Un monde multicolore

Mon grand-père était acheteur de laine. Verviers et la laine, c’était une longue histoire d’amour qui passait de génération en génération et unissait les familles comme un tissage bien serré – et bien chaud. Même les kilts écossais y étaient tissés, c’est dire, et des liens amoureux aussi puisque mon arrière-grande-tante Léonie a épousé son vaillant homme des Highlands…

Les mêmes noms se retrouvaient depuis plusieurs générations, unis à d’autres même noms. Les réputations n’étaient plus à faire. Et les Verviétois s’en allaient pour affaires avec leur famille, leurs enfants voyaient le jour sous d’autres cieux et revenaient en visite après de longues traversées en bateau, ahuris devant ces familles qu’ils découvraient et qui ne ressemblaient pas aux visages basanés de leur quotidien.

L’oncle Edouard fumait le cigare, se souvenait encore mon père – Crevette –  et le hall de la maison de son grand-père maternel Henri était gigantesque. Rien à voir avec la leur, aux formes simples et proportions modestes d’Uruguay. L’oncle Charles racontait des plaisanteries dont il ne saisissait pas le sens – du genre « voyons Jacquie, peux-tu deviner combien de petits pois il y a sur ma fourchette?» – et en général tous les adultes tentaient d’intéresser ce petit garçon quelque peu perdu malgré tout. C’est en Belgique qu’il a fait son premier voyage en train et il était émerveillé devant les talus verts et fleuris, si différents du décor de ses jours à Montevideo.

Et la vie était tout autre d’un côté à l’autre du monde. On ne mangeait pas la même chose. Le climat n’était pas le même. Les faits divers non plus. D’un côté on avait envoyé l’aînée à Sainte Julienne au mariage de la pauvre petite X*** dont le père n’avait cessé de pleurer pendant toute la cérémonie à laquelle personne n’était venu ! (La pauvre petite X*** était-elle enceinte et forcée de se marier ? Le mari était-il peu recommandable ?) et de l’autre Albert devait son salut à un Indien dans la pampa…

Pocitos, 1920

Car Albert, mon grand-père, s’est un jour égaré dans la pampa. Il était à cheval, et la nuit était tombée. Pas de vraie route, juste une vague piste qu’il avait quittée sans le remarquer. Une lueur au loin l’a attiré, c’était une petite maison rudimentaire habitée par un Indien qui lui a cédé son lit et qui, le matin, l’a accompagné sur son cheval jusqu’en vue du prochain bourg qui le remettrait sur la bonne direction…

Et le même Albert rapportait à la maison des anecdotes du genre « j’ai logé dans un « hôtel » où une petite pancarte demandait aux caballeros d’enlever leurs éperons pour dormir… Et racontait comment la laine arrivait en ballots tirés par des boeufs…

Transport de la laine

Les badinages avaient décidément un accent différent même s’il s’agissait de la même famille…

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Ce que Jacquie a vu

Alors qu’il « diminuait » paisiblement, mon père se promenait dans ses souvenirs. C’est peut-être ce qu’on veut dire quand on parle de « retomber en enfance ». Non pas qu’il soit retombé dans l’état du nouveau-né qu’il faut prendre en charge, mais dans son cas, c’était dans son enfance qu’il jouissait le mieux du présent je crois. Il se regardait, dans le film sur son passé ou de vieilles photos, et me décrivait cet enfant absolument étonné devant la vie et ses surprises, et je voyais qu’il avait de la tendresse pour ce petit être qui avait été lui et vers lequel il retournait si volontiers, retrouvant une mère jeune aux mains caressantes et à l’odeur de savon.

Papa et sa mèreUn petit garçon qui, parce qu’on avait cru le perdre et qu’on savait désormais qu’il serait le seul, était le coeur même du monde pour ses parents. Sans doute peu impétueux, prudent, soucieux de bien faire ce qu’on attendait de lui. Sauf pour « bien manger », ce qu’alors il détestait et il se transformait en statue de pierre pour ne pas ouvrir la bouche. Poli et courageux si on attendait – exigeait ! – de lui le courage, comme cette fois où, bien petit encore, lors d’une traversée vers l’Amérique du sud, le bateau s’arrêtait loin d’un petit port où il fallait faire escale, et les passagers étaient descendus sur des barques au moyen de nacelles. Ce jour-là le vent soufflait fort, le bateau et les barques tanguaient et la nacelle se balançait dangereusement, faisant hurler le petit garçon de peur. Mais, me dit-il, on lui a promis d’acheter, une fois à terre, une jolie paire de bottes rouges, et c’est la vision de ces bottes rouges qui a fait de lui un grand garçon pendant cet impressionnant débarquement.

Un petit garçon qui ne doutait pas que la terre entière se dévouerait pour lui faire plaisir : au cinéma avec sa mère, alors qu’il devait aller à la toilette pendant le film, il lui dit tout sérieux : dis-leur bien qu’ils attendent !

Papa petit princeUn petit garçon qui obéissait sans discuter et, comme tous les enfants, sans la notion d’un « et après ? », car alors qu’il refusait de manger quelque chose sa mère à bout de ressources le mit devant un choix : soit il mangeait soit elle lui faisait sa valise et il pouvait partir. Il aima beaucoup la seconde option et demanda donc à sa mère très sérieusement de lui préparer sa petite valise et… il s’en alla. Un choix qu’on ne lui donna plus jamais par la suite…

Un petit garçon qui avait un peu de mal à passer d’un monde à l’autre, entre l’Amérique du sud où il habitait, s’appelait Tiago et parlait l’espagnol, et la Belgique où il devenait Jacquie et venait en visite avec ses parents et ne parlait que le français. L’oncle Edouard sentait le cigare, et le grand oncle Charles, frère de son grand-père maternel, lui faisait des blagues qu’il ne comprenait pas (comme lui demander combien de petits pois il y avait sur sa fourchette… ce qui l’avait  vraiment intrigué : devait-il vraiment le savoir? ).

La maison de son grand-père lui semblait incroyablement grande, avec un hall immense dans lequel, selon lui, une autre maison aurait tenu. Plus tard, quand il sut galoper un peu avec ses cousins et cousines, il montait dans la petite tourelle sur le toit et contemplait la cime des arbres. Suzanne, sa cousine plus âgée, l’inondait d’amour et d’histoires de guerre où des mots tels que « nos braves » et « le sang de nos soldats » revenaient souvent, car elle avait perdu son père en 14-18 et il lui manquait terriblement même si elle ne l’avait presque pas connu. Il était devenu un « brave ayant donné son sang pour la gloire de la patrie ». Mon père, le petit Jacquie bien sage était encore petit pour avoir l’âme guerrière mais était un excellent auditoire.

La sœur de sa mère avait deux enfants, un garçon malicieux et une jolie fillette grincheuse et autoritaire qui adorait boire l’eau du bain qu’on leur donnait à trois, proclamant d’un air déterminé que ch’était bon, l’eau chale ! Devenue une dame grincheuse et autoritaire elle avait aussi une voix et une diction bien particulières qu’il adorait m’entendre imiter : lui qui avait toujours résisté à l’esprit moqueur que mon frère et moi avons hérité en ligne droite de son père, il s’en délectait, hilare, soupirant avec émerveillement « mais comme tu l’imites bien ! »…

Papa tond la pelouseJ’aimais découvrir ce petit garçon et le retrouver sous la forme d’un ravissement amusé sur les traits de mon père. Ce petit garçon, comme tous les enfants du monde, vivait la fin d’une époque et heureusement avait conservé pas mal de choses dans ses souvenirs.

C’est un peu comme si, par la grâce de sa mémoire, j’avais le droit de jeter un œil sur des choses disparues.  Et même sur celles que ses parents ont connues avant lui et lui ont raconté. Comme de la première communion de son père (il est né en 1890, donc on doit être en 1902 environ je suppose) qui fut son passage initiatique de petit garçon à grand garçon : sa grand-mère Léonie avait trouvé que c’était le jour ou jamais et lui avait offert – après la cérémonie ! – un cigare et de l’alcool. Voilà de quoi rendre une grand-mère inoubliable. Il faut dire qu’elle, elle fumait le cigare… Et que le pauvre communiant a eu mal au coeur et a vomi tout son bon repas de communion.

Ou le duel qui opposa mon futur grand oncle à un rival russe que mon grand-père préférait comme soupirant pour sa sœur. Le duel eut lieu, mon futur grand oncle devint mon grand oncle (un peu plus tard) et ma grand-mère fut tellement ulcérée du fait que son fiancé s’était mêlé du choix des prétendants de sa sœur qu’elle refusa de le revoir – pour un temps… – et qu’en grand romantique il s’en alla pour s’engager à la légion étrangère. Où on ne le voulut pas, ce qui lui permit sans doute de devenir mon grand-père car la légion n’était pas un simple boot camp !

 

Papounet