J’ai des filles à vendre, des brunes et des blondes….

Il y a quelques années, avec ma cousine Chonchon nous avons – comme maintes et maintes fois ! – reparlé du temps où nous étions des vaches en robe du soir. Nous sommes issues d’une époque charnière, où les traditions en place depuis bien longtemps refusaient de se taire. Peu après notre prime jeunesse, mai ’68 ferait son travail de révolution, mais nous étions encore soumises aux rituels que nos mères – nous le disaient-elles assez – n’avaient pas toujours eu le bonheur de connaître car leurs 20 ans avaient été marqués par la guerre. Mais nous, nous… ! Nous avions le bonheur de vivre nos 18 ans en temps de paix et de prospérité, et on pouvait nous mettre à l’étalage en grande pompe. Avec projecteurs, musique d’ambiance et tout…

Pour Chonchon et moi, c’était l’horreur.

Il faut dire que, élevées uniquement par nos mères et sans trop d’argent superflu, nous n’avions pas la joyeuse superficialité de tant d’autres jeunes filles dont on entendait les rires et coquetteries aux soirées. Je revois encore cette gentille peste qui racontait d’un ton pointu qu’alors qu’elle reprochait à sa couturière de lui faire des robes trop courtes, l’intrépide femme d’aiguille lui avait répondu qu’avec des genoux comme ça, mademoiselle Machin, ce serait vraiment dommage de les cacher...

Et nos mères avaient pour nous des ambitions qui nous donnaient la chair de poule. Et nous faisaient bâiller d’ennui.

On a donc organisé chez moi une soirée pour « mon entrée dans le monde »…  ce qui signifie que j’étais officiellement sur la liste des jeunes filles épousables dans un rayon de 15 kms. Je me devais de rassembler un bel échantillonnage de filles à marier pour les jeunes gens en âge de se déclarer et de s’engager à jamais. Les mères s’échangeaient des listes. Rusaient. Une telle serait invitée même si on savait qu’elle n’acceptait jamais, mais elle serait obligée de rendre la pareille (obligée ou pas, celle à qui je pense ne l’a pas fait mais ça m’arrangeait très bien) ; un tel était pauvre mais faisait danser les tapisseries donc le malheureux virevoltait avec toutes les moches de soirée en soirée ; un autre tel était un excellent parti et s’il acceptait de venir, il serait lui-aussi obligé de me ré-inviter quelque part (il l’a fait… à une soirée payante. Beau parti radin, merci bien !) … On se retrouvait donc ayant convié les gens de la liste, sans les connaître pour la plupart.

On nous a alors envoyées chez la couturière, chez le coiffeur, on nous a donné des sueurs froides pires qu’au matin d’un examen oral dont notre vie aurait dépendu. On nous a dit de ne pas rire en étalant toutes nos dents (six suffiraient, huit au plus), de ne pas dire de sottises, de danser avec retenue et pas deux fois avec le même cavalier. Ciel ! Oui, presque Ciel mon mari ! car il se cacherait peut-être parmi les invités. Deux de mes cousins m’ont martyrisée dans le salon pour m’apprendre le rock, mais l’un d’eux semblait vouloir me préparer pour le cirque du soleil en m’envoyant par la fenêtre après un passage autour du lustre.

Et puis la soirée eut lieu, celle de ma montée sur le podium des jeunes filles prêtes à l’emploi, les vaches en robe du soir. Et je ne m’en souviens absolument pas. Ou si peu. Les jeunes gens devaient être aussi pétrifiés que nous. Leurs mères avaient dû les mettre en garde contre les accapareuses, les danses trop serrées, les mains moites et les ravages de l’alcool. Il y avait un beau garçon – Daniel – qui m’avait invitée, et ré-invitée et que par instinct je ne supportais pas. Il avait une voiture d’occasion qui avait reçu une balle perdue je ne sais comment, et un de mes cousins insistait : ne voulais-je vraiment pas voir le trou de balle de Daniel ? Sorry pour ma mémoire sélective… Il y a eu un prétentieux jeune homme qui m’a dit qu’il ne savait pas qui organisait la soirée et s’en fichait car lui… il n’était pas invité. Le petit pédant de service qui, sachant que j’étais « en Arts déco » me faisait passer un examen oral des plus fascinants en s’étonnant avec une stupeur choquée quand je ne savais de quel artiste il parlait (un raseur de 18 ans… il a dû en casser des pieds, celui-là, depuis!) Il y avait l’habituelle fille qui riait trop fort et voulait tous les garçons autour d’elle, ce qui semblait très bien fonctionner. Les dames autour d’un verre de sherry qui surveillaient que les bonnes mœurs restaient d’actualité et prenaient note de téléphoner le lendemain à ma mère pour lui dire que tel jeune homme n’était pas recommandable et que telle jeune fille faisait « déclassée »…

Il y  a aussi eu le fait que je m’ennuyais tant que je suis allée dans la cuisine pour laver les verres avec la femme de ménage…

Je suis restée sur le podium pendant quelques mois, allant vaillamment danser avec des garçons dont le charme me plongeait dans une torpeur proche de l’ébahissement. Je n’avais en général pas trop de succès – à ma grande satisfaction – dès que je parlais, car j’ai appris par la suite que mes conversations dérangeaient… Oui! J’ai osé dire à un de ces candidats à la parfaite vie de couple que j’avais lu Psychose et la bouche offusquée il s’en est plaint à ma tante.

Elle n’a pas des conversations de son âge… Je ne sais toujours pas s’il me trouvait trop osée ou retardée… Ou s’il a cru que Norman Bates était mon oncle, voire mon amant???

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Le tango? Oui, avec Jeannot!

Lorsque je me rendais au travail aux Etats Unis, dans ma voiture j’écoutais en boucle, et sans m’en lasser, le CD du Buena Vista Social Club… En pensées, alors que je roulais sagement dans les rues de West Orange, Verona, et puis Montclair, je me sentais un corps jeune et agile qui s’indisciplinait beaucoup à ces rythmes de samba, boléro et autres douceurs sud-américaines. Je sentais toute la sève de jouvence sortant de la musique et des voix de ces septuagénaires qui célèbraient le mouvement de hanches de Chan Chan sur la plage, ou Tula qui n’a pas éteint sa bougie et a mis le feu au quartier. Ou cette délicatement triste et heureuse évocation de leur loca juventud.

Je l’écoute encore en repassant, ma foi c’est nettement plus amusant ainsi, même si certainement moins rapide…Mais j’ai le temps de me faire plaisir.

Et il y a aussi, sur ce CD, un morceau uniquement musical qui a des accents de tango. Et Dieu que j’ai envie de le danser, ce tango !

Je le dansais autrefois avec mon père, assise dans ses bras, le mien – bien court et dodu – tendu avec ma main emprisonnée dans la sienne, certaine de ma grâce et de mon identité. J’étais sa fille, sa fleur et sa chatte, la poupée de ma mère, leur puce et plus tard, bien plus tard disait-il, on donnerait un grand bal pour mes 18 ans qu’il ouvrirait avec moi. Il aurait un smoking blanc et on danserait un tango qui laisserait l’assemblée sans voix. Je le suivais volontiers dans ce rêve de film, convaincue que ce bal aurait lieu sur une majestueuse terrasse quelque part en Uruguay ou Argentine où l’emmenait sa nostalgie.

Je ne connais guère les pas adroits et emmêlés du tango et ne serais probablement pas douée. Je suis souple d’esprit, mais pas de corps. Et pourtant, riez, riez donc, mais j’aimerais beaucoup savoir danser aussi la valse (que j’ai dansée si l’on veut dans les bras de Monsieur La saucisse comme je l’ai un jour évoqué, mais le pauvre a dû se demander ce qui lui avait pris de se lancer dans cet exercice de musculation).

Et ce tango, je ne voudrais pas en faire une parade sexuelle, bien sûr que non ! Je voudrais qu’il soit surtout tendre, avec l’honnête joie de poser sa tête sur une épaule et de savoir que c’est permis, que c’est sa place pour cet instant, que c’est une communion gentille et pleine d’une longue litanie de souvenirs qui nous unissent, lui et moi.

Alors je voudrais le danser avec Jeannot !

jeannotJeannot, ami de mes parents, l’homme au grand sourire et à la voix qui charme, l’homme qui aime, qui est bon, rieur, discrètement artiste, éternellement jeune. Jeannot que, avec sa femme, nous rencontrions souvent sur les routes à l’étranger (Suisse ou France) avec surprise et amusement. Une décapotable auréolée de joie nous croisait ou nous dépassait, pouêt pouêt, des mains s’agitaient, et …. Mais que donc font les C*** ici aussi ? On riait, on concluait que les C*** étaient décidément partout. Elle avec son foulard à la Brigitte Bardot, et lui qui me faisait penser à Curt Jurgens. En plus amusant. Car Curt Jurgens ne l’était pas…

L’ami de jeunesse de mon papounet, qui lui rédigeait des permissions bidons en allemand pendant la guerre, et avec qui mon papounet gloussait au téléphone comme un galopin en le lui rappelant. Quand ces deux-là se retrouvaient, ce n’étaient que souvenirs impertinents de ce genre qui les faisaient rire, complices redevenus jeunes hommes le temps d’une litanie de « et tu te souviens de?… »

papounet-et-jeannot

Quand ma mère était sur le point de mourir et qu’elle s’efforçait de contacter tout le monde pour dire son adieu – grande dame qui ne songeait pas un instant à quitter la scène sans saluer les autres acteurs -, Jeannot, à ma demande, l’a appelée. D’Argentine où il vit. Un ami qui remontait cinquante ans de passé pour lui dire adieu mon amie d’alors, je ne t’oublierai pas, c’était beau. Et courageux car ce n’était pas un coup de fil facile…

Alors, Jeannot, on le danse, ce tango ? On rirait pas mal, moi la petite puce devenue bobonne (oh je sais, tu me dirais que je suis jeune et charmante, et finalement, ça me ferait plaisir, j’avoue…) et toi le monsieur devenu monsieur âgé de corps et pas de cœur, le monsieur dont la mémoire a encore le souvenir de mes parents jeunes et rieurs. Moi pas souple, toi plus souple. Mais on pourrait tricher, et ma tête sur ton épaule je penserais aux jours heureux, tu penserais aux mêmes … on se dirait que tout a passé si vite, mais qu’on a savouré tout ce qu’on a pu, et qu’on compte bien continuer !

J’avais à peine terminé ce billet – en juillet 2009 – que mon père m’a appelée pour notre bavardage hebdomadaire. « Jeannot est à Bruxelles, » m’avait-il dit « et trop occupé pour que l’on se voie, mais il m’a demandé de t’embrasser quand je te parlerai ». La tendresse voyage, émet ses ondes, et la réception est bonne.

Cindy, princesse des Cœurs d’Alène…

Cindy est un jour entrée dans l’imprimerie que je dirigeais avec fureur comme j’aurais dirigé une galère remplie de forçats, dans le New Jersey, dans cette autre vie sous un autre climat. Elle avait l’allure d’une bag lady qui se serait pomponnée : de longs cheveux gris pendant librement, sans épaisseur et sans grâce dans son dos, la moustache d’un noir tenace, de jolis yeux doux, une peau fine et lisse, un sourire permanent un peu robotisé par un dentier standard d’une blancheur et régularité dérangeants. Un gros anorak informe, pareil à tout ce qu’elle portait : pas de forme et des couleurs choisies pour leur unique vertu … pas salissantes.

 

Elle venait faire des copies couleurs de photos. Des photos d’étranges petites dames âgées – dont elle – déguisées en hawaïennes, japonaises, indiennes, et dansant. Rien de bien artistique, les dames avaient l’air habillées avec des surplus d’un patronage, et la choréographie était plutôt malhabile. Mais on voyait du bonheur dans ces bras tendus tenant des éventails ou des rubans et dans ces cous inclinés avec grâce sur des colliers de fleurs ou de perles.

 

Cindy était enjouée et extrêmement polie.

 

Elle revint souvent. Au point que je lui fis un « prix » et parfois une faveur. Visiblement elle n’avait pas trop d’argent mais en revanche elle avait une passion qui lui coûtait une belle part de ce maigre argent. Nous avons commencé à parler un peu. Elle vivait dans une maison de retraite où elle faisait la cuisine et le ménage en échange d’une chambre minuscule, d’un salaire tout aussi minuscule, et d’une énorme paix de l’esprit. Elle faisait du tai-chi, et avait mis au point des cours de danse pour rendre du bonheur à qui ne savait plus trop où le trouver entre les soucis de santé et d’argent. Il était clair que Cindy aimait les tenues d’Indienne, et c’est le sujet qui nous a rapprochées. Je lui ai offert l’un ou l’autre bijou indien que j’avais reçu et trouvais un peu trop voyant pour ne pas me donner un air de wannabe et elle était aux anges.

 

Nous avons fini par être assez proches. Elle n’avait aucune éducation scolaire et ne s’en cachait pas. Née de père inconnu près de Seattle et d’une mère qui avait un peu ou beaucoup de sang indien. La petite Cindy enfant  brossait les cours pour jouer dans les bois avec des Cœurs d’Alène, ces Indiens que l’on disait bons à rien, couverts de vermine, dangereux et pas fréquentables. Même sa mère, alcoolique et à la dérive de sa vie, frémissait de honte à l’idée que sa fille approchait ces gens-là… et n’apprenait rien de bon. Elle apprenait, oui, mais pas ce que les « pauvres blancs, les white trash comme les Indiens les appellent  (oui, le racisme va dans les deux sens…)», doivent savoir. Elle partageait avec eux ses tartines de midi, et eux l’accueillaient dans leurs jeux et courses dans la forêt. Elle avait fini par tomber amoureuse et surtout enceinte d’un blanc qu’elle avait suivi, folle d’amour, jusqu’à ce qu’il la quitte. Et elle en avait suivi un autre, et un autre. Toujours amoureuse et la vue courte. Sautant d’un petit boulot à un autre : serveuse, vendeuse, caissière, la plupart du temps au noir. Faisant des enfants. Elle avait honte, à présent que sa vie était à sa dernière montée, et se demandait pourquoi ses enfants l’aimaient car elle avait été une terrible mère. Pourtant ils l’aimaient. Mais ne vivaient pas dans la même ville qu’elle.

Ringwood 2008 pow wow 3
Je l’invitais chez moi, elle m’apprenait les pas des danses indiennes (qui ne sont pas du tout sauter en faisant des you you de la main sur la bouche, qu’on se le dise une fois pour toutes !), et un jour elle a vu un signe clair dans le fait qu’alors qu’elle arrivait au jardin toute la horde de « mes » dindons sauvages était là, après trois mois d’absence. Mes dindes chéries Simone, Lola et Clara étaient revenues avec leurs mâles, leurs enfants et leurs meilleures amies pour des poignées de graines de tournesol et mettre ma pelouse à mal. Et elles ont laissé un gros bouquet de plumes dont Cindy s’est emparée pour se faire l’éventail traditionnel qu’elle agiterait au-dessus de son bras replié et recouvert d’un châle. Quand je suis allée au Canada je lui en ai ramené une petite boîte d’écorce de bouleau faite par les Hurons…

 

Ensemble nous sommes allées à deux pow wows et elle a tenu à participer à la danse finale, m’entrainant de force – car je déteste ça. Elle a dépensé follement en s’achetant CDs, livres de recettes, colifichets, perles. Elle a disparu pendant une heure et est revenue, éblouie en constatant qu’elle devenait folle tellement la journée était parfaite. Elle avait caressé un loup, respiré de la sauge et de l’herbe de la grande prairie, goûté du ragoût de bison et du fry bred

 

Puis je l’ai perdue de vue. Elle a dû changer de logement, la maison de retraite où elle vivait et travaillait changeant de propriétaire. Je l’ai encore revue une ou deux fois mais elle était désormais dans une autre ville. Continuait de danser. Et un jour m’a dit, rayonnante, que le prêtre de sa nouvelle paroisse était un noir qui avait des « pouvoirs » et lui avait révélé que lors de sa précédente vie ( !!!) elle avait été une… princesse indienne ! Ce bond social dans le passé l’intéressait peu. Par contre, elle avait enfin son explication à  sa vie. C’était, sans jeu de mots… le couronnement de sa vie.

 

Cindy, princesse des Cœurs d’Alène… était – et est toujours si elle est encore en vie – une grande dame.

Sauvegarder le vécu

C’est ça qui m’ a poussée à écrire.

Il y avait des émotions qui s’étaient fixées dans ma mémoire. A chaque rappel, elles jaillissaient. C’est comme la fois où… Je me souviens de quand… Mince alors, je croyais avoir oublié... Certains souvenirs faisaient mal, enveloppés dans le feutre du secret. D’autres étaient pleins d’une énergie heureuse. Et bien que mes récits ne soient pas autobiographiques, les bouleversements qui s’y expriment en pleurs ou en rires sont issus de mon vécu, ou de mon observation du vécu d’autres.

Je pense que mon premier souvenir d’une douleur noire et tranchante remonte à lorsque j’avais environ 7 ans. Mon frère et moi étions déjà couchés dans nos petits lits verts, mais nous ne dormions sans doute pas encore, car un coup de sonnette insolite à cette heure nous en a sortis en hâte. En pyjama nous nous sommes approchés des montants de la rampe du palier, et nous sommes assis sur la première marche des escaliers. Nous avons presque pu suivre les pas de la gouvernante qui se précipitait dans le couloir de marbre pour ouvrir. Et le malheur est entré, déguisé en télégramme. Un étage au-dessous de nous ma mère, inquiète, avait entr’ouvert la porte du salon pour accueilir la gouvernante qui montait vers elle. Elles ont chuchoté, leurs voix tremblant de crainte.

Et puis un long cri/sanglot: Il veut divorcer!

Le bonheur de ma mère s’est enfui dans cette petite phrase.

Elle a couru dans sa chambre à coucher, adjacente au salon, et son lit a étouffé ses pleurs, que la gouvernante cherchait de calmer.

Nous ne savions pas alors, les enfants que nous étions, que notre vie venait de changer. Seul le passé n’avait pas bougé. Mais plus jamais nous ne serions les enfants que nous aurions été si…

Par contre, j’ai aussi exhumé il n’y a pas longtemps le souvenir de ma première « sortie », avec un certain étonnement. C’était vraiment moi? Vraiment?

Je devais avoir 15 ans à peine, et la fête avait lieu à Baelen ou Eupen, dans la salle des fêtes d’une école. Une pièce assez dépouillée. Un poêle de fonte trônait en plein milieu dans un halo d’air brûlant que l’on recherchait volontiers car il neigeait dehors. Le sol était un simple plancher, idéal pour rendre le son d’un galop feutré pendant que l’on valsait ou twistait joyeusement. Je me trouvais là avec ma grand-mère, ma  mère et ma cousine Claudine.

A l’arrivée, ma grand-mère s’est extâsiée sans malice devant le bouquet de violettes que Miss Laure avait enfoncé dans son décolleté, assez bas je dois dire. Miss Laure avait grandit et travaillé dans un moulin, et avait appris que les vêtements blancs ne se tachaient pas avec la farine, et bien qu’à l’époque elle ait la soixantaine et ne travaille plus, elle continuait de s’habiller de  blanc, ce qui lui allait très bien. Mais Claudine et moi, en plein âge bête, n’avons pu retenir un fou-rire quand notre grand-mère a respiré le timide parfum entre les seins – discrets – de Miss Laure!

Ma mère était élégamment vêtue d’un ensemble écru au tricot, orné d’une broche en or. Elle s’amusait et se sentait bien belle. Ma grand-mère s’amusait aussi car je la vois encore très bien debout, appuyée à une des grandes tables où nous avions mangé, chantant La valse brune en berçant sa chope de bière, le visage illuminé par la réminiscence de jours heureux. Un beau monsieur de son âge, veuf, la trouvait trop à son goût et elle a fini par le fuir de table en table.

Claudine et moi dansions de furieux twists, et je me trouvais irrésistible. Bon, j’étais extrêmement positive, disons-le! Car franchement, je ne pouvais pas être irrésistible: j’avais crêpé mes cheveux au point de les faire ressembler à un tampon Jex géant, je portais des lunettes de vue fumées qui s’élevaient en pointe sur les côtés, et j’avais mis 3 jupons pour faire bouffer ma robe. Je ressemblais à un grand abat-jour.

Mais heureusement je n’en avais aucune idée et souriais de toutes mes dents.

J’ai quand même dansé sans ma cousine, malgré mon aspect peu séduisant! Avec Helmut, dont le papa, veuf aussi, couvait ma mère des yeux. Peut-être se servait-il d’Helmut comme d’un cheval de Troie? Qui sait… En tout cas, Helmut m’avait invitée très cérémonieusement en demandant à ma mère la permission de me faire virevolter. Puis il avait claqué des talons en s’inclinant devant moi et  me tendant la main. C’était charmant, il me traitait comme une Altesse! Nous avons dansé sur une chanson d’Adamo, Le temps des roses (oui je sais, Vous permettez, Monsieur aurait été parfait, mais c’était Le temps des roses!) Helmut accompagnait Adamo en chantonnant, ce qui déposait un petit fumet de bière sur mes joues.

Et puis j’ai aussi dansé, suite à l’injonction de ma grand-mère, un pot-pourri de valses avec un gentil monsieur qui ressemblait à Jiminy Crickett et qu’elle appelait « Monsieur La Saucisse » je ne sais plus pourquoi. Peut-être était-il charcutier…? Monsieur La Saucisse et moi avons tourbillonné comme des toupies autour du poêle et sur nous-mêmes, traitement auquel il semblait habitué mais moi, je m’accrochais à lui pour ne pas m’envoler et mes 3 jupons s’élevaient en corolle.

Eb bien, cette atmosphère  bon enfant, le vétérinaire qui a chanté Les petits pavés et une chanson insolite avec une tortue farfelue bien connue sur l’estrade, ces valses trottinantes, ces grosses chopes de bière, ma mère rayonnante, ma grand-mère heureuse… tout ça est un charmant souvenir, vivace et émouvant. C’était ma première sortie, et je m’y suis amusée. Je m’y amuse encore!

 

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Vive les abat-jour! Hahaha… Merci de partager ces souvenirs avec nous
Commentaire n°1 posté par nATH le 15/12/2007 à 10h20
Bonne route.
Commentaire n°2 posté par Sév le 15/12/2007 à 16h11
brillant de réalisme, je t’y vois vraiment bravo, continue, tu me fais rire de bon coeur bisous, jojane
Commentaire n°3 posté par jojane le 16/12/2007 à 04h34
Tes descriptions sont de vrais délices, Edmée. On s’y croirait !
Commentaire n°4 posté par Cathy le 23/12/2007 à 17h45
Merci merci! Je me demande si Helmut se souvient encore de moi??? J’étais si moche que je devais être impossible à oublier, quelle question! Ha-ha!
Réponse de Edmée De Xhavée le 23/12/2007 à 23h00