Mes grands-parents maternels, les parents de Lovely Brunette, ont eu 4 enfants. Trois garçons et une petite fille, la mignonne petite Denise, Lovely Brunette. Elle fut la dernière, en 1923. Mais le second des enfants était Le Petit Serge, né le 9 février 1919 et parti le 9 juin de la même année. Quatre petits mois qui ont laissé son nom errer dans les vies de ceux qui l’avaient perdu, et même… de celle qui ne l’avait pas connu.
Car Serge Edmond Emmanuel, il existait pour elle, Lovely Brunette, La Petite Dédé. Et il a existé pour moi, parce qu’elle en parlait assez souvent. Or en quatre mois de vie, il n’avait pas souri souvent à son papa ou sa maman, n’avait pas parlé, et sans doute, hélas, avait surtout résisté pour vivre, pleurant ce pénible séjour, affirmant son inconfort, s’effrayant aux mines apeurées qui se penchaient sur ses cris. Il avait dû remplir la maison de sa présence mourante, et faire osciller les humeurs selon les espoirs et désespoirs.
C’était comme si le deuil avait traversé le temps pour s’accrocher à des vivants qu’il n’avait pas connus. Je ne sais qui avait parlé à Lovely Brunette de ce pauvre petit dans des termes qui l’avaient ainsi impressionnée, pas son Edmée de mère je pense, qui ne se confiait pas volontiers sous des abords pourtant désinvoltes. Peut-être par bon-papa Jules qui était plus nature, et très sentimental. Un homme bien élevé dans une famille aimante, affectueuse. Ou les sœurs de bon-papa Jules, Didi, Renée, Gaby ou une autre, qui avaient dû, en jeunes tantes, être suspendues aux différents diagnostics du médecin. Ou peut-être même était-il mort sans avertir, de la mort subite du nourrisson, un soir on le couche et le matin il est ailleurs, et c’est un coup d’effroi et de douleur pour toute la famille. Je n’ai jamais connu une seule anecdote au sujet du Petit Serge, mais à chaque fois qu’elle le mentionnait – l’anniversaire de Serge était non pas fêté mais souligné… Il aurait eu 30 ans, il aurait eu 40 ans.. – c’était comme s’il surgissait sous la forme d’un léger ectoplasme triste, un petit oncle resté à jamais dans l’enfance, dont je n’ai pas la moindre photo…
Lorsque je suis allée me promener dans le cimetière de notre ville et ai déniché le caveau familial de bon-papa Jules, j’ai vu son nom sur la dalle, près de celui de son papa. C’était peut-être la première fois que j’en lisais les noms, mais très bizarrement, ça m’a rassurée de savoir qu’il était là, dans sa famille, qu’il avait attendu son papa très longtemps mais n’avait pas été seul.
Et tout aussi bizarrement… il continue d’exister pour moi. Sans visage, sans souvenir, sans rien, juste le déplacement d’air qu’a fait sa courte vie dans celle, à venir, de ma mère…
Nous sommes nombreux à avoir conscience d’un disparu que nous n’avons jamais connu mais qui a manqué et que l’on a assez évoqué pour qu’on en sente l’absence, ou l’injustice de la mort. Un grand-père disparu en guerre, dont le décès a ainsi sillonné de plaies les jeunes années d’un enfant devenu notre père ou notre mère, par exemple. Une aïeule morte en donnant le jour à ce bébé dont nous descendons. En prenant de l’âge on mesure ce qui fut vécu comme l’injustice de leur mort, et la profondeur de leur absence dans notre vie. Tout ce qu’ils n’ont pu devenir : des parents qui lisent des histoires et ont des tics, des grands-parents qui choient leur descendance, des grands frères ou grandes sœurs tombant amoureux ou ne s’en sortant pas dans leur couple… tout ça prend soudain toute sa place. Nous sommes de leur sang mais leur image et leur voix manque, leur consistance est à jamais celle d’un disparu…
Les attaches familiales ne sont pas qu’en surface – quand elles sont, car certaines n’existent pas autrement qu’en apparence – mais aussi dans ces lieux étranges que la mémoire des autres, les pleurs connus par ceux qui nous ont précédé, la force avec laquelle leur décès a frappé la famille au point d’en rendre l’hébétude génétiquement transmissible…