Une ruche généalogique

Lancée dans la mise en ligne de la généalogie familiale, mon regard change sur bien des choses.

Mes parents – Lovely Brunette plus que mon père car elle y a consacré les 10 dernières années de sa vie, et au vu de son travail soigné, je dois admettre qu’elle valait bien plus qu’on ne le lui avait dit – ont laissé des tableaux généalogiques, photos et recherches au sujet de leurs ascendants. Pourquoi ? Pas pour découvrir que nous descendons d’une lignée épatante, mais d’une lignée… éternelle, qui a commencé dans les cavernes (et là on ne sait rien… peut-être y-a-t-il quelque part l’empreinte de la paume d’un lointain troglodyte dont je partage l’ADN sur une paroi de calcaire…) et, de plus sains en plus sains, a étendu sa ramure jusqu’à moi, qui suis, comme nous le sommes tous, issue des plus résistants, les autres branches ayant péri les unes après les autres.

Ces papiers risquant fort de disparaître un jour, mais aussi et surtout le temps et la passion que ces recherches ont occasionnés, me voici donc faisant la part du boulot en transposant tout sur un site de généalogie en ligne.

Si nous avons notre lignée aussi aisément traçable c’est que nous étions vraisemblablement parmi les lettrés, qui tenaient leur comptabilité familiale sur les premières pages de la Bible et chez Monsieur le curé. Nous étions fermiers, propriétaires terriens, bourgmestres, meuniers (un métier qui reçut ses armes officielles), conseillers municipaux, baillis, membres de ceci ou cela. Des particules n’avaient rien de nobiliaire mais indiquaient la provenance, et parfois si la famille de l’épouse était mieux assise, l’époux ajoutait ou prenait le nom de l’épouse.

Des bourgeois ou petits nobles, avec l’argent pour s’assurer une table bien garnie, des ou un domestiques, une santé convenable. Ils ont presque tous vécu jusqu’à un âge très respectable, que ce soit en 1500 ou en 1900, on a des septuagénaires et octogénaires en grand nombre. Alors je ne sais trop quelle charge de travail couvraient les messieurs, mais en ce qui concerne les mesdames… leur occupation était être enceintes et accoucher. Et puis recommencer. Des suites de quinze enfants sont la norme, un après l’autre comme les boules au loto.

Enceintes pendant 15 ans au moins. Et après tout ça, elles vivaient jusqu’à 79, 85 ans… Et elles ne devenaient pas toutes des éléphants en robe noire pour autant, j’ai des photos où les malheureuses sont sanglées dans une gaine qui devait leur couper la respiration et le transit intestinal avec élégance et dignité.

L’épouse n’est pas forcément plus jeune que l’époux, ni jeune tout court. J’ai trouvé peu de mariages de vieux barbons avec des tendrons. Certaines sont d’un an ou deux les aînées du mari, d’autres frôlent la trentaine, l’odeur rance de la vieille fille erre. Des compromis ont dû être faits, vous n’êtes pas de notre rang mais notre fille commence à jaunir alors, si vous promettez ceci ou cela… qu’en dites-vous ?

Un de mes aïeux a été condamné à mort pour avoir assassiné un avocat à Anvers. Un autre est mort en exil. Une autre a, à son époque, donné de la conversation et des nuits blanches à toute la parenté en épousant, en troisièmes noces, un mulâtre qu’elle a suivi à la Guadeloupe. Ah l’amour !

Il y a des noms qui changent, comme un certain Schwartz qui devient Lenoir et puis Le Lieutenant car il était Lieutenant d’une Altesse quelque part, et enfin le nom s’est stabilisé sur Lieutenant. Les prénoms sont aussi source de oh et ah : Juwette, Collienne (un nom d’homme, oui oui…), Rass (qui serait « Erasme »), Tysken, Welt. Les noms de famille fleurent le champêtre si on remonte assez haut : De la caille, Aux Brebis, Le Pourceau (qui « fleure » un peu fort malgré tout), De la Forge… Ou bien la mention « dit le… » suit le nom officiel, comme Lenoir dit le Lieutenant.

Mon aïeul le plus excitant est le sanglier des Ardennes, Guillaume de la Marck. Lovely Brunette nous le décrivait au même titre que Peter Pan ou Eric le Rouge, et nous le présentait comme « une sorte de Robin des Bois » qui prenait l’argent des riches pour le donner aux pauvres. En fait je pense qu’il le prenait pour lui et les siens, et a eu des soucis car il payait ses troupes avec de fausses pièces d’or, bref, la légende est bouillante mais sans doute encore loin de la vérité. Elle était idéaliste, Lovely Brunette. J’ai bien dit troupes, oui, car le sanglier des Ardennes faisait la guerre contre les grands de l’Histoire d’alors. Nous étions très fiers. Lorsque le film Quentin Durward est sorti, nous sommes fièrement allés le voir, en famille. Robert Taylor et Kay Kendall nous auraient attirés, pensez-vous ? Que nenni ! Nay ! Nous étions là, guidés par Lovely Brunette qui nous affirmait que tous les enfants n’avaient pas la chance d’avoir leur ancêtre dans un film. Même si à la fin du film on l’y décapitait après un combat magnifique dans le clocher de Maastricht. Robert Taylor (nous n’avions rien contre lui, il était « le bon » du film, et notre cher sanglier était « le mauvais mais tout le monde se trompait ») échangeait le fer contre notre barbu d’ancêtre, interprété par Duncan Lamont que personne ne connaît, qui perdait et dont on apportait la tête au roi dans un panier d’osier.

Ça, c’était beurk et un peu exagéré, on aurait aimé réécrire l’histoire…

Mais il nous permettait de dire à Lovely Brunette qu’on voyait bien que son frère descendait d’un « porc sauvage »…

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Les oncles d’Amérique

Le nom de famille Lonhienne est originaire de Trooz, et doit son origine à un ru, La loyen. On retrouve le lieu-dit (un hameau) sur la carte de Ferraris (établie entre 1770 et 1778) segment 92. Nous sortons tous de là. Et nous avons essaimé, comme la Bible nous le commandait.

On voit ici mention de l’abbaye de Beaufays

 

Et ici, Loyen

Et ici, Loyen

Lorsque j’habitais aux USA, j’ai découvert par hasard l’existence (éteinte) d’Urbain Jacques Lonhienne, né le 24 mai 1862 et mort le 30 décembre 1915 à Cape Girardeau, Missouri, et  Hubert Célestin Lonhienne (dont on retrouve ensuite le prénom « américanisé » en Herbert C. Lonhienne), son père, tous deux enterrés au Bankert Cemetery, Comté d’Alexander en Illinois. C’est un paisible cimetière sur une crête à l’orée des bois, surplombant des champs et des prairies, deux miles à l’Ouest de Gale, le long du Mississipi.

Hubert-Célestin Lonhienne est l’un des arrière-arrière-petits-fils de Gilles Lonhienne « de Sars » né autour de 1600 et de Jouwette « de Trooz », et tout comme lui je descends directement de ce couple en ayant pris la sève des brindilles poussant sur l’alors arbrisseau généalogique du petit-fils de Gilles, Winand, époux de Marie Califice. Ces membres américains de la famille Lonhienne et moi avons le même sang, mais on a perdu leur trace en Belgique il y a si longtemps que nous n’en savions rien. Hubert-Célestin est même omis sur certains tableaux généalogiques, peut-être parce qu’il est parti, de son plein gré ou encouragé par sa famille qu’il dérangeait, qui sait ? Un de ses frères était curé à Hody, un autre échevin à Sprimont et un autre conseiller communal puis échevin à Aubel. Et lui… aventurier-cultivateur, car lorsqu’on le mentionne, il est « cultivateur à Aubel ».

Hubert Célestin Lonhienne (ca 1814 – 1865) était le fils de Godefroid Michel Lonhienne (Esneux 1756 – Sprimont 1832 ) et d’Anne Elisabeth Bouffa (Sprimont ca 1778- Sprimont 1857). Sa première épouse, Lambertine Degueldre – renseignée comme cultivatrice – est décédée en 1853, à l’âge de 33 ans. Deux ans plus tard Hubert Célestin décide (ou on lui suggère vivement) d’émigrer aux États-Unis, et le 14 avril 1855 il s’embarque sur le « Vaucluse » vers la Nouvelle-Orléans avec une certaine « Marie », 21 ans, et des enfants (les siens probablement) : Florent 10 ans, Lucien 7, et Jacques, 9 mois. Il a 41 ans. Urbain Jacques naîtra donc 7 ans plus tard, dans « le nouveau-monde », la nouvelle vie. Hubert Célestin prend part à la guerre de Sécession : le 3 mars 1864 il s’est engagé dans le 19è d’infanterie US mais en a été déchargé le 19 mai 1864 pour invalidité. Il est mort le 28 mai 1865 à Cape Girardeau.

Son fils – ou tout au moins celui dont j’ai trouvé la trace – Urbain Jacques, est cité en 1877 et 78 dans The Cairo Bulletin (journal créé à Cairo, en Illinois en 1868 avec pour objectif d’entretenir « un nouveau sentiment démocratique ») à propos d’une Mary E. Lonhienne, à qui Urbain Jacques demande le divorce et l’obtiendra non sans mal car pendant un an on la prie en vain d’apparaître devant la Cour et on produit même une déclaration de non-résidence. Mais enfin ! Le petiot divorce à 15 ans, et on dirait bien que Mary E. a quitté le domicile conjugal !!! Ou qu’on l’a chassée par la fenêtre. Ayant été intellectuellement nourrie aux westerns dans mon enfance, je me délecte à imaginer le pauvre Urbain Jacques, empressé de perdre sa virginité à 13 ou 14 ans dans un saloon malfamé, et qui se retrouve saoul devant le curé et aux côtés de Mary E dite Burning Mary… Par la suite, enfin libéré de Burning Mary, on sait qu’il a épousé Allie L., née Allie L. Edmonson en 1841, sans doute au Tennessee comme son frère aîné Robert. Elle a vingt et un ans de plus qu’Urbain et est veuve de W S Damon, lui aussi vétéran de la guerre civile.

En novembre 1912, c’est dans le Missouri, à Cape Girardeau, que l’on retrouve notre Urbain Jacques, qui ici devient Jackson Urbain J. Lonhienne dans le Cape County Herald. Allie L. est morte l’année précédente et le voici remarié avec Augusta Ramin, née le 13 juin 1872 et qui décède deux ans après son mariage à Cape Girardeau, Missouri, le 7 octobre 1914. Elle est enterrée bien loin de son Urbain, car si lui repose auprès d’Allie L. et son premier mari, Augusta est toute seule dans le Koker Cemetery, un petit cimetière situé « dans un champ sur la ferme Seerod ». Ensuite on retrouve à Cairo, Illinois, des échos de la succession d’Urbain Jacques en novembre 1920 (Et comme il est mort depuis 5 ans, j’imagine que ça « barde » : on cite l’avocat Miles Frederick Gilbert, spécialisé dans ces guerrillas familiales qui démontrent bien que les héritages sont souvent l’occasion de couper quelques branches de l’arbre généalogique pour faire un bon feu).

L’Illinois et le Tennessee sont respectivement au Nord-Est et Sud-Est du Missouri.

Le frère aîné d’Allie L. – Robert – et son premier mari ont combattu dans le même régiment de cavalerie, le 6th Illinois Cavalry, servant dans l’armée de l’Union.

Elle est morte à quelques tours d’horloge de ses 70 ans le 8 septembre 1911. C’est entre ses deux époux qu’elle se repose. W S Damon à l’emplacement 38, Allie L. au 39, Urbain Jacques au 40. Hubert Célestin Lonhienne, mort en 1865, se trouve au 35, et sa pierre tombale a été payée par le Gouvernement, puisqu’’il était vétéran de l’Union. Le frère d’Allie L, Robert Edmonson se trouve dans le même cimetière (c’est une réunion de famille, ce charmant petit coin, et nos bons Wallons Lonhienne ne sont pas sans compagnie…) à l’emplacement 36. Ils semblent avoir été des gens aisés car les trois sépultures dont les numéros se suivent – Allie L. et ses deux époux – sont entourées d’une barrière de métal.

Si loin, si loin du petit ru, la Loyen…

Mon prochain roman – si le comité de lecture l’accepte, naturellement ! -, celui que je prévois pour 2020, comporte une partie se déroulant aux États-Unis, et un personnage s’y nomme Urbain Loyen, devenu Urbain Detrooz. Rien à voir avec la vraie histoire, que d’ailleurs je ne connais pas. Ici j’ai crée un Urbain terriblement séduisant, pas trop honnête mais, tellement, tellement séduisant que… bon, rendez-vous en 2020 !

Parcourir la ramure, redescendre le tronc, explorer les racines

J’ai presque l’impression de remonter d’une plongée  en apnée, d’un monde où j’avais disparu et ne mangeais presque pas – chacun sait qu’il ne faut pas manger dans les royaumes enchantés sous peine de perdre le lien avec le temps – et n’avais plus envie de rien d’autre. La découverte de ces carnets familiaux a tout d’abord chanté, plutôt guillerette, quelle chance, quelle chance, quelle chance exclusive, 36 ans de vie ainsi égrenés sur fond de voyages, évènements familiaux, guerres (deux, eh oui !), changements de modes, achats de maisons, coqueluches et congestions pulmonaires, nouvelles voitures à rôder etc…

 

Et je me suis mise au clavier pour ma sonate familiale. La mission de celle qui a le temps (qui l’a pris en ne faisant plus rien d’autre, surtout…), et surtout de celle qui veut comprendre, découvrir, deviner, interpréter.

 

Et puis hop là ! Je me suis retrouvée à faire bien des incursions dans la généalogie des miens car quand ma grand-père parlait d’Oncle Louis, Tante Jeanne, Oncle Paul…  ce n’étaient pas les miens, d’oncles Louis, Paul et tantes Jeanne, et pour donner les explications indispensables à la compréhension de la lecture aux bienheureux qui liront le fruit de mon apnée, il fallait que j’aie le réseau des familles bien clair en tête. Des Germaine, il y en a plusieurs, comme les Marie et Maria. Et les surnoms ne m’aidaient pas. Duc et Vico semblent être une seule et même personne, Jotte est Georges, Boumy est Françoise, Tote est Mariette, Grosse Balle est Suzanne. Chiffon n’a jamais d’autre nom, en tout cas je ne l’ai pas identifié, j’ai sa photo mais… qui est-elle ? J’ai dû connaître Chiffon dans sa cinquantaine, peut-être était-elle une des nombreuses amies de ma grand-mère défunte qui venait à ma rencontre, tailleur gris, tour de cou d’hermine, chapeau délicieusement féminin, et mettait ma mère au désespoir en lui disant combien je ressemblais à Suzanne… « Et à moi, alors ? » maugréait-elle une fois Chiffon ou Armande assez loin derrière nous.

 

Et puis, je me suis heurtée aux secrets jalousement ensevelis que généanet dévoile sous forme de jigsaw : les divorces, oui, ils sévissaient déjà. En moindre nombre mais avec élégance et discrétion. C’est ainsi que de mon côté je découvrais que Mlle Machin avait épousé Mr Truc, mais sur le site familial de Mr Truc, on mentionnait un mariage ultérieur avec Mlle Chose. C’est que chaque famille défendait sa respectabilité et disait la vérité, oui, mais pas toute la vérité.

 

Et puis en regard de ce qui était relaté dans les carnets, il y avait pas mal de photos aussi. Qui pouvaient mettre en image, mieux que les mots, ces vies dont le souvenir habite la mienne, que je le veuille ou non.

 

Certaines étaient datées, d’autres pas. Autrefois on les envoyait à famille et amis sous forme de cartes postales, et ainsi plusieurs exemplaires se retrouvaient en circulation. Avec – ou pas – une explication. Il m’a donc fallu faire des piles par époque, lieux (quand je les identifiais), personnes et… habillement. Voyons, ici elle porte une robe  blanche avec une ceinture et a un grand chapeau… Ici même robe, mais d’autres chaussures et un chapeau plus petit… Par contre le petit manteau de papa du 23 avril 1924 est bien celui qu’il porte sur cette autre photo, et les chaussettes sont pareilles. Le parc a l’air d’être le même donc c’est le même jour, celui où ils sont allés visiter les amis… Ici, papa a un pantalon long mais est assez jeune, et la pelouse est traversée d’un sentier de dalles : comme on a mis les dalles en avril 1938 et qu’il a eu son costume à pantalon long en décembre 1937… et qu’en 1940 il a une moustache, ceci est entre avril 1938 et 1940…

Pieds et chapeaux

 

 

Il fallait faire des retours en arrière, pour vérifier, et souvent arriver à dater du jour précis bien des photos – qui en ameutaient d’autres à leur suite. Nous aussi, on est de ce jour-là, ou de ces vacances-là !

 

Et le monde de leur temps défile. Les déclarations de guerre, les pays envahis, les assassinats politiques, les films, les acteurs de théâtre ; et il me semble que Verviers était le centre du monde culturel : Sacha Guitry, Félicien Sardou, Pierre Brasseur se déplaçaient et se réjouissaient sans doute autant de leur succès que de l’accent surprenant. Les naissances et décès sont annoncés avec l’heure exacte, les opérations, les chutes de vélo, les maladies que les cousins s’échangeaient sans avarice : coqueluche, varicelle, scarlatine, oreillons, jaunisse… tout y passait. En famille.

Robes et chapeaux

 

Moi qui ai vu ce trésor et y ai travaillé sans respirer ni manger pendant deux mois… laissez-moi vous dire que le quotidien des gens sans histoire est truffé d’histoires. Et que je ne suis pas encore remise de tous ces gènes fournis par des familles aux noms  saxons, bataves et ostrogoths qui se sont précipités dans mon système à ma naissance, me transmettant sans rien me demander un héritage… de manies et habitudes développés avant même que mes parents ne se connaissent…

 

Mais ouf ! Je refais surface et respire un bon coup !

Les carnets de Suze

Suze a tenu son journal du 1er février 1908 (elle a 15 ans) jusqu’au 8 septembre 1942. Elle est alors souffrante et n’a plus que 5 mois de vie. Toute sa vie non intime est là, courant de son écriture irrégulière, en petits textes succincts à l’encre bleue ou au crayon parfois. Sa première phrase donne le coup de marteau d’un juge sans appel : Marguerite n’est plus notre amie. Voilà une Marguerite au parfum de trahison, mais elle ne dure que le temps de cette phrase, et je n’en sais pas plus. A-t-elle de mauvaises manières ? Son père a-t-il provoqué un scandale inacceptable ? Est-elle cleptomane ?

 

Yvonne, Suzanne et Paul  Houben

Suze vient d’une famille aisée, et est l’aînée de trois enfants. On lui apprend la vie d’une future épouse bien nantie, bien élevée, pas trop instruite puisqu’elle n’en aura pas besoin. On n’admirera pas son intelligence, qu’elle ne pourrait montrer qu’en « pérorant » et « se faisant remarquer », mais par contre on appréciera sa table, son hospitalité, son humeur agréable.

 

Elle part quelques mois en pension à Bonn, où son séjour semble fait de leçons de piano, de danse, des après-midi de patinage ou goûters chez l’une ou l’autre enseignante, des pique-niques et promenades – chapeautées et envolantées comme dans Pique-nique à Hanging Rock ! – , quelque spectacle musical ou théâtral (« Lohengrin » à Cologne…). Pareil pour son pensionnat en Angleterre à Bexhill-on-Sea où elle rencontre Lilian qu’elle reverra par la suite. Elle va voir « Priscilla Runs Away » et « A Midsummer Night’s Dream » à Hastings.

Amies de pension de Suzanne (Allemagne peut-être)

De retour de ces deux pensionnats elle jouit d’un farniente très rempli : ce ne sont que goûters, soirées, pique-niques, avec famille et amis, et toujours concerts, théâtre et conférences. Le 19 avril 1911 elle mentionne sa première coiffure haute pour aller voir Le mariage de Mlle Beulemans. Elle va aussi, en tant qu’aînée, aux remises de prix des écoles de son petit frère et sa petite sœur et inscrit fièrement leur place.

 

On part à l’étranger : Paris, Reims, Monaco, Londres, l’Allemagne ou la Hollande, où on « sort le soir » et descend dans de bons hôtels dont elle précise le nom. Bien des vacances se passent à la villa familiale, que son « Bon-papa » a achetée pour que chacun de ses enfants puisse y venir avec les siens. Lorsqu’ils sont en surnombre, certains vont à l’hôtel de la petite ville et se retrouvent pour la journée. Ils se délectent à faire les mêmes longues promenades, inlassablement, et les mêmes arrêts le long de la route, qu’elle note avec rigueur. Alors que les dames alors portaient leurs longues robes et des bottines de marche confortables mais loin d’une paire actuelle, des balades de 10 à 15 kms n’étaient pas exceptionnelles. Mais parfois il s’agit de « promenade en auto » et alors on sillonne gaiement les routes qui ne connaissent pas encore le mot trafic.

 

Elle mentionne, sans commentaires, morts et naissances. Fiançailles. Et des leçons de danse et de coupe. Parfois c’est une de ses tantes qui lui donne les rudiments de la maîtresse de maison idéale, ou lui fait traduire de l’anglais ou couper un tissu. Elle note consciencieusement « 1er jour où je m’habille sans lumière » ou « 1er jour où je mets la lumière pour m’habiller », signalant ainsi les levers dans la belle saison ou ceux qui annoncent l’hiver…Elle « entre dans le monde » et on la trouve belle : « 7 décembre 1912 : 1er bal au littéraire : soirée unique ! Exquise ! »

 

Pendant la guerre 14-18, elle part en Hollande et y suit un cours à la Croix Rouge. Elle habite à La Haye et aussi dans la famille de « Bon-papa » qui est Limbourgeois, tout en poursuivant une vie aussi mondaine que possible en temps de guerre, avec des journées à «A’dam » et des sorties au théâtre comme la Troupe Péral dans La voleuse.

Suzanne en Hollande pendant la première guerre

Elle est jolie, enjouée. Et amoureuse de son voisin Albert qu’elle surnomme Lou (et lui la surnomme Milou). Ils se fiancent « officieusement » en 1917. La famille demande qu’on n’en parle pas encore. Ils s’aiment en tout cas depuis 1914, et sa meilleure amie – et complice pendant la correspondance de guerre – est « Tote », la sœur de « Lou ». Lou et Milou se marient en mai 1919, trois mois après Tote et Clément.

 

Un an plus tard, Lou la persuade de le suivre en Uruguay. Ses parents ont passé plusieurs années en Argentine – il y est né – et le voilà pris lui aussi par l’appel de la pampa. Il lui parle du soleil, des jardins fleuris et ombragés de palmes, des éléphants de mer sur les rivages. Des plages chaudes, des gués qui se traversent, du vent et des agneaux bêlants. Ils s’embarquent sur l’Almanzora le 10 août 1920. Elle note les escales, sans jamais décrire son émerveillement. Ou sa surprise. Madère. Santos. Pernambucco (elle détaille malgré tout « passagers descendus dans des paniers » car c’est en effet ainsi qu’ils débarquent, et si c’est d’elle que je tiens le vertige, elle n’a pas dû raffoler de cette première). Bahia. Rio.

23 8 1920, Pernambouc - on descend les passagers dans des nascelles

Et puis ils s’installent, changent de maison plusieurs fois, ont une inondation dès la première semaine, les servantes se succèdent et se ressemblent toutes en ce sens qu’elles ne restent pas. Ils font partie d’une communauté de Belges bien ancrés sur place qui s’entraident et s’invitent à des asados somptueux. La vie mondaine est faite de sorties au théâtre et concerts, d’après-midi aux courses, de réceptions chez les uns et les autres, de séjours à Punta del Este et galas au Club français de Montevideo.

 

Et le 2 avril 1921, un seul mot dans son journal: mouvement.

 

C’est Jackie qui se retourne. Mon papa. Son amour d’enfant et mon amour de père qui verra le jour 4 mois et demi plus tard. Voici le lien entre cette douce femme et moi. Grâce à sa discipline invincible, je sais que la première fois que Jackie a bougé, c’était le 2 avril 1921.

Qui donc a bien pu épouser la grand’ grand-tante Amandine, dite « Didine » ?

Tout comme le marabout africain peut décliner, sans perdre une étape et sans un battement de cils inutile, toute la vie et la mémoire d’un village dont il est ainsi les archives, l’histoire et l’analyste du présent, on avait autrefois une conscience très claire de l’entrelacs pourtant compliqué des liens familiaux. Depuis tout petit on apprenait les noms des familles associés à la nôtre, et c’était comme une table de multiplications retenue sans jamais l’avoir vraiment cherché. Petite je savais clairement les noms de jeune fille de mes arrière-grands-mères, et parfois de qui elles étaient aussi la sœur…

 

14 janvier 1900. Ma grand-mère a 7 ans, et vient d’envoyer sa première lettre de vœux à son grand-père Bon Papa Leclerc (une famille ayant quitté la France lors de la révolution pour s’établir à Bastogne. Le premier Leclerc belge qui deviendra médecin est dit avoir fait la route Bastogne-Bruxelles à pied pour aller étudier… ah, c’est bon d’avoir aussi des légendes familiales !) qui lui répond avec une tendresse charmante : J’ai été très heureux, Suzanne adorée, de recevoir tes beaux souhaits de Nouvel An. Comme c’était la première lettre que tu écrivais à la plume je l’ai mise dans un bel album. (…) Je t’envoie un porte-monnaie en écaille que tes cousins de Paris, enfants de ta grand’ grand’ tante Peyronnet, sœur de ta grand’ grand-mère, nous rapportèrent d’Ostende en l’an 1871. Il contient la première dent de ta mère chérie et le chansonnier minuscule de la sœur du grand-père de ton bon-papa, et dont nous avons le portrait, que tu croyais, étant petite, celui de ta maman… (…).

Lettre du GP Leclerck

On remarque que le langage est normal et non pas infantilisant et que c’est tout naturellement qu’on relie cette petite fille de 7 ans à de lointaines générations qu’on lui rend ainsi familières. Elle reçoit un cadeau qui lui-même a son histoire, ainsi que la première dent de sa propre mère. Je sais avoir retrouvé de petites pochettes de cuir avec des dents ou cheveux, j’avoue ne pas être folle de ces souvenirs – d’autant que je ne sais pas dans quelle bouche a poussé cette quenotte ou sur quelle tête fut recueillie cette mèche blonde -, mais autrefois c’était l’usage et rappelait aux enfants que leurs parents l’avaient été aussi. J’ai moi-même reçu le plumier de bois de mon grand-père ainsi que sa boîte à dessin – que j’ai toujours dans le cas de cette dernière, car le plumier a connu une fin un peu tristounette. On gardait portraits, photos. Chaque photo officielle était tirée à de nombreux exemplaires parce que toutes les branches de la famille en recevaient une.

 

Aujourd’hui on a généanet et autres sites qui ramifient comme ils le peuvent cette grande forêt humaine. J’aime beaucoup, mais ma mère en savait plus sur sa famille que généanet n’a d’information sur cette même famille, pour certaines branches en tout cas. D’autant que ces sites reflètent parfois les cassures qui ont divisé les fratries : sur certains ma mère n’a jamais existé, et donc je ne suis pas ici à vous écrire. Tandis que ma mère, elle, elle savait très bien où ramasser les branches tombées de l’arbre et leurs fruits véreux…