J’ai vécu, on le sait, dans un pays qui raisonne autrement que le nôtre, influencé par un puritanisme qui est loin d’avoir disparu malgré la coolness apparente de ce qui se passe dans leurs films. D’ailleurs, dans les films, on ne ferme jamais les portes des voitures et on ne les vole pas, tout comme on laisse complaisamment portes et fenêtres ouvertes en rentrant du marché pour que le serial killer puisse entrer en scène sans compliquer les choses. Les femmes dorment avec leurs faux-cils , se réveillent avec une mise en plis impeccable de chez Carita, et on ne voit jamais personne faire le ménage dans des maisons où tout étincelle comme un feu d’artifice. C’est la réalité qu’ils veulent nous montrer (oui, ils admettent qu’il y a des serial killers mais on apprendra toujours que c’est parce que leur mère indigne avait des amants, sans quoi ils auraient été des citoyens modèles).
La réalité quotidienne est bien autre une fois qu’on s’éloigne des grands centres qui grouillent de monde, de communautés multiples, d’ouverture d’esprit et où souvent une intelligence réelle pétille en surface comme dedans. Et on s’éloigne vite. A 30 kms de NY par exemple, on a passé une frontière aussi épouvantable que le Styx. Moi, j’étais justement sur l’autre rive…
L’esprit Control Freak ambiant a fini par me faire très peur. Un monde à la George Orwell. L’innocence est tombée au sol comme un membre lépreux. Et même moi, venant d’une Europe souvent perçue ici comme une sorte de Sodome et Gomorrhe où l’on boit, embrasse à la française, mange des abats et des gastéropodes, je me surprennais à dissimuler mon innocence. De peur qu’on ne me l’enlève au scalpel.
La liberté rognée peu à peu sous couvert de protection. D’abord c’est si subtil qu’on n’y pense pas, ou qu’on en sourit. On se dit qu’ils sont bon enfant...
On ne peut pas prendre sa bonne petite bouteille de rosé bien frappé en pique-nique. Ni une bière. J’ai quand même, assise un soir sur un banc du parc – le green de Bloomfield – avec mon ami Chris, bu une bonne bière au goulot en parlant de cinéma. Mais Chris a eu un geste vif pour cacher l’objet du délit à la vue de la voiture de patrouille des policiers, et j’ai compris que nous étions des hors-la-loi, des terroristes de l’incitation à la boisson et sans doute à l’orgie juste après. Je me suis sentie dans la peau de Billy the Kid pour une innocente petite India Ale de Brooklyn!
Puis il y a eu le regard soupçonneux et craintif que je surprenais derrière les fenêtres des maisons victoriennes – ces majestés de bois à chapiteaux et vérandas aux couleurs délicates: violet et jaune, vert et gris clair… – que j’admirais et parfois même photographiais. Je devais certainement prendre des repères pour une bande de malfrats.
Ou l’empressement nerveux avec lequel on s’excusait quand, dans la rue ou un magasin, on me frôlait par accident. Ciel, on m’avait touchée, j’allais certainement y voir une approche sexuelle et porter plainte…
L’horreur sans nom qui colora le silence suivant ma déclaration joyeuse selon laquelle j’avais bu mon premier centimètre de whisky à 14 ans sous la supervision de mon père (et non, je n’avais pas aimé du tout!).
L’indignation muette d’une personne à laquelle je parlais de Manneken Pis, ce qui m’a presque valu un nettoyage de la bouche au savon! (« que dit-elle? », a demandé sa femme. « Je ne peux pas dire ce mot-là », a-t-il répondu, embarrassé…).
La réponse scandalisée d’une serveuse de diner à une amie qui demandait de la bière: « Mais voyons! C’est un restaurant familial, ici! ».
La pâleur subite d’une connaissance à laquelle, heureuse de mon choix, j’offrais des biscuits belges joliment enclos dans une ravissante boite de fer représentant un tableau de Paul Delvaux. Gloups! Des femmes nues avec une statue… quelle perversion, ces étrangers, quand même!
Ces dames aux visages d’illuminées qui me demandaient de signer une pétition exigeant la virginité des garçons et filles jusqu’au mariage. (Elles me rappellaient les amusantes dames patronnesses qui, dans les Lucky Luke, agitaient vigoureusement leur panneaux en faveur de la temperance…).
Il y a aussi ces « églises » sous-branches de sous-branches de branches cousines ou soeurs d’une église plus ou moins officielle qui prônent la femme au foyer soumise et aux petits soins pour son seigneur de mari, mais aussi prétendent lui confier – à elle qui ne connaît du monde que le super-marché, l’église et la plage des vacances – l’éducation des enfants. Car l’école, on le sait, leur donne des idées pernicieuses… Et, ne l’oubions pas, une instruction qui pourrait leur donner l’envie d’exiger des choses ou pire encore… de réfléchir!
Tout doucement, on ne peut plus rien faire sans être soupçonné d’incontrôlables instincts dépravés. On rétrécit, on dissimule ce qu’on est.
Et même en ayant grandi dans ce carcan dépuratif, on n’échappe pas toujours à l’opprobe.
Il y a huit ans, Marian Rubin, une brave grand-mère, active et artiste, en a fait les frais. Elle avait suivi des cours de photographie de nus, et avait gagné plusieurs prix pour son travail. Dans la vie, elle enseignait dans une école dans la ville où je travaillais. Et un jour, ses deux petites filles, 8 et 3 ans, se sont mises à sauter sur le lit toutes nues, avant de prendre leur bain. Et elle a fait des photos. Un employé du magasin de photos au cerveau bien lavé, et lui-même bien zélé, l’a dénoncée et elle a eu la surprise de se faire arrêter par la police en sortant de l’école.
On peut en rire sauf si on est Marian Rubin, mais quand on habite là et qu’on a encore de l’innocence dans le système, on en rit les dents serrées, portes et fenêtres closes. Car lorsque mon neveu m’a envoyé par email des photos de son voyage au Cambodge, celle qui représentait un envol d’enfants radieux et nus vers la rivière avait provoqué un commentaire de mon mari: » Il faudra l’effacer de ton pc! »
Pas d’enfants nus et heureux sur les plages, pas de bébé sur sa peau de mouton, les fesses rebondies à l’air, pas de petit vin blanc qu’on boit sous la tonnelle, pas de déjeuner sur l’herbe avec une bonne bouteille de derrière les fagots … L’innocence du paradis terrestre a bel et bien déserté ces lieux. Et quand d’une chose naturelle on fait un fruit défendu, on attire les serpents. On voit le mal où se trouve l’innocence qui devient alors la proie des bigots et des serpents.
Et les deux tuent avec la même férocité.