Le style du pas-de-style

Depuis que je suis la fée (Clochette) de mon propre logis – et ça remonte à 1972! – mes coups de baguette magique s’abattent sans uniformité sur le décor. Je mélange tout. Je recycle beaucoup. Des rideaux ont été autrefois promus en recouvrement de sofa et chemise d’homme ; une étagère métallique a, pendant des années, séparé mon lit du reste d’un studio, sauvagement envahie de des plantes qui exprimaient leur joie de vivre au demi-mètre de foisonnement ; de vieilles gravures anglaises au chic ancien ont flirté avec des batiks indiens ; le tabouret de bobonne aux pieds de lion a fait face à deux fauteuils indonésiens en rotin sur lesquels je veillais à ce qu’un copain un peu trop replet ne s’asseye jamais sous faute de les réduire en allumettes. Il avait droit au futon au ras du sol qui lui donnait trois têtes de moins que tout le monde. Et mal au dos sans doute.

Aux Etats-Unis, je n’ai jamais trouvé de mobilier qui me plaise, sauf le divan et le fauteuil italiens, massacrés par le chien qui les aimait beaucoup aussi, aidé dans son oeuvre de destructrion par les chats. Alors je ne me suis pas occupée de style mais d’avoir des choses qui me ressemblaient autant que possible (avec French accent, pas intéressé au bingo du samedi soir, mangeant des abats et regardant des Foreign movies comme les intellos New Yorkais), et le vieux et moche bureau oublié par les anciens propriétaires s’est vu corrigé en on ne sait trop quoi de coloré et déconcertant que tout le monde m’admirait au cri de « how wonderful!!!! ».

Parce que voilà… j’habite toujours dans un chez moi qui ne ressemble au chez moi de personne d’autre. Je ne le fais pas exprès, pourtant. Et je ne « décore » pas,  je regarde et garde les objets que j’aime. Qu’ils soient de décennies ou continents différents ou pas. Précieux – en ce qui concerne la valeur – ou pas.

Et je comprends maintenant la réflexion de ma mère la désormais célèbre Lovely Brunette, devant ma chambre de jeune fille qui déjà – avec la table de nuit japonaise, les photos de Brigitte Bardot au plafond, le crucifix au-dessus du lit, un dessin aux teintes vives que j’avais fait et qui représentait l’arrière de la maison, le tapis rongé par les mites affamées, et un vieux voile de dentelle noire sur l’abat-jour parce que j’avais lu que c’était très mode – annonçait que je mélangerais tout, me disait « mais quel bazar ! ».

2016-03-30 09.12.19Bref,  ce n’est pas la maison de Marie-Claire mais celle de Shéhérazade.

Mon logis n’est pas là pour prouver au monde que j’ai bon goût, mais en revanche je dois y bien vivre, y voir les objets que j’aime et qui me parlent de ceux que j’aime ou ai aimés (et aime encore), me confirment que c’est chez moi, pas impersonnel, rien à voir avec cette ennuyeuse maison de Marie-Claire, laquelle doit piquer une crise si on veut changer une potiche et un album sur des collections de vases tiffany de place ou si on a tout fichu en l’air dans son équilibre parfait entre tableaux, espaces et objets (en fait Marie-Claire trouve qu’on devrait tout acheter parce que c’est preuve de style et de classe mais ensuite on doit tout ranger dans les soupentes pour ne pas surcharger…).

Mon logis n’est pas un musée mais, oui, mon bazar de vie. Et non, on ne s’y ennuie pas et Marie-Claire n’a rien à dire. Chez elle je n’oserais pas m’asseoir de peur de faire une bosse dans le coussin, et je m’en voudrais de l’avoir fait s’évanouir en émiettant – accidentellement – un chips sur son tapis rarissime.

Et puis… trop de prudence est un manque de goût. Marie-Claire calcule tout, et fait en sorte « de ne pas se tromper »… ce n’est pas du goût, ça!

 

 

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Une gentille belle-mère pour une douce belle-fille

Ma mère – Lovely Brunette – a épousé un fils unique, orphelin. Un jeune homme encore en phase d’évolution, bousculé par trop de changements. Quitter l’Uruguay ensoleillé de sa naissance et venir vivre à huit ans « pour toujours » en Belgique, où il devrait faire sa place parmi cousins et cousines méconnus dans l’enfance ; le choix définitif d’une nationalité – belge ou uruguayenne – qui lui valut de faire la guerre ; le décès de sa mère adorée et puis, un an plus tard, celui de son père. Et la perte d’un œil qui fit planer au-dessus de lui, pour la seconde fois de sa vie encore bien courte, le nuage anthracite de la mort. Beaucoup de drames pour un jeune homme qui se mit alors à la recherche du bonheur perdu. Ma mère, timide, un peu délaissée dans une famille trop fantasque pour lui prêter l‘attention qu’elle aurait dû recevoir, désireuse d’aventure et d’amour, avait le parfum de ce Shangri-la. Et ils vinrent habiter la maison de ses parents à lui. Celle où leur odeur et leurs vêtements jaillissaient des penderies d’acajou du grenier, clamant encore leur indéniable possession des lieux.

La maison de mes beaux-parents, disait ma mère, qui ne les avait pas connus mais les vénérait, ayant absorbé le souvenir que son mari en avait comme une terre merveilleuse absorbe la pluie. Mais ce fut avec sa belle-mère que s’établit la relation la plus intime. Celle après laquelle elle se languissait. Une belle-maman qui lui aurait chuchoté ses astuces pour bien tenir son ménage, l’aurait fait rire avec des anecdotes sur son époux bébé, lui aurait fait des cadeaux suivis d’un baiser chaleureux. Une belle-maman qui l’aurait complimentée sur la lourdeur de sa chevelure sombre, sur son délicat menton ovale, et aurait écouté les récits de son enfance.

Elle changea bien peu de choses aux lieux, et ce ne fut que timidement, des années après le divorce, qu’elle s’y résigna peu à peu, selon les nécessités. La salle de bain a eu un nouveau lavabo parce que j’ai cassé l’ancien, ce large et magnifique lavabo de star du muet en marbre de Carrare, en me hissant dessus pour me regarder dans le miroir. On me l’avait bien dit pourtant que la vanité était punie. J’ai eu une fessée mémorable. Mais la baignoire est toujours restée la même, ainsi que le bidet et la toilette, la balance, et la manne à linge en osier. Le vieux linoléum vert sombre veiné de blanc.

Et puis ses meubles à elle ont peu à peu pris la place de ceux que mon père avait repris, ces meubles de famille qu’elle avait toujours vus et qui furent accueillis par les autres sur les tapis orientaux usés se chevauchant sur le tapis plain du salon. Les cors de chasse dans l’entrée, le saint bonhomme sur le bahut du vestibule, sa bassinoire ancienne en cuivre, la chaise de Joseph au palier du premier… Sa collection de poupées sur la cheminée de sa chambre.

Elle a aimé cette demeure paisible qu’elle appelait soit la maison de mes beaux parents, soit ma maison, car oui, si la maison appartenait à mon père, c’est bien ma mère qu’elle aimait de tous ses murs, ainsi que le jardin. Et la belle-mère bienveillante a plus d’une fois posé sa main sur le front de cette belle-fille en pleurs ou en chagrin. Ou a souri par-dessus son épaule quand elle faisait sa confiture de cerises.

Une jolie belle-mère encore jeune fille avec son chat "Mouton" - 1918

Une jolie belle-mère encore jeune fille avec son chat « Mouton » – 1918

À quelqu’un qui critiquait, disant moi j’aurais fait installer ceci, je n’aurais pas mis le salon ici, j’aurais …elle répondit sèchement c’est ma maison et mes beaux-parents l’aimaient ainsi, et moi aussi. La maison vieillissait … ce n’était pas une raison pour ne plus l’aimer. Mon grand-père y avait fait faire des aménagements, un grand garage pour deux voitures, une annexe avec vestiaire et cabinet de toilette et sur le toit de laquelle on prenait le thé « dehors » car on y avait accès par l’escalier intérieur. Le grand piano demi-queue de sa femme a toujours pris toute la place du « grand salon », comme attendant qu’elle y fasse encore glisser les doigts. Ma mère n’a jamais su jouer mais le grand objet noir avait procuré trop de bonheur à sa belle-mère bien aimée pour qu’elle demande à en être débarrassée.

Elle ne changea jamais rien à la cuisine, sauf une pose de linoléum gris lorsque le carrelage rouge et blanc a joué les filles de l’air. Une cuisine avec des meubles qui allaient du sol au plafond, peints en gris clair, et un évier de porcelaine flanqué d’une pompe. On avait quand même ajouté des robinets dépareillés, un pour l’eau froide et un pour l’eau chaude, mais pendant des années, on continua de pomper l’eau pour le grand plaisir d’entendre enfin l’eau qui arrivait du puits en soupirant alors que les muscles commençaient à lâcher. La cuisinière à charbon, dont on faisait reluire la surface avec du Zébracier tous les soirs, est restée avec nous jusqu’à mon adolescence, tout comme le frigo, qui a dû résister 30 ans avant de refuser de donner sa fraîcheur. La cuisine, c’était le temple de cette femme dont elle envia à jamais la beauté, l’amour des chats, le chant joyeux fusant des lèvres, l’élan romantique qu’elle inspirait à son mari. Ma mère se mit à faire ses recettes de cuisine, ses plats favoris, ses économies. Ma belle-mère l’a toujours fait, donnait-elle en explication.

Dans un des tiroirs du meuble de la cuisine, elle a pieusement gardé – et utilisé – deux livres de cuisine : Les économies de Popote et Les secrets de Popote, annotés par ma grand-mère, et je les ai repris. Simplement parce que ces objets sans aucune valeur ont fait le bonheur de deux cuisinières qui ne se sont jamais rencontrées mais se sont aimées dans un lieu de lumière. L’amour.

Voici l’introduction de l’un d’eux, aussi savoureuse que les recettes qui suivent :

« Pour les maîtresses de maison qui, s’occupant elles-mêmes de la cuisine (je parle ici des bourgeoises d’après-guerre qui, en général, n’ont plus de servante, ou bien une servante pleine de bon vouloir, mais pas toujours un très grand cordon bleu) c’est une jouissance de remporter de petits succès culinaires, et une satisfaction d’amour-propre de retourner à la cuisine les plats vides bien ratissés… et de voir autour de la table les hôtes souriants et satisfaits. Et la servante qui aura aidé à ce succès pourra, elle aussi, se montrer fière, n’est-il pas vrai ? »

Ces livres étaient publiés par Liebig, et donc il y a du Liebig ou du Liebox partout. Et de petits conseils : Si les choux-fleurs ne sont pas très blancs lorsque vous les achetez ou coupez au jardin, lavez-les, puis mettez à bouillir avec un demi-citron. Si vous avez des noix de l’année précédente, mettez-les pendant trois ou quatre jours dans un récipient plein d’eau, les noix gonfleront doucement et seront aussi bonnes que des fraîches.

 Et puis cette recette que j’ai essayée l’autre jour :

Potage flamand :

Faites cuire à l’eau salée des croûtes de pain, sèches (j’ai utilisé … de la chapelure, pardon Popote !), ainsi que des navets, des pommes de terre coupées en morceaux et par égale quantité.

Quand le tout est tendre, écrasez et passez à la passoire fine. Remettez sur le feu, et laissez bouillir dix minutes sur feu vif. Hachez finement une poignée de cerfeuil (pardon encore Popote, on ne vendait pas de cerfeuil aux USA et j’ai mis du persil…), mélangez le avec un petit morceau de beurre et un peu de Libox dans la soupière. Ajoutez-y, en remuant, le potage bouillant et salez selon le goût.

Je continue de faire beaucoup des plats favoris de ma grand-mère et dont la tradition m’a été passée par ma mère, la belle-fille respectueuse. Les épinards avec un œuf sur le plat et un croûton planté verticalement, ou les chicons au gratin.

Trois générations de femmes autour de ces petits livres et de leurs secrets. Je ressemble à deux d’entre elles. Je chante comme la première, et ris comme la seconde. Nous mangeons les mêmes choses, et les aimons, d’une vie à l’autre.

J’ai rendu son éclat à la maison, sur plusieurs générations, dans mon livre Silencieux Tumultes (dont les personnages sont imaginaires…)

 

Silencieux tumultes, les secrets dans le sang

Et voilà, c’est officiel, il est né, il étire ses pages en baillant, enfin prêt pour partager son contenu, mon tout dernier roman. Silencieux tumultes.

Les tumultes ne manquent pas dans une vie, on le sait. Chaque existence en a son lot. De certains on sort plus forts, d’autres on reste blessés, et il y en a même qui ne font pas de quartier. Et chacun sa résistance…

Mais ils sont aussi souvent silencieux, ce qui décuple leur énergie. Car on craint, à tort ou à raison, de les révéler. On vit – ou survit – donc avec le poids écrasant que sont ces secrets qui ne trouvent pas que les mots soient une sortie saine. Alors… ces confessions qui auraient pu être si simples à dire, ou pas, mais qui auraient fait courant d’air, mise à neuf, départ à zéro… crient sans bruit, et tentent de se faire comprendre autrement : Maine arrondit son corps et en fait un noyau de douleurs multiples, tout en posant un regard perplexe sur la joie d’autrui. Marco explose dans un chagrin profond comme l’infini et expie dans le travail et l’éloignement de son bonheur. Christine n’oublie pas mais ne risque plus : son bonheur elle le tient, et pas de sensiblerie inutile. Pavlina sait sans tout comprendre, et ne dira rien. Mais elle, elle ne veut garder que l’appétit du bonheur…

Couples heureux ou malheureux, couples qui auraient pu être heureux si, couples qui l’ont été malgré tout, couples qui le furent et qu’un secret a brisés, couples dont le bonheur se terre dans le secret… Tous ont confié leurs larmes et espoirs aux murs de la maison, cette jolie maison que Jean achète pour Maine en lui disant, fier de lui avoir fait plaisir « c’est celle que tu souhaitais le plus »… Elle changera au fil du temps et des goûts, le papier peint suivra les modes, les vases Gallé seront remisés au profit de souches d’olivier ou statuettes étranges, le salon Adams ira se reposer au grenier pour faire place à l’air du temps, et le jardin verra des balançoires remplacer le délicat gazon japonais et une statue aux courbes folles fera oublier les arceaux de rosiers…

Et quelque part, une jeune fille à l’éventail se souvient de son amour…

Sur la couverture, l’éventail de Suzanne ma grand-mère paternelle, Suzanne jeune fille mutine, Lovely brunette heureuse sur la digue d’Ostende, et une maison dessinée par l’oncle Alfred, architecte, dans le carnet de poésies de Suzanne. Mais rien, dans le roman, ne se rapporte à eux. Sauf peut-être m’ont-ils soutenue…

Il est déjà disponible ici : https://www.editionschloedeslys.be/catalogue/1072-silencieux-tumultes.html

Et il faut de la patience, comme pour toutes les bonnes choses : Cholé des lys travaille avec un atelier protégé dont on protège les nerfs aussi…

Quand j’avais le départ dans l’air…

1er octobre 2010… Je passais mes derniers mois aux Etats-Unis, j’entamais le dernier hiver. J’avais le retour en Belgique en tête… Et voici ce que j’écrivais sur mon autre blog…

***

Je ferme les fenêtres…

Mon cœur se trouve dans une sorte de limbes, dans ce rêve entretenu du retour en Belgique, même si les bagages ne sont pas faits. Pourtant, mentalement je ferme les volets sur mon dernier été ici, les dernières promenades, les dernières fois que …

La maison qui me laissait imaginer ses heureux hiers ne verra plus beaucoup de lendemains : elle s’effondre sous la poussée des intempéries, des heures et semaines, des termites et de l’abandon. Au bord du réservoir d’un bleu indifférent, sous le chaud soleil qui excite les cigales elle cède, accepte le départ vers l’oubli, gardant en elle l’odeur de l’apple pie et l’écho des comptines enfantines. Ring-a-ring-a-roses, A pocket full of posies; Hush! hush! hush! hush! We’re all tumbled down. Mais je ne verrai pas sa fin.

Le parc où Millie, quand elle ne s’abandonne pas à sa paresse crasse sur le divan, consent à faire certaines de ses promenades a une immuable sérénité, veillé par l’église de Our Lady of the Lake. Les oies du Canada en sillonnent le ciel dans un bruyant vol en pointe, le héron s’élève de derrière les taillis au bord du petit lac, les fleurs sauvages sèment sans compter leurs semences dans la brise, s’assurant une nouvelle avancée pour l’année prochaine. Que je ne verrai pas.

Je suis retournée à la Maison Van Vleck et l’ai savourée dans le triomphe de l’été. Et en ai profité pour y photographier la première maison, celle où a grandi l’architecte qui nous enchante encore avec la fameuse Van Vleck house (dans la rue Van Vleck, pas de surprise !).

La floraison de mon jardin, où il n’y avait rien quand nous sommes arrivés. J’évoque une des dernières lettres de ma mère : Je repense à tous mes animaux et mes plantes … et voilà que je la comprends. J’y penserai, à mes fleurs et aux petits êtres des bois qui partagent leur monde avec moi. Lors de nos promenades, je ramasse avec un entrain de gamine les plumes que je trouve, et les garde. Comme les fleurs, leur beauté est parfaite et inégalable par l’homme. Elles parlent d’un éphémère qui se reproduit sans cesse, une chaîne sans fin.

Les soupirs de ma maison, avare en luminosité mais que l’on arrive à faire sourire quand même…

Notre vie sera différente, une fois rentrés. Plus familière puisque je n’ai jamais cessé de m’étonner de biens des aspects de celle que j’ai ici. Et que je lutte contre l’immersion totale. Non, je ne veux pas faire mes courses en training, sneakers et casquette de baseball, avec une banane sur l’estomac. Je consens à porter des jeans, mais j’ai mon joli sac Furla et mon nez en l’air d’Européenne qui se croit qui sait quoi. Et pourtant, pourtant … nous avons déjà une expression un peu perdue devant les nudités européennes quand par accident on en voit à la télévision. La pruderie acharnée de ce pays nous agace mais nous met le rose aux joues quand l’impudeur du vieux continent nous arrive : un ami m’a envoyé une bande dessinée de Robert Crumb, Mr Natural, pour me rappeler le bon vieux temps. J’habitais alors Aix en Provence et nous riions aux larmes en la lisant. Et ici, le castor et moi avons lamentablement pâli et caché ce temple du vice sous une pile de choses anodines : si quelqu’un voyait ça chez nous, les voisins nous lapideront, nous dépèceront et puis nous hacheront menu en agitant des bibles et des crucifix. Ce sera bientôt fini, cette crainte que l’on ne trouve pas chez moi … LE MAL. Ce type de « never more » me remplit de joie !

Mais la maison qui s’éteint, les fleurs, les lieux de promenades, notre chez-nous … oui, il y a un peu de nostalgie dans notre plaisir, alors que nous fermons les fenêtres une par une. Et les scellons par les volets.

Faire chanter la maison…

Ma mère n’a jamais voulu quitter « sa maison ». Elle a tenu bon et y est morte, sans rien y laisser d’autre, peut-être, que son affection pour les lieux et son rire cascadant, un peu timide mais teinté d’une vraie joie, dans l’escalier de chêne.

 

Il n’y a rien de triste dans une maison qui a protégé de ses murs un mourant qui s’y sentait bien. Mais pendant un temps maison et jardin ont pleuré l’absence de celle qui les aimait tant, et qu’ils aimaient. C’était l’hiver, le début de l’année, un hiver neigeux et obstiné, blanc et venteux, qui ployait les épaules et piquait les gorges. Echarpes et bonnets promenaient leurs laines dans la grisaille comme des fleurs évasives qui se seraient trompées de paysage.

 

Ils ont pleuré. Mon père s’était installé dans la demeure, celle de ses parents, et où lui-même ne venait plus depuis des années, depuis que ma mère et lui s’étaient quittés. Il découvrait malgré lui cette femme qui  n’avait pas été la sienne assez longtemps pour qu’il la connaisse bien. Ils n’avaient connu que les câlineries du début de leur mariage, les attentes et naissances des enfants, les déceptions trop vite venues, les bouderies, colères, joutes inamicales, et puis un retour d’intérêt mutuel qui effaça avec tendresse toutes les vagues putrides de leur mésentente pour ne laisser que des sourires et des « comment vas-tu ? merci de ton coup de fil, ça m’a fait plaisir ». Mais voilà qu’il était dans son intimité, dans ses goûts, ses fantaisies. Le sourire aux lèvres il se laissait surprendre par sa bonté, qui lui avait fait garder en évidence des cadeaux hideux reçus par des gens qu’elle aimait au milieu des objets précieux qui lui venaient de ses mémoires de petite fille. Dans sa chambre à coucher elle avait encore mon premier « travail d’aiguille », une poule picorant au sol au point de tapisserie, encadrée et au mur. La pauvre… s’endormir avec cette poule pendant 55 ans, elle avait du mérite.

 

Au pianoEt la maison s’ouvrit, gémissant de joie, tandis que le jardin bourgeonna de fleurs qui riaient aux éclats. Elle savait qu’on allait la vendre, et qu’on la faisait belle. Qu’on lavait ses sols pour ensuite les cirer, qu’on la délivrait des tapis usés qui jouaient des tours de traîtres, que ses vitres luisaient comme les cristaux d’un lustre impérial, que les veines du marbre de Carrare du vestibule étaient satinées. Au rez de chaussée,  il restait le piano demi-queue et quelques meubles. Il y avait longtemps qu’il n’avait plus frémi de ses cordes, depuis ces années lointaines où ma mère et moi nous amusions à des tagada tsoin-tsoin peu originaux.

 

En visite, ma sœur – ma demi-sœur, mais que ma mère s’était prise à aimer avec ravissement – acheta des tulipes, et ses filles, musiciennes, laissèrent courir leurs doigts sur le doux clavier qui renaissait dans un ronronnement d’accords festifs. De bas en haut la maison étira ses parquets, déploya ses linteaux, offrit le carrelage multicolore du vestiaire et les cheminées de brique à la caresse musicale de l’instrument réveillé. Même ma mère fredonna de là où elle était, constatant une fois de plus que « sa maison » était belle et qu’elle l’avait toujours aimée. Elle s’en était voulue de ne pas lui tenir compagnie à la fin, mais s’était abandonnée à sa protection. Maintenant… elle pouvait partir et la laisser en de bonnes mains, et lui dit « sois gentille avec eux aussi »…

Julia au piano

Julia au piano 2

 

La maison qui ne voulait pas mourir

Millie aime sa promenade dominicale dans les bois. Et nous sommes dans un endroit entouré de forêts splendides et mystérieuses. De grandiose sérénité. Même les petits meurtres quotidiens s’y font sans grand tapage, dans une fatalité acceptée par la victime, et le triomphe cent fois remis en question du prédateur. Parfois une carcasse de putois, quelques plumes de dindons malmenées ou le crâne blanchi d’un petit rongeur sur le chemin nous rappelle que ces bois abritent une vie intense, violente et déterminée. Et puis la splendeur passagère d’une jonquille isolée poussant sur les feuilles mortes, ou d’un tapis de pervenches, parle de douce beauté.

Un de nos endroits favoris récemment est un lieu appelé Oakdale, dans les Watchung Mountains, ces « grandes collines » comme les avaient baptisées les Lenapes. La riche rivière Rahway y scintille depuis le souvenir des temps, alimentant au passage le réservoir de la ville d’Orange. Il est interdit de s’en approcher. Surtout interdit de se faire surprendre, car Millie ne sait pas lire les panneaux et adore aller du côté opposé à la route, le long de la berge bordée de pin, frangée de fleurs et plantes sauvages. Que de fumets voluptueux ! Quelle paix aussi, si ce n’est le glissement furtif d’un poisson ou d’une tortue d’eau.

Au bord de ce grand réservoir, une maison fantôme. Celle d’un riche fermier d’autrefois puisque l’imposante grange existe encore à quinze mètres. Une belle maison de bois, solitairement plantée entre la route et l’eau, ses terres et sa mémoire noyées dans le réservoir. Le recouvrement latéral a commencé à tomber, le toit est envahi de mousse, comme revenant à la nature.

Cent ans plus tôt, ou peut-être quatre-vingt, une famille disait « c’est chez nous ». On dormait sans crainte dans les chambres hautes et étroites, on faisait geindre les escaliers. Des galopades d’enfants et des pas bien las arrachaient son chant au plancher peint de clair. Des photos de mariage et des potiches venues d’Allemagne ou d’Angleterre paradaient dans le salon, parlant du passé de la famille, expliquant le goût du thé, ou des yeux clairs et un nom à consonance allemande. Un grand-père s’occupait du potager, protégé par un chapeau de paille déchiré dont il ne voulait se séparer. Il caressait tendrement les plants de petits pois et les tomates mûrissantes. Des enfants partaient chaque matin, peut-être à pied, vers l’école de Milburn. En hiver ils emportaient, avec leur belle tranche de pain au jambon, une paire de chaussettes sèches et des pantoufles, pour oublier la neige qui leur mouillait les galoches et le bas des pantalons. On recevait de la visite, parfois. Des parents de la ville, ou des voisins qui vivaient à 20 minutes de la ferme. L’odeur de la tarte aux airelles ou du pudding indien faisait jubiler les enfants et sourire la mère. Peut-être quelqu’un de la famille travaillait-il au moulin à papier, aujourd’hui devenu le célèbre Papermill Play House.

Les chaudes journées d’été, un chien sans race restait assis sur le porche, haletant à l’ombre, guettant paresseusement le vol des canards et le passage des opossums. Du linge séchait dehors, et l’odeur du vent captif restait dans ses fibres, pour en sortir avec fraîcheur quand on le repasserait avec de lourds fers en fonte qu’on sortait du poêle à charbon. Les couvre-lits de patchwork pendaient aux fenêtres des chambres le matin. Une femme battait les tapis en chantant une vieille comptine dans une langue venue d’ailleurs, s’enveloppant d’un nuage de poussière. Dans les roseaux le long de la Rahway, de petits oiseaux nichaient et vibraient de joie. L’homme labourait son champ avec un cheval aussi rond que ceux de Paolo Uccello. On maudissait les coyotes et renards qui faisaient des ravages dans le clapier à lapins et le poulailler, et parfois même il fallait effrayer les ours en tapant des couvercles de casseroles les uns contre les autres.

Mais chaque fois que l’on refermait la porte de la maison sur le soir, la quiète beauté de l’éclairage au pétrole disait « paix, c’est chez nous… » Le cœur de la famille pulsait d’un bel ensemble à l’abri de cette grande maison fantôme d’aujourd’hui.

Petit à petit, elle s’effondre, son squelette apparaît. On la laisse mourir de sa « belle mort ». Sous les eaux du réservoir retentit la voix du père qui péchait avec son fils sur le banc de la rivière éternelle. Mais il suffit de la regarder, cette maison, pour que de ses murs s’élève le son du bonheur de ces jours enfuis.

 

 

 

Heusy-Verviers – Partie 2

La maison était grande et gentiment bourgeoise, avec un beau porche latéral pouvant abriter deux voitures – et surtout la calèche du cheval. Le grand vestibule central de marbre blanc veiné de gris avait encore, pendant mon enfance, la tapisserie que mes grands-parents avaient choisie, un beau papier jaune safran décoré de fleurettes sur un entrelacs de tiges montantes. Une petite salle à manger à droite, et la grande salle à manger à gauche.

La maison

Le petit salon à l’étage, et le grand salon en bas, contigu avec la grande salle à manger, formant ainsi une belle grande pièce parquetée avec une baie au centre, aux plafonds décorés de moulures. Le piano à demi-queue qui venait de la maison d’enfance de ma grand-mère s’y trouvait, mais ce n’est qu’à présent que je peux imaginer les gais échos qui naissaient sous ses doigts légers et transportaient le mot bonheur dans un souffle musical.

Sel, soude et savon…

La cuisine était spacieuse et démodée avec une pompe qui amenait l’eau du puits jusqu’à l’évier, en plus bien sûr de l’eau de la ville ! Sur le carrelage mural blanc se détachait un petit trio de pots émaillés que ma mère a fini par utiliser comme fourre-tout. Une table et de vieilles chaises de Herve peintes en gris nous accueillaient pour manger à la cuisine, mon frère et moi quand les parents n’étaient pas là. Ma mère n’a jamais rien changé à cette cuisine, sauf le carrelage rouge et blanc qui n’a pas attendu son avis :  il a hurlé au secours, qu’on me remplace, je me meurs !

Et les caves ! La cave à lessive, la cave à vin – avec, dissimulé derrière les claies et un faux pan de mur, un réduit utilisé pour cacher des membres de l’armée secrète pendant la guerre -, la cave à charbon et … la cave des surboums, que j’ai décorée, en ce temps de sorties, de dessins psychédéliques où je proclamais adorer la marijuana ! Moi qui ai fumé mon seul et unique joint à 37ans ! Il nous arrivait même d’y donner des surboums l’après-midi, et je vois encore cette gentille petite jeune fille qui, intéressée par mon frère, avait prétendu chez elle aller acheter le pain, et était venue à notre « soirée dansante d’après-midi ». Mais ma mère s’était méprise, s’était emparée de son pain de campagne en la remerciant de sa bonne idée, et l’avait transformé en tartines de pain de campagne au jambon pour les danseurs en bas !

Cette vieille et respectable maison frémissait de tous les bruits d’une demeure qui a de l’âge : les escaliers de chêne parlaient, les tuyauteries se plaignaient un peu trop, et des souris galopaient dans les murs extérieurs. Imaginer toute cette vie contre mon oreille me ravissait, tout comme le son de minuscules chutes de mortier qui dévalait sous leurs petites pattes. Certaines nuits, selon la direction du vent, par ma fenêtre entr’ouverte m’arrivait le meuglement d’une vache, ou encore le joyeux sifflement du train au loin. Ma chambre donnait sur la rue, sur le mouvant feuillage des tilleuls, le terre-plein de gravillons, les arches élégantes formées par les pavés polis et luisants de l’avenue, et la magnifique maison de Madame Leloup, dont ma mère enviait la modernité. Car Madame Leloup prenait des bains de soleil et fumait en bikini dans son jardin, bien à l’abri de ses hautes haies de lauriers, mais en vue depuis notre balcon. La roue tournant sans cesse, cette maison et son grand jardin boisé sont devenus un Delhaize et son parking…

Pour jouer nous avions, outre la chambre à jeux, un jardin de bonne taille, entouré de doubles haies avec tout au fond un potager à gauche et pigeonnier – poulailler – clapier à lapins à droite, séparés par un chemin qui se terminait par une jolie petite tonnelle où mes grands-parents avaient jadis pris le thé en savourant leur grand amour, car c’en fut un. Par la suite, ma mère a fait construire une extension et des murs à la tonnelle, qui est devenue… l’écurie. Des massifs de roses, de tulipes, un espalier le long du mur mitoyen sur lequel un poirier s’accrochait et donnait ses fruits … pour mon anniversaire, m’affirmait-on. Des arbres fruitiers ça et là : pommes d’août, reinettes du Canada, mirabelles, prunes, cerises… Des groseilles à maquereau et des groseilles rouges, des noisettes. Des bouquets de rhododendrons, des explosions de fougères, lupins, phlox, hortensias. Un tuyau et des robinets rendaient l’eau pour l’arrosage accessible jusqu’au fond du jardin. Des rangées de buis dont j’adorais l’odeur et les petites feuilles dures et concaves.

Ma grand-mère Suzanne dans le jardin conçu par son mari…

C’est mon grand-père qui avait dessiné les plans du jardin : des pelouses de gazon japonais piqueté de minuscules fleurs blanches qui sont ensuite devenues de pelouses d’herbe, plus faciles à entretenir ; des arcades de rosiers grimpants roses et rouges ; des allées de gravier qui fut plus tard remplacé par de larges dalles d’ardoise. À un certain endroit, ma grand-mère avait laissé l’empreinte du talon de sa chaussure dans le ciment frais qui jointoyait ces dalles, empreinte qui amena cette triste constatation par mon grand-père à mon père, peu après son décès prématuré : « c‘est tout ce qui nous reste d’elle ». Il ne lui a survécu qu’un an.

À suivre…