Le castor (mon ex-mari) et moi roulions sur une route encore encombrée par la neige, à la tombée du jour. C’était janvier ou février 2011, un gros hiver nord-américain de plus qui s’éternisait. Cinq heures quinze, la sortie des bureaux. Et à un carrefour nous retenons un cri d’horreur : une petite chose tremblote et vacille là devant nous, indécise sur où aller, encerclée de voitures dont les phares semblent la darder. Petit comme un chat mais plus court. La tête d’une chauve-souris aveuglée.
C’est un vieux chihuahua qui a l’air en larmes et au bord de la crise de nerfs, ses gros yeux globuleux nacrés par la cataracte.
Je sors de la voiture pendant que Castor provoque un embouteillage et cherche à se garer. Le chihuahua n’écoute que son courage et fonce en avant, à l’aveuglette en plein milieu de la rue, moi derrière. Il trottine, pétrifié de frayeur et de froid, car il gèle (ah ! ces hivers de l’Amérique de la côte est…). En face de nous, une ambulance débouche à vive allure mais heureusement mon expression de tragédie grecque attire l’attention du chauffeur qui ralentit et nous évite. Finalement, le petit chien est acculé contre le seuil d’une maison, encerclé de congères de neige avec comme seule issue l’allée nettoyée où cependant s’avance vers lui un monstre certainement sanguinaire.
« Ne bouge pas, je m’en occupe ! » me dit vaillamment le castor – le monstre sanguinaire – qui aime être le divin sauveur. Comme si ce petit machin était un dangereux carcajou… Car il faut bien admettre que oui, effrayé il montre ses quenottes jaunies en poussant des cris aigus. Yip ! Yip ! Tremblez, je ne me laisserai pas faire ! Je ferai des lacets et des banderoles de vos mains, je broierai vos doigts sans pitié, je… Une passante sympathisante pour ce drame urbain s’arrête près de moi, et nous frissonnons de concert, le nez violacé et le visage cryogénisé. « Mais qu’il le recouvre donc de sa veste et l’attrape, ce chien va mourir de froid » me dit-elle. De nos voix féminines, claquant des dents, nous suggérons ce bon plan au castor qui fait la sourde oreille car le défaut du plan est qu’il ne vient pas de lui. Il compte séduire le carcajou, et lui explique qu’il ne lui veut pas de mal, qu’il ne souhaite que son bonheur. Yip ! Yip ! Je me délecterai de ton sang, lui répond l’animal terrifié.
Il commence à faire noir. Et enfin, Castor se rend à l’évidence et capitule, le visage violacé lui aussi : oui, avec la veste ça devrait marcher ! Et ça marche. Il empoigne le paquet qui retentit de Yip Yip, et lui dit amoureusement « I love you, don’t be afraid ! ». La dame me regarde en coin et me murmure en riant je parie qu’il vous le dit avec moins d’emphase, non ? et nous avons un regard plein de cette merveilleuse connivence que savent avoir les femmes ….
Nous voilà donc dans la voiture avec l’animal grelottant qui laisse entendre une sorte de ronronnement assez bizarre. Son haleine est remarquable aussi, et avec le temps qu’il fait, on ne peut pas ouvrir la fenêtre. Nous allons au chenil de la ville et trouvons porte de bois. A la police, nous laissons à un flic morose notre nom et numéro de téléphone au cas où quelqu’un chercherait le chien. Que nous ramenons chez nous, presque asphyxiés par le souffle qui sort de sa petite gueule béante.
Il a peur des chats, du chien, et refuse absolument de rester seul. C’est dans les bras ou sur un coussin tout tout tout près de nous. Si on lui refuse quelque chose, Yip yip yip je me plaindrai ! Salauds ! Autant me laisser crever dans la rue si c’était pour me traiter comme ça. Je suis traumatisé, moi, il me faut des soins et de l’amour, comme Charlebois, de l’amour, de l’amour ! Il a même eu quelques gros mots assez surprenants pour un petit chien de luxe qui venait d’un quartier huppé. Mais les tympans percés, nous avons cédé à ses exigences, et il faisait aller sa queue, parfaitement satisfait. J’ai mis sa photo sur internet, envoyé des mails au chenil et chez le vétérinaire le plus populaire de la ville, et nous avons prié pour que le lendemain nous puissions rendre le carcajou à ses maîtres éplorés. Castor m’a dit « pour une nuit, laisse-le monter sur le lit, il se sentira aimé ».
Ah qu’il a aimé ça, le pauvre petit être éploré. Il a regardé le castor avec une haine farouche, a grogné, s’est couché contre moi et a clairement dit : dehors ! C’est mon lit et c’est ma madame. Castor, mortellement vexé, a du aller dormir en haut…
Et heureusement, c’est une histoire qui finit bien : le lendemain nous avons su que Bambi (vu son caractère je l’aurais appelé Terminator ou Chucky), 14 ans, avait quitté son domicile la veille vers 15 heures et était missing in action. Ouf ! Mais je me suis sentie bien protégée, moi, avec le carcajou…