L’immersion dans une autre culture ne se fait pas sans surprises. Il y a des signaux qu’on ne remarque pas, et nos actions ont, à notre insu, une autre force et direction. Déjà, en quittant la Belgique pour le midi de la France, j’avais abandonné assez volontiers une certaine austérité de comportement qui me venait de mon éducation. Parler avec des inconnus ne se faisait pas, inviter un ami masculin à prendre un verre quelque part au lieu de parler sur le trottoir était hors de question. Aussi c’est avec délices que j’ai embrassé ces habitudes de douce camaraderie sans sous-entendus, cette curiosité simple de l’autre, ce mélange de milieux et de nationalités qui étaient mon quotidien à Aix en Provence.
A mon retour en Belgique quelques années plus tard, mes manières plus ouvertes, enfin guérie de tous ces interdits sans grande utilité, m’ont souvent fait percevoir comme une jeune femme trop peu réservée dont le comportement n’était pas clair. Le simple fait d’accepter d’aller passer une journée sur les sables d’Ostende avec un collègue a tenu en suspens le souffle de tout le bureau. Le malheureux a été interrogé sans relâche car, comme tout ce qu’il avait gagné dans l’aventure était un coup de soleil, on lui demandait ce qui avait bien pu foirer.
Idiots!
Moi, j’avais trouvé ça sympa, d’aller passer une journée à la mer, avec pique-nique, baignade, un bon bouquin, et un collègue plutôt moche et ennuyeux mais gentil.
Puis je suis partie dans le nord de l’Italie. Depuis longtemps les étrangères ont, en Italie, une réputation sulfureuse qui leur vient de ces touristes pales qui descendaient à la recherche de soleil et de romances faciles qu’elles laisseraient derrière elles au retour, ne gardant que le souvenir de l’admiration reconnaissante d’un jeune homme dont elles ne savaient rien, et qui leur avait murmuré Ma che bella che sei, amore! Souvenir qui s’atténuerait avec le bronzage. Le tourisme a changé! Mais l’idée excitante que les filles du nord sont plus faciles que leurs capricieuses compagnes a encore la vie dure chez certains.
J’ai donc eu quelques mésaventures cocasses auxquelles je ne m’attendais pas du tout, et qui résultèrent de … mon bon coeur!
J’habitais alors à la Pensione San Marco, non loin de la gare de Porta Nuova à Turin. C’est là que mes forces m’avaient abandonnée à l’arrivée, chargée de bagages et de projets. Bien vite j’y étais devenue amie avec Laura, la jeune propriétaire, et son mari, le trop beau Gianchi!

Laura et moi
Mais il n’y avait pas de jardin, juste de larges balcons encombrés de lessive (pauvre Laura qui lavait à tour de bras!), pas un coin paisible où on pouvait prendre l’air et le soleil, aussi je descendais bien souvent le Corso Vittorio (Emmanuele II) jusqu’au magnifique parc du Valentino, sur la rive gauche du Po. 55 hectares de nature, avec un jardin botanique, le château du Valentino datant de 1630, un bourg médiéval reconstitué avec une fidèle reproduction d’un très beau château du Val D’Aoste (dans lequel une fresque représente notre valeureux Godefroid de Bouillon, devenu Goffredo di Boglione). Et de belles et accueillantes pelouses ondoyantes jamais bien loin du Po ou de jolies fontaines, et des bancs le long des allées et sous les ramures d’arbres généreux.
J’aimais y aller pour lire en paix les jours où le soleil était là – sans le smog. Un jour, un jeune militaire m’a demandé s’il pouvait s’asseoir sur « mon » banc. J’avais 37 ans, et lui pas plus de 18, tout propret, rasé de près (s’il en avait besoin…), poli et tout et tout et… les bancs sont à tout le monde! Bien vite il s’est mis à me parler (ce que je déteste si j’ai un bon livre, mais j’avais de la compassion pour ce pauvre petit membre de la naia, l’armée). Il devait retourner à Bardonecchia le soir-même, ne connaissait personne dans ce coin du nord, ne connaissait pas Turin où il venait pour la première fois. Il se demandait où se trouvait le château du Valentino. Et je l’y ai donc accompagné. Après quoi il a eu faim et m’a demandé où on pouvait manger pour pas cher. J’étais un éclaireur dans ce rayon, connaissant les rigueurs de mon budget, et l’ai donc emmené à la pizzeria Seven Up via Andrea Doria, où il a tenu à m’offrir ma pizza pour me remercier de mon dévouement. Et franchement… je la trouvais un peu longue, mon oeuvre caritative, mais j’en voyais la fin arriver. Pas si vite! Chevaleresque, le jeune homme m’a encore accompagnée saine et sauve à la pensione San Marco avant de partir reprendre son train. Je vous le dis, un petit soldat bien poli!
Hélàs, un coup de fil m’a donné la chair de poule la semaine suivante: il avait un week-end de permission et comptait venir à Turin, pouvions-nous nous voir? Mon bon coeur avait atteint sa limite, je n’avais aucune envie de faire la nounou pendant toute une journée, et j’avais donc été vague, bon peut-être, mais je ne serais certainement pas là tout le temps, des amis devaient me rappeler pour confirmer etc… En fait, je n’avais aucun projet avec personne, mais j’avais vraiment envie de le décourager, et qu’il s’en aille passer son week-end à Courmayeur, par exemple, de l’autre côté des montagnes!
C’est donc tétanisée ou presque que j’ai constaté, le samedi matin, qu’il était dans la rue, sur le trottoir en face des fenêtres de la pension. Il avait appelé et Laura, complice de bien des choses, lui avait dit qu’elle ne me trouvait pas. Une heure, deux heures… il ne bougeait pas, cloué au sol par une détermination ardente. Un excellent matériel de guet! J’étais furieuse: bloquée à l’intérieur, à espérer qu’il se lasse. La faim me tenailla bientôt, en plus, et me mit de très mauvaise humeur. Hilare, Laura m’invita à manger avec elle, une soupe au vin, dont j’avais horreur mais ça apaisa mon estomac et me fit espérer qu’il aurait disparu. Mais non! Immobile et attentif, cuisant au soleil, il n’avait pas bougé.
Très énervée j’ai téléphoné à Dario, un ami, lui demandant de venir se garer juste devant la porte pour que je puisse l’ouvrir et sauter dans la voiture d’un seul bond. Le plan fonctionna à merveille et c’est dans le rétroviseur que je vis le petit soldat berné nous héler et courir, pour disparaîte au loin.
Dario et moi passâmes l’après-midi à faire une randonnée équestre au bord du Po. Mes pantalons Benetton de velours côtelé rouge furent irrémédiablement graisseux aux mollets… qui pense à emporter ses jodhpurs quand on échappe à son gardien? Mais quel délice que cette sensation d’insouciance! Après un repas dans une pizzeria, Dario me ramena à la pensione, et le poste de vigie était enfin vide, d’un vide qui chantait la traviata, qui avait l’odeur de la liberté, et m’arracha un sourire doublé d’un merci à Dario.
Le ricanement trop amusé de Gianchi quand il m’ouvrit la porte m’allarma, et il confirma la galopade d’extra sistoles qui fit sauter mon coeur (qui avait été si bon!): le militaire propret et tenace avait loué la chambre à côté de la mienne pour la nuit! Catastrophe! Je rentrais aussi silencieusement qu’un fantôme, sans allumer car ma porte à deux battants avait des panneaux de verre décorés de corbeilles de fruits opaques. La clef ayant produit un bruit trop net pour mon goût, je décidai de ne pas la refaire tourner pour fermer, et restai immobile, attendant que les silences reprennent leur place dans la nuit. Je tendis l’oreille, rien! Je me glissai derrière le paravent, et ne bougeai pas. Silence. Sans doute le guerrier en herbe dormait-il du sommeil du juste, bien cramé après toutes ces heures de surveillance au soleil.
Et puis … toc-toc-toc? Toc-toc-toc? Suivi d’un gratte-gratte-gratte qui caracolait sur le verre, amical et joyeux. Je ne bougeais toujours pas, respirais à peine. Et le voilà qui entre!!! Tadaaaaaaa! En pyjama rayé! Les rideaux que je n’avais pas fermés pour ne pas faire de bruit laissaient entrer la lumière de la rue, éclairant cette consternante vision. A vrai dire, je n’ai pas eu peur. J’étais indignée, hors de moi! Il avait été agréable et poli la semaine précédente, c’était sans conteste un gentil garçon. Mais ma disponibilité à l’aider lui avait envoyé des signaux que la traduction culturelle avait déformés. Sûr de lui, sentant l’after-shave et le pyjama repassé de frais, il s’est avancé vers moi (dont seule la tête dépassait du paravent!). On lui avait dit cent fois qu’une femme qui dit non dit en réalité oui, si tu sais insister. Les bras tendus, le sourire fanfaron. Et il s’est pris une volée de coups, dans le plus grand silence possible! Paf-paf! Fuori, sifflais-je, fuori! Bim-boum! Fuori!
Il est sorti, ébouriffé et perplexe, et a quitté la pensione au lever du jour, pour ne jamais revenir.
Il doit encore se demander ce qui m’a fait… changer d’avis!
Arrivée ici, aux USA, j’ai pratiquement dû étouffer mon bon coeur des deux mains. Bien sûr, je parle de la côte nord-est, dont la froideur d’âme est célèbre et trop souvent justifiée. Si tu veux un ami à New York, prends un chien, dit le proverbe.
Nous avions une voisine, une vieille jeune fille à l’air effaré qui de temps à autre m’adressait la parole dans l’escalier de l’immeuble ou sur notre palier. Un jour, prise de tristesse à l’idée de cette interminable solitude qu’était sa vie, je l’ai invitée à partager un repas auquel je conviais trois personnes que j’étais un peu obligée de recevoir. Une autre histoire d’horreur d’ailleurs, peut-être pour une autre fois. Bref, j’invite L*** à se joindre à nous, et ce fut le début d’une mésaventure que Stephen King serait ravi de connaître.
Je passerai rapidement sur le fait qu’elle nous a fait nous donner les mains autour de la table pour prier, et que sa prière demandait à Dieu non simplement de nous bénir mais de trouver un travail à l’un des invités, rapportant une moyenne de $30.000 par an, et une gentille fiancée d’environ 26 à 28 ans. Elle n’a pas précisé le poids ni la couleur des yeux.
Mais surtout, après ce repas, elle sembla considérer que nous étions devenues des amies intimes et que nous devions nous voir tous les jours. Elle habitait juste en face de nous, et me guettait par le judas de sa porte. A peine arrivais-je en haut de l’escalier que hop, elle surgissait avec deux verres de vin blanc en main, un pour elle et un pour moi, et je ne pouvais humainement pas faire cul-sec sur le seuil pour lui rendre le verre! Ou un petit cadeau, ou un morceau de tarte, ou des plantains frits, ou des beignets de crabe, ou un article de journal…. Si j’avais de la visite, elle frappait et lançait des oeillades jalouses vers l’intérieur, cherchant à s’imposer. Mon mari et moi n’allumions plus dans le couloir, ni dans notre entrée pour qu’elle ne voie pas le rai de lumière sous la porte, mais c’était peine perdue, elle devait garder l’oeil sur le judas en permanence et bondissait, le regard un peu fixe et le sourire raide. Elle m’avait bien précisé que la coutume voulait que si on recevait de la nourriture sur un plat, il était poli de rendre le plat avec autre chose à manger dessus. Et on n’en finissait pas!
J’ai donc fait une chose très grossière pour m’en sortir: j’ai gardé le plat! Je l’ai toujours, et n’ose pas l’employer tant il me fait honte. Elle s’est rabattue sur un jeune couple qui est venu habiter juste à côté d’elle, s’est imposée en offrant d’aider avec le bébé, les paquets du super-marché à porter, etc. Tous les jours je la voyais frapper chez eux. Et un jour, elle s’est mise à hurler, marteler leur porte avec ses poings, une porte qui ne s’ouvrait pas. Elle maudissait à perdre haleine, sanglottante. Ils ont déménagé et peu de temps après elle a été internée pendant quelques mois. Ça m’a fait de la peine de voir son mobilier (dont elle était très fière) déposé sur le trottoir, sous la pluie, pour les poubelles, car elle ne payait plus son loyer depuis des mois.
Mais depuis… j’ai encore bon coeur, mais il ne s’ouvre plus aussi témérairement!