retrouve telle que je fus, énumérant mes goûts musicaux (Petula Clark et les chansons sud-américaines), et je dis que je casserais la figure à celui ou celle qui oserait m’offrir un disque de Johnny Halliday ou Vince Taylor. On peut dire que j’étais déterminée. (J’ai d’ailleurs, longtemps après, osé dire au nez d’un admirateur qui venait de m’offrir Strangers in the Night que je détestais cette chanson). Je suis restée fidèle à mes goûts mais suis moins violente dans leur expression… Je lui explique ce que j’ai fait de l’argent qu’il m’a envoyé pour les fêtes et apprends donc qu’il s’agissait de laque pour les cheveux, de deux savons à la violette et un parfum à la lavande ainsi que des « carabistouilles destinées à me transformer en sac de graisse en moins de cinq ans ». Et je projette d’acheter le prochain disque de Brigitte Bardot dès qu’il paraîtra… si je vis toujours !

Si mon papa n’avait pas pieusement gardé ces petites lettres d’adolescente, je n’aurais pas pu y voir plus clair dans ma troublante idylle de plate-forme de tram !

Petites choses qui parlent d’elle

La jolie petite théière

Pendant bien des années, ma mère et moi, avons pris le thé à quatre heures. Une théière chinoise, quelques rondelles de citron, le sucre de Tirlemont. Le bruit des cuillers que l’on tournait sans parler, regardant le cube blanc se diluer en éphémères grains de sable dans ce tourbillon doré d’où montait le familier parfum de thé de Chine. Et puis on s’abandonnait au bavardage. Rien à raconter que l’autre ne savait déjà, aussi nous retournions avec délice sur l’évocation d’un livre lu, d’un film, d’un scandale, d’une personne connue. Bien des phrases commençaient par un nonchalant « est-ce que tu te rappelles quand … ». Ou on commentait la dernière lettre de Monsieur Kapadia, son correspondant de Bombay, qui lui parlait de corps astral, de rêves, de mort, de religion… On s’interrompait pour porter la tasse à nos lèvres, laissant courir le breuvage qui nous inondait la bouche de ses effluves. De tendres questions étaient débattues, laissant leur point d’interrogation dans l’air parce que nous ne nous décidions pour aucune certitude. Le temps passait dans la vieille cuisine carrelée de blanc, aux chaises de Herve repeintes plusieurs fois – la dernière couche était grise. Et puis, on rinçait tasses et théière, et chacune regagnait sa tanière : elle le salon et moi ma chambre. Jusqu’au souper, qui n’était jamais qu’à deux heures de là…

Et la cire à cacheter qu’elle touchait de la flamme et laissait s’égoutter au dos de l’enveloppe avant d’y imprimer son sceau. Elle soufflait alors sur l’extrémité boursouflée et noircie du bâton de cire, et cette odeur était douce comme l’instant qui m’était donné : je regardais ma mère faire son courrier à son scriban et elle me laissait m’asseoir sur le petit banc au point de tapisserie avec elle. Je sentais son flanc contre moi, je regardais son stylo courir sur le vélin. Elle appuyait son buvard en demi-lune, le faisant tanguer sur l’encre fraîche qui luisait comme une surface de mer noire, pliait le papier, et puis venait l’instant suprême du cachetage. Elle savait transformer le plaisir de la correspondance en un rite charmant et solennel.

Ces objets de « bazaar » qu’elle gardait pieusement parce qu’offerts par ses correspondants ou des gens qui l’avaient touchée : les clochettes de cuivre sur corde de soie rouge de Mr Kapadia, un abominable profil d’Indien en ronde-bosse sur bois tendre reçu d’un Texan rencontré lors de son voyage chez un ami, une tête de cheval en plâtre que j’avais gagnée à la baraque de tir à la carabine à la foire – je me doutais bien peu alors qu’un jour j’habiterais tout près de Nutley, ville natale d’Annie Oakley, reine de la gâchette – , une petite boîte de bois travaillé, un grand santon de Provence que je lui avais offert. Ces objets parfois d’un goût douteux avaient leur place avec ses beaux meubles et tableaux anciens, et elle avait fini par leur trouver une beauté : celle du cadeau de qui avait voulu lui faire plaisir. Sur son étagère, la photo de son vétérinaire embrassant son chien s’appuyait sur une ancienne assiette de Delphes. A l’archelle du vestibule, une chope de Virelles flirtait avec de vielles et coûteuses aiguières venues d’un autre âge. Au mur de sa chambre, mon premier ouvrage au petit point, une poule qui picore. Et sur sa cheminée, le premier travail manuel de mon frère, un cheval de bois aux formes rupestres. Dans le salon il y avait un ravissant petit poêle à bois en fonte, avec ses fenêtres de mica, des pieds de lion, sur la belle patine duquel la lumière aimait à jouer, épousant malicieusement les inégalités de la surface. Et dessus, le sabot de son poney Bobby, mort à 22 ans, et qu’elle avait adoré. Un menu sabot vernis et ferré, souvenir d’un animal aimé que je n’ai jamais connu mais dont pourtant j’ai repris le sabot, cet ongle pomponné pour parler d’amour.

Le manteau en loup de sa grand-mère qu’elle a gardé pendant des années dans une garde-robe d’acajou au grenier. Il suffisait de le toucher pour que les longs poils luisants en glissent sur le sol. C’était une relique, l’odeur de sa chère Bobonne enfermée dans la fourrure, l’évocation de cette élégante Justine-Adèle au regard émerveillé sur la vie, dont elle était la préférée.

Les fins d’après-midi que nous passions près du « poste de TSF » qui dégageait une agréable odeur de tissu chaud, et dont sortaient les joyeux babillages de la famille Duraton ou du Passe-temps des dames et des demoiselles. Elle avec son tricot, moi avec mon point de croix ou autre supplice scolaire, nous riions de concert, ou chantions avec Charles Trenet longtemps, longtemps longtemps après que les poètes ont disparu

Et oui, toutes ces choses, ces humbles heures, ces objets parfois cocasses … c’était son essence qui parfumait le temps que nous avions à vivre ensemble, à nous imprégner l’une de l’autre. Et comme la chanson des poètes, sa chanson court encore dans mon cœur. Rien ne me fait plus plaisir que de parler d’elle avec qui l’a connue et me dit « elle était si gentille »

Oui mammy, tu es si gentille, et tu sens bon le bonheur.

 

Ce plaisir désuet qu’est la correspondance

Femme lisantMa  Lovely Brunette de mère a eu des correspondants tout au long de sa vie.

« Lulu » est venue une seule fois de Paris alors qu’elles étaient encore jeunes filles pour faire sa connaissance, et elles se sont accompagnées jusqu’à la mort de ma mère sans plus jamais se voir. Des milliers de lettres ont voyagé de l’une à l’autre, chargées de leurs joies et chagrins, espoirs, déceptions, souvenirs.

Marie… Marie, un Hollandais, que mes grands-parents avaient laissé devenir le correspondant de leur vertueuse jeune fille en le prenant lui aussi pour une jouvencelle. Ils ont correspondu jusqu’au décès de Marie, qui a beaucoup attristé Lovely Brunette. J’ai séjourné chez Marie et sa femme Netty, à Den Haag, invitée en tant que fille de Lovely Brunette pour perfectionner mon néerlandais. J’ai surtout lu une dizaine de Simenon en français que le libraire en face de chez eux avait l’amabilité de vendre…

Lors du décès de Lovely Brunette j’ai aussi dû contacter Monsieur Kapadia à Mumbai – qui était Bombay quand ils ont commencé leur correspondance. Après 40 ans d’échanges épistolaires, son chagrin était sincère. J’ai encore un petit cadeau qu’il lui avait envoyé, et lors de la vague hippie, il m’a fournie en bracelets d’argent et foulards de batik.

Bien entendu, elle trouvait tant de plaisir dans cette occupation qu’elle m’y a incitée. J’ai eu un petit correspondant noir qui m’avait presque fait pousser un cocorico de joie pure quand il avait affirmé que son papa avait trouvé que ma lettre était la plus belle! En effet, il s’agissait d’une suggestion de notre maîtresse d’école, on avait envoyé toutes les lettres dans une école au Congo belge, et là, je suppose qu’une foire d’empoigne avait fait la sélection des missives dignes d’intéresser nos lointains futurs – et éphémères! – petits correspondants.

Ensuite, ce fut le tour de « Therapon« , un  jeune Grec auquel mon père avait acheté des cartes postales à Athènes. Comme ce petit débrouillard parlait un peu le français, il s’était fait donner mon adresse – ou le contraire. Pendant des années j’ai commencé mes lettres par « cher Therapon » pour ensuite comprendre que c’était son nom de famille! Le gentil Therapon avait le sens des affaires et de son avenir. Plus j’avançais en âge et plus il s’orientait vers une correspondance aux accents romantiques, auxquels j’étais assez imperméable. J’en étais encore aux poupées (Poupette, Belle Jacqueline, Micheline…) et la dernière photo que je lui ai envoyée de moi me représentait petite fille, coiffée de mon éternel serre-tête (qui me serrait les oreilles comme un étau!), en tablier rayé, le rouleau à pâtisserie à la main, me livrant à mes premières joies de cuisinière.

Lui, par contre, il m’envoyait des photos très suspectes, car il y était surnaturellement beau.

Je ne saurai jamais si c’était vraiment lui, cette déité blonde au profil parfait, car lassé d’attendre que je grandisse, il a joué son va-tout. Et a perdu. Il m’a demandé si mon papa accepterait de financer ses études, et il voulait devenir pilote d’avion, rien de moins! Ce n’étaient donc pas mes talents culinaires qui l’intéressaient!

Ensuite, il y a eu une annonce assez absurde dans le journal local: « Des centaines d’Italiens vous attendent pour correspondre« . Pas méfiante du tout, et désireuse de mettre en pratique l’italien appris dès mes 12 ans par la méthode Assimil (l’Italien sans peine), j’ai confié mon adresse et ma photo au destin.

Je ne sais pas combien d’Italiens il est resté pour les autres, car moi, j’ai reçu plus de 600 lettres, qui arrivaient par paquets noués, apportées par un facteur enthousiaste dont les bras commençaient à raser le sol. Certaines n’ont jamais été ouvertes: une fois passé l’engouement initial mon frère et moi tâtions les enveloppes pour identifier celles qui contenaient des photos, et nous ouvrions, ce qui livrait passage à pas mal de fous-rires et commentaires. Beaucoup de candidats louches: celui qui était en prison (innocent bien entendu) et qui me demandait de venir faire un pique-nique bucolique avec lui le jour de sa libération; quelques quinqua (ou sexa) génaires émoustillés par mon tendre âge, et qui m’envoyaient des photos d’eux en maillots révélateurs; celui qui me demandait de lui envoyer des magazines pornographiques car, disait-il, il savait que les gens du nord étaient plus libérés que les Italiens.

Mais il y  a aussi eu Solidea, Chiara et Marina, avec lesquelles, 45 ans plus tard, je suis toujours en correspondance!  Nous nous sommes rencontrées chez elles, en Belgique ou ailleurs, et nous avons vieilli ensemble, la plume à la main!

Et chacune d’entre nous saurait raconter la vie de l’autre avec autant de détails que si nous avions échangé ces confidences autour de nombreuses tasses de thé, assiettes de spaghetti, carafes de vin, montagnes de cassata. Ou en faisant notre shopping via Po, Garibaldi, delle zoccolette ou autre…

La correspondance, c’est un plaisir désuet mais plein de charme!