C’est pas moi qui vais là, c’est là qui vient à moi

Une constatation mantra qu’on nous assène souvent, à nous les ridés, ceux qui souvent se demandent pourquoi leur corps a vieilli et pas ce qu’il abrite, cette jeunesse interminable chez certains, et indomptable aussi : « tu vis dans le passé ».

Mais non, aucunement. Je suis dans le présent, et si le passé y a tant de place, c’est que non, je n’y pénètre pas, mais je l’attire tout contre moi. Et le miracle opère toujours.

Nismes, près du Pou volant - 1953

Nismes, près du Pou volant – 1953

Ma mère vit encore et a toujours 35 ans, elle est très belle et est plus jeune que moi (tiens donc !) ; Papounet me fait calculer le volume d’eau de tous les châteaux d’eau sur la route, mais je sais que non, ce n’est pas un rêve, mais plutôt une rêverie et je ne dois pas vraiment calculer, juste m’en amuser avec tendresse ; tous mes chers animaux sont vivants et jouettes : Poussy-poussinette-enfant-de-Paris, Fritz, Pompon l’amour, Flay-flay, Gros pète, Zouzou, Minette, Bari, Kiddy, Monsieur Poupet et tous les autres, tant d’autres… ah oui sans oublier Bruno, le chien de tante Yvonne qui accueillait tous les visiteurs en violant leur jambe ; je peux encore porter ma robe de bal empire en fils d’or et argent (je ne dirai pas l’horrible fin qu’elle a connue et dont je ne suis pas responsable) ; je pose avec Teddy devant le Pou volant à Nismes, et souris de toute ma joie de 5 ans; Joujou fait des photos de moi (il est depuis devenu photographe de profession et renommé) et me dit « allez, pense à Adolfo et puis regarde-moi » car Adolfo, c’était le rival invisible pour Joujou et les autres (il était plus beau, plus gentil, plus mystérieux, plus inoubliable, plus adorable, plus grand, mince, calme, patient… il avait toutes les qualités, Adolfo, sauf qu’il était quelque part à mille kilomètres de là et que vingt ans passeraient avant que je le revoie !) ; j’envoie des lettres anonymes aux autres filles du pensionnat avec Suzon, et nous en avons mal au ventre de rire, surtout quand on a écrit à une pauvre fille très coincée qu’elle déchaine des passions inavouables ; je bois quelque chose de très mauvais et écoeurant en diable qu’un Indien d’Amazonie a offert à notre petit groupe et je sais qu’il faut faire honneur et que demander avec quoi c’est fait va me déprimer.

Je tire la langue à la méchante Sœur Je-ne-sais-plus-qui (et non, que Dieu n’ait pas son âme…) ; je hurle de peur en touchant le corps un peu trop raide de notre gentil jardinier mort ; je bois du champagne avec Bon-Papa Jules et y trempe un boudoir, ce qu’il m’a bien recommandé de ne pas faire car ça saoule plus vite ; je crois que Bonne-Mammy Edmée a vraiment une jambe de bois et le dis fièrement en classe ; je crois d’ailleurs aussi que les chewing gums sont faits avec des os de Chinois morts, ce qu’on m’a dit pour m’en dégoûter et qu’au contraire je trouve encore plus fantastique ; je trempe mes biscottes Heudebert dans du bouillon en rentrant de l’école en hiver ; je suis envoyée manger « avec les poules » au fond du poulailler si je ne me suis pas bien comportée à table ; je vois en vrai de vrai la main gantée de Saint Nicolas jetant des bonbons par la porte entrouverte de notre chambre à jeux ; j’ai peur des gendarmes et change de trottoir si je les vois, des fois que j’aurais fait un méfait sans le savoir ; je crois parler allemand en émettant des schwei schwarz nein zum pfaffei papieren à une Suissesse allemande qui s’évertue à me dire qu’elle ne me comprend pas, mais puisqu’elle répond… c’est qu’elle comprend, c’est magique !

J’ai des fous-rires en réunion de travail et les yeux révolvers de mon chef ne font que les amplifier ; je chante avec Lovely Brunette en polissant l’argenterie ; je me brûle avec la cire à épiler et ai des croûtes au lieu de poils …

Tout ça est terminé, oui, mais si près encore que j’en sens le déplacement d’air quand ça défile. Tout ça vient chez moi, et pas le contraire. Tout ça est encore plus émouvant depuis que je réalise que c’est un capital mental, sans lequel je serais une autre. Le passé est toujours là, comme une aura d’émotions.

On ne vit pas dans le passé, il vit en nous, c’est toute la différence, et c’est bien pour ça que l’on part parfois dans les campagnes enregistrer les vieilles dames qui se souviennent des comptines de leur enfance, ou qui n’ont pas perdu l’usage d’un langage d’antan que les écoles nous avaient lavé au savon sur la bouche quand il surgissait. Quand le passé va passer, on se met à la recherche de ceux qui l’abritent encore et on l’attire ainsi dans le quotidien d’une demi génération de plus, voire une génération entière… Et ce n’est pas vivre dans le passé que de l’abriter en soi, de respecter ce précieux document, ce précieux héritage, ces précieux moments, cette inépuisable preuve que nous avons vraiment traversé une époque… Plus vite que nous ne l’aurions cru.

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Popioules et petchales

Quand j’étais petite, le wallon s’éradiquait avec la précision d’une esthéticienne qui démoustache ses clientes. Un mot wallon et hop, mais qu’est-ce que tu dis là ma petite fille, ne me dis pas que ta maman parle comme ça ? Car je m’étais distinguée dans mon école BCBG en identifiant joyeusement, sur l’image montrant des cénelles, ce sont des petchales !!!! J’étais fière car personne ne bronchait, et moi j’adorais manger des petchales. La maîtresse m’a regardée comme si je venais de lancer une litanie d’obscénités. L’épisode s’est reproduit avec mon exclamation réjouie selon laquelle la photo de têtards représentait des popioules. C’est que Lovely Brunette ne parlait pas le wallon – réservé aux cuisines et à la campagne, aux vieux qui le parlaient encore… – mais adorait insérer ses maigres connaissances ça et là. D’où ces mots que j’ignorais ne pas être français car je ne connaissais que cette version !

Nous avons tous, même dans les familles les plus bourgeoises et amoureuses du bon français, grandi avec les imprécations de « curieux boquet ! » (petit curieux), « espèce de makrale » (sacrée sorcière), « mu p’tit mamé » (mon petit mignon), et, uniquement, pas trop fort quand même, d’enfant à enfant qui avait glané ces mots à la cuisine : clo t’gueuye, ferme ta gueule. Et à la prime adolescence nous avons eu nos binamés et binamées, les bien-aimés et bien-aimées. Poyon et Poyette, poussin et poulette, étaient des mots doux, aussi tendres que mon colo, mon coq – et non pas mon coquelicot comme on me l’avait dit et qu’en toute confiance j’avais indiqué… –  en wallon de Charleroi.

Mon arrière-arrière-grand-père (ou son fils, je m’embrouille) avait comme parrain Corneil Gomzé (1829-1901), un des premiers auteurs et poète en wallon de Verviers, qui lui était apparenté je ne sais plus comment. Notre bon Corneil n’était pas n’importe qui, échangeait de la correspondance avec Victor Hugo et fut un militant démocrate dès 1848. Il est l’auteur de la fameuse barcarolle de Verviers qui proclame – en wallon dans le texte et dans le chant :

Ah por mi djus sos fir/Quand j’sos à l’estrandjîr/D’aveur sutu hossi/En on tro comme à Vervî. (Ah quand à moi je suis si fier, lorsque je suis à l’étranger, d’avoir été bercé (et pas « aussi », merci Nadine-ma-Twin )  dans un trou comme à Verviers).

Le trou, c’est parce que comme on nous l’a toujours rappelé, nous sommes dans « une cuvette », en bord de Vesdre, et quand il fait chaud, il fait chaud, alors que quand il fait froid, eh bien ça caille !

Bref, notre wallon c’est quelque chose. Et imagé. Et je suis certaine que vous apprécierez de savoir ce que sont les ratnémes, (« retenez-moi »), ces olibrius encombrants qui sont les rois des faux départs, je quitte facebook parce que, et parce que… (en général des hordes de gens « jaloux et envieux » les persécutent) et qui finissent par rester car nous sommes nombreux à les retenir.

Ainsi donc le wallon avait fini par devenir une langue oubliée, mais jalousement sauvegardée par les vieux, les originaux, parfois les parents qui ne voulaient pas que les enfants comprennent. On pouvait parler de la nouvelle crapôde (la petite amie) d’untel, ou dire que l’oncle machin était finalement un vieux toursiveux (sournois, embrouilleur). Que le frère d’une telle pouvait se vanter de ses exploits pendant la guerre, tout le monde savait qu’il était parti comme une robette (un lapin). Une langue dont on avait sauvegardé des bribes qui nous servaient pour nous faire sentir « entre nous », quand on se rencontrait entre nous « à l’estrandjïr ». Et je connais des Français joyeusement intoxiqués maintenant, qui se délectent de ce langage survivant malgré les nombreux attentats.

Et c’est donc plus que fir encore que récemment j’ai accompagné deux de nos chanteurs « wallons » (ils chantent aussi en français, et en anglais, ce ne sont ni des troglodytes ni des petits vieux chenus assis sur un muret parlant des belles veillées d’antan…) liégeois (car il y a plusieurs wallons, pour rendre la chose plus mystérieuse encore…) qui enregistraient ce morceau que, parole de Tchantchès et sa crapôde Nanesse n’a rien de l’hymne à une langue défunte (même si le moulin a connu une triste fin, j’en conviens !)…

Le wallon, comme bien des langues assassinées, fait de nouveaux jets sur de jeunes souches. On ne se contente pas de chanter les vieilles ritournelles d’autrefois mais on s’émerveille de sa sonorité sans âge dans des textes à lire ou chanter sur des mélodies porteuses. Tout comme autrefois on aimait les chanteurs anglo-saxons ou italiens sans rien comprendre, parce qu’on aimait la voix et la façon dont musique et mots inconnus se séduisaient l’un l’autre, il n’est pas nécessaire de comprendre le wallon pour sentir que vraiment… s’il a survécu, le wallon, c’est bien qu’il le méritait ! Profitez-en donc !

Ce sera encore bien…

Dans le temps, nous dit-on, tout était tellement mieux. On précise quand même avec prudence à condition d’avoir eu assez d’argent pour vivre. Car il est certainement plus gai de s’imaginer dansant le charleston en faisant tourner son sautoir et révélant la troublante lisière d’un bas plutôt qu’à genoux en train de frotter le carrelage sous la morsure du savon qui s’enfonce dans les gerçures. On se voit volontiers gente dame en poulaines brodées d’or écoutant un ménestrel en vérifiant l’aplomb d’un hennin amidonné mais pas en sabots arrachant les pommes de terre sous la pluie dans un champ boueux…

On s’affole de la pollution, des guerres et de leurs affres, du temps qui ne suffit jamais. Mais nos ancêtres ont survécu à l’odorante horreur des tas de fumier sous la fenêtre, des seaux d’urine déversés dans les ruelles. Ils ont guéri de blessures cautérisées au fer, de membres amputés à la scie, d’enfants mis au monde sur des draps douteux et lavés avec de l’eau bien peu claire. Ils ont résisté aux mouches sur la viande et aux morsures de rats. Aux tranchées et parfois plus ou moins aux gaz. Aux mises à mort arbitraires pour cause de sorcellerie, de braconnage, de marché noir, d’amour avec l’ennemi… Les guerres, ils ne connaissaient que les leurs et n’avaient pas les médias pour leur dire que celles du monde entier étaient aussi devenues les leurs. Et le temps, si les gentes dames le passaient en prière et les garçonnes en jupes courtes à danser et flirter, la plupart du reste de l’espèce humaine travaillait encore plus que nous …

Constantin Meunier - La coulée à Ougrée

Constantin Meunier – La coulée à Ougrée

Tout ne devient pas pire. On ne perd pas le paradis pour entrer dans une géhenne de béton, d’internet et de souffrances. On ne tue pas l’avenir de nos enfants. Ils auront un futur que nous ne concevons pas sans doute, mais qui sera leur présent, avec ses regards nostalgiques vers un passé imaginaire et enjolivé, ses coups de passion pour des jours et découvertes extraordinaires, et les doutes que chaque génération a pour les lendemains de celle qu’elle a mise au monde.

Parce que l’homme a toujours été plein de ressources, et que tout s’adapte peu à peu. Il y aura, encore et toujours, les descendants des plus forts. Des choses sont encore à découvrir sur notre prodigieux sens de l’adaptation…

Et bien plus tard… la moisson

Tant de petits semis qui pénètrent les sillons de nos vies sans que nous les sentions même tomber. Ils germent un jour en silence, presqu’une existence plus tard, les sillons semblant désormais trop craquelés par le gel ou la chaleur pour offrir quelque force que ce soit. Et pourtant…

Ces petites chansons que nous chantait une grand-mère, venues de son enfance et qu’il n’y a qu’avec nous qu’elle osait encore partager, ces gaies sottises (je pense au zim-zizim ma p’tite cousine, ma mère est une chipote, elle a mis le pot au feu sans y mettre les carottes de ma Lovely Brunette !), voici qu’un jour nous les apprenons à nos petits-enfants, qui sans jugement unissent voix et mimiques, mouvements de mains, aux nôtres – et à celle de cette douce grand-mère disparue. Puis ils deviennent trop grands, et oublient. Et longtemps après deviennent aussi des grands-parents qui enfin cueillent la chanson oubliée dans le sillon de la mémoire et la refont fleurir, de plus en plus belle au fur et à mesure qu’elle se démode car elle vient de  loin, de si loin, de tant de complicités au double visage de Janus : celui qui regarde vers un passé qui s’étend loin et celui qui contemple un avenir dont on ne voit le point d’arrivée.

Et ces récits au sujet de gens longtemps disparus du paysage familial, mais dont subsistent un mot célèbre, un acte d’héroïsme marquant, une mèche de cheveux dans un médaillon assortie d’une légende… Ce n’est que lorsque l’âge nous permet de nous poser que nous sentons la fierté d’abriter, peut—être, un peu de l’héritage génétique de ce héros, de cet insolent téméraire, de ce personnage aux teintes extraordinaires, de cette ravissante jeune femme aux yeux humides qui aima trop, bien trop.

Ces après-midis de cinéma hebdomadaires qu’une mère cinéphile vous « impose » (douce violence il faut le dire) et qui vous imprègnent tellement que cinquante ans plus tard, vous adorez le cinéma pour deux, elle et vous. Ces disques de jazz qui grattaient sur le phono La voix de son maître et dont la musique désormais évoque à jamais : au salon avec papa et mammy. Et vous aimez Louis Armstrong et on vous dit que depuis il y a eu Gene Krupa et que lui aussi est démodé, mais pour vous, ça… c’est pas le jazz au salon avec papa et mammy… et sans le savoir vous avez « appris » Bessie Smith, le scat, Le Queens et Flushing, New-York.

moissonsC’est la moisson du temps, du sens de la vie, des petites choses – ou plutôt, qui semblent petites mais sont essentielles – de la vie, du sang familial, de l’éternité qui se fait une vie après l’autre. C’est un éclair qui soudain nous dit : c’est précisément ici que tu devais être, avec ces générations devant et ces autres derrière, c’est ton identité et ta place.

Et cet éclair est aussi l’amour. L’amour complice des grands-mères, grands-pères, parents, oncles et tantes, proches de tous niveaux et tous calibres qui, nous le découvrons lors de cette riche moisson, ont tous soufflé sur notre vie avec bienveillance.

Des bonheurs à foison

Même si c’est dans le passé que je vous emmène en promenade le plus souvent, la nostalgie ou le passéisme ne sont pas des compagnons aux cils embués.

C’est que, bien sûr, d’une part je protège ma vie présente, mes zones privées, et aussi que ce n’est parfois que lorsque le temps a passé que l’on réalise qu’une chose est belle à raconter. Je peux faire aujourd’hui des rencontres qui ne prendront leur importance que dans deux ans. Je peux assister à un incident – voire accident – sans mesurer ses conséquences futures.

Bref, le passé devrait être pour tous un coffre aux milles bonheurs, aux images à jamais incrustées en nous, aux histoires alors anodines qui aujourd’hui ont le goût de l’extraordinaire.

Si j’évoque ma ville d’enfance, Verviers, et ses charmes qu’à l’époque je ne remarquais pas et qui aujourd’hui ne sont plus pour la plupart, ce n’est pas pour pleurer ce qui a disparu mais célébrer ce qui fut et est encore dans mes souvenirs, et que je désire restituer ou décrire. Que Verviers ait connu une métamorphose radicale et n’ait pas encore abordé son ère de renaissance, ça n’est pas une raison de porter le deuil pour ce qui était alors et ne sera plus jamais. Ce qui est aujourd’hui ne sera plus en place dans trente ans, et ainsi court le temps sur les choses…

383197_279310855459992_1677075578_nSi je rends, le temps d’un article, la vie à Lovely Brunette –  ma mammy – ou Crevette – mon papounet – ou Sibylla ou Léon ou un de ces innombrables acteurs qui traversèrent la scène de mon existence, je ne les regrette pas. Certains me manquent, oui, parce que je les aime encore et ressens leur absence. Mais ne savions-nous pas tous que nous passerions par la case séparation ici-bas ? Aussi, loin de mots détrempés de chagrin, mes billets sont heureux, enfin je les rencontre jeunes (car au fond… pour moi petite fille c’était des « grands », des « parents » et finalement des « vieux »…), la peau unie et douce sous les baisers, les beaux bras de ma mère nus dans une robe d’autrefois, l’élégance souple de mon père et sa belle démarche rapide. Je me délecte de ces souvenirs d’eux qu’ils m’ont donnés, et de ces anecdotes dont ils firent part sous mes yeux. Et c’est un multiple bonheur.

Heureux qui sourit en évoquant son passé. Et j’en fais partie !

Mais non, ce n’est pas triste…

Ces gens sont morts, ce jardin se meurt en gémissant quelque peu. Tout a changé. Ce qui subsiste est cassé. Herbes folles et parasites dévorent le tracé des sentiers. La belle maison dans laquelle retentissaient voix heureuses et trottinements d’enfants est remplacée par un hôtel, livré à son tour à la morsure de l’oubli, condamné par des barrières et signaux de guingois, attendu par une société de destruction.

2 2 1911 sans doute - Au loin St Juju

Mais au fond pourquoi pas ? C’est le travail du temps de faire place pour celui qui vient. De s’estomper au profit du futur avec son visage des temps modernes. On est toujours un peu amer de voir les jolies choses qui ont disparu, abandonnées au profit des nouveautés que l’on trouve tellement plus ternes. C’est souvent vrai, en partie du moins, mais le fait est que nous aussi nous changeons, et voulons les dernières nouveautés qui vont nous permettre le confort et le rythme de vie de notre temps. Et c’est une des raisons de la condamnation à mort de bien belles demeures que l’on imagine avoir contenu du bonheur et rien que lui.

 

Cette photo parle certes d’un moment heureux. Le jardin est entretenu et au loin les deux clochers de Sainte Julienne sont fièrement élancés sur un ciel que l’on espère bleu et pur pour ce jour qui a mérité une photo. Et tous ces gens sont morts depuis longtemps, au bout de leur vie longue ou éphémère pour l’un d’eux, le marié que l’on ne voit pas et qui ne fut pas oublié, que du contraire. Il n’a jamais vieilli, et est mort en soldat, devenant « un brave », un de ces braves qui deviennent un peu mythiques avec le temps.

 

J’ai retrouvé hier des bribes de cet instant… Les clochers sont toujours là ainsi que l’église – elle-même bien mal en point et flanquée d’un escalier dont la majesté est désormais ridiculisée par fissures et éboulements – mais des arbres ont vigoureusement établi leur avancée depuis ce jour lointain de 1911. Et la jolie petite barrière de ciment qui imitait de son mieux le rustique du bois s’effondre, disparaît. Bientôt on ne saura même plus qu’elle a délimité les chemins de ce paisible jardin. L’arbre sous lequel jouaient un petit garçon et sa cousine, que j’ai bien connus encore, n’est plus, alors qu’il y a dix ans sa ramure leur chuchotait encore un « vous souvenez-vous ? » complice à chaque pélérinage.

Jardin Lonhienne février 2014 - reste de barrière

Jardin Lonhienne février 2014 vue sur St Juju

Et voici la « maison d’en face ». Pâle et délavée, elle est pourtant bien là, derrière ces amoureux qui s’aimèrent toute la vie. Lui était un dandy, et avait de l’esprit. Elle s’amusait avec ce tendre plaisantin. Les couples qui rient ont l’amour plus facile. Et elle y est toujours, la maison d’en face. Belle et vivante et habitée, illuminée et tapissée de cette invisible aura que laisse le bonheur en passant. Elle est désormais  partagée en deux habitations et quelque peu amputée des imposantes grandeurs qui n’étaient plus de mode. C’est elle qui n’a plus de maison d’en face. En ce moment elle a même un chancre comme vis à vis, pauvre belle maison.

Roland et Ninette devant la maison Houben - en face de la leur

Maison Houben février 2014 vue de la maison Lonhienne

 

Mais ce n’est pas triste. Tout subsiste, finalement. Des couches et des couches de fantômes de jardins, gens, rires, maisons, animaux, mariages, communions, parterres de fleurs, charmilles, bancs sous l’ombrage, seuils décorés de vasques moussues s’amoncellent sous des formes insoupçonnées ça et là. Des photos, des souvenirs inlassablement racontés, des tableaux, tout ça donne sa solidité au présent. Tous les jamais plus sont remplacés par d’autres jamais plus… à jamais.

 

C’est la vie, non ?

On penserait qu’autrefois le temps durait plus longtemps…

Amusant de constater comme l’impression est que la vie était plus tranquille autrefois. Parce qu’il n’y avait pas autant de voitures, de monde en ville, de choses à faire – pense-t-on. Plus de lieux de promenade non loin du seuil, de nature intacte. De divertissements qui unissaient les gens au lieu de les asseoir dans une même pièce où ils sont séparés.

 

Il doit y avoir du vrai, et on ne peut retenir le progrès, l’évolution, les chutes en disgrâce, les nouvelles modes et la marche du monde. Mais si tout était différent autrefois – autres siècles, autres temps, autres âges -, tout n’était ni mieux ni plus facile. Même si on pense aux classes aisées, malgré tout certains hommes se déplaçaient, parfois fort loin pour leurs affaires. Mon arrière-grand-père allait lui-même en Russie pour présenter ses courroies. Pas question de partir avec un léger bagage et de faire « un aller-retour, chérie, je serai là pour le week-end ! ». Une traversée en bateau durait des semaines, un voyage en train se faisait par étapes, avec nuits à l’hôtel. C’était fatigant et long, et une fois sur place il fallait bien mettre à profit le temps disponible pour les faire, ces fameuses affaires, et même si on imagine certaines rencontres agrémentées de soupers fins et cigares au club… il fallait faire honneur et ne pas piquer du nez endormi quand   la jeune fille de la maison offrait un concert de piano pour renforcer les liens…

 

Les femmes, même de la belle société, restaient rarement au lit comme Scarlett O’hara le matin, hurlant quand l’impudente domestique ouvrait les rideaux sur le jour cruel. Il y avait un emploi du temps chargé : des œuvres, le courrier que l’on faisait tous les jours – parfois on demandait au facteur qui avait apporté une lettre de passer plus tard pour la réponse ! -, l’intendance de la maison, les visites à la famille ou gens à recevoir (les carnets de ma grand-mère révèlent que presque tous les jours quelqu’un venait soit à midi, soit au goûter ou le soir, et que la chambre d’amis était souvent occupée. Elle-même allait manger ou goûter presque quotidiennement chez une sœur ou parente). Et puis il y avait le suivi de la progéniture. L’organisation de réceptions plus formelles, les visites à la couturière, les semonces chez le boucher qui ces derniers temps profitait du jeune âge de la soubrette pour lui donner des morceaux juste bons pour la soupe.

 

LessiveQuant aux gens moins fortunés, on le sait, leur journée leur laissait peu d’espace pour rêvasser. Qu’ils soient « exploités » ou pas. Le travail d’une servante – ou gouvernante, ou femme de chambre –  dans une bonne maison avait ses avantages car contrairement à ce qu’on colporte volontiers, servante ne voulait pas forcément dire méprisée. La servante n’était pas la copine mais son travail était respecté et c’était une vraie collaboration entre elle et la maîtresse de maison. Mais que l’on se souvienne du temps et de la force physique que prenaient une lessive, le battage des tapis, l’entretien d’une cuisinière au charbon, le repassage, le grand nettoyage, les courses… La cuisine n’était pas aussi simple qu’aujourd’hui. Le poulet, il fallait le plumer, le vider, le désosser. Les conserves, il fallait les faire pour la plupart. Les légumes, il fallait bien les laver, les trier. Le moment de rêve devait être l’épluchage des légumes : enfin assise, les yeux rougis par les oignons, le dos bien calé contre le dossier.

 

Les journées se travaillaient du lever au coucher, et si certains les avaient moins dures, elles étaient bien remplies. Et oui, les plaisirs d’alors favorisaient les complicités. Mon arrière-grand-mère maternelle adorait aller jouer « à la crapette » chez ses sœurs et chanter de vieux cramignons liégeois. Ma mère petite s’y rendait aussi et s’amusait beaucoup. Ainsi elle connaissait très bien ses grand-tantes, et de vrais liens existaient, tout comme les goûter quotidiens dans l’autre côté de la famille permettaient de toujours savourer le plaisir d’être sœurs ou belles-sœurs. Mes grands-parents allaient souvent au cinéma. Mais le soir, ça pouvait aussi être couture ou correspondance pour l’une et comptes pour l’autre. Et pas danser cheek to cheek devant le phono, une coupe de champagne à portée de main.

 

Des paresseux et des oisifs, il y en avait comme il y en a. Ca, le monde moderne ne peut pas nous en débarrasser.

 

Quant au recul de la nature, de plus en plus loin de notre seuil, c’est vrai que tout le monde le déplore. Mais je suppose qu’un jour ça va s’inverser à nouveau, comme tout. Et il n’y a qu’à voir avec quelle voracité lierre, buddleias et orties reconquièrent ce que l’homme abandonne pour se dire qu’elle ne demande qu’à revenir, la nature. Et elle… elle prend vraiment son temps… mais quel chef d’œuvre !