Caballeros en balade…

Cette photo-carte postale a été envoyée à mes arrière-grands-parents en 1915, d’Argentine. Toute une époque, tout un monde…

L’élégance, oui. Inutile de dire qu’ils ne fichaient rien et que tout le boulot était abattu par leurs femmes, d’autant qu’ici ce sont de bons bourgeois qui ont nanti leurs épouses d’une flopée de demoiselles de tous âges et tous calibres, dévouées aux travaux ménagers et parfois aussi aux plaisirs défendus. Ils se trouvent bien mis, dignes d’une photo souvenir. Ils doivent sentir bon. Ont les joues douces, la moustache pomponnée, le sourcil impérieux. Malgré leur vie de rusés patachons, ils ne sont pas gros. Ils sont des hommes d’affaires, liés certainement au commerce de la laine qui était celui de mes aïeux. Au centre, le look différent dénonce le Belge. Il a une canne, pas de moustache et l’expression tranquille de qui a dépassé le stade du dépaysement depuis un bail. Il est devenu, plus tard, le parrain de mon père. Monsieur Jung. J’ai une photo de sa belle-fille, une souriante Argentine nommée Olga, et d’autres où un de ses fils, Carlito, en visite en Belgique chez mes grands-parents, faisait tomber les meilleures résolutions des jeunes filles avec son aspect sud-Américain. Or il était 100% pur Belge, mais le pouvoir de la gomina et de l’accent espagnol est imprévisible. Mon Papounet, plus jeune, en était très impressionné et a dû en tirer quelques leçons de baratin et sourires confiants.

Mirez-moi donc les chaussures cirées ! Les costumes de tous les jours, portés un peu chiffonnés avec style, on  sent qu’ils n’en font pas tout un plat, ils seront allés à l’hippodrome Palermo ou juste faire une promenade et boire un maté quelque part…

Ils ont parlé affaires, de l’arrivée du paquebot Gelria attendu la semaine suivante, avec un acheteur de laine, ou une fiancée que l’on espère à coups de pensées érotiques. Ah ! Ses cheveux qu’elle frictionne à l’eau de Cologne, ah ces chevilles un peu épaisses qui annoncent les mollets musclés et les cuisses tièdes mais prudentes. De la revue française que l’on peut voir en ce moment au théâtre, et d’un asado auquel ils sont tous conviés avec leurs familles dans un mois.

Ils ont ri des soucis domestiques avec lesquelles leurs épouses se débattent : l’impertinence de Lupita qui, parce qu’elle plait au jeune fils de la maison qui l’honore de ses maladresses, s’imagine qu’elle n’a plus à battre les tapis avec la vieille Felicia. Une épouse qui vit d’une migraine à l’autre depuis des années, dans le noir et dans l’oubli de sa chambre aux volets clos, il paraît qu’elle a grossi mais comment savoir, Don Pascual ne l’a plus approchée depuis … il ne se souvient pas, heureusement que sa maîtresse passionnée, Esmeralda, entretient ses sens et son humeur avec savoir-faire et dévotion. Les perroquets de la véranda qui font un raffut infernal…

Toute une époque, je vous dis !

Publicité

Il était une fois cette Amérique-là

Celle de la misère, de la grande dépression, du dust-bowl, des raisins de la colère, du désespoir affreux. Des pauvres dont les parents avaient fui la misère d’un autre continent pour être massacrés par celle de ce nouveau continent, le « land of opportunities ». Mais toute misère a son étrange beauté aussi, celle de ces visages de gens qui n’ont d’autre espoir que de survivre encore aujourd’hui et puis demain on verra, celle des enfants qui restent des enfants et jouent, en dépit de toutes les larmes sèches striant discrètement les regards de ceux qui les aiment.

La misère de « l’Amérique » a eu tant d’aspects, ce n’était finalement qu’un lieu tout neuf sur lequel installer de nouvelles avidités, et de nommer colère divine contre les pécheurs les terribles fureurs naturelles : incendies, nuages de sauterelles, tornades de poussière, sécheresses et glissements de terrains. C’est là aussi qu’on pouvait asseoir de nouvelles dictatures et tyrannies en proclamant que celles du Old World étaient terminées : la noblesse armoriée fut remplacée par celle des magnats voraces, le joug de l’Église par celui de nouvelles religions jugulantes. Les pauvres méprisés trouvèrent qui mépriser eux-mêmes : les Noirs et les Amérindiens, qui de par leur nature étaient, selon eux, bien inférieurs et les faisait se sentir un peu mieux.

Quand un éditeur a fait un appel à textes pour accompagner ces superbes et poignantes images de Dorothea Lange, j’ai répondu « présente » sans hésitation, comme tant d’autres auteurs (20 photos et 100 textes). J’ai reçu mes exemplaires il y a deux jours, et n’ai pas encore eu le temps de m’y plonger, mais d’autres auteurs que je connais de près ou de loin y figurent, comme Eric Allard (lui c’est de loin mais souvent et volontiers car j’aime beaucoup son écriture…) et Carine-Laure Desguin (de près et personnel, on dirait un titre de film noir, mais rien de noir entre nous, qui nous voyons régulièrement). Son texte est une sorte de poésie sans rimes, une longue suite d’images en monologue, où on trouve sans peine les relents de toute cette époque lacérée : le type qui nomme sa femme M’ma, le type qui est en fait le premier-né de sa femme, irresponsable et ayant son harmonica comme seul et ultime séduction, entouré d’enfants qu’il a faits sans y penser, suivant un illusoire filon d’or qui changera tout, balayera misère et ignorance, usure et désespoir.

J’aimerais présenter d’autres auteurs mais je n’ai pas eu le temps de lire encore… mais en feuilletant bien des phrases ont déjà tenté de m’aspirer dans le texte. J’ai résisté car je veux prendre mon temps…

J’ai accompagné deux photos moi-même. L’ouvrage est … émouvant et très beau.

L’enfant-train, ma mère…

« Je regarde mes photos d’enfance et je me dis que cette petite fille savait bien peu qu’elle deviendrait une vieille bobonne pleine de tracas ».

 

Lignes perplexes de ma Lovely Brunette dans une de ses dernières lettres. Et oui, la pauvre vieille dame pleine de tracas semblait aussi éloignée de cette joyeuse fillette qu’un film l’est de la réalité. Et pourtant, c’est la fillette qui lui tint compagnie tout au long de ses derniers mois. Qui, les jambes griffées par les chardons et le visage rouge, la frange de cheveux sombres collée par la sueur, la promenait encore, sans égards pour sa lenteur et son manque d’équilibre, dans ce bonheur inépuisable accumulé au cours de la belle insouciance. Grâce à la petite fille, elle caressait le dos laineux de son âne et appuyait ses tempes sur son front rêche. Elle revoyait Bobby, son poney adoré et respirait sa lèvre frémissante et soyeuse. S’asseyait avec sa boîte à pastels et dessinait l’étang vaseux.

C’est le sourire tourné vers toutes ces autres années d’intenses petits bonheurs qui errait sur son visage ciselé par le temps, fuyant vers le bas, aux teintes diluées. La malice de l’enfant casse-cou étirait ses lèvres tandis qu’elle me racontait j’avais un affreux maillot de laine rouge alors que je ne brunissais jamais et je …

 

Elle était une petite fille riche, pas pauvre ni malheureuse mais aussi consciente de la frontière entre elle et les autres enfants que ces autres enfants l’étaient pour leur part. Car vêtue de son affreux maillot rouge, elle se tenait pensivement à la grille du château pour regarder au loin ces enfants dévaler le chemin en boites à savon, se cassant gaiement la figure et se défiant sans crainte. Et eux devait l’imaginer gavée d’un dessert gigantesque et peut-être même admirer son maillot rouge…

Elle m’a raconté bien des pitreries faites, comme quand elle et le frère aîné entrainaient l’autre à se coucher sur l’étagère du bas de l’armoire, lui promettant croix de bois croix de fer que cette fois, ils ne le canarderaient pas avec les livres de leurs deux étagères. Et commençait le jeu de massacre, dont des années plus tard elle se souvenait avec tant de plaisir que mon frère et moi lui demandions régulièrement « et raconte encore quand oncle Georges et toi jetiez des livres sur oncle Frédo »… Car l’oncle Frédo s’enfuyait régulièrement en hurlant je vais le dire à mômannnnnn.

Maintenant je les regarde, ces photos d’une enfant ravissante et je réalise que pour arriver à la vieille dame bien lasse, il lui a fallu foncer en avant comme un train, tête baissée. Prendre des pelles, renoncer à de candides espoirs, en construire d’autres, aimer, faire mal, se faire mal, pleurer d’amour et de rire, blesser, trahir, guérir, réconforter. Pardonner et demander pardon.

Et que je l’aime, cette petite fille-train. Elle joue avec celle que je fus moi-même. Face à face, les bras tendus et croisés, les mains jointes, elles tournent en riant. Zim-zizim, ma p’tite cousine, ma mère est une chipote ! Elle a mis le pot au feu sans y mettre les carottes ….

Et enfin sur le net j’ai trouvé trace de cette chanson, qui a donc bel et bien existé et fait partie du folklore wallon :

Snapshots, racontez-nous la vérité

Quelle chance nous avons d’avoir, au moins, des photos, pour deviner quelque peu l’essence de notre arbre généalogique. Bien entendu, la plupart des portraits officiels ne disent pas grand-chose de personnel : on sait qu’on a mis « ses beaux atours », qu’on est soigneusement coiffés et positionnés pour donner l’idée qu’on veut donner, justement :

Jeune fille bien mise et à marier, qu’en pensez-vous jeune homme ?

Famille déjà bien bénie par de nombreux enfants (sages, ça va sans dire), à l’intention d’un grand-père qui vit au loin ;

L’épouse, corsetée, coiffée en bandeaux, la jupe à cerceaux d’un tissu que l’on sait précieux et confié à une couturière irréprochable ;

Le couple cinquantenaire, encore beau ma foi, n’ayant pas de raison pour sourire bêtement sur un portrait destiné à toute la descendance et la parenté en général ;

Vieux monsieur ayant réussi comme nous en assure le monocle, la fière moustache, le port de tête distingué…

Mais il y a parfois ces trésors un peu plus sur le vif, exploits des premiers photographes amateurs qui mitraillaient la famille pour en montrer la vie. Sous les portraits officiels, bien dissimulés, les regards et les rires.

Je proviens d’une famille dont les membres étaient très souvent « au loin » et qui donc avaient le devoir de documenter leur existence pour les autres, ceux à qui ils manquaient – et qui leur manquaient. Et d’une famille qui, finalement, aimait la photo. Edmée, la terrible Edmée, avait toujours deux appareils en bandoulière, ce que Lovely et moi appelions « son cœur croisé » car elle en avait un de chaque côté. Elle avait toujours aimé la photo ainsi que de petits films impromptus. Mon autre grand-mère Suzanne a reçu un bel appareil pour ses 15 ans et a pris des « leçons » de développement avec une de ses tantes… Mon Papounet a eu son premier appareil à 13 ans et clic cliquait sur tout ce qui bougeait. Lovely Brunette ne partait nulle part sans « son troisième œil » comme on le qualifiait – on avait le goût des surnoms, je pense que tout le monde l’a désormais remarqué…

Mais grâce à ce hobby de toute ma famille, j’ai de petits trésors :

La grotte de Thiervaux

La grotte de Thiervaux

Ma mère (la petite à l’avant-plan) et ses deux frères devant « la grotte » à Thiervaux, grotte qui était au bord de l’étang. On y voit les deux petites bonnes, bien jeunes, qui venaient de la partie germanophone du pays. Plus rien de tout ça n’existe, ni gens ni grotte ni étang… juste cette photo. Ils existaient bel et bien, j’imagine qu’un jour les petites bonnes se sont mariées et ont eu une famille, ma mère et un de ses frères ont eu des enfants. L’étang a été asséché, la grotte artificielle démontée. Or, sur la photo… tous ont un avenir.

 

Ici, la cabine de bain le long de l’eau blanche à Nismes, Viroinval aujourd’hui. Mon arrière-grand-père Henri – quel bel homme il était ! – avec ses deux filles Yvonne et Suzanne, et tous ses petits-enfants, dont Papounet est à l’avant-plan, et mon futur parrain un peu derrière, devant sa petite soeur Françoise que, à cause de son goût pour l’économie, nous avions surnommée Franc Suisse. J’ai encore connu cette cabine de bain, ses odeurs, l’emplacement pour la barque, les nénuphars qui abondaient à cet endroit tout comme l’odeur de la menthe quand on courait dans l’herbe, et les sauterelles vertes que j’attrapais – pour les relâcher.

 

Lovely Brunette à 21 ans, à Spa (Creppe), avec son chien Yanni. Cette photo est dédicacée en anglais par elle à un soldat américain dont je ne sais rien, pas plus que je ne sais pourquoi… elle lui est revenue ! Une épouse acariâtre peut-être ? Laissez mon mari tranquille, frenchie, il est à moi et les fers sont solides… C’est l’époque où elle échangeait de courtes lettres avec Jean Marais, au sujet de leurs chiens, Moulouk et Yanni. Ce qui était bien est que Jean Marais, bien entendu, joignait des photos.

 

Edmée-la-terrible, toujours elle, encore ravie de faire quelque chose qu’il ne faut surtout pas faire. Elle semble sortir d’un puits, les mains répugnantes de je ne sais quoi, mais que diable, on ne fait pas la souillon tous les jours alors en avant Jules (sans doute lui, mon grand-père), c’est un instant Kodak, prends la photo qu’on en rie encore dans 100 ans. En tout cas, elle, elle ne cache pas son bonheur !

 

Et Suzanne – Zanne – en pension à Bonn, sur les toits ou presque. Photo d’amateuresse sans doute, une de ses compagnes de pension, elle a 16 ou 17 ans et un air mutin vraiment charmant (j’aime aussi son chemisier brodé…), tandis qu’une autre mime, dirait-on, un homme – ou une tyrannique gouvernante assez virile.

 

Quant à ces deux joyeux drilles qui galopent comme des mustangs sur des marches parées pour un mariage, je ne sais rien d’eux, j’ai leur photo je ne sais par quel mystère, mais le chapeau et leurs mines ravies vaut certainement le snapshot, et prouve que oui, derrière les portraits posés se trouvaient de gais lurons même en ce temps-là ! Peut-être les ai-je connus dans leur vieil âge, sous le nom d’oncle Machin et tante Chose, ou plutôt Cho-chose car je le rappelle… nous aimions les surnoms!

Que sont ces amis devenus?

Petits trésors d’une ère extraordinaire pour ceux qui l’ont connue (et ce, pour des raisons variées), la guerre. Celle de ma Lovely Brunette, ou tout au moins un aspect de la guerre qu’elle a traversée.

Septembre 1944, les Américains sont là ! Ils se sont installés, entre autre, chez ses parents avec toute la bonhommie de ces jeunes gens nés dans le nouveau monde – un monde soi-disant libéré de la plaie des castes et classes -, avec des manières gentilles et étonnées devant ces habitudes européennes dont certains avaient entendu parler en les croyant excentriques et impossibles à croire.

Et ma grand-mère, l’autre Edmée, la première, adorait faire des photos.

Et clic ! Le lieutenant Kaminsky assis devant l’étang, un foulard à la Humphrey Bogart au cou et la cigarette au bec. Et clic ! Le colonel et le major Grey. Clic ! Ce bon Kaminsky près de ma mère, jeune fille de 21 ans – such a lovely brunette – qui a l’air d’envoyer un sms mais comme ce n’est pas possible, on peut assumer qu’elle a reçu un miroir de sac ou un poudrier, ou encore regarde une icône qu’il transporte pieusement et qui lui vient de sa grand-mère…

Et clic ! Earl, un beau beau beau garçon aux yeux ourlés qui ressemble à Gary Sinise. Le lieutenant Vestal (qu’elle reverra bien des années plus tard) et « mister Law ». Angie, au sourire et teint italiens. Le lieutenant Bill Stravarsky, le lieutenant Lye Leeson, Peter, Timmy.

Et des photos charmantes et insouciantes, où ma grand-mère et ma mère regardent coquettement ces beaux soldats bruyants qui devaient les appeler Deneeeeeeeese et Edmaye. Earl qui embrasse Bonne en mai 1945 (l’autrefois la jolie Justine à l’hermine qui n’avait pas sa langue en poche), Jo qui caresse le chien Yanny. On fait des photos, on est heureux, on s’échange des adresses, on promet de ne pas oublier, on pleure certainement au départ. De joie de s’être connus, de joie de retrouver sa vie, de peine que ce chapitre soit fini et s’appelle  à présent « souvenirs de guerre ».

On reste en contact, comme le témoigne cette photo du Lieutenant Kaminsky redevenu, dans le civil, Milt Kaminsky en 1947, bien anodin dans son costume de ville et d’homme libre. Il s’est marié, Milt, et la photo de son mariage trône dans l’album à la maison, ainsi que le gâteau ployant sous les anges de sucre et surmonté de mariés de … peut-être déjà du plastique !

Suivent des photos d’enfants dans les années ’50… et puis Bill Vestal et son épouse Marybeth sont non seulement revenus sur les lieux de ce bref bonheur de soldat, notre bonne ville de Verviers et… ont rencontré Edmée par hasard dans la rue, et puis sonné à la porte de Lovely Brunette, mais ont aussi invité the lovely brunette chez eux, au Texas.

Que sont ces amis devenus ?

 

 

 

Parcourir la ramure, redescendre le tronc, explorer les racines

J’ai presque l’impression de remonter d’une plongée  en apnée, d’un monde où j’avais disparu et ne mangeais presque pas – chacun sait qu’il ne faut pas manger dans les royaumes enchantés sous peine de perdre le lien avec le temps – et n’avais plus envie de rien d’autre. La découverte de ces carnets familiaux a tout d’abord chanté, plutôt guillerette, quelle chance, quelle chance, quelle chance exclusive, 36 ans de vie ainsi égrenés sur fond de voyages, évènements familiaux, guerres (deux, eh oui !), changements de modes, achats de maisons, coqueluches et congestions pulmonaires, nouvelles voitures à rôder etc…

 

Et je me suis mise au clavier pour ma sonate familiale. La mission de celle qui a le temps (qui l’a pris en ne faisant plus rien d’autre, surtout…), et surtout de celle qui veut comprendre, découvrir, deviner, interpréter.

 

Et puis hop là ! Je me suis retrouvée à faire bien des incursions dans la généalogie des miens car quand ma grand-père parlait d’Oncle Louis, Tante Jeanne, Oncle Paul…  ce n’étaient pas les miens, d’oncles Louis, Paul et tantes Jeanne, et pour donner les explications indispensables à la compréhension de la lecture aux bienheureux qui liront le fruit de mon apnée, il fallait que j’aie le réseau des familles bien clair en tête. Des Germaine, il y en a plusieurs, comme les Marie et Maria. Et les surnoms ne m’aidaient pas. Duc et Vico semblent être une seule et même personne, Jotte est Georges, Boumy est Françoise, Tote est Mariette, Grosse Balle est Suzanne. Chiffon n’a jamais d’autre nom, en tout cas je ne l’ai pas identifié, j’ai sa photo mais… qui est-elle ? J’ai dû connaître Chiffon dans sa cinquantaine, peut-être était-elle une des nombreuses amies de ma grand-mère défunte qui venait à ma rencontre, tailleur gris, tour de cou d’hermine, chapeau délicieusement féminin, et mettait ma mère au désespoir en lui disant combien je ressemblais à Suzanne… « Et à moi, alors ? » maugréait-elle une fois Chiffon ou Armande assez loin derrière nous.

 

Et puis, je me suis heurtée aux secrets jalousement ensevelis que généanet dévoile sous forme de jigsaw : les divorces, oui, ils sévissaient déjà. En moindre nombre mais avec élégance et discrétion. C’est ainsi que de mon côté je découvrais que Mlle Machin avait épousé Mr Truc, mais sur le site familial de Mr Truc, on mentionnait un mariage ultérieur avec Mlle Chose. C’est que chaque famille défendait sa respectabilité et disait la vérité, oui, mais pas toute la vérité.

 

Et puis en regard de ce qui était relaté dans les carnets, il y avait pas mal de photos aussi. Qui pouvaient mettre en image, mieux que les mots, ces vies dont le souvenir habite la mienne, que je le veuille ou non.

 

Certaines étaient datées, d’autres pas. Autrefois on les envoyait à famille et amis sous forme de cartes postales, et ainsi plusieurs exemplaires se retrouvaient en circulation. Avec – ou pas – une explication. Il m’a donc fallu faire des piles par époque, lieux (quand je les identifiais), personnes et… habillement. Voyons, ici elle porte une robe  blanche avec une ceinture et a un grand chapeau… Ici même robe, mais d’autres chaussures et un chapeau plus petit… Par contre le petit manteau de papa du 23 avril 1924 est bien celui qu’il porte sur cette autre photo, et les chaussettes sont pareilles. Le parc a l’air d’être le même donc c’est le même jour, celui où ils sont allés visiter les amis… Ici, papa a un pantalon long mais est assez jeune, et la pelouse est traversée d’un sentier de dalles : comme on a mis les dalles en avril 1938 et qu’il a eu son costume à pantalon long en décembre 1937… et qu’en 1940 il a une moustache, ceci est entre avril 1938 et 1940…

Pieds et chapeaux

 

 

Il fallait faire des retours en arrière, pour vérifier, et souvent arriver à dater du jour précis bien des photos – qui en ameutaient d’autres à leur suite. Nous aussi, on est de ce jour-là, ou de ces vacances-là !

 

Et le monde de leur temps défile. Les déclarations de guerre, les pays envahis, les assassinats politiques, les films, les acteurs de théâtre ; et il me semble que Verviers était le centre du monde culturel : Sacha Guitry, Félicien Sardou, Pierre Brasseur se déplaçaient et se réjouissaient sans doute autant de leur succès que de l’accent surprenant. Les naissances et décès sont annoncés avec l’heure exacte, les opérations, les chutes de vélo, les maladies que les cousins s’échangeaient sans avarice : coqueluche, varicelle, scarlatine, oreillons, jaunisse… tout y passait. En famille.

Robes et chapeaux

 

Moi qui ai vu ce trésor et y ai travaillé sans respirer ni manger pendant deux mois… laissez-moi vous dire que le quotidien des gens sans histoire est truffé d’histoires. Et que je ne suis pas encore remise de tous ces gènes fournis par des familles aux noms  saxons, bataves et ostrogoths qui se sont précipités dans mon système à ma naissance, me transmettant sans rien me demander un héritage… de manies et habitudes développés avant même que mes parents ne se connaissent…

 

Mais ouf ! Je refais surface et respire un bon coup !