Lovely Brunette au Texas

Lovely Brunette savait être exagérément timorée quand ça l’arrangeait – mon frère avait été promu garde du corps car elle n’aimait pas aller au cinéma seule à cause des satyres des salles obscures. Bon, c’est vrai qu’il y en avait, et c’est sur eux que je me suis exercée au regard qui tue dont les satyres des trams italiens ont ensuite profité dans la version finale et complétée de la gifle sonore. Elle ne voulait pas prendre le métro à Bruxelles parce qu’elle allait se perdre. Mais quand Bill Vestal l’a invitée, au nom de ces années de guerre et de jeunesse 25 ans plus tôt, rien n’aurait pu l’arrêter.

Bill Vestal avait été ce jeune soldat américain rêveur qui occupait la demeure de Lovely Brunette (surtout de ses parents…) avec son régiment. La famille vivait dans les caves avec les chiens, et les soldats draguaient, se prélassaient dans les salons, et rivalisaient de cadeaux pour la conquête de Lovely Brunette et sa belle-soeur surnommée Blondie par leurs soins. Elles avaient donc des bas de soie, du rouge à lèvres, du vernis à ongles, et des prétendants, dont Bill Vestal qui était marié avec sa High School Sweet Heart et se contentait de souhaiter que ça ne soit pas arrivé… Quoi de plus romantique qu’une romance bercée de ah si seulement… Et 25 ans plus tard il est venu avec la High School Sweet Heart pour voir les lieux de son bonheur jamais éclos, et sur la lancée, a invité Lovely Brunette pour l’année suivante au Texas.

Et hop!

Comme un rouleau compresseur enrubanné de rose bonbon elle a broyé les obstacles et les peurs. Sabena lui ayant offert (enfin, offert est une façon de parler très charitable…) le voyage pour un prix astronomique, elle s’est adressée à une autre compagnie qui lui faisait une réduction substantielle. Et quand on lui a envoyé – autres temps que ceux-là – un délégué de la Sabena en chair et en os et en costume sur son seuil, demandant si elle n’avait pas encore décidé de la date de son voyage, elle qui n’osait jamais marchander a tranquillement dit que la compagnie Untel lui offrait la même chose pour moins cher et que donc… « Quel prix vous font-ils ? » Et on lui a concédé ce prix aussi !

Fidèle amie de plume de correspondants de par le monde, elle a fait une escale à New York, Chicago et, je crois à Long Island pour voir une certaine Clara dont le mari avait perdu les deux jambes et un monsieur à qui sa femme avait interdit de rencontrer sa correspondante pour une innocente journée de Cicéron. L’audacieux gentilhomme a désobéi à sa femme … et n’a plus jamais donné signe de vie par la suite. Je suppose qu’il a dû faire une confession publique à son église et suivre une thérapie. Prendre des antidépresseurs et porter un cilice.

Et puis elle est partie au pays de Géant, avec son look d’Européenne qu’on s’évertua à changer – on lui a fait endosser une chemise texane, le stetson, et elle a eu droit au casque de laque des héroïnes de Dallas, pare-balle, anti-moustiques, et bonne chance si ça gratte un peu, sans ongles de mandarin on ne peut rien faire sinon se rabattre sur le stoïcisme.

Elle s’est amusée comme une folle, même de ces transformations qu’elle accueillait avec plaisir. Avec Bill et Marybeth elle a fait un périple en Arizona et Nouveau-Mexique. Mais elle, qui pendant les vacances appréciait les bons hôtels, le luxe à court terme, les repas fins et différents…  n’aima pas descendre dans des hôtels ou motels et commander des hot-dogs pour les manger dans la chambre avec des serviettes en papier ! Sans crainte aucune pour une fois, elle grimpa sans frémir les échelles vertigineuses de Mesa Verde, alors qu’elle vacillait sans grâce sur l’escabeau lorsqu’il lui fallait remplacer une ampoule ou laver les fenêtres.

Je ne sais plus par quel hasard elle rencontra aussi un de nos amis Verviétois là-bas.

Elle frémissait de ses « ça ne se fait pas » à l’évocation du pauvre Bill qui, pour ses vacances, était promu laquais de sa famille, portant seul tous les bagages, allant acheter les hot-dogs et tacos pour tout le monde, tandis qu’épouse et filles s’asseyaient, enlevaient leurs chaussures et mettaient les pieds sur la table basse pour se relaxer en papotant. Il servait aussi les apéritifs et n’avait pas le droit à la détente, sauf si on imagine que voir sa tribu repue et reposée -en bigoudis – faisait dégonfler ses pieds et lui massait le dos. Car il conduisait aussi…

L’appareil photo à la main et une jeunesse retrouvée, elle s’émerveillait de tout. C’était l’aventure de sa vie. Elle glanait des souvenirs et impressions, rien ne lui échappait. Tout le monde la trouvait sooo classy, sooo charming, sooo pretty. Ca lui plaisait, et comment l’en blâmer ? Le journal local lui accorda une interview et une photo – robe noire sans manches et collier de perles, très Breakfast at Tiffany. Mon frère et moi, à son retour, imitions son accent et ses déclarations sans trop de charité, la faisant rire malgré elle.

Elle participa à la rodeo parade locale avec faste, un peu déconcertée de la monte à l’américaine, jambes tendues comme John Wayne, alors qu’elle avait toujours pratiqué la monte à l’anglaise avec les étriers haut placés. Mais que ça lui a fait plaisir d’être célébrée et fêtée partout avec bonhomie et amitié.

 

 

Elle rapporta à mon frère une chemise texane jaune et absolument hideuse qu’il n’a jamais voulu porter (à sa plus sincère indignation… elle en avait bien porté une, elle !), et un disque du groupe « Chicago ». A moi un kimono acheté à Chinatown que j’ai gardé au moins 15 ans, un disque avec une chanson romantique de Mari Trini, Mirame, et un bracelet navajo d’argent et turquoises. Je viens aussi de retrouver un carrelage mexicain…

Pendant ce temps-là… eh bien je fus promue Gouvernante en chef de la maison. Il y avait des poules, des pigeons, des chiens, le cheval (je crois ?), sans doute des perruches ou une souris blanche – heureusement elle nous avait dissuadés, petits, de prendre un mignon petit crocodile – peut-être un chat – Poussy-poussinette-enfant-de-Paris, il me semble – mon frère – qui s’est pris la brosse à vaisselle dans la figure lors d’une dispute au cours de laquelle il a eu le malheur de me dire tu es tout à fait comme mammy ! – Ooooooh, ce n’était pas au sujet de son charme, non, mais de ces « ça ne se fait pas » et je n’avais pas du tout apprécié !

Sa grande aventure. Son moment de gloire, la gomme qui effaça bien des souffrances et doutes. Et dont les photos prouvent combien, à 47 ans… elle avait encore tout le peps de la lovely brunette !

 

 

Publicité

Et tout bascula

J’ai découvert ce qui un jour était la Yougoslavie lorsqu’elle a ouvert ses frontières au tourisme. Et alors, puisque j’avais 16 ou 17 ans… je me suis gorgée de plage, soleil, soirées dansantes sur la terrasse d’un hôtel hâtivement construit et qui avait toute la grâce d’un bunker.

Car les beaux rivages avaient été envahis par des hôtels vite faits mal faits, offrant un confort de base pour qui veut un été de romances, soleil, et régime de moussaka. Ah ! La moussaka, nous faisait-elle rire, Lovely Brunette et moi, cet été de 1965 ! Chaque jour, il y en avait au menu de l’hôtel, et elle n’était jamais la même. Normal, disait Lovely Brunette, ce sont les restes de la veille, et je crois bien qu’elle avait raison ! Les serveurs – beaucoup de Russes – ne comprenaient aucune autre langue que la leur et roulaient des yeux affolés quand ma mère leur demandait un couvert ou une serviette manquant. Le couteau manquait systématiquement et de toute façon il y avait toujours quelque chose d’absent à table, et visiblement les règles de présentation n’avaient pas été comprises : il n’y avait que l’assiette qui se trouvait à sa place et le reste jouait à cache-cache. Ils arrivaient, la perplexité sur le visage, avec une assiette ou un autre morceau de pain, et on avait bien du mal à ne pas rire. Ils nous servaient des portions pour ogresses, ignorant nos stop-stop-stooop! affolés, et poussaient un soupir scandalisé quand nous avions laissé la moitié. Et c’était normal, ils ne comprenaient pas notre gaspillage. Nous étions de bonnes mangeuses, et ne voulions pas les vexer, mais … nous ne tenions pas à gagner le concours de la plus grosse mangeuse de moussaka de la saison !

J’ai cependant tant aimé ce lieu (pour des raisons bien triviales comme on le voit…) que j’y suis retournée. Plusieurs fois, d’abord en touriste et puis en presqu’habitante, parce que j’ai vécu 9 mois à Trieste et que mes amis triestins m’en ont fait voir et revoir les touchantes beautés. Comme cet imposant château de Predjama à Postojma, en Slovénie. Aux aguets depuis l’ouverture de la grotte, au bord du vide, il surgit avec une force tranquille et des siècles de mémoire, de naissances, morts, passions, espoirs, petits et grands bonheurs, malheurs inoubliables.

Château de Predjama

Nous nous y sommes arrêtés un jour au retour d’une journée à Sneznik. A Sneznik, nous avions mangé dans un restaurant près d’ un ancien pavillon de chasse de l’ex-empire austro-hongrois. A cette époque, aller manger en Yougoslavie revenait à presque rien, mais trop souvent le manque de choix, de confort et de savoir-faire étaient décourageants. Plus d’une fois je suis allée dans des restaurants au décor de cantine d’école où, en hiver, on n’allumait le chauffage qu’à l’arrivée du premier client – nous ! En grelottant on mangeait des cevapcici et du fromage istrien accompagnés d’un Teràn trop froid, le tout servi par un personnel congelé et de mauvaise humeur. Mais à Sneznik … on avait presque honte de payer aussi peu pour tous ces mets succulents et cette joyeuse hospitalité. Je ne me souviens pas de ce que j’ai mangé, si ce n’est le pain frais qui sortait du four, un pain aux noix dont s’échappait une odeur tiède qui parlait du respect de l’art de la table. Et le dessert, aussi, une crêpe soufflée aux fruits frais, mûres, framboises et groseilles, avec de la crème fraîche de campagne. On ne peut pas oublier de telles choses, pas plus qu’un paysage ou un concert ! Et le décor ! Soigné, avec une vénération évidente pour des lignes architecturales d’origine, sobres et solides, une pointe de noble élégance. Et puis les bois tout autour !

Nous passions beaucoup de week-ends aussi à Pula, à la casa vecia déjà évoquée. On y fuyait les touristes dont j’avais moi aussi fait partie. Mais la vieille ville historique est si belle que nous y tentions notre chance à l’heure de la bronzette, et la trouvions presque déserte et paisible …

Bien des années plus tard, j’y retournais donc non plus en touriste mais presque du coin, avec des amis locaux et des repères, des coins favoris, des habitudes. « Toni Guma », le garagiste qui se spécialisait en … pneus, comme son nom l’indique. Ornella et Danilo, des amis qui venaient d’ouvrir une boutique de tricots faits main – et à qui nous rapportions la laine de Trieste, car en Yougoslavie, c’était rouge bleu ou vert, et basta ! Et oui, Danilo tricotait avec sa femme ! La rotonda du port sur laquelle nous allions boire une bière tchécoslovaque. Les hôtels de touristes où nous allions regarder les attractions et les grandes amours d’une semaine qui dansaient sur la piste au bord de la piscine. Le marché aux poissons, où on ne trouvait rien ou presque. Sous la grande halle, les tables de pierre offraient parfois avec avarice un kg de dorades, dix de moules – bâillant de fraîcheur – une poignée de poulpes. Le marché des fruits et légumes n’était pas mieux, et nous aurions facilement pu faire du trafic d’oranges et citrons, qu’on ne trouvait jamais ! On allait pécher à Pontisela, sur une roche en bord de mer balayée par un vent léger. Personne n’y passait jamais sauf parfois une longue barque de militaires méfiants.

On allait manger chez « Le Serbe » qui préparait si bien les langoustines ainsi que de rares moules, longues et brunes qu’on ne trouvait qu’enfoncées dans les roches, il fallait casser la roche pour les en extraire et en découvrir le goût. Pauvre Serbe qui, deux ans plus tard, n’aurait plus un seul client croate parce qu’il n’était qu’un sale Serbe.

L’hyper-inflation se faisait sentir : les prix changeaient jusqu’à trois fois par jour dans les super-marchés. Fin 1989, elle était à 10.000% ! L’oncle d’une parente, militaire, nous parlait de guerre en préparation, d’une grève d’ouvriers que lui et d’autres militaires avaient été envoyés « casser » dans l’usine. Casser par les armes. Par mort d’hommes. Sa foi dans son armée et son pays vacillait. Ses mains tremblaient, il en savait déjà trop. Cette grève… aucun journal n’en avait parlé !

Mais l’été passait, un jour insouciant après l’autre, futile et familier. Il faisait sec, et l’eau était rare, aussi la ville en coupait-elle l’arrivée de 7 à 19 heures dans les maisons pour que les touristes en aient assez dans leurs chambres d’hôtel. Nous, on remplissait des bassines de plastique le matin, et on se rafraîchissait dans la mer. Le soir en famille on chantait de vieilles chansons istriennes qui faisaient rire, avec des histoires de bossus, de vilaine fille qu’on ne voulait épouser, de mari saoul qui avait perdu les clés de la porte d’entrée, ou d’épouse reconnaissante car son mari ne la battait que le dimanche. L’odeur des dorades à l’ail et au persil grillées ou des rougets dansait sur l’air du soir. Devant le pintòn de vin qui se vidait, les vieux évoquaient tous les fantômes qu’ils avaient vus ou que d’autres avaient vus. Xè tuto vero, affirmaient-ils, c’est la vérité. On avait un peu peur en allant se coucher, on éteignait les lumières et on se souriait, gênés. C’est qu’ils n’avaient pas l’air crédules, ces vieux, après tout …

La Yougoslavie vivait ses derniers étés, et on n’en savait rien… Pula serait la mire des tirs de mortier et les tombes des grands-parents pulvérisées. Des anciens voyous de quartier venus de partout et rebaptisés soldats sèmeraient la terreur, vêtus en Rambo et menaçant la population quand leurs beuveries bruyantes n’étaient pas appréciées… Des infirmières serbes perdraient leur travail parce que plus personne ne voulait se laisser toucher par elles… Elles qu’on avait apréciées jusque là pourtant!

 

Les oncles d’Amérique

Le nom de famille Lonhienne est originaire de Trooz, et doit son origine à un ru, La loyen. On retrouve le lieu-dit (un hameau) sur la carte de Ferraris (établie entre 1770 et 1778) segment 92. Nous sortons tous de là. Et nous avons essaimé, comme la Bible nous le commandait.

On voit ici mention de l’abbaye de Beaufays

 

Et ici, Loyen

Et ici, Loyen

Lorsque j’habitais aux USA, j’ai découvert par hasard l’existence (éteinte) d’Urbain Jacques Lonhienne, né le 24 mai 1862 et mort le 30 décembre 1915 à Cape Girardeau, Missouri, et  Hubert Célestin Lonhienne (dont on retrouve ensuite le prénom « américanisé » en Herbert C. Lonhienne), son père, tous deux enterrés au Bankert Cemetery, Comté d’Alexander en Illinois. C’est un paisible cimetière sur une crête à l’orée des bois, surplombant des champs et des prairies, deux miles à l’Ouest de Gale, le long du Mississipi.

Hubert-Célestin Lonhienne est l’un des arrière-arrière-petits-fils de Gilles Lonhienne « de Sars » né autour de 1600 et de Jouwette « de Trooz », et tout comme lui je descends directement de ce couple en ayant pris la sève des brindilles poussant sur l’alors arbrisseau généalogique du petit-fils de Gilles, Winand, époux de Marie Califice. Ces membres américains de la famille Lonhienne et moi avons le même sang, mais on a perdu leur trace en Belgique il y a si longtemps que nous n’en savions rien. Hubert-Célestin est même omis sur certains tableaux généalogiques, peut-être parce qu’il est parti, de son plein gré ou encouragé par sa famille qu’il dérangeait, qui sait ? Un de ses frères était curé à Hody, un autre échevin à Sprimont et un autre conseiller communal puis échevin à Aubel. Et lui… aventurier-cultivateur, car lorsqu’on le mentionne, il est « cultivateur à Aubel ».

Hubert Célestin Lonhienne (ca 1814 – 1865) était le fils de Godefroid Michel Lonhienne (Esneux 1756 – Sprimont 1832 ) et d’Anne Elisabeth Bouffa (Sprimont ca 1778- Sprimont 1857). Sa première épouse, Lambertine Degueldre – renseignée comme cultivatrice – est décédée en 1853, à l’âge de 33 ans. Deux ans plus tard Hubert Célestin décide (ou on lui suggère vivement) d’émigrer aux États-Unis, et le 14 avril 1855 il s’embarque sur le « Vaucluse » vers la Nouvelle-Orléans avec une certaine « Marie », 21 ans, et des enfants (les siens probablement) : Florent 10 ans, Lucien 7, et Jacques, 9 mois. Il a 41 ans. Urbain Jacques naîtra donc 7 ans plus tard, dans « le nouveau-monde », la nouvelle vie. Hubert Célestin prend part à la guerre de Sécession : le 3 mars 1864 il s’est engagé dans le 19è d’infanterie US mais en a été déchargé le 19 mai 1864 pour invalidité. Il est mort le 28 mai 1865 à Cape Girardeau.

Son fils – ou tout au moins celui dont j’ai trouvé la trace – Urbain Jacques, est cité en 1877 et 78 dans The Cairo Bulletin (journal créé à Cairo, en Illinois en 1868 avec pour objectif d’entretenir « un nouveau sentiment démocratique ») à propos d’une Mary E. Lonhienne, à qui Urbain Jacques demande le divorce et l’obtiendra non sans mal car pendant un an on la prie en vain d’apparaître devant la Cour et on produit même une déclaration de non-résidence. Mais enfin ! Le petiot divorce à 15 ans, et on dirait bien que Mary E. a quitté le domicile conjugal !!! Ou qu’on l’a chassée par la fenêtre. Ayant été intellectuellement nourrie aux westerns dans mon enfance, je me délecte à imaginer le pauvre Urbain Jacques, empressé de perdre sa virginité à 13 ou 14 ans dans un saloon malfamé, et qui se retrouve saoul devant le curé et aux côtés de Mary E dite Burning Mary… Par la suite, enfin libéré de Burning Mary, on sait qu’il a épousé Allie L., née Allie L. Edmonson en 1841, sans doute au Tennessee comme son frère aîné Robert. Elle a vingt et un ans de plus qu’Urbain et est veuve de W S Damon, lui aussi vétéran de la guerre civile.

En novembre 1912, c’est dans le Missouri, à Cape Girardeau, que l’on retrouve notre Urbain Jacques, qui ici devient Jackson Urbain J. Lonhienne dans le Cape County Herald. Allie L. est morte l’année précédente et le voici remarié avec Augusta Ramin, née le 13 juin 1872 et qui décède deux ans après son mariage à Cape Girardeau, Missouri, le 7 octobre 1914. Elle est enterrée bien loin de son Urbain, car si lui repose auprès d’Allie L. et son premier mari, Augusta est toute seule dans le Koker Cemetery, un petit cimetière situé « dans un champ sur la ferme Seerod ». Ensuite on retrouve à Cairo, Illinois, des échos de la succession d’Urbain Jacques en novembre 1920 (Et comme il est mort depuis 5 ans, j’imagine que ça « barde » : on cite l’avocat Miles Frederick Gilbert, spécialisé dans ces guerrillas familiales qui démontrent bien que les héritages sont souvent l’occasion de couper quelques branches de l’arbre généalogique pour faire un bon feu).

L’Illinois et le Tennessee sont respectivement au Nord-Est et Sud-Est du Missouri.

Le frère aîné d’Allie L. – Robert – et son premier mari ont combattu dans le même régiment de cavalerie, le 6th Illinois Cavalry, servant dans l’armée de l’Union.

Elle est morte à quelques tours d’horloge de ses 70 ans le 8 septembre 1911. C’est entre ses deux époux qu’elle se repose. W S Damon à l’emplacement 38, Allie L. au 39, Urbain Jacques au 40. Hubert Célestin Lonhienne, mort en 1865, se trouve au 35, et sa pierre tombale a été payée par le Gouvernement, puisqu’’il était vétéran de l’Union. Le frère d’Allie L, Robert Edmonson se trouve dans le même cimetière (c’est une réunion de famille, ce charmant petit coin, et nos bons Wallons Lonhienne ne sont pas sans compagnie…) à l’emplacement 36. Ils semblent avoir été des gens aisés car les trois sépultures dont les numéros se suivent – Allie L. et ses deux époux – sont entourées d’une barrière de métal.

Si loin, si loin du petit ru, la Loyen…

Mon prochain roman – si le comité de lecture l’accepte, naturellement ! -, celui que je prévois pour 2020, comporte une partie se déroulant aux États-Unis, et un personnage s’y nomme Urbain Loyen, devenu Urbain Detrooz. Rien à voir avec la vraie histoire, que d’ailleurs je ne connais pas. Ici j’ai crée un Urbain terriblement séduisant, pas trop honnête mais, tellement, tellement séduisant que… bon, rendez-vous en 2020 !

Un monde de brutes… vraiment?

On lit ça tout le temps « un peu de douceur dans un monde de brutes »…

C’est tellement négatif de sortir cette vieille rengaine… alors que s’il y a bien des brutes, il y a tous les autres, et qui même souvent sont proches de nous. Les parents, des amis, des professeurs, des épiciers du coin, des madames qui promènent leur petit chien en leur parlant, des dentistes, des amoureux ou conjoints. Ils ne seraient que des brutes ? Pourquoi ne pas leur donner de poids et ternir l’idée de l’humanité par la notions de ces brutes inconnues dont il est difficile de dire s’ils sont des brutes ou des victimes, des gens délibérément ignobles ou qui sont passés au lavage plus blanc que le blanc bonux du cerveau, des gens qui sont du mauvais côté d’un combat (et comment, nous, pouvons-nous savoir s’il y a un bon ou un mauvais côté ? ).

L’humanité regorge de gens merveilleux, de purs, de fournaises pleines d’amour et d’enthousiasme pour l’autre et les autres. Même si peut-être eux aussi se trompent de combat, ils y investissent leur amour et leur foi.

Sans pour autant devenir des brutes, oublions les fanatisés…

Le fouillis du web nous offre de petits films délicieux où des gens sauvent des animaux qui ne leur sont rien, si ce n’est une vie en détresse, et ils le font parfois au péril de leur vie ou en tout cas au risque de se prendre un coup de dent ou de sabot, voire de cornes. Ou de tomber eux-mêmes dans l’eau gelée, le précipice, la gueule du loup. Et puis partout il y a ces défenseurs isolés du plus faible, qui donnent des cours gratuitement à qui rame et n’a pas les moyens de s’offrir un répétiteur ; il y a ces gens qui font le petit extra pour autrui, un voisin dans la solitude morale, un sdf dont le sourire quotidien est devenu part de la journée, une personne âgée perdue dans des paperasseries. Il y a ces kinés, ces aides familiales, ces assistants de vie qui parfois, tout en faisant leur travail, ont le cœur touché, et sentent le désir sincère d’apporter un petit mieux.

Il y a tous ces gens, innombrables, qui font des gestes anodins d’héroïsme non calculé, je pense par exemple souvent à ces gendarmes liégeois qui, pendant la guerre, ont dissimulé mon père derrière leurs vélos et leurs grandes capes parce que le couvre-feu était passé et que la patrouille allemande… patrouillait. Ce n’était rien et pourtant, ils risquaient leur vie. Et ils ont sauvé la sienne car il était estafette pour l’Armée secrète, et bien jeune encore.

Les histoires de ce genre sont celles à partager aussi, au lieu de faire des commentaires banals et répétitifs sur l’humanité qui fait honte, le monde de brutes, les animaux qui sont meilleurs. C’est à croire que les gens qui publient ces perles en se prenant pour de nouveaux Sénèques sinistres ne fréquentent que la lie. Bien triste pour eux, mais s’il est vrai qu’il y a le côté noir de l’humanité, il faut aussi se souvenir que de l’autre côté, il y a la lumière…

Il aurait suffi d’être curieux….

Par hasard (enfin, l’a-t-on assez dit qu’il n’existe pas, mais bon… il est confortable à user dans une phrase si on ne veut pas avoir l’air dingo malgré tout) j’ai découvert une coïncidence incroyable.

Que l’on juge plutôt : en 1915 mon grand-oncle Toussaint R s’engage dans les ACM (auto-canons-mitrailleurs) sur le front russe. Il n’est pas tout seul, hein. L’épopée des ACM est digne du meilleur scenario d’aventures, et a sans doute animé bien des conversations du soir alors que la télévision n’existait pas encore. Car il est rentré chez lui entier, s’est marié avec Mariette, la sœur de mon grand-père paternel, ce qui fait de lui mon grand-oncle par alliance. Je l’ai connu, il ne racontait pas grand-chose d’ailleurs, et était plutôt taciturne. On savait que pour la visite de l’an chez Oncle T et tante Mariette, il fallait ne pas interrompre, ne rien toucher, rester poliment assis et ne pas courir dans le vestibule. Jamais il ne nous a parlé de cette incroyable épopée, que nous ignorions, nous les petits. Je n’en ai eu « vent » que parce qu’il avait laissé ses carnets et plein de photos, qui ont littéralement subjugué mon Papounet et nous ont ainsi révélé que l’oncle au visage sombre avait vécu une odyssée remarquable…

D’autre part, mon grand-père – le beau-frère de Toussaint, pour que vous suiviez bien ça de près… – épouse une jolie et primesautière jeune fille, Suzanne – l’amie intime de Mariette ! -, dont la famille a une tannerie. Cette tannerie a, pour chimiste, Vladimir P, que j’adore avec toute l’adoration d’une petite fille : il était grand, gentil, rrrrrroulait les rrrrrrr, était ami de la famille, et marié à Olga. Ils ont des enfants, notamment Alexis, un peu plus âgé que moi et dont je n’ai pas de souvenir précis mais avec qui je suis en contact…

Vladimir P. est un Russe arrivé de Mandchourie pour faire ses études à l’Université de Liège, juste avant la première guerre.

Vieille gare de Kharbin

Vieille gare de Kharbin

Le grand Oncle Toussaint a été, lui aussi, en Mandchourie, et en est revenu avec des photos ( pas celles des soldats au sourire épanoui entourés de jolies geishas, non, ça Mariette n’a jamais vu !), ils sont notamment restés, lors de son équipée ACM, longtemps à la gare de Kharbin.

C’est à l’époque un point stratégique important : c’est de là que par le Transmandchourien, on peut arriver à Vladivostok d’une seule traite alors qu’autrefois il fallait huit jours de bateau et deux de train pour y parvenir. Le quai de la gare était surélevé et longé d’un bâtiment de bois dont les différents bureaux étaient séparés par des cloisons minces. La salle d’attente était surchauffée et un grand samovar y était mis à la disposition des voyageurs. Le tout sous la bienveillante surveillance d’une icône de St Nicolas qui y accomplirait bientôt un miracle : la fameuse icône était vénérée aussi bien des Chinois non-chrétiens que des Russes orthodoxes. Et un jour un Chinois, trempé comme une soupe (wonton) se rua dans la gare pour s’agenouiller devant l’icône, très étonnée… Peu avant il avait voulu faire vite et ignoré les dangers, traversant la rivière gelée Sungari à pieds, sautant d’un bloc de glace à l’autre, pour finir par glisser et se retrouver sous la glace. C’est alors qu’il s’adressa à notre bon saint qu’il avait vu sourire bien des fois derrière les cierges tremblants de la gare de Kharbin : « Vieil homme de la gare, aide-moi ! ». Il perdit conscience et sans savoir comment se réveilla trempé comme une wonton sur la rive, et reconnaissant comme il se doit, se rua à la gare. J’imagine que le Samovar lui semblait aussi salvateur que le saint…

Bref, pour revenir à ma coïncidence…

Voici deux personnes (on oublie le Chinois et St Nicolas), dans un cercle restreint, qui peut-être ne se rencontrent pas à titre personnel mais sont intimes avec les membres des deux groupes très unis, et qui jamais ne se font la remarque que c’est une fameuse coïncidence que « dans un trou comme à Verviers » (clin d’œil à notre Barcarolle de Verviers : En on trô come à Vervî !) on trouve deux personnes ayant vu la Mandchourie. Et faisant, même indirectement, partie du même petit clan…

Mais le plus surprenant – attendez, vous ne savez pas encore tout ! – c’est qu’en recontactant Alexis, j’ai appris que le père de Vladimir n’était autre que… le chef de garde de Kharbin !!!! Il s’agissait alors de postes de confiance, très bien rémunérés et respectés, et ce monsieur avait terres et troupeaux… Il avait donc désiré que son Vladimir de fils étudie à Liège, l’y avait envoyé, et bientôt la guerre avait éclaté, il avait alors prié son fils de ne pas revenir, la situation étant désormais trop changée, et c’est ainsi que Vladimir a cherché et trouvé un emploi dans la famille de ma grand-mère.

Et que jamais personne n’a fait le rapprochement !

Ce qui me consterne, c’est l’idée que ces gens n’étaient vraiment pas, mais vraiment pas bavards… Avec moi on aurait tout découvert lors d’une conversation trépidante, je n’en aurais pas dormi pendant des jours, j’aurais déployé le plan de la gare sur la table de la salle à manger et harcelé Toussaint pour savoir où était son baraquement et l’aurais obligé à montrer les photos des geishas ! On aurait toussoté et dévié l’intérêt vers le barbier chinois, ou les beautés architecturales de la gare, ses toilettes ou le nombre de trains quotidiens, que sais-je. Mais il y aurait eu, tôt ou tard, l’instant « Saperlipopette ! Vladimir ??? Vladimir serait donc le fameux fils aîné du chef de gare, envoyé en Belgique pour ses études ??? Mais sacrebleu… que le monde est petit, hein ! ».

Mais voilà, en ces temps-là et en tout cas dans la famille de mon grand-père paternel, on continuait de prêcher que la curiosité était un vilain défaut, et on passait à côté de mines d’échanges comme ça, parce que ça ne nous regarde pas

Kharbin aujourd’hui

A nos guerriers petits et grands…

Mon grand (peut-être même grand-grand, je m’y perds) oncle Gaston a fait les deux guerres. J’aime me dire qu’il était un bel homme car c’est ainsi que je l’imagine, tant il est splendide dans les souvenirs qui me sont parvenus. Il ne s’est pas marié, et donc aucun descendant ne peut me mettre sur la voie, et aucune photo n’a fait son chemin jusqu’à moi non plus.

Mais ne t’en fais pas, Gaston, je te vois très séduisant…

Il est né « le derrière dans le beurre » et puis tout a basculé, son père a tout perdu au jeu, s’est suicidé et Gaston s’est retrouvé avec la mission de rembourser les dettes paternelles pour effacer la honte de son nom. Et de bien marier sa soeur. Je passe sur sa carrière, il s’est démené comme un beau diable et est allé partout, même en Chine. Quand la première guerre éclate, il est en Belgique, a 35 ans et s’engage comme volontaire de guerre dans les pionniers-pontonniers-cyclistes. Lors de la bataille de la Marne, il est celui (Tatàààààà, musique exprimant la vaillance…) qui a placé, sous le remblai du train Tirlemont Louvain, les charges explosives ayant fait sauter le rail, ce qui empêcha les Allemands d’envoyer leurs renforts vers la Marne. Comment pourrait-il ne pas être beau, avec tout ça? Je l’imagine un peu comme un audacieux Clint Eastwood, rien de moins. Sa présence dans la première guerre continue en Afrique où il est chargé du rétablissement des voies de communication téléphoniques et ferrovières, et c’est ainsi que pratiquement il a suivi tout le réseau à pied, 240 Kms de voie en 17 mois entre Tabora et Malagarasi.

Quand la seconde guerre éclate, il est en Belgique, après de nombreuses années passées en Afrique, à Jadotville. Il désire s’engager à nouveau comme volontaire, mais reste bloqué, se morfondant, à Alger (au passage, je signale qu’il est là à ses propres frais), jusqu’à ce que les Américains débarquent en Algérie en 1942, et le prennent comme agent de liaison. Il a 63 ans, mon Gaston! Et c’est un travail épuisant, qui l’usera. Mon Gaston Eastwood est mort à 70 ans avec beaucoup de décorations qui sans doute lui ont fait plaisir… homme d’honneur, qui a vraiment consacré sa vie à la dignité de sa famille et de son pays.

Mon grand-père paternel, Albert – que petite je prenais simplement pour le roi Albert, je trouvais qu’ils se ressemblaient et ne voyais là dedans rien d’extraordinaire, moi! –  a également fait les deux guerres. La bataille de l’Yser lors de la première, dont il est revenu avec l’habitude de dormir avec l’oreiller sur le visage… pour se protéger des rats.

À la seconde, il commandait une batterie (= 4 canons) de rédimés (aujourd’hui on n’emploie plus ce mot, considéré insultant, et il s’agit de la partie germanophone de la Belgique) et wallons à la bataille de la Lys. Les rédimés étaient ce qu’on appelait alors « les mauvais Belges », et les malheureux, il est vrai qu’il ne devait pas être bon d’avoir les pieds dans un pays et le cœur dans un autre … Mais il est arrivé à s’en faire respecter, et en parle d’ailleurs avec une sobre estime dans ses carnets de guerre.

Voici deux extraits de son journal.

22 Mai (1940): 21ème anniversaire de mon mariage. Je tire sans arrêt. L’Escaut présente une série de boucles et à tout moment les Allemands en prennent une ou en perdent une autre. Il m’arrive donc de devoir successivement protéger ou démolir le même endroit. Je ne compte plus les projectiles quoique le groupe me demande après chaque tir la marque, le genre, la fusée etc…. mais je sais que tous ces calculs sont illusoires et nous profitons des suspensions de feux pour les réviser sérieusement. Notre infanterie est enchantée de l’efficacité du tir et nous le fait savoir. Mais elle ne tient pas partout. Je reçois l’ordre de prévoir un chemin de retraite que je vais reconnaître jusqu’au groupe. Vers la soirée je suis appelé chez le major. Ordre de battre en retraite par Waneghem…

28 Mai – La colonne de groupe remonte par Eeghem Kappelle Hille. St Hubert Waerdamme vers Bruges. L’encombrement est celui que nous connaissons chaque fois qu’on bat en retraite. La chaussée est large mais 4 colonnes la suivent parallèlement. Chaque à coup se répercute pendant des kms. Nous dormons presque tous à cheval. À l’aube nous atteignons Oostkamp où l’on fait halte. Je m’introduis par ruse dans une maison où j’obtiens une tartine et une tasse de café. Finalement je m’endors dans un fauteuil. Vers 6 heures on vient me dire de la part du major que nous capitulons. Du coup je suis sur pieds et je vais le voir. Il me confirme la nouvelle, sans commentaires. Je suis mort de fatigue, pratiquement incapable d’émotion, mais les larmes coulent sur mes joues et je pleure sans le savoir. Autour de moi, certains se réjouissent parce que le cauchemar est fini. Je leur explique qu’il commence seulement et qu’ils regretteront longtemps ce dernier jour de liberté. Je longe ma batterie juste au moment où une auto allemande de parlementaires remonte la colonne. On me dit que certains de mes hommes ont crié « Heil » mais devant moi personne n’a bronché.

Un vent d’indiscipline commence à souffler. Je demande des instructions au major qui me dit que nous devrons remettre les pièces à l’ennemi sans y causer le moindre dommage ni sabotage, et que nous devrons les conduire à Thielt. Puis il disparaît. Je fais monter à cheval et nous reprenons la route en sens inverse vers Waerdamme et Middervoorde. À un moment donné, en me retournant, je m’aperçois que les hommes de la 8ème on mis des pivoines à leur boutonnière et aux œillères des chevaux. Je fais arrêter, et déclare que c’est jour de deuil pour les Belges et que les fleurs doivent disparaître immédiatement ce qui est exécuté sans murmures. On a demandé aux officiers de garder leurs troupes en main. Je veux que la mienne reste disciplinée jusqu’au bout. Les sous-officiers le sentent aussi. Ils s’efforcent de me rendre service chaque fois qu’ils le peuvent car ils comprennent que ce retour est un calvaire pour moi. Nous arrêtons pour le repas de midi à Ruddervoorde puis reprenons vers Thielt. Tout le long du chemin nous croisons d’immenses colonnes allemandes qui remontent vers Bruges et nous bloquent très souvent. Il pleut sans arrêt. Vers le soir nous arrivons un peu avant Coolscamp dans des prairies où les Allemands nous disent de parquer les pièces et de dételer ou continuer ensuite à pied jusqu’à la route de Coolscamp, où les chevaux forment une colonne à part. À ce moment les colonnes allemandes qui montent vers Bruges y choisissent les montures qui leur plaisent, ce qui fait que c’est immédiatement la débandade, chacun pour soi. Tous les chevaux restants sont parqués à Pilckem et remis aux Allemands. Tous les soldats rédimés sont rassemblés, on leur offre des autocars qui les ramèneront chez eux, directement. Je les vois une dernière fois et j’entends qu’ils parlent de moi aux Allemands. Ceux-ci me saluent et beaucoup d’hommes me disent adieu. Puis je reste seul sur la route avec mes sous-offs wallons : Verjus, Carabin, Schneuwis, Tekeune, le lieutenant Servais, quelques brigadiers, et un cuistot rédimé qui n’a jamais voulu me quitter. Les derniers fidèles.

Il a dû saisir le surréalisme de la situation en évoquant la liesse et ce sentiment d’avenir heureux du jour de son mariage pendant ces temps de boue, pluie, peur, bruit, mort …? Il avait 50 ans ! Qu’il devait être pénible de comparer, dans un éclair, la douceur de cette journée 21 ans plus tôt avec la lugubre ambiance de la journée présente… Que la splendide paix de son ménage devait alors avoir le goût d’un passé révolu. Sa femme, la gentille Suzanne, avait un mari et son fils unique sur le front… tout son bonheur en suspens, les certitudes anéanties. Disciplinée, elle continua pourtant à tenir son journal, bien succinct :

27 mai 1940- reçois lettre de Cady (sa belle-sœur, femme de son frère Paul… mon adorable tante Cady) de …. ( ?) où elle est avec les Louis et Alfred. Paul s’est engagé. Je télégraphie à Jean (mari de sa sœur Yvonne).

28 Mai – Le roi fait cesser les hostilités à 4 h du matin. Les ministres lui donnent tort. Naissance de Marthe ***

31 Mai – le parlement belge se réunit à Limoges

Le 26 mai, tout à fait épuisé parce qu’il avait dû porter son fusil mitrailleur et le trépied sur ses épaules pour que les Allemands ne s’en emparent pas – le servant avait disparu -, mon grand-père avait fait une crise cardiaque… à son insu ! Il est tombé inconscient de son cheval … Mais il a continué le combat, et puis a gardé son vieux cœur malade tout le reste du temps. Il est devenu chef de l’armée secrète à Verviers, et a tenu le coup jusqu’en 44 pour mourir dans une Belgique libérée.

Bataille de la lys

Mais bien sûr, la guerre a été une affaire de tous les Belges – et tant d’autres. Pas seulement ceux dont on a parlé, qui ont eu de grands faits d’armes à raconter, qui étaient gradés. Tous ces hommes, jeunes ou moins jeunes, ont eu à jamais leur sommeil changé, et plus rien n’a été banal dans leur quotidien, même quand la paix qu’ils nous avaient gardée fut rendue au pays.

Je possède un petit livre très émouvant, dédicacé par son auteur, André Taets.

Debout dans la nuit (ISBN 2-9300014-40-7).

André Taets était un jeune homme comme les autres, et est devenu un guerrier bien malgré lui, emporté par le ressac de l’histoire… Pour lui, c’est en 1940 que tout a vraiment commencé : il s’insurge contre l’occupation allemande, et veut rejoindre les forces belges à Londres. Et le voilà interné en France. Un jeune homme tout banal… un jeune homme avec la vaillance de la jeunesse, et un sens aigu du bien et du mal. Un jeune homme comme nous en connaissons tous, qui veut … rendre le monde meilleur. Impétueux. Mais banal comme le furent tous ces beaux guerriers qui ont, de gré ou de force, donné des années de leur vie – et parfois leur vie tout court – pour que la Belgique reste libre. Et André Taets, ce jeune homme ordinaire, avec son accent local et son avenir en suspens, s’est engagé dans la résistance. 1200 jours de captivité à Dachau l’attendaient. Et c’est en homme ordinaire qu’il nous raconte son expérience, qui fut celle de tant d’autres aussi, et qui, tôt ou tard, devrait nous frapper avec la violence de la révélation : quoi ? Ils ont subi tout ça ? Les tranchées, les poux, les rats sur le visage, la faim, le manque de nouvelles de leur famille, la boue, les camps, la peur, les blessures, la trouille, l’angoisse, l’incompréhensible, la cruauté, l’absurde, le chaos, le doute, la puanteur, la méfiance, l’hostilité, les bombes, la mort, la souffrance du monde alentour, les cadavres des autres, la conscience parfois que l’Allemand que l’on venait de tuer et dont les cheveux blonds ne raviraient plus aucune fille avait quelque part une mère et des projets qui n’existeraient plus … Des jeunes gens qui, dix ans plus tôt ou plus tard, au même âge, n’auraient eu comme soucis que l’acné, les cheveux indisciplinés, des grands pieds peu adaptés à la danse, une jeune fille courtisée avec savoir faire mais indécise, des études peu attrayantes …

Et la liste des guerriers s’étend si loin, chaque famille possède le sien ou les siens. Certains, lettrés ou artistes, ont laissé leur voix et les petits-enfants ont le cœur gonflé d’une légitime fierté. Oui, cette guerre, grand-père – ou grand-mère – en a fait partie. Cette paix que nous connaissons, oui… on lui doit ces jours-mois-années de grand partage, son nom, même invisible, est tissé dans notre drapeau.

Que sont ces amis devenus?

Petits trésors d’une ère extraordinaire pour ceux qui l’ont connue (et ce, pour des raisons variées), la guerre. Celle de ma Lovely Brunette, ou tout au moins un aspect de la guerre qu’elle a traversée.

Septembre 1944, les Américains sont là ! Ils se sont installés, entre autre, chez ses parents avec toute la bonhommie de ces jeunes gens nés dans le nouveau monde – un monde soi-disant libéré de la plaie des castes et classes -, avec des manières gentilles et étonnées devant ces habitudes européennes dont certains avaient entendu parler en les croyant excentriques et impossibles à croire.

Et ma grand-mère, l’autre Edmée, la première, adorait faire des photos.

Et clic ! Le lieutenant Kaminsky assis devant l’étang, un foulard à la Humphrey Bogart au cou et la cigarette au bec. Et clic ! Le colonel et le major Grey. Clic ! Ce bon Kaminsky près de ma mère, jeune fille de 21 ans – such a lovely brunette – qui a l’air d’envoyer un sms mais comme ce n’est pas possible, on peut assumer qu’elle a reçu un miroir de sac ou un poudrier, ou encore regarde une icône qu’il transporte pieusement et qui lui vient de sa grand-mère…

Et clic ! Earl, un beau beau beau garçon aux yeux ourlés qui ressemble à Gary Sinise. Le lieutenant Vestal (qu’elle reverra bien des années plus tard) et « mister Law ». Angie, au sourire et teint italiens. Le lieutenant Bill Stravarsky, le lieutenant Lye Leeson, Peter, Timmy.

Et des photos charmantes et insouciantes, où ma grand-mère et ma mère regardent coquettement ces beaux soldats bruyants qui devaient les appeler Deneeeeeeeese et Edmaye. Earl qui embrasse Bonne en mai 1945 (l’autrefois la jolie Justine à l’hermine qui n’avait pas sa langue en poche), Jo qui caresse le chien Yanny. On fait des photos, on est heureux, on s’échange des adresses, on promet de ne pas oublier, on pleure certainement au départ. De joie de s’être connus, de joie de retrouver sa vie, de peine que ce chapitre soit fini et s’appelle  à présent « souvenirs de guerre ».

On reste en contact, comme le témoigne cette photo du Lieutenant Kaminsky redevenu, dans le civil, Milt Kaminsky en 1947, bien anodin dans son costume de ville et d’homme libre. Il s’est marié, Milt, et la photo de son mariage trône dans l’album à la maison, ainsi que le gâteau ployant sous les anges de sucre et surmonté de mariés de … peut-être déjà du plastique !

Suivent des photos d’enfants dans les années ’50… et puis Bill Vestal et son épouse Marybeth sont non seulement revenus sur les lieux de ce bref bonheur de soldat, notre bonne ville de Verviers et… ont rencontré Edmée par hasard dans la rue, et puis sonné à la porte de Lovely Brunette, mais ont aussi invité the lovely brunette chez eux, au Texas.

Que sont ces amis devenus ?

 

 

 

Des voix, des gestes, des souvenirs…

Lorsque je vivais aux USA jusqu’à il y a peu, mes journées commençaient toutes de la même façon, ou presque. Tirée du lit par la tyrannie de mes chats qui dès cinq heures m’apprenaient qu’il mouraient de faim, qu’ils allaient s’évanouir pendant que je dormais aussi égoïstement, c’est vers cinq heures et demie, cinq heures quarante-cinq quand j’avais beaucoup de chance que je rendais les armes et l’oreiller. Je saluais chacun d’entre eux selon un rituel presque immuable: Fifi était collée à moi, tout comme Zouzou qui prenait la place d’un éléphant sur le lit. Annie s’approchait, et se reculait si je faisais mine de la toucher pour revenir et accepter une caresse du bout des doigts, la queue tremblant de joie. Voyelle m’attendait à la porte et Teeshah avait bondi dès qu’il m’avait vue bouger et s’était rué sur le comptoir de la cuisine où il attendait sa pitance en se plaignant sans vergogne. Millie était la seule qui ait montré un peu d’empathie, la plus paresseuse qui aurait fait volontiers une demi-heure de plus sur ses couvertures. Que je la comprenais!

Je nourrissais tout le monde et sortais la promener. Parfois l’odeur d’un putois s’attardait encore dans l’air. Les geais hurlaient si fort devant les graines que je leur avais données que bientôt arrivaient les écureuils, les écartant d’un repas trop bruyamment célébré. Des lapins se figeaient, espérant ne pas être remarqués. Mais Millie n’en avait cure, des lapins. Elle cherchait au sol l’histoire de la nuit. Les sabots des biches avaient laissé une trace – ainsi que leurs dents qui avaient rasé les hostas comme des tondeuses à gazon! -, tout comme les petites pattes des ratons-laveurs qui avaient pillé les poubelles. Parfois elle décelait « une crasse »  tombée grâce à la complicité gourmande de ces jolis petits bandits masqués, et s’empressait de l’engloutir avant que je ne l’arrête. Elle agitait alors la queue en louchant vers moi d’un air triomphant. « J’ai gagné, j’ai mangé la crasse! ». Parfois nous rencontrions Gizmo et son « papa » qui rentrait de son travail de nuit et sortait ce petit bichon gâté-pourri avant d’aller dormir.

Puis nous rentrions et je me faisais un café bien fort, bien tonifiant qui enveloppait la cuisine dans son arôme tentateur. Je vérifiais mes emails, découvrais l’abominable provende de catastrophes politiques et écologiques du jour sur CNN, mangeais quelques biscuits, me maquillais, regardais au-dehors mon jardin qui s’étirait et le chèvrefeuille frémissant dans la brise. Et j’étais prête à partir.

Le trajet jusqu’à mon lieu de travail était une vraie promenade. Des arbres partout, l’air encore frais du matin, les feuillages mouchetés de soleil. Puis un restaurant d’un mauvais goût insurpassable, avec un dôme de verre, des marquises, des fontaines, des tourelles et des balcons disproportionnés. On aurait dit un funérarium gigantesque à Disneyland. Il paraît qu’on y mange bien, et que c’est très cher, mais c’est tellement hideux que l’appétit me déserterait dès l’entrée. Ensuite le terrain de golf d’un country club. Et enfin j’arrivais dans la petite ville de Montclair. S’il faisait beau, mes fenêtres étaient baissées et un vol d’oiseaux invisibles secouait mes cheveux. S’il pleuvait, un monde liquide s’abattait sur les vitres avec colère ou, selon le cas, en pointillé timide.

Et tout ça défilait en musique. Paolo Conte, Teresa De Sio, Guy Cabay, le si troublant « Ederlezi » de Goran Bregovic, Joanne Shennandoah, Robert Mirabal, Schnuckenack Reinhardt…

On pourra, au passage, s’étonner de mes choix musicaux. Il ne s’agit pourtant pas de pédanterie de ma part…

Mon père est né en Uruguay. Il y est retourné après ma naissance, ainsi qu’en Argentine, avec le désir d’y installer nos vies. Et en est revenu avec des pistaches, une poupée – Alice – qui marchait et avait de vrais cheveux pour moi, une petite poupée gaucho pour la collection de ma mère, et des 78 tours! En tout cas, c’est la liste des choses qui m’ont intéressée à l’époque et dont je me souviens. Aussi ce que nous écoutions à la maison, c’était des rythmes latins, des tangos, des chansons où revenaient d’innombrables ay! ay! ay-ay! (Pourquoi ont-ils mal? demandais-je à ma Lovely Brunette de mère. On leur a arraché les dents, répondait cette femme qui, décidément, avait réponse à tout). Bien sûr, on avait aussi des disques de Charles Trenet, mais notre collection de disques de cire d’Amérique du sud, c’était plus « comme nous »! Pour mon père, c’était les bouffées d’une enfance à Montevideo, et pour ma mère l’évocation d’un monde exotique auquel elle aspirait. « On monte écouter des disques? » suggérait-elle, et nous nous rendions au salon, heureux à l’avance de ce plaisir qui se préparait. Religieusement mes parents choisissaient le disque, emballé dans une pochette de papier brun, par le petit rond de couleur au centre, percé d’un trou. Brasilinheiro, Pecos Bill, La cumparcita, Cielito lindo? On tournait la manivelle du phonographe La voix de son maître. Ah que j’aimais le petit chien! L’aiguille produisait d’abord un ronflement sec, trouvait son sillon, et libérait un lointain ailleurs. Ma mère portait de jolies robes dont les plis dansaient autour de la taille et caressaient ses mollets, et mon père me prenait dans ses bras pour un tango ou une danse chavirée, m’expliquant que lorsque j’aurai 18 ans, il porterait un beau smoking blanc et que nous ouvririons le bal de cette grandiose occasion. Notre maison était un îlot qui sentait le café et le lait de coco, où l’on accrochait le drapeau uruguayen au balcon pour la fête nationale, et où ma mère vantait le dulce de leche de sa belle-mère qu’elle n’avait jamais connue.

Plus tard, elle allait conserver cette curiosité des sons du monde. On allait en vacances, et on achetait un disque sur place. Un disque italien, un disque yougoslave, un disque allemand… On ne comprenait rien, mais pour nous c’était un souvenir de nos vacances et on l’écoutait jusqu’à l’usure, jusqu’à ce qu’il nous soit aussi familier que Marcel Amont ou Gilbert Bécaud.

J’ai rarement – une fois passée l’adolescence où j’ai dépensé mon argent de poche en 45 tours de Claude François, Françoise Hardy, Petula Clark, et ensuite Alain Barrière et Jean Ferrat – acheté des disques de vedettes, puisqu’on les entendait à la radio à satiété! Et je reste donc fidèle à mes passions indémodables…

Pour en revenir à Schnuckenack, il nous a quittés en avril 2006, à 85 ans. Et pourtant… sa voix est si réelle, vivante, sans recherche, juste une voix pour nous chanter quelques paroles en allemand ou sinti, pour nous faire plaisir. Pour se faire plaisir aussi, plaire aux femmes, célébrer l’existence.

Oh! Magie de notre époque qui sauve sons et images, ces instants de vie immortels, rendant la mort moins définitive, la disparition moins totale, l’au-delà moins lointain. Je partage le bonheur de Schnuckenack au présent lorsque sa voix et son violon emplissent ma voiture, nourrissant ma journée. Il me sourit, verse du bonheur dans mes veines. Et cependant, il nous a quittés! Ou pas tout à fait? Un homme marqué par la guerre et le nazisme, qui a passé sa jeunesse à fuir et se cacher, se déguiser, sauvé par sa beauté et sa musique comme je l’ai appris en regardant un bouleversant documentaire sur sa vie.  « Ils sont trop beaux, ne les tue pas » a demandé un soldat allemand à son ami qui avait pourtant bien l’intention de les tuer… Et bien sûr, quand la vie a voulu vous garder avec cette détermination… elle ne vous cède pas tout à fait à la mort.

Que dire aussi de tous ces films d’amateurs que l’on retrouve dans les souvenirs familiaux et qui transmettront aux générations à venir les réponses à tant de questions, les sourires et les voix de leur passé. Qui montreront que la façon dont une jeune fille incline la tête lui vient de sa grand-mère, qu’un nouveau-né au grand front est le portrait craché d’un oncle maternel au même âge. Et oui, la pellicule me le dit, Schnuckenack, libre et gouailleur, continue de chanter sa liberté au violon, faisant des clins d’yeux aux filles.

Bonjour, Schnuckenack!

Ma statue à Gaston

Gaston, un héros silencieux, sans descendance pour parler de lui. Même pas une photo. De lui je n’ai que l’affection déchirée de remords de mon papounet envers cet Oncle Gaston (un grand-oncle en réalité) qu’il n’a pas bien écouté lors de leur dernière rencontre fin des années 40. C’est trop tard qu’il a eu conscience d’avoir mangé à la table d’un de ces invisibles loyaux hommes comme il y en a tant, et qui, invisiblement, sèment dans le coeur l’exemple qui illumine la voie.

Il est né 27 décembre 1879 à Jette, commune de Bruxelles, de Victor-François-Antoine Godineau et Marie-Françoise-Mathilde Beaurain. Né avec la cuiller d’argent dans la bouche –ou le derrière dans le beurre si on préfère -, car papa est médecin et conseiller communal, et alors que Gaston a une dizaine d’années, devient consul général de Belgique à… Monaco,  et le restera pendant 25 ans. La grande vie. Gaston enfant grandit à la Villa les Garets, 29 Boulevard du Prince Pierre (aujourd’hui Boulevard Rainier III). Il a une soeur, Alice – dont je sais encore moins que sur lui mais j’espère qu’elle a eu une longue et douce vie. Je possède une jolie petite aquarelle faite par Alice pour ma grand-mère.

Il fait ses études au collège d’Antibes.

Ma grand-mère Le petit Zon mentionne les visites de Gaston ou au “Docteur Godineau”, le frère de sa grand-mère “Bonne maman Ninie” :

Fin septembre 1909 Gaston vient à Verviers avec sa tante (Bonne maman Ninie) et le beau-frère de sa cousine, l’architecte Paul Leclerc, pour voir “l’aviation” à Spa Malchamps. L’aviation a toujours intéressé le clan familial puisque le grand-père paternel de Petit Zon fait des pneus antidérapants. Gaston revient souvent en été, avec le petit clan familial bien serré.

Pneus houben

Quant au père de Gaston, on lui rend visite dans le sud :

10 février 1912 : Monaco. Oncle Godineau. Jeu de Montecarlo (gagne 10 Frs) Elle parle de ce gain par courrier à son amie Régine Schwachhofer qui lui envoie une carte disant qu’ « ici » il ne se passe rien, qu’elle la félicite pour son gain mais qu’il vaut mieux de pas s’y risquer une seconde fois…

11 février 1912 : sortons avec un domino. Souper en ville. Cavalcade

12 février 1912 : journée à Cannes. Cinéma.  Panique

13 février 1912 : bataille de fleurs à Villefranche. Dîner chez le Dr Godineau

14 février 1912 : après-midi à Menton

15 février 1912 : bataille de fleurs à Nice

16 février 1912 : Grande corniche en auto. Dîner à Menton

Notre Gaston devient ouvrier électricien et suit des cours du soir pour obtenir son diplôme de technicien. Il part en Italie, chargé de la mise en service de plusieurs lignes à haute tension, et puis en 1906, on l’engage … en Chine où pendant 4 ans il sera chef du service électrique de Linsi aux charbonnages de Kaiping (Chinese Engineering and Mining Company).

De retour en Belgique, il reprend la direction d’une entreprise électrique.

Cependant, si son existence a commencé au soleil, au chant des cigales et sans doute avec une pointe d’accent du sud et plein de joyeuses receptions au son des violons… ça prend vite un tragique tournant en épingle à cheveux. Papa fait d’horribles dettes au casino, et se suicide le 24 février 1914. Je ne sais ce qu’il advient de Marie-Françoise-Mathilde et Alice. Gaston fait le voeu (ou la promesse?) de rembourser toutes les dettes de son père et se prend en charge – au pas de charge. Il ne se mariera pas et n’aura pas de liaison passée dans la conscience familiale… car tout ce qu’il gagnera lui servira à racheter l’honneur paternel. Qui a dû coûter la fortune d’une vie!

Mais qui voilà? La grande guerre… et Gaston s’enrôle comme volontaire de guerre, où son courage et ce qu’on appelle noblement “le mépris du danger” le font remarquer aux pionniers-pontonniers-cyclistes de la 1ère division de cavalerie.

Sur sa note biographique militaire on le décrit succintement : il a un excellent caractère, une intelligence très vive, sa tenue est parfaite. Son instruction générale est supérieure, il est bon cavalier. Il parle le français, l’anglais et un peu d’allemand. Il est consciencieux, dévoué, courageux et endurant.

Ah ! Gaston le téméraire, Gaston le rembourseur de dettes, le bâtisseur de sa propre vie, le nettoyeur du nom de son père… c’est lui qui place les charges explosives sous le remblais du chemin de fer Tirlemont-Louvain lors de la bataille de la Marne, coupant ainsi la voie aux renforts allemands quittant Liège pour la Marne, ce qui lui valut de recevoir le titre de chevalier de l’ordre de Léopold en février 1915 par le roi Albert himself! Ta taaaaaaaaaaaa! Et il l’avait mérité…

En 1916, il part à Tabora, chargé du rétablissement des communications téléphoniques et ferroviaires. Après la prise de Tabora c’est pour la plus grande part grace à lui que les 240 kms de voie Tabora-Malagarazi sont installées. Gaston aura fait la campagne d’Afrique pratiquement à pieds. Et il a 37 ans. Il reçoit encore une volée de citations et décorations.

Mais… ingratitude de l’armée – et surtout abîme de la paperasserie -, on lui refuse sa mise en congé sans solde. Il est anxieux car sa société – dont il est directeur et principal actionnaire – perd de l’argent puisqu’il n’est pas là pour en prendre soin. C’est une hémorragie de cet argent si péniblement gagné. En février 1919 il écrit une lettre au Général Baron Greindl, Commandant le Génie de l’Armée, le suppliant d’intercéder en sa faveur :

En m’engageant le 2 août 1914 à plus de 35 ans, sans obligations militaires et n’ayant jamais été soldat, je me suis mis entièrement au service de mon Pays au cours d’une heure critique, je suis heureux de l’avoir fait et le referais à la moindre menace. Mais maintenant que le danger est passé je demande que l’on me rendre la liberté dont j’ai besoin pour limiter, autant que possible, le dommage considérable que j’ai subi de ce fait, et qui n’a pas été supporté également par tous les Belges de ma génération.

G. Godineau

Lieutenant du Génie Gaston Godineau, Adjt au Commandant du Génie de l’Armée.

Et heureusement pour lui, le général, en date du 6 mars 1919, s’adresse à qui de droit : « Il me semble qu’il ne faut pas que cet officier modèle de vaillance et d’abnégation pâtisse du fait qu’il a participé brillamment à la campagne d’Afrique.

Il y a donc lieu de l’assimiler aux officiers de réserves pour la durée de la guerre et de lui accorder son licenciement. »

Il reprend son travail dans la société bruxelloise d’électricité devenue sienne, Electra.

Mais qu’avait-il donc avalé, Gaston, dans lait maternel, pour avoir ce gène voyageur qui ne lui laissait pas de répit? Car le Capitaine Roover, dont il avait été le collaborateur en Afrique, l’envoie en mission en Thrace et Macédoine, et en 1927- il a 48 ans – il part au Katanga comme directeur de la Société Générale Industrielle et Chimique ( SOGECHIM) et s’installe à Jadotville. Et 9 ans plus tard il se retrouve à la direction des mines de Kilo-Moto.

Et puis… il était écrit qu’il aurait une vie agitée, car la seconde guerre éclate. Gaston a en lui, en plus du gène voyageur, celui du devoir, et il décide de s’engager à nouveau comme volontaire. Il a 61 ans et d’après lui, une forme d’enfer. Il quitte le Congo Belge début juin 1940, à ses frais et en avion, pour rejoindre la Belgique afin de s’engager. Mais arrivé à Alger, il s’y retrouve coincé par les conditions de l’armistice. Et s’y morfond. Il fait régulièrement le tour des consuls pour débloquer la situation (Belgique et Grande Bretagne). En vain. Au bout de presque deux ans d’attente, son capital s’épuise car interdiction est faite aux étrangers d’accepter du travail rémunéré en Afrique française, et il ne veut se résoudre à solliciter de l’aide. Il a de l’argent dans diverses banques (La Lloyd à Londres, la National City Bank of New York aux USA, la Stockholm Euskilda en Suède et la Cook’s Office au Caire) et cet argent lui permettrait de vivre plusieurs mois en Angleterre où il sollicite plusieurs fois aussi l’autorisation de se rendre. (Nous avons deux lettres bien touchantes). Ce qui lui est toujours refusé.

Alger 16 12 1942 1

Heureusement, le débarquement des Américains en Algérie de 1942 va débloquer pour lui la situation et il devient agent de liaison entre les Américains et les Français, une très lourde charge pour un homme de son âge (64 ans !). Il est chauffeur interprète, travaille plus de 10 heures par jour, et est appelé à souvent circuler dans le désert. Sa santé s’y brise.

La dernière fois que mon Papounet a rencontré son grand-oncle Gaston – cousin germain de sa grand-mère Jeanne Leclerc – , il était lui-même pétri de soucis, et a gardé toute sa vie le regret de ne pas avoir mieux apprécié cette invitation du vieil homme, alors presque septuagénaire, qui lui offrait repas et affection dans un beau restaurant bruxellois :

« Je n’ai pas réalisé que Gaston Godineau, avec son honnêteté, son bon sens et le poids moral que lui donnait son âge, aurait peut-être pu me guider dans ce labyrinthe, et ouvrir la porte à une solution raisonnable qui aurait permis de « sauver une partie des meubles », mais que mon manque d’expérience ne m’a pas permis de trouver. Je n’ai pas compris qu’une occasion était peut-être à saisir. Je l’ai laissée passer. Et j’ai gardé de cette soirée une impression d’autant plus émue que jamais plus je n’ai rencontré l’oncle Gaston. »

L’homme simple et sûr de sa force tranquille s’est éteint à Jette le 12 juin 1949.

Eperdu de ce moment gâché, mon papounet a réuni toute la documentation qu’il pouvait trouver sur ce singulier personnage au musée de l’armée, s’y rendant pour consulter les documents – nombreux – témoignant de la vie d’un homme simple et courageux.

Très curieusement… le poids de cette amertume est passé chez moi qui ai peut-être été vue par ses bons yeux aimables, en photo de bébé ce soir-là, dans un restaurant où il invitait son petit-neveu en détresse. Et je regrette qu’un tel homme n’ait même pas une photo qui ait subsisté dont je sois au courant. A moins que je ne finisse par en trouver une au hasard de ce que la vie voudra bien m’expliquer. Pas d’enfants ou petits-enfants pour être fiers de lui. Alors je le suis. Ceci est ma statue pour mon oncle Gaston Godineau…

Les Gastons, héros anonymes, sont légion…

Gaston signature

Soldats, chers héros de nos vies…

Et comme chaque année on commémore, on défile, on ravive le souvenir.

Nous avons tous eu un père ou un grand-père enrôlé dans la guerre. Ils nous en ont souvent tant et tant parlé qu’on ne les écoutait plus, fuyant le sujet dès qu’il montrait le nez, abrégeant leur rêve réveillé et narré d’un lâche « ah oui, il me semble que tu me l’as raconté, c’est la fois où… ? ».

Il est difficile, quand on est jeune, et puis moins jeune mais tout simplement adulte, et puis perdu dans les années actives de sa vie, de visualiser son père – ou grand-père – en jeune homme arraché à ses études, sa famille, ses routines, pour partir … à la guerre. Côtoyant la mort, la peur de la mort, les conséquences de la mort, journellement. Gardant, dans tout cet infernal chaos, le cap des pensées vers une maman, une fiancée, un épouse, une vie hors guerre qu’un jour on reprendrait.

Bill, parti d’où…. ? Du Texas, par exemple. Envahi par ce besoin qu’on a semé en lui de sauver le monde de la tyrannie nazie, drillé par la confiance trompeuse qu’on a mise en lui : ils sont les plus forts, et en plus, Dieu est du côté du bien. Bill qui peut-être est revenu dans son Texas natal et a fini ses jours dans un Oil field, où la seule ombre est celle des foreuses à pétrole, ou bien a disparu quelque part, en Normandie ou le long d’un ruisseau de Belgique ou d’Italie.

François, qui malgré ses 40 ans et sa mauvaise patte folle a tenu à faire partie des défenseurs de la liberté. Certes, avec la Laurette c’était presque pire que sur le champ de bataille, et une mort héroïque était glorifiante et sans doute instantanée alors que celle par usure serait si longue et douloureuse.

Albert Lonhienne frère Mariette

Pierre, 17 ans, qui bouillonnant d’une révolte contre un père intransigeant, s’en va pour devenir un homme, et affirme et signe des papiers disant qu’il en a 18, des ans. Et il part, et si oui, il devient un homme, il apprend trop vite sans doute l’odeur du sang et le son des larmes. Il n’oubliera plus, même s’il en parlera peu, et quand il en parle, c’est en monologue intérieur et cauchemars.

Antonio, 32 ans. Il est lourd et bourru, peu causeur, d’autant qu’il bégaye. Il  ne connaît que le travail de la terre et la cuisine maternelle, et ces défilés de voisines qui viennent l’évaluer pour peut-être, lui donner leur Carmela, Giovanna, Maddalena. Mais comme il ne parle pas… elles hésitent, et finalement prennent dans leurs filets d’autres garçons dont la voix les enchante. Il est parti, volontairement. On lui a dit qu’il fallait protéger la terre, les femmes et l’Italie. Il reviendra encore plus taiseux, avec un bras en moins, et personne ne saura jamais comment il l’a perdu, ce bras. Mais il pleurera étrangement fort un jour que Marchesina, sa vache favorite, mourra frappée par un éclair sous le mûrier. Tout son désespoir jaillira alors…

Ils avaient tous une histoire. Nous en sommes l’avenir, de cette histoire, un avenir qui n’eut pas été le même sans eux, sans leur confiance en la vie, cette certitude qu’ils reviendraient. Qu’ils protégeraient le monde. Arrachés à leur quotidien pour leurs raisons secrètes, ils ont eu, le temps d’une guerre, une autre vie, une vie… sacrée. Nous leur devons plus que le souvenir, nous leur devons nos insouciances d’aujourd’hui.