Le petit Serge et autres chers inconnus disparus

Mes grands-parents maternels, les parents de Lovely Brunette, ont eu 4 enfants. Trois garçons et une petite fille, la mignonne petite Denise, Lovely Brunette. Elle fut la dernière, en 1923. Mais le second des enfants était Le Petit Serge, né le 9 février 1919 et parti le 9 juin de la même année. Quatre petits mois qui ont laissé son nom errer dans les vies de ceux qui l’avaient perdu, et même… de celle qui ne l’avait pas connu.

Car Serge Edmond Emmanuel, il existait pour elle, Lovely Brunette, La Petite Dédé. Et il a existé pour moi, parce qu’elle en parlait assez souvent. Or en quatre mois de vie, il n’avait pas souri souvent à son papa ou sa maman, n’avait pas parlé, et sans doute, hélas, avait surtout résisté pour vivre, pleurant ce pénible séjour, affirmant son inconfort, s’effrayant aux mines apeurées qui se penchaient sur ses cris. Il avait dû remplir la maison de sa présence mourante, et faire osciller les humeurs selon les espoirs et désespoirs.

C’était comme si le deuil avait traversé le temps pour s’accrocher à des vivants qu’il n’avait pas connus. Je ne sais qui avait parlé à Lovely Brunette de ce pauvre petit dans des termes qui l’avaient ainsi impressionnée, pas son Edmée de mère je pense, qui ne se confiait pas volontiers sous des abords pourtant désinvoltes. Peut-être par bon-papa Jules qui était plus nature, et très sentimental. Un homme bien élevé dans une famille aimante, affectueuse. Ou les sœurs de bon-papa Jules, Didi, Renée, Gaby ou une autre, qui avaient dû, en jeunes tantes, être suspendues aux différents diagnostics du médecin. Ou peut-être même était-il mort sans avertir, de la mort subite du nourrisson, un soir on le couche et le matin il est ailleurs, et c’est un coup d’effroi et de douleur pour toute la famille. Je n’ai jamais connu une seule anecdote au sujet du Petit Serge, mais à chaque fois qu’elle le mentionnait – l’anniversaire de Serge était non pas fêté mais souligné… Il aurait eu 30 ans, il aurait eu 40 ans.. – c’était comme s’il surgissait sous la forme d’un léger ectoplasme triste, un petit oncle resté à jamais dans l’enfance, dont je n’ai pas la moindre photo…

Lorsque je suis allée me promener dans le cimetière de notre ville et ai déniché le caveau familial de bon-papa Jules, j’ai vu son nom sur la dalle, près de celui de son papa. C’était peut-être la première fois que j’en lisais les noms, mais très bizarrement, ça m’a rassurée de savoir qu’il était là, dans sa famille, qu’il avait attendu son papa très longtemps mais n’avait pas été seul.

Et tout aussi bizarrement… il continue d’exister pour moi. Sans visage, sans souvenir, sans rien, juste le déplacement d’air qu’a fait sa courte vie dans celle, à venir, de ma mère…

Nous sommes nombreux à avoir conscience d’un disparu que nous n’avons jamais connu mais qui a manqué et que l’on a assez évoqué pour qu’on en sente l’absence, ou l’injustice de la mort. Un grand-père disparu en guerre, dont le décès a ainsi sillonné de plaies les jeunes années d’un enfant devenu notre père ou notre mère, par exemple. Une aïeule morte en donnant le jour à ce bébé dont nous descendons. En prenant de l’âge on mesure ce qui fut vécu comme l’injustice de leur mort, et la profondeur de leur absence dans notre vie. Tout ce qu’ils n’ont pu devenir : des parents qui lisent des histoires et ont des tics, des grands-parents qui choient leur descendance, des grands frères ou grandes sœurs tombant amoureux ou ne s’en sortant pas dans leur couple… tout ça prend soudain toute sa place. Nous sommes de leur sang mais leur image et leur voix manque, leur consistance est à jamais celle d’un disparu

Les attaches familiales ne sont pas qu’en surface – quand elles sont, car certaines n’existent pas autrement qu’en apparence – mais aussi dans ces lieux étranges que la mémoire des autres, les pleurs connus par ceux qui nous ont précédé, la force avec laquelle leur décès a frappé la famille au point d’en rendre l’hébétude génétiquement transmissible…

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Dans l’angle du tombeau, l’amour

« Seul, l’amour subsiste dans l’angle du tombeau ». Un ami très cher m’a donné cette phrase il y a longtemps. Elle avait suspendu la course de son coeur pendant un instant alors qu’il lisait Les mille et une nuits. Et dès lors, elle fit partie de lui. Il la prononçait avec une profondeur solennelle et une surprenante humilité dans la voix.

Il n’est plus. Tout au moins, c’est la formule consacrée pour qui a épuisé son temps de vie avec nous. Son tombeau n’a pas d’angle, pas de pierre; aucune larme ne s’y abîme : il a été incinéré. Mais que cette maxime retentit joyeusement dans mon être. Car oui, de lui il ne me reste que la tendresse et les éclats de rire, que ses amis et moi chérissons avec enthousiasme. Quelle chance nous avons eue de le connaître et de l’avoir laissé planter en nous le germe de cette joie bouillonnante qui resurgit à son évocation.

Ma mère, – Lovely Brunette – , a son nom sur une stèle. Et d’elle je n’ai gardé que les chansons, les recettes de cuisines, les surnoms ironiques, les souvenirs de bonheur qui luisent comme une bougie dans le noir. Les disputes et les maladresses, je les éloigne d’une chiquenaude quand elles se rappellent à moi. Oh, ça n’a rien laissé, les mots durs, les bouderies. C’était du temps perdu alors, pourquoi le perdre deux fois? Par contre, ce qui se tient dans l’angle du tombeau, c’est le son de sa voix me lisant Les aventures de Plumet – et je me demandais, émerveillée, comment elle connaissait la voix de Plumet, puisqu’elle avait son timbre normal quand elle était le narrateur et une petite voix excitée quand Plumet s’exprimait -, son “c’est bon mais c’est bourrant” amusé après avoir goûté mon premier dessert au moka – une recette de l’Institut Sainte Claire, des petits beurres cimentés deux à deux avec du sucre et du nescafé pétris dans de la margarine! Bourrant en effet -, les centaines de lettres que nous nous sommes échangées au fil des années, et toutes ses pitreries qui me reviennent aux moments les plus surprenants et me font rire avec elle. Oui, avec elle.

J’ai des souvenirs d’amour en telle quantité que je n’en manquerai jamais. Et lorsqu’on me dit que je lui ressemble de plus en plus, je souris, amusée. Avec elle. Ah, cette lueur heureuse qu’avait eu son regard quand son petit-fils lui avait dit qu’elle et moi avions le même rire. Si on arrive à passer son rire … oui, seul l’amour subsiste dans l’angle du tombeau.

Mon Papounet qui se faisait encore « beau » pour regarder une vidéo envoyée de Malaisie par son petit-fils alors qu’il se remettait d’une double broncho-pneumonie, et nous disait, ravi « il n’y a plus qu’une chose que je fais encore bien : c’est dormir »! ; un ex beau-frère si joyeux que je le pensais éternel et qu’il me manque même si je ne l’ai plus vu depuis près de trente ans; une ex belle-mère avec laquelle j’ai croisé le fer comme un mousquetaire pour finir par comprendre qu’elle était insupportable, oui, mais qu’elle avait lutté comme un lion toute seule et que ça l’avait rendue insupportable, des grandes-tantes radieuses dans leur vieil âge au point qu’elles vous éclaboussaient de leur plaisir d’avoir vécu… tous ces gens m’ont tant donné, et l’amour est, oui, toujours assis dans l’angle de leur tombeau, envoyant à qui les aimât des flèches de pensées chargées de vie…

 

On le lui avait dit, pourtant….

Ce billet m’était sorti des doigts en 2009. J’étais encore aux USA et une amie perplexe m’avait téléphoné pour me parler d’un drame dans son quartier, une femme tuée par son mari après des années de coups. Elle ne comprenait pas, me disait que tout le monde l’incitait à quitter ce mari qui n’était autre qu’un bourreau sans cagoule, lui expliquant que la mort seule mettrait fin à l’histoire si elle ne s’en chargeait pas. C’est à croire que ça lui plaisait, concluait mon amie, effarée

En parle-t-on, de ces femmes battues… Elles ne sont même pas, comme on a pu le croire pendant longtemps, le fait d’une certaine couche sociale, celle dont on pense pouvoir dire que… rien à faire avec nous. On ne peut plus dire que non, nous n’en connaissons pas, ne risquons pas d’en connaître dans notre environnement. Pourquoi restait-elle avec lui? demandons nous stupéfaits quand le drame est consommé. Si elle est retournée avec lui après tout ça, il faut croire que ça lui plaisait

Femme battue avec une canne - Goya

Femme battue avec une canne – Goya

Et pourtant… cette routine, ce scénario immuable, c’était devenu sa vie, sa seule certitude, après qu’il l’eût patiemment isolée de ses amis, de sa famille. Envieux, lui disait-il! Ou des garces, condamnait-il. Au début, elle avait juste décrété qu’elle les verrait sans lui, pour que ça ne le gêne pas. Et elle l’avait fait. Le temps qu’elle passait avec eux s’était effrité au fur et à mesure que sa mâchoire à lui tendait la peau sur ses joues à son retour, dénonçant son irritation. Son autonomie avait fini par disparaître alors qu’elle était aspirée dans cette existence à deux, rien que nous deux, sans tous ces parasites envahissants.

Sa vie, c’était donc cette succession de jours gentiment banals et vécus avec prudence.

Jusqu’au jour où, une fois de plus… elle l’énervait.

Elle en avait le don, disait-il. Elle cherchait alors à se rendre invisible, sans succès. Parfois son esprit à lui rôdait autour d’elle comme une meute de loups affamés pendant des jours, mais la métamorphose pouvait s’opérer aussi en un seul instant. Elle savait alors que tout ce qu’elle devait attendre, c’était que les coups cessent vite. Elle espérait que les marques ne seraient pas trop visibles, que les voisins n’allaient pas intervenir et mêler la police à leur vie, qu’elle pourrait aller travailler le lendemain, que ses cris traverseraient sa rage aveugle, atteignant malgré tout l’homme qui disait l’aimer, ne voulait pas la perdre, lui faisait jurer qu’elle ne le quitterait jamais.

Ensuite, le calme. L’amour s’échouait sur la plage de cette île désormais familière, laissant rouler les flots furieux qui fouettaient les roches, et courir les nuages anthracites dans un ciel livide. Des serments, des pleurs, l’éternel je ne sais pas ce qui m’a pris, mais avoue que tu as le don de m’énerver parfois, ma petite princesse de cristal, doux miel de ma vie… Des mots plus grands que nature qui la paraient de fleurs et de joyaux. Des mots qui lui donnaient un pouvoir de Madonne: celui du pardon.

Les femmes battues, pensait-elle, c’est tout autre chose. Ce sont de pauvres filles sans instruction qui s’amourachent d’un bon à rien ou d’un saoulard, une amourette de série B dont l’amour n’a jamais fait partie. Elle savait, elle, qu’il l’aimait comme personne d’autre ne l’aimerait jamais. Il était un enfant éperdu d’effroi à l’idée qu’elle pourrait le chasser de sa vie. Un enfant victime d’une enfance difficile, d’un malheureux verre de trop, ou d’un stress implacable dans sa vie. Un enfant dont le repentir était si sincère qu’elle savait qu’elle devait le pardonner cette fois encore, avoir confiance en l’avenir.

Il le lui affirmait d’ailleurs : il ne serait rien sans elle et se tuerait, il le jurait, il se tuerait si elle le quittait. Pourrait-elle vivre ensuite, avec sa mort sur la conscience?

Le regard des voisins, des collègues, elle le bravait en se serrant contre lui avec une tendresse renouvellée. Elle en parlait fièrement, soulignait avec emphase le cadeau qu’il lui avait fait, une tâche ménagère à laquelle il l’avait aidée, une idée de voyage qu’il projetait pour eux deux. Elle voulait qu’on l’envie, que l’on s’émerveille devant le caractère unique de leur histoire.

Un jour pourtant, elle avait croisé une femme au regard vide dans un magasin, et avait réalisé que c’était son reflet dans un miroir. Elle s’était mise à remarquer le timbre éteint de sa voix, la crispation dans les épaules, l’aura grise autour de tout son être. Elle avait pardonné encore une fois pourtant et s’était alors étonnée de ne plus se sentir puissante et magnanime mais diminuée, délavée. Elle l’avait quitté. Pour aller dans sa famille, ou une amie. Et là, le dégoût qu’on éprouvait pour lui et l’incompréhension devant sa passivité lui avait fait voir leur histoire telle qu’elle était : une de ces amourettes de série B sans amour. Partie cette femme adorée au pardon de Madonne, parti cet amour sans comparaison. Evanouie à jamais cette conviction de vivre une histoire unique, vibrante.

Elle n’avait pas supporté cette compassion dans laquelle elle se sentait disparaître comme un halo de poussière. Dans l’anonymat, une vulgaire banalité. Ah ce regard en arrière pour contempler des années de pardons inutiles, de bleus, bosses, terreurs et membres cassés !

Mais une fois de plus, une fois de trop, elle n’avait pas résisté au cri d’amour qu’il lui avait pleuré, ce baume de mots scintillants, cette couronne de larmes.

Et elle lui était revenue, emportant avec elle l’inquiétude et la déception qu’elle avait vues dans le regard de qui l’avait aidée pour la perdre à nouveau. C’est à croire que tu aimes ça… Elle voulait croire qu’à présent, comme il le lui promettait, il avait compris.

Oui, il avait compris. La fois suivante, il ne lui donna pas l’occasion de pardonner. Et se justifia en disant qu’elle avait le don de l’énerver, l’avait poussé à bout, qu’il l’avait toujours traitée comme une reine, mais qu’on la lui avait changée. Par envie, par jalousie. C’était sa faute, elle avait le don de l’énerver…

Le coeur dur et noir comme de l’onyx, les yeux recouverts du froid reflet liquide des larmes qui ne tomberont pas, ceux qui l’aimaient balbutient on le lui avait tous dit que ça finirait ainsi. Et ils évoquent son rire, ses fossettes, son intelligence, tout cet avenir ensoleillé qu’elle aurait pu avoir si seulement….

Ce n’était pas prévu par mes prédictions…

Il y a de cela bien longtemps, dans un lointain royaume … non ! Il y avait dans le petit royaume de Belgique une petite fille qui plus tard deviendrait Edmée De Xhavée et qui se posait les habituelles questions sur la mort.

Et comme j’avais une imagination plus que féconde et colorée, il me fallait recourir à bien des stratagèmes pour ne plus avoir peur. Par exemple je conjurais l’idée qu’il y avait peut-être des fantômes dans la maison en décidant que dans ce cas, papa et mammy ne l’auraient pas achetée. Qui donc achèterait une maison hantée ? Et la mort, comme un peu d’astuce ne suffirait pas à l’écarter tout à fait, eh bien j’avais décidé que je mourrais à 63 ans, que jusque là je pouvais dormir tranquille avec le chat ou Poupette, ma poupée !

Ca me semblait suffisamment loin pour me détendre, et c’était le numéro de rue de la maison. J’avais, sans sourciller, affirmé à ma mère que c’était Saint Patrick en personne qui me l’avait dit en rêve. C’était, en somme, ma prédiction!

Bref, le truc a bien marché… jusqu’au jour où j’ai eu 63 ans !!! Et Saint Patrick n’était pas venu, peu avant ça, me donner une prolongation. J’étais un tantinet inquiète, parce que ce chiffre était tellement inscrit dans mes prédictions personnelles que je l’avais chargé d’un message sans appel.

Et puis je suis morte, oui, à la vie d’avant, pour entrer dans la vie d’après. Car étrangement ce fut aussi une année de grands changements.

Mais la mort ne signifie-t-elle pas justement le renouveau qui naît des choses mortes ? Un nouveau souffle, une renaissance, un parcours tout neuf, le phénix renaissant de ses cendres. Des cendres, j’en ai … et oui, cette année fut bien celle du phénix pour moi. Certes, une renaissance n’est pas plus aisée qu’une naissance, il faut couper des fils à la patte, tailler son chemin à la machette, et ne pas perdre sa boussole interne dans la jungle du doute.

Mais j’avance, j’avance, et la jungle s’éclaircissait de plus en plus. Et depuis cet anniversaire fatidique, les contours de ma nouvelle vie continuent de se dessiner jour après jour.

Et là, sept ans plus tard, sept ans qui ont passé comme un missile, traversant parfois le mur du son, je constate que toutes ces années qui meurent pour qu’une autre se déploie ont été parmi les plus riches. Bien sûr c’est l’enthousiasme de vivre qui me fait dire ça, parce que les chagrins n’ont pas manqué, mais l’adaptation aux manques, aux frustrations, aux impatience est bien plus présente quand les années qui restent se savourent d’un bon moment à l’autre, parce qu’on entend parfois le faible appel « terminus, tout le monde descend » et le voyage est pourtant tellement beau encore.

Et pour la première fois de ma vie depuis mon enfance j’ai eu une vraie fête d’anniversaire en famille, entourée de sourires, de regards joyeux, de bonnes histoires qui fendaient l’air, d’une humeur lumineuse. On m’a gâtée, on m’a célébrée, on a mis sur la table des mets pleins de saveur, des bulles dans mon verre, et on m’a tenu la main pour entrer dans cette nouvelle année de vie, vie qui aura aussi ses paquets surprise…

Oui, vive la treizième carte du tarot !

 

 

 

La mort est une chose étonnante

« La mort est une chose étonnante. Les gens passent leur vie entière à faire comme si elle n’existait pas, et pourtant elle est la plupart du temps notre principale raison de vivre. Certains d’entre nous prennent conscience de la fragilité humaine assez tôt pour vivre ensuite plus intensément, plus obstinément, plus furieusement. Quelques-uns ont besoin de sa présence constante pour se sentir vivants. D’autres sont tellement obsédés par la mort qu’ils s’assoient dans la salle d’attente bien avant qu’elle n’ait annoncé son arrivée. Nous la redoutons, et pourtant la plupart d’entre nous ont peur qu’elle n’emporte quelqu’un d’autre plus qu’elle ne nous emporte nous-mêmes. Car la plus grande crainte face à la mort est qu’elle passe à côté de nous. Et nous laisse esseulés ».  ― Fredrik Backman, A Man Called Ove

Mon Papounet m’avait dit il y a longtemps être toujours perplexe à la vue de ce paradoxe : nous savons tous que nous « allons mourir » mais nous arrivons à vivre comme si c’était pour toujours. Nous plaignons ceux qui meurent, comme si ça n’allait pas nous arriver aussi.

De mon côté, je n’ai jamais compris pourquoi on disait « oh le pauvre, la pauvre » en annonçant le décès de quelqu’un. Je peux comprendre qu’on ait de la compassion pour la façon dont peut-être cette mort a pris le dessus : on n’aime pas imaginer la peur, la souffrance, le refus d’accepter. Mais une fois cette personne « passed away » comme on dit en anglais (et j’aime bien cette façon de dire la chose, comme s’il y avait eu un passage vers un ailleurs), pour elle il n’y a plus rien de triste. Qu’il y ait un au-delà ou rien, qu’il reste un acquis de ses souffrances et sa vie ou rien, ce n’est plus triste.

C’est triste – et souvent plus que ça – pour ceux qui vivent l’arrachement. Ils doivent s’ajuster au manque, au vide, aux choses non résolues qui ne le seront jamais plus, à l’horreur probable des derniers espoirs, aux regrets et remords parfois, à une vie à gérer soi-même dans le cas d’une éventuelle inter-dépendance qui laisse démuni.

Bien sûr, « à mon âge » j’ai vu bien des gens s’en aller vers ce passage (mais jamais en revenir…), les ai écoutés m’en parler. La majorité avaient leur passeport et leurs pensées en règle, et en général, une tranquillité remarquable. Ils n’étaient pas des héros et avaient, comme tout le monde, craint la mort. Mais ceux qui ont eu le temps de réaliser qu’ils étaient en chemin sont aussi parvenus à un certain détachement, une prochaine étape acceptée et avec bien peu de questions sur « et après ? ». « … Rien ne dépérit, c’est moi qui m’éloigne… » – Colette.

 

Il y eut juste Lovely Brunette qui, curieuse comme elle l’avait toujours été, se demandait si elle arriverait à me faire signe… et l’a fait. Nous avons longuement parlé de sa mort, que nous savions sur le pas de la porte déjà. Et il y avait cette évidence : elle était ma mère, j’étais sa fille. Ça ne changerait pas, je ne pourrais pas dire qu’elle avait été ma mère et moi sa fille, ça n’avait aucun sens. Elle resterait ma mère, et moi sa fille, et donc le lien continuerait. Quelque chose continuerait à se décliner au présent, pour elle comme pour moi. Nous ne comprenions pas plus loin que cette petite étape qui nous rassurait pourtant.

Beaucoup de suicides aussi autour de moi. Je n’en ai compris aucun, sauf ceux pour raison de santé, pas envie d’affronter certaines situations honteuses, le regard de ceux qui les avaient connus « autrement » et ne les regarderaient plus comme avant. Mais d’autres m’ont laissée très étonnée, encore que sur certains visages on pouvait voir cette distance de ceux qui vont mourir car ils ne vivent pas vraiment, ce flottement dans les attaches et affections. Les sourires sont de politesse, les rires de gentillesse, les échanges irréels.

Je sais qu’on dit qu’il s’agit d’un geste lâche, tandis que d’autres parlent de courage, et je n’en sais rien, je sais juste que c’est un geste qui met fin à beaucoup de souffrances intimes, et je ne pense pas que ce qui adviendra de ceux qui restent les touche encore : ils ont, ne l’oublions pas, la distance de ceux qui vont mourir, qui vont passer en leurs termes et à leur heure. Chaque vie et chaque mort est sa propre histoire, et laisse en nous une trace personnelle, unique. Et pour certains d’entre nous, c’est ainsi que tout se termine. Pour d’autres, c’est ainsi que les choses changent.

Que la relation se transpose ailleurs, et autrement. Et continue…

Ah, toutes ces portes…

Ces portes que l’on referme…

Sur un jeune homme qui nous a raccompagnée une première fois à la maison et va repartir dans la nuit qui vire au petit matin, emportant, on l’espère, ce trop-plein de nous deux qui lui fera trouver le temps long avant demain. On la ferme tout doucement, cette porte, pour qu’aucun bruit ne flétrisse l’enchantement. On en caresse le montant qui a la chaleur d’une joue, d’un cou, imaginant sa silhouette qui réintègre la voiture, que l’on entend démarrer comme un soupir qui s’éloigne, tandis qu’enfin on comprend : il m’aime, je l’ai senti. Il  reviendra demain. Ou il m’appellera. Et c’est en l’attendant déjà que l’on monte les marches qui trahiront ce retour bien tardif à l’oreille d’une mère qui ne dort que d’un œil, et sent passer un peu d’amour sous sa porte….

Sur un enfant qui babille dans le soir de son petit lit, souriant au bonheur de vivre, conscient de ce  lien qui fait que maman surgira au cœur de la nuit, au cœur du silence, au cœur de son moment d’angoisse s’il survient. Que maman maintient toutes les peurs et larmes par la simple force des battements de son coeur…

Sur quelqu’un qui ne reviendra pas, et dont l’image du dos qui s’éloigne, raidi par le besoin de ne rien trahir, nous brise le cœur en une douloureuse marée. On reste appuyé sur le bois qui fait frontière, aussi vide qu’un gant égaré, et un chapitre de vie entière se met à saigner…

Sur la chambre d’une mère mourante dont la bouche lasse a esquissé un baiser ultime, à peine vivant encore, et pourtant sucré de ces mots qui seront le miel du souvenir « je t’aime… et ce sera désormais ailleurs et autrement, mais ce sera ! »…

Sur une maison que l’on a vidée, qui n’est plus à nous, et qui pourtant restera toujours la maison, coffre aux fantômes, souvenirs, secrets, incessants relents du passé…

Sur la chambre qu’un père a quittée pour passer dans cet autre monde dont nous ne savons rien, quelques objets parlant de lui l’habitant encore, inutiles et si précieux soudain, et le téléphone dont on formera, de chez soi, le numéro pour encore entendre résonner la sonnerie chez lui, un jour, une semaine de plus …

Sur l’amour que l’on va isoler avec nous, pour un peu, dans une chambre qui en verra toutes les teintes et en entendra tous les bruits de paupières ou de lèvres. Même ce qui se dira sans bruit claquera comme un envol de colombes. La porte se ferme sur le reste du monde, le reste de la vie, tout s’évanouit de l’autre côté pour n’avoir plus de réel et tangible que nous, du bon côté de la porte…

Où ont-ils disparu?

Nos chers disparus, où sont-ils ? Pas sous ces froides dalles que nous fleurissons, pas « au ciel » avec les anges et toute l’imagerie religieuse (à l’école on m’avait dit que quand on mourait on allait prier au ciel avec le Petit Jésus, ce qui ne me disait rien du tout…).

Où sont-ils ?

L’expression « il est mort » résonne comme une pierre qui tombe sur le ciment. C’est … lapidaire ! « Parti là-haut » donne une précision géographique à laquelle on ne peut croire.

Le sourire de ma mère

Depuis que ma Lovely Brunette de mère s’en est allée début 2006, elle insiste à me dire qu’elle est pourtant là.

Elle s’insinue dans mes pensées alors que je me crois absorbée par autre chose. Hop ! Pas si chaude, ton eau ! As-tu bien fermé ta porte à clé ? Parfois une odeur familière me ramène son souvenir avec un bouillonnement de l’âme, elle est là, je le sais, je le sens ! Mais dès que je cherche à identifier l’odeur en question elle s’évanouit derrière les voiles qui se referment sur mon inconscient. Ou bien elle remplace mon vocabulaire par toutes ces expressions farfelues de ma prime enfance ou de la sienne, et qu’elle utilisait à plaisir. Le factileur-marchand-de-beurre pour le facteur. Une pimaison pour une combinaison. Ces mots surgissent de mes lèvres à l’improviste, et je l’entends presque rire, complice. Sur mon visage, le sien se superpose… Pas de doute, on voit que je suis sa fille. Ça nous fait plaisir, à toutes les deux.

Mon Papounet m’aide à raisonner quand je déraisonne, et très étrangement il intervient subtilement dans une dispute familiale : des documents émergent, que l’on ne savait exister, comme s’il nous les  indiquait. Oui, bien sûr, ils étaient là, mais parmi tant d’autres que « tomber dessus » tient de ce qu’on appelle « le coup de bol »… Le bol de mon Papounet est loin d’être ébréché malgré les coups!

Neptune aussi court à mes côtés parfois, comme ce jour où, marchant dans les bois derrière Millie dont la queue proclamait un bonheur délicieux, sa présence m’a emplie de joie. Le temps que je me demande ce qui m’avait fait penser à lui, la communication était coupée, me laissant un peu émue et contente de sa visite.

Quant aux chers disparus que nous avons moins bien connus parce que nous étions absorbés par nous-mêmes quand ils nous côtoyaient, ou trop jeunes pour bien les apprécier, ils ne cessent de nous expliquer ce que nous ne savions pas d’eux. Par des photos, de vieilles lettres, des témoignages d’anciens amis ou parents. Ils prennent forme, relief, couleur… vie. Et parce que nous affrontons nous aussi les choses de la vie qu’ils ont dû surmonter, nous admirons enfin leur ténacité, compatissons à leurs souffrances, et l’affection fleurit comme un champ de coquelicots.

Ah chers disparus qui en savez plus long que nous, qu’il est bon de vous avoir ! Le 2 novembre est votre fête et je vous ai fêtés : vos portraits encadrés sont sortis du tiroir, amenant le plaisir de vous évoquer. Et sur le petit meuble bizarre que j’ai peint en fiesta mexicaine, vous vous teniez côte à côte sur un tissage hopi, éclairés par des flammes abricot qui dansaient avec tendresse dans le cristal de Suède. C’était votre fête, vous étiez mes invités et j’ai célébré ce grand bonheur de vous avoir eus, et de vous avoir encore. Une action de grâces.

 

Une mort lente certes, mais pas le bon poète !

Martha Medeiros … vous la connaissez sans la connaître. C’est elle, et non Pablo Neruda, l’auteur de « A Morte Devagar », soit Il meurt lentement. Et elle mérite bien la maternité de ce beau texte sain et insufflant la vie, la passion de la vie, son appétit…

Martha Medeiros

Martha Medeiros

Il meurt lentement

celui qui évite la passion

et son tourbillon d’émotions

celles qui redonnent la lumière dans les yeux

et réparent les coeurs blessés

 

Mais oui, et comment ! Malheur aux tièdes. Ce n’est pas vraiment nouveau !  Diderot avait une haine pour les âmes molles et ordinaires dont il faut dire qu’il n’y a pas assez d’étoffe pour faire des honnêtes gens ou des fripons. Et il rappelait qu’il est dit dans l’Evangile « Malheur aux tièdes car le Seigneur les vomira ! ». Pauvres êtres qui ne vivent que la vie diminuée des ombres, concluait-il. S’il ne faut pas être dépendant de la passion et des émotions fortes, les craindre et les même repousser est refuser de vivre et donc  oui… mourir lentement.

 

Il meurt lentement

celui qui ne change pas de cap

lorsqu’il est malheureux

au travail ou en amour,

celui qui ne prend pas de risques

pour réaliser ses rêves,

celui qui, pas une seule fois dans sa vie,

n’a fui les conseils sensés.

 

On ne peut pas accepter d’être malheureux si le changement n’attend que nous. Si on traîne la jambe dans un métier qui nous fait vouloir rester au lit le matin, on fait du tort et à l’employeur et à nous même : on ne peut travailler bien en métronome sans joie. Si on traîne la jambe dans une relation, c’est pareil : on ne donne plus que son « devoir » et un attachement qu’on s’efforce de nommer amour pour l’anoblir. Au lieu d’affronter la chose et de peser les solutions qui existent, on dit je suis bien avec la voix et on pleure avec le cœur – et fait pleurer.

 

Vis maintenant !

Risque-toi aujourd’hui !

Agis tout de suite!

Ne te laisse pas mourir lentement !

Ne te prive pas d’être heureux !

 

Mourons quand la vie est terminée, pas avant ! Pablo Neruda aurait été d’accord lui aussi…

 

Pablo Neruda

Pablo Neruda

Retomber dans son enfance

Mais non, pas la chute dans le gâtisme, la dépendance, la perte de mémoire et des mots cohérents.

Je parle de cet état si serein qui vient avec le grand âge, quand la boucle est presque bouclée. Il ne reste qu’une aune de chemin… elle peut durer des mois, des jours, des années, mais elle fait pénétrer dans un jardin d’où désormais on contemple le monde, à nouveau, avec le détachement de qui n’en est pas encore ou plus tout à fait concerné.

Mon Papounet a été lucide et maître de ses pensées et paroles jusqu’au bout, mais c’était accompagné d’un voluptueux laisser aller, d’une prise de conscience de l’essentiel. Il parlait très souvent – et de plus en plus souvent – de ses parents, avec une joie sereine sur le visage et dans la voix. Ils devinrent plus importants que ses enfants. Il était le lien entre le passé et le futur, et son futur se trouvait dans son passé : ses parents et ceux qu’il avait aimés, et dont il se rapprochait.

Il nous transmettait tout ce qui remontait dans les plis soyeux des souvenirs. Leur générosité, la façon dont ils s’étaient entendus, leurs conceptions de la vie.

Il évoquait aussi des touches de parfums et de couleurs ici et là. La corne de brume des paquebots de traversée quand ils revenaient d’Uruguay. Le cinéma avec sa mère. Les oeufs sur le plat mangés chez son grand-père, croustillants comme plus jamais il ne les a eus. Des soirées en Afrique à l’âge adulte, auprès de missionnaires hospitaliers et nonnes peu chastes mais si souriantes. Des visions tristes: la guerre, l’indépendance du Congo et ses drames, une amie très chère rencontrée peu avant sa mort dont il n’avait pas perçu le discret message d’adieu. Lui qui avait peu parlé de sa vie si ce n’était la partie appelée “la guerre”, il nous la faisait défiler sans retenue. Un peu comme qui revoit toute son existence au moment de mourir, il nous la projetait tel un film mal monté, avec trop de flash-backs, de fondus-enchaînés sur image, de ralentis, d’accélérations, de gros plans, de scènes jouées en couleur et puis en noir et blanc.

Il se détachait sans effort. Ses enfants, il les avait accompagnés. Et il en avait savouré la compagnie adulte. Les petits-enfants, il était fier d’avoir à lui tout seul, fils unique, offert huit arrière-petits enfants à ses parents. Il ignorait qu’un arrière-petit-fils se préparerait bientôt! Désormais, il refusait de se tracasser pour quoi que ce soit. L’avenir du monde, oui, le préoccupait, il voyait les nations se déchirer et avait une dernière angoisse : qu’allait devenir l’humanité ? Mais à part ce – gros – souci, il était aussi “retombé en enfance”. Vive la crème fraiche dont il aspergeait tout, disant qu’il ne voulait plus penser à son cholestérol. Un oeuf tous les jours, accompagné de l’évocation de ce fameux oeuf sur le plat à la dentelle craquante de chez son grand-père. Quand je venais, le Cynar ou la Suze étaient notre apéro, et lui qui n’avait jamais vraiment bu, il s’est mis à aimer la bière brune. Il faisait des siestes de plus en plus longues et fréquentes et se couchait extasié, en proclamant “il n’y a plus qu’une seule chose que je fais bien : c’est dormir”…

Il était, comme un bébé jovial, heureux de la moindre visite, de la moindre surprise, et de toutes les petites choses quotidiennes qu’il attendait : la visite de sa kiné, des infirmières, les nôtres. Le partage de souvenirs de famille et photos avec son dernier cousin en vie, Yves. Une promenade le long de l’Ourthe avec son déambulateur où il s’amusait à “faire de la vitesse”. Un coup de fil d’Argentine de son vieil ami Jeannot qui lui faisait, à l’armée, de fausses permissions rédigées en allemand, facétie qu’ils se rappelaient interminablement en riant comme deux polissons. Il se réjouissait de savoir que j’allais venir lui cuisiner des “chicons braisés” qu’il adorait mais ne savait préparer. On riait aux larmes parce que j’imitais la voix de sa cousine, très particulière, et surtout les réflexions qu’elle aurait faites en voyant certaines photos de famille. “Comme tu l’imites bien!” pouffait-il.

Mon Papounet n’avait plus de rôle d’exemple ou d’éducateur à remplir. Il était lui. Comme lors de son enfance où seuls ses plaisirs immédiats comptaient : un dulce de leche fait par maman, ou ses fameux biscuits au fromage, ou une belle promenade. L’enfance merveilleuse partagée avec ses cousins au milieu d’adultes qui s’entendaient bien et s’aimaient.

Il est retombé en enfance, comme on tombe sur un édredon moelleux, en riant, s’enfonçant dans la tendresse, la douceur, pour ne plus voir, au dessus, que des visages aimés et souriants.

La boucle se bouclait… il le savait. Tu sais, ce n’est pas une tragédie, que je sois en train de mourir, me dit-il deux mois avant la fin. Parce qu’il savait que j’avais compris, et que j’avais les larmes aux yeux en le quittant. J’attendrai le retour de Thierry pour les vacances et puis je m’en irai, dit-il à mon plus jeune frère, en parlant de celui qui vit en Australie. Il en fut ainsi. La porte du jardin était grande ouverte, ses parents étaient là, sous une tonnelle ombragée de glycine, et il est parti en trottinant vers eux, avec son petit costume marin…

Première auto

La porte s’est doucement refermée sur son secret, et s’ouvrira pour chacun de nous à la fin du chemin… et ce ne sera pas une tragédie non plus.

Dans une graine, l’univers d’une vie

Comme une simple graine – faine, marron, gland… – contient en elle tous les miracles successifs qui en feront un arbre à la ramure gourmande, paré de feuillage, vêtu d’une écorce qui se ridera, se pliera, se boursoufflera, île de vie immense pour les oiseaux, chenilles, fourmis, mammifères grimpeurs… ainsi en va-t-il de l’enfant.

 

Sur ces vieilles photos d’enfants aujourd’hui disparus, après que le cours de leur vie se soit engouffré dans un mystérieux passage qui nous en a séparés, sur ces innocences curieuses que l’on voit dans leur regard qui découvre encore, on sait que toute une vie était déjà là, un peu programmée par destin, un peu dirigée par les émotions ou raisons personnelles, un peu malmenée et bercée alternativement par le fil des jours, des gens et des lieux.

 

On connait leur vie, et on en connait l’âpreté de certains moments, la fulgurance d’une douleur jamais tout à fait dominée, l’amertume d’illusions, la rigueur du quotidien, l’usure de certains espoirs… On sait aussi comment la joie de poursuivre cette vie ne les a pas abandonnés, pétillant dans le regard et s’affirmant dans les sourires, dans cette sagesse cent fois réaffirmée par de petites phrases typiques que l’on s’est plu à parodier de temps à autre. « L’imagination est la folle du logis ! » disait ma tante Suzanne. « On fait tous du mieux qu’on peut … » répétait ma mère.

 

On les a vus « vieillir », devenir vieux aux yeux des autres, même si nous, nous savions que ce terme ne s’appliquait qu’à leur aspect, parce que dedans, il restait toujours des éclats de l’enfant. D’ailleurs, plus ils vieillissaient, et plus ils parlaient de leurs parents, de vacances, voyages, goûters d’anniversaires vécus avec leurs parents. Nos grands-parents ou grands oncles et tantes. Ou même la génération d’avant… C’est le retomber en enfance. Ils bouclent la boucle, se souviennent douillettement d’alors, et comprennent que le tour sera bientôt accompli, et c’est sans honte qu’ils rient à nouveau de leurs petites rebellions d’enfants, ou évoquent le jour où ils ont compris que tout le monde mourait, et que ça arriverait aussi à leurs parents et puis à eux, et savent que ce jour fut la fin du premier chapitre de leur vie, celui où ils ne savaient pas que devenir grand était aussi se rapprocher de leur fin et de celle des autres.

Souriant avec son paletot

On les a toujours connus adultes ou vieux, soucieux d’éduquer, de nourrir, de guider, de maintenir la paix. Des garde-fous infatigables, qu’on rencontrait alors qu’ils en étaient au 6ème ou 10ème chapitre de leur vie, et que nous ne pouvions imaginer fragiles, faisant leurs premiers pas sur des petites jambes grêles ou trop potelées, pleurant pour ne pas manger, ou s’effrayant d’un chat ou chien trop curieux.

Suzanne Bronne née en janvier 1912 - photo août 1913

Et pourtant, tout comme l’enfant des premières photos contenait tous les chapitres conduisant au mot « fin », le vieillard contenait lui aussi tous les chapitres qui commençaient par « il était une fois »…

 

Je me languis de revoir tous ces beaux enfants qui m’ont connue et aimée, moi, enfant.