La Belgique de Lambique

Il était un pays qui n’existe plus…

J’avais 17 ans, et la Yougoslavie ouvrait ses portes au tourisme. Et Papounet a décidé de nous y emmener, mon frère et moi. Visas, valises, avion, et hop nous voilà arrivés à Pula, l’ancienne Pola de l’Istrie italienne. Hôtel tout neuf (aux lignes hésitantes, ce qui inquiétait Papounet, ingénieur) composé d’un bâtiment central au bord de la falaise et entouré de plusieurs petits pavillons dans la pinède où sévissait une chorale de cigales. Deux chambres à coucher, une salle de bain et un petit salon. Un chauffe-eau accompagné d’un mode d’emploi qui appartenait à un autre modèle et expliquait suavement « pousser bouton 1 » (qui n’existait pas) « si gaz pas sortir fermer petite fenêtre » etc… La femme de chambre sollicitée ne comprenait rien d’autre que le croate – et encore, qui sait, – et s’est débinée avec de grands gestes de dénégation de deux mains énergiques.

Je suppose que mon ingénieur de Papounet a fini par comprendre, car on a pu se laver à l’eau chaude…

C’était un « voyage organisé », avec un groupe de Belges, groupe dont les membres, souvent bien conscients que ce pays n’avait pas une longue pratique du tourisme, critiquaient tout avec une mauvaise foi crasse. Le chef du département des lamentations avait été surnommé, par mon frère et moi, Lambique, car il affichait en permanence un air désolé et nous abordait en geignant  « y a rien à faire hein… c’est pas comme en Belgique ». Ca nous réjouissait donc beaucoup : se donner autant de mal pour retrouver l’ambiance de sa mère patrie en prenant un visa, un avion, des dinars et 15 jours de vacances nous dépassait.

On avait donné des surnoms à plusieurs de nos compagnons de voyage qui eux, se sentaient surtout compagnons d’infortune. Il y avait deux jumelles plutôt moches que nous avions décorées du surnom commun de BB et Mijanou, et nous avions même composé une chanson peu charitable vantant leur manque de charmes sur l’air de Oh Bella Ciao. Lambique avait aussi son hymne personnel sur un air de Sacha Dystel (Moi j’vous l’dis tout de suite,  toutoutoutouuuuuuuu… c’est pas comme en Belgique, toutoutoutouuuuuuuuuu).

Papounet se disait horrifié de nos moqueries permanentes même si il allait sans doute rire tout seul à la salle de bain.

Les arènes de Pula

Un jour nous nous sommes inscrits à l’excursion sur « l’île des pirates »… On prendrait un bateau, savourerait un plat local et danserait au son de l’accordéon. Je me souviens qu’en chemin on s’est aussi arrêtés dans un village pour manger et encore danser (ils devaient se dire que les touristes adoraient danser, peut-être même au petit déjeuner…) et j’ai dansé avec un jeune homme très raide qui s’appelait Sacha. Ce fut tout ce que nous avons pu nous dire : nos deux prénoms et puis zim boum boum on a tournicoté comme des toupies et il m’a cérémonieusement restituée à mon père en s’inclinant (il avait quand même peur d’être forcé de se marier pour si peu) et c’est Boris qui est venu me chercher.

Puis nous sommes partis sur l’île des pirates, déserte et sans coffre à trésor ni Johnny Depp, mais de longues tables et bancs de bois nous y attendaient.  On nous a servi des moules à la chapelure que l’on mangeait avec les doigts. Comme on n’avait qu’une serviette en papier transparente de minceur (c’était vraiment pas comme en Belgique, soupirait Lambique) on a vite eu des doigts très malodorants et panés. Qu’importe, le vin blanc istrien nous inspirait, et c’est au son de l’accordéon qu’encore nous avons dansé dans la pinède en entrelaçant nos doigts nauséabonds et collants sans trop de manières.

Au retour… émotion pas du tout comme en Belgique, nous avons fait naufrage. Lambique se voyait noyé et protestait amèrement. Mon frère et moi, contents de notre petit vin blanc, nous riions beaucoup, surtout quand Lambique et d’autres sont allés en barque sur la rive et ont essayé de tirer le bateau en criant hoooo hisse !!!  Peine perdue, on nous a tous débarqués en canots de sauvetage.

Pendant toutes ces extravagances d’émotions, j’avais sympathisé avec deux Suissesses, Luana et Anne-Marie qui connaissaient le chauffeur du car et nous ont assuré que pour un petit pourboire il nous conduirait plus que volontiers à un autre hôtel où il y avait un bar et des spectacles. Nous avons donc refusé de descendre à notre hôtel, malgré le regard indigné de Lambique qui se sentait trahi dans sa confiance puisqu’on avait comploté cet extra derrière son dos, et sommes partis à  5 vers cet autre hôtel où nous nous sommes installés. Papounet a aimablement dit au chauffeur que quand il en aurait assez, de ne surtout pas hésiter à le dire. « Oh moi, après strip tease, partir ! » répondit le brave homme. Papounet a blêmi car … le voilà qui emmène ses deux enfants de 17 et 15 ans au strip tease… une position qui fait mal pour un père divorcé à qui on confie la progéniture avec moultes recommandations ! Mon frère, lui, était très réjoui de l’aubaine et n’a rien perdu du spectacle. Il était vraiment ravi de son excursion éducative.

Arènes de Pula (Croatie)

Non, ce n’était pas comme en Belgique. L’orchestre de l’hôtel reprenait les succès anglais et français … phonétiquement pour la plupart. Ma vie d’Alain Barrière ne se reconnaissait qu’à l’air car pour les paroles, Alain Barrière semblait chanter du fond de la mer avec un seau sur la tête. Nous nous gavions d’un infâme cognac aux œufs qui coûtait moins qu’un verre d’eau chez nous et la jeune serveuse léchait son doigt après l’avoir passé sur le goulot. Anne-Marie, notre amie Suissesse avait un bonnet de bain hideux qu’elle appelait son cââââpet de bain, et que les vagues ont eu la bonne idée de lui arracher par un jour radieux. Elle s’est bien promise d’arpenter la plage le lendemain pour le retrouver, tant elle y tenait, mais mon frère et moi nous sommes levés tôt avec l’infâme projet de le trouver avant elle et de l’enterrer sous une roche tant il était laid. Mais la mer bienveillante l’a jalousement gardé.

Un type aux muscles démesurés, un Terminator local, faisait des déploiements de biceps et de pectoraux impressionnants sur la terrasse face à la mer d’un côté et aux filles de l’autre, ce qui était le côté qu’il cherchait à conquérir. Pour prendre son verre de bière il gonflait au moins 75 muscles avec un regard en travelling pour voir si on l’observait dans la gent féminine…

Oh non, ce n’était pas comme en Belgique !

Mais c’était si agréable que j’y suis retournée l’année suivante, ainsi que des années plus tard!

 

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Esprit es-tu là?

Je ne parle pas du oui-ja ni des esprits frappeurs, mais de l’esprit de famille. Et pas dans le sens « esprit de clan », solidarité etc… mais de la bande sonore et des couleurs qu’on peut associer à une famille.

Heureux ceux qui ont hérité des souvenirs de famille de ceux qui les ont précédés.

La chanteuse de cramignons liégeois

La chanteuse de cramignons liégeois

Lovely Brunette m’a laissé un petit texte où elle raconte qu’enfant, elle allait avec sa grand-mère voir les sœurs de celle-ci. Elle décrit donc ce qui se passait chez mon arrière-grand-mère il y a près de cent ans ! Et à l’époque, « Bobonne » et ses sœurs étaient toutes des « grands-mères » donc. Des dames dans leur cinquantaine, de milieux bourgeois, respectables et qu’on imaginerait un peu amidonnées dans les mœurs.

Eh bien non ! Elles passaient une après-midi délirante où même la petite Lovely Brunette s’amusait (et se disait qu’elle aussi serait comme ça quand elle serait vieille), à jouer du piano et chanter des cramignons liégeois, c à d les chansons en wallon qui accompagnaient ces cramignons. Que sont les cramignons ? Des farandoles que l’on faisait à la fin des moissons à la fête du village. Elles chantaient donc gaillardement en poussant les touches du piano familial, après quoi elles mangeaient des tartes avec une jatte de café, et riaient comme des folles des petits travers de leurs maris qui « étaient au  travail », et auxquels  elles donnaient des surnoms comme Jupiter tonnant pour l’un. D’ailleurs Bobonne, qui avait un mari plutôt autoritaire et qui sans doute de temps à autre se permettait un sermon, mettait fin au sermon de l’époux par une phrase aux relents d’impertinence : T’as bien parlé, Ponce Pilate, t’auras une waffle (une gaufre). Ponce Pilate et Jupiter tonnant… elles n’avaient pas des maris anodins, les dames !

La mère de Lovely Brunette, Edmée, me racontait en pouffant qu’un jour elle s’était disputée avec mon grand-père et lui avait jeté un cendrier en Val Saint Lambert à la tête, mais qu’heureusement il s’était abaissé et donc le cendrier avait fini dans la fenêtre dont il avait rejoint les éclats dans le jardin.

Mon père n’avait pas connu son arrière-grand-mère maternelle mais par contre sa renommée lui était parvenue – comme à moi : le jour de la grande communion de son petit-fils Albert (mon grand-père) elle l’avait rendu malade en décidant qu’à présent il était un homme, et avait béni cette certitude en lui offrant un cigare et un verre de whisky.

Il y avait aussi, bien entendu, les éléments tristes qui avaient laissé leur empreinte, comme le mari de Tante Didi arrêté par les Allemands en 1943 pour avoir aidé des Juifs à fuir (il était d’origine autrichienne et portait un nom à consonance allemande) et qu’on n’avait jamais revu. Tante Didi n’était veuve que par supposition logique.

Ou le petit Serge, l’enfant qui avait précédé ma Lovely Brunette mais est mort bébé. On parlait autant de lui que d’un enfant avec lequel on aurait des souvenirs, et je me suis surprise à « penser à lui » devant sa sépulture, qu’il partage avec son père et autres membres de la famille.

L’oncle Adolphe mort à Buenos Ayres et dont la vie comportait un scandale d’une telle ampleur qu’on n’en a jamais parlé – à mon grand regret d’ailleurs.

L’oncle Gaston, héros silencieux dont je dois un jour écrire la vie parce qu’il n’a pas d’enfants, et qui parlera de lui ? Il le faut pourtant !

Et des suicides, toujours très discrets que l’on n’apprend que par inadvertance.

Les enfants « de la main gauche »…

Mais tout ça écrit la bande sonore de la famille et met les couleurs sur la palette. Des familles gaies, ou des familles sombres. Des familles qui cultivent le secret, d’autres qui s’en fichent. Des femmes de tête malgré la crinoline, des hommes-caniches, des machos épouvantables et leurs humbles violettes sans opinions…

Des enfants élevés à l’anglaise, à l’allemande, qui vont dans des pensionnats, ont des précepteurs, sont des cancres pitoyables, ou vont à l’école comme les autres.

Des familles embrasseuses ou qui se méfient de trop de caresses.

Des enfants élevés à la campagne aux chaussures boueuses et qui n’ont pas peur des poils de chien, et ceux qui savent ne pas se salir ni plisser leurs beaux costumes pour l’anniversaire de tante Albertine.

Tout ça, c’est notre héritage impalpable, mais c’est l’esprit de famille…

A perdre haleine…

new-york-2000Cette photo semble toute simple, non ? Deux sœurs, souriantes, au petit zoo de Central Park, New York. C’était je crois en 2003 ou 2004…

Mais du haut de ces sourires, 40 gousses d’ail vous contemplent.

Les deux sœurs prennent le bus, Bloomfield New-Jersey direction Port Authority New York. 35 minutes à peine. Il fait beau et chaud, comme on peut le constater. Et quand c’est chaud, là-bas, c’est trèèèèèèèèèès chaud et moite. Nous n’avons pas de but précis, juste être ensemble et nous laisser guider par les tentations du jour. D’ailleurs, on entre dès l’arrivée dans un magasin Disney et on imagine longuement ses filles dans la robe de Cendrillon (la belle robe du soir à paniers avec les gants de soie, évidemment, pas sa tenue de souillon qui chante en sabots…), c’est cher, on hésite, on va y penser (et on y pensera si bien qu’on n’achètera pas…). On en a tellement parlé, de cette robe, que l’appétit nous est venu. Mais nous voulons du fast food, non pas en gastronomes mais en métronomes du temps qui passe, on ne va pas le perdre en mangeant.

C’est donc la porte de Sbarro que nous poussons. Oui, bon, passons, on aurait même pu trouver pire, à New York ce n’est pas difficile, et nous ne voulions pas de hamburger. Et nous commandons des Penne all’arrabbiata, tout en papotant gaiement. En fin de parcours, on a droit à prendre assez de serviettes de papier que pour ouvrir une imprimerie, et d’abondantes portions de fromage et ail râpé.

Et Corinne d’être généreuse. Un peu plus de fromage ? Oui hein, ce sera meilleur. Et hop une cuiller de plus, ne soyons pas chiches…

Sauf que… c’était l’ail en poudre et pas le parmesan (faux parmesan naturellement, peut-être même fabriqué dans le Wisconsin…). Bon… Nous aimons l’ail, après tout, donc tant pis, on a mangé pire. Vraiment pire. Donc on mange. Et puis on s’en va. Elle aimerait trouver un T-Shirt avec un taxi New Yorkais pour son mari, et nous entrons dans un petit magasin près de Times Square, tenu par un monsieur que je décrirai sous le terme de Pakistanais (qu’il ne s’offense pas s’il est Indien…), auquel Corinne s’adresse aimablement, avec son plus beau sourire.

C’est là que nous finirons par réaliser l’étendue du dommage. Les yeux du malheureux roulent désespérément dans ses orbites, et visiblement il cherche une provenance d’air pur, sans succès car nous sommes au fond de la boutique et Corinne continue avec ses questions de taille, modèle, prix, le confinant loin du trottoir et de cette chose merveilleuse : l’air. Pire… nous nous échangeons alors un regard d’abord surpris et puis tout à fait hilare, et pouffons, véritables gargouilles projetant un fumet puissant vers ses narines qu’il ne peut refermer. Il n’y a pas de muscles à clapets aux narines. Pauvre homme.

Trop embarrassées désormais pour lui acheter quelque chose, nous sortons comme deux malpropres et nous dirigeons vers Central Park (en passant dans la Trump Tower, oui oui lui aussi a eu ses effluves au passage !) et, au bout d’une vingtaine de minutes de marche, entrons dans le petit zoo, nous imaginant que comme nous avons bien inspiré et expiré pendant la marche, ça devrait aller, maintenant

Mais quand nous avons demandé à un aimable monsieur de faire cette photo de nous deux… nous avons bien vu que non, il ne croyait pas que ça provenait de chez l’ours blanc ou des outres, cette odeur… et voilà… la vérité derrière ces sourires au puissant arôme….

Rien que pour eux…

Quand je tenais mon imprimerie-copy-shop aux USA (où j’avais les fonctions de counter-girl, comptable, graphiste, psychologue pour les clients dingos et ouvriers-imprimeurs drogués ou alcooliques, contremaîtresse, Madame pipi, Madame devis, Madame factures, Madame réapprovisionnement, Madame folle de rage, Madame vous-allez-voir-si-vous-ne-payez-pas etc…), quatre grands évènements familiaux eurent lieu : une réunion de famille (à laquelle je ne pouvais participer, because la « carte verte » qui n’est pas verte), les 50 ans de mon « petit frère », les 80 ans de mon Papounet et deux ans plus tard les 80 ans de Lovely Brunette.

 

Et donc j’ai profité de ma position unique de madame aux commandes de cette nef des fous, et j’ai fait des cadeaux « personnalisés ». Les invitations et la carte généalogique proche pour la famille qui se réunissait, et des petits livres de folie douce pour les trois anniversaires.

 

Pour mon frère j’avais en fait écrit un mini-roman absolument palpitant intitulé « La belle de la rue Xhavée » (dont j’ai, comme on le voit, tiré mon nom d’auteur par la suite). La rue Xhavée est une rue bien connue de ma ville, Verviers pour ne pas la nommer, et « la belle » y vivait une journée insolite en rencontrant tous les gens que nous avions honorés d’un surnom depuis l’enfance. Elle rencontrait « Chille-Achille », la famille Castor, la « Petite Dingo » et « Printil » à qui elle achetait un crapaud pour le manger, chantait Arlequin dans sa boutique, parlait wallon autant qu’elle le pouvait, échangeait quelques mots avec « La justice de Dieu » et le marchand de cliquottes. Je lui rappelais aussi de truculentes anecdotes, personnages marquants et animaux aimés autrefois… Bref, ça ne pouvait faire rire que lui et moi – et Lovely Brunette qui était, ne l’oublions pas, responsable du gène fou-fou dont nous avions hérité – car personne n’y comprend rien, c’est plus obscur que le code des Navajos ou une grammaire tombée d’outre-espace. Au centre du livret, des photos et un petit mot de mon Papounet et un autre de Lovely Brunette…

 

papa-danseusePour mon Papounet, chaque enfant et petit-enfant d’alors a écrit un texte et fourni une photo. Les filles de ma sœur étaient encore bien petites et ont fait des dessins tellement hilarants que je n’ai pas su choisir et les ai tous mis. Il y avait « Papy Jack en danseuse », et elles l’avaient vêtu d’un tutu rose et duveteux, avec sa moustache et son bandeau sur l’œil (qui pour nous était tout à fait normal… on était surpris quand on nous demandait « il a quelque chose à l’œil, ton papa ? »… il nous fallait toujours un moment pour comprendre ce qu’on voulait dire…), « Papy Jack fait de la gymnastique » (au trapèze, car à 78 ans il avait effectivement fait du trapèze devant elles alors que ma sœur blêmissait en silence…) et « Papy Jack nous lit une histoire ».

 

Puis, pour Lovely Brunette, je dois dire qu’ayant beaucoup de travail dans ma nef des fous, et étant dans une période madame est folle de rage, j’avais entamé la chose un peu à contre- cœur, mais qu’au fur et à mesure je riais tellement moi-même que… comment me priver de ce plaisir ?

 

p1100150Pour elle j’avais rassemblé tous les acteurs, personnages de BDs ou de films qu’elle avait aimés, ainsi que quelques membres de la famille parmi les plus spectaculaires. Car elle adorait – le mot est faible – le cinéma et nous lisions chaque semaine les « comics » publiés dans le journal, et certains comics américains. Le fantôme (et sa fiancée collante Diane Palmer), Juliette de mon cœur qui ne se mariait jamais, Tarou le faux Tarzan qui avait le mauvais goût de vivre en singlet, Johnny Weissmuller… Toute cette joyeuse troupe – y-compris la Diane Palmer du fantôme qui dans mon livret errait en bigoudis et charentaises dans la jungle en lisant « Bonne Soirée » – prenait part aux « aventures de Tarzanette », car petite c’était son jeu préféré.

 

Là aussi il aurait fallu un expert en décodage pour comprendre et la pauvre fut bien embarrassée quand d’aventure quelqu’un en lisait quelques pages et puis la regardait en se demandant s’il fallait en parler à son médecin. Mais elle et moi, ainsi que mon frère, nous en pleurions de rire.

 

La vieille Tarzanette de 80 ans n’avait rien perdu de son espièglerie…

Fripetta et Créponetta « in Bruges »

Et les voilà, du haut de leurs trois fois vingts joyeuses années, partant à Bruges. Faisant gémir les roulettes de leurs petites valises bondées (oui, on ne sait jamais… faut penser au soleil, à la pluie, au vent, à un coup de gel estival, les tricostérils, le bouquin, trucs au cas où, la trousse de toilette…) sur les pavés (sous lesquels il y a, on le sait, la plage) en direction de l’hôtel elles riaient déjà. Et elles ont ri tout du long, et à chaque repas, et en ayant mal aux pieds, et en faisant des photos, et en évoquant les vacheries du bon vieux temps, et en abusant des surnoms et sobriquets, et en soupirant j’ai mal au dos, je suis fourbue….

Bref… tout fut parfait, jusqu’au dernier jour, où elles ont décidé de faire la traditionnelle promenade sur les canaux. Ben oui… In Bruges, on fait ça, et année après année ça reste un délice. Sauf les “capitaines commentateurs” qui se prennent pour Surcouf Baedeker. Mais on les écoute à peine… si on les écoute.

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Fripetta et Créponetta s’installent sagement, et Créponetta mitraille cygnes, ponts et vieux murs avec sa camera. Parfois oui, elle lance une impertinence et Fripetta rit, mais il y a quelque chose d’un peu coincé dans son rire. Pour tout dire… parfois elle rit jaune.

Surcouf Baedeker annonce qu’on arrive au bout de notre intrépide traversée et rappelle que si nous avons apprécié ses commentaires rien ne nous empêche de l’en récompenser avec munificence. Créponetta n’hésite pas à suggérer à Fripetta de se faire passer pour des Italiennes, puisque les explications n’ont pas été données dans cette langue, qu’elles sortiront d’un air affairé de la barque en disant “spaghetti, ravioli, buongiorno, signorina, dolce vita” etc… Une conversation soutenue, quoi. Et elles rient avec la complicité de complotteuses de longue date.

Mais soudain, Créponetta croise le regard de l’élément masculin d’un jeune couple assis en face d’elles. Un regard menaçant, désapprobateur, méprisant, froid. Elle n’en rit que de plus belle, à la vue de ce jeune homme qui, si tôt dans la vie, a un sens de l’humour censuré. S’il en a…

« Il me fixe ainsi depuis le début de la promenade » murmure Fripetta…

Elles quittent la barque en se faisant muettement traiter de vieilles biques par Surcouf Baedeker, le jeune couple – tous les deux affichant un visage de pierre, deux gisants debout… – sur leurs talons. Mais bon, In Bruges, c’est pas si grand et les probabilités d’avoir quelqu’un qui respire dans votre cou sont élevées.

Mais… attendez un peu : elles tournent à gauche, les gisants tournent à gauche. Elles s’arrêtent, les gisants s’arrêtent. Elles repartent, ils repartent. Ils tentent même de faire connaissance par un bonjour à l’accent bizarre, qu’elles ignorent. Ils se séparent, un semble avoir disparu, puis ils resurgissent, un à gauche et l’autre à droite, sans jamais se parler. Pire… le gisant mâle se met à siffler, inlassablement, l’air du Parrain.

Fripetta et Créponetta tentent tous les stratagèmes… elles marchent vite, frôlant le galop, ou ont le pas d’une procession funéraire. Zigzaguent. S’arrêtent pile en bêlant “oh que c’est joliiiiiiiii” devant des montagnes de pralines ou bijoux, peu importe. Prennent des virages en épingle à cheveux. Décident même d’aller perdre du temps aux toilettes. Mais quand elles en sortent… les gisants sont là, et ils ne rient pas, et lui, il siffle.

Bon… au début, elles riaient bien un peu, parfois même beaucoup. Mais au bout de 20 minutes (et non, pas un seul policier en vue…) le rire est devenu un peu nerveux. Palsambleu, c’est leur dernier jour de vacances, et elles n’entendent pas que ce soit leur dernier jour tout court. Ce sifflotement sinistre a le souffle de la démence. Non, on ne les aura pas, même si on les chasse en couple, gisant mâle et femelle alpha trottinant à distance.

Créponetta empoigne le petit bras de Fripetta sans avertissement, la forçant à faire un splendide demi-tour et en avant toutes au pas de course In Bruges. Elle ne peut s’empêcher de sentir le potentiel comique de la scène et arrive à dire presque en riant : C’est ici qu’on lève nos sacs au-dessus de nos têtes en hurlant au secouuuuuuuuuuuuurs!!! Pataclop pataclop, lâchées comme deux juments de nuit (oui, on pouvait s’attendre à quelques nightmares par la suite!) elles s’engouffrent dans un magasin bondé de décorations de Noël. Fripetta, déjà petit format, se sent une taille de géante et s’accroupit craintivement en gémissant “pourvu qu’ils ne nous aient pas vues!” tandis que Créponetta surveille la rue dehors et… voit passer les gisants. La femelle alpha la repère, la pointe du doigt, éclate de rire, et… ils passent leur chemin.

Repérés trop ouvertement, ou lassés du “jeu”? Partis à la recherché d’autres victimes courant moins vite?

Comme quoi, In Bruges, l’aventure est aux aguets.

J’en ris encore !

Chaussures

Bredouille dans mes recherches « sérieuses » de travail, au sortir de l’école, j’ai accepté que ma mère demande à un ami qu’il demande à un ami qui … et, sans savoir où j’allais, j’ai pris le petit train de mon avenir, qui démarrait avec un boulot de vendeuse. Me voici donc dans un magasin BCBG hideusement décoré de fauteuils Louis XV version cinéma américain, avec une moquette si velue qu’on y avait le vertige, et deux statues représentant des esclaves noirs langoureux portant une torche de carton-pâte à bout de bras. Sous la houlette, cravache et claquement de bottes du patron, dont roses et canaris s’échappaient du sourire destiné aux clientes, et crapauds et chardons du rictus qu’il nous réservait. L’orphelinat de Jane Eyre au travail, c’était nous, les humbles vendeuses petites mains à tout faire qui lui devions reconnaissances éternelle et à genoux pour cette splendide carrière qui s’ouvrait devant nous.

 
C’est là que j’ai connu A*** et J*** qui sont encore des amies une vie presqu’entière plus tard. Oui. Nous avons survécu. Car nous avions un secret : nous nous en fichions éperdument. Même si à l’époque notre rébellion consistait plus dans de savoureuses revanches discrètement prises lorsque les patrons n’étaient pas en vue.

 
ll faut dire que nos patrons – mari et femme -, si les clients ne se montraient pas en abondance, n’aimaient pas l’idée de « nous payer pour nous tourner les pouces », et nous envoyaient alors faire le ménage chez eux – dans un appartement aussi hideusement décoré que le magasin, empire de dorures, velours rouges, chaises riquiqui qui se croyaient « de style », et moquette avec un pelage encore plus volumineux que celui du magasin. Il fallait aussi aller chercher la robe de « la petite » au pressing ou son petit goûter. Ou ils nous faisaient cirer les chaussures de toute la famille. Bon… nous crachions abondamment dessus, ce qui nous mettait le cœur à l’ouvrage. C’est encore agréable d’y penser. Ils nous envoyaient aussi prendre les poussières à la cave. Oui. Si, je vous assure. Comme une de ces caves se trouvait juste sous le salon du magasin, J*** et moi avions trouvé plus amusant de prendre les poussières en criant « A l’aiiiiiide ! Laissez-moi sortiiiiir ! Pitiééééééé ! » et A*** nous décrivait ensuite l’expression interdite des clients qui soudainement tendaient l’oreille, le regard incertain alors que, souriante, elle demandait avec entrain s’ils voulaient essayer la même paire avec une demi-pointure de plus.

 
Le salon avait deux ouvertures donnant vers la réserve, et des tringles métalliques couraient sous le plafond pour que l’on puisse y accrocher la haute échelle qui nous permettait de grimper à la cueillette des boites de chaussures. J*** et moi, les jours d’absence de nos patrons tant aimés, nous suspendions à ces tringles juste devant les ouvertures, espérant qu’à la vue de deux pendues inertes dans l’arrière-boutique du magasin, les acheteurs passeraient leur chemin. Nous arrivions même à avoir des fous-rires sans bouger.

Cendrillon
A***, souvent plus « sage » en apparence, se déchaînait pourtant plus que volontiers, comme le jour où elle a joué à Tarzan, lançant l’échelle le long de la tringle pour lui donner un joli mouvement de liane, tout en hurlant Ah yaaaaaaaah hiya hiyaaaaaaaaaaaaa ! Elle a si bien effectué son saut dans la jungle de cuir et carton que c’est avec stupeur que nous avons vu qu’elle avait perforé une boite et…une chaussure avec les crochets.

 
Ça nous fait encore plaisir. Si, je vous assure…

 
Je me suis un jour fâchée « toute rouge » contre le patron, je ne sais plus pourquoi mais … ça m’a donné le grand bonheur de me faire renvoyer. Cerise sur le gâteau, ce monsieur si agréable m’a fait signer ma lettre de préavis en me faisant croire qu’il s’agissait de mon « nouveau salaire »… Le courage d’un lion ! J’aurais dû lui dire que j’avais craché sur ses chaussures, je regrette un peu de ne pas y avoir pensé…

Souvenirs, souverires…

Mammy Cow girlLe souvenir de ma mère me revient fréquemment dans une enveloppe de rire. Onze ans de son départ,onze ans donc de partage différent avec elle. Du mieux et du plus difficile. Elle n’est plus là. Bien sûr elle ne me manque pas dans mon quotidien, il y avait longtemps que nous ne vivions plus ensemble, et je ne regrette pas qu’elle n’ait plus à souffrir d’une maladie qui la fatiguait et entravait ses joies. Mais le partage me manque. Je lui envoyais des photos, lui racontait des faits et gestes, ou lui en rappelais certains que nous avions vécus ensemble, de préférence les drôles parce que nous fonctionnions sur ce registre-là, le drôle.
Comme ce jour de Pâques où nous étions dans la cuisine elle et moi. Elle avait « caché » les œufs en chocolat et fondant dans le jardin et on n’attendait plus que les petits-enfants et leur impatience. Elle, elle ne tenait plus en place : comme le crocodile de Peter Pan elle avait avalé un réveil et m’a d’ailleurs transmis cette conscience permanente de l’heure qu’il est, du tôt ou du tard, du en avance et du en retard. Je suis plus souple qu’elle ce qui n’est pas difficile : elle ne l’était pas du tout. Et donc elle pestait parce que les chasseurs d’œufs étaient toujours dans les plumes et que le soleil allait faire fondre les œufs. Et que ce seraient des paresseux. Qu’ils arriveraient toujours en retard partout dans la vie. Une honte pour sa descendance.  Et pendant qu’elle pestait, une pie s’est posée au sol, attirée par un bel œuf emballé dans du papier doré posé sur une dalle d’ardoise du sentier. Elle en a fait le tour, l’a piqué du bec, fait rouler et… l’a kidnappé dans les airs ! Nous avons ri et ri en imaginant le plumage chocolaté de l’oiseau après avoir couvé son enfant volé !
Un rire débordant se partage encore si facilement avec quelqu’un qui « n’est plus là »…  plus visible en tout cas mais tellement là dans les pensées, de façon épisodique et troublante d’intensité. Je me suis souvent disputée avec ma mère, nous étions sonores et passionnées toute les deux et la vapeur sortait comme d’une locomotive enragée. Mais avons-nous su rire aussi et surtout ! Ou rire incognito, comme quand nous estropions volontairement les mots, ce qui était un clin d’œil entre nous. Une petite « rompe » au lieu d’une petite robe, à cause d’un de mes professeurs de couture qui, s’efforçant de ne pas avoir l’accent de Verviers qui lui aurait fait prononcer petite rôôôhbe, arrivait à cette déformation tout aussi comique. Pareil pour des expressions que nous avions trouvées drôles chez d’autres et utilisions comme un code secret : Il n’y a pas à dire mon bel ami venait de son amie Madeleine, et Quelle épopée ! de mon amie Odette. Nous devions habiter la seule demeure au monde où ces sentences un peu bêtes résonnaient au moins hebdomadairement. Il y avait aussi notre bonne vieille voisine qui nous avait apporté une plante « fakir » pour faire le yaourt à la maison (du kéfir…) et la constatation rudimentaire de notre voisin qui, très étonné d’apprendre que mon père l’avait quittée pour une autre, avait éructé : « mais enfin… une femme c’est une femme ! ». Même du fond de sa détresse elle avait trouvé matière à rire…
Une maman comme ça, on ne se lasse pas de partager la joie avec elle…

Bulles de joie

Nuages sur le Népal – Photo John Lonhienne

Il y a des gens dont la joie se dépose en gouttelettes rafraichissantes dans notre mémoire. Et lorsqu’au gré de nos propres bonheurs une lueur s’y dépose, elles scintillent et rient comme les nymphes des ruisseaux.

Il y a quelques années je suis allée me promener à Campgaw, une réserve montagneuse près de l’Etat de New-York. C’est boisé et accidenté, parsemé de marres et d’étangs. On peut, si on a de la chance et du silence, surprendre un couple de dindons sauvages qui vont s’envoler en gloussant. Ou des cerfs silencieux et immobiles, nous observant d’un oeil lancéolé, et qui finissent par s’enfuir en bondissant sans un bruit dans les bois. Les ruines d’anciennes propriétés sont envahies par les ronces et de jeunes pousses d’arbres tendres mais déterminées. Les écureuils et tamias ne s’y laissent voir que rarement, bien plus farouches que leurs frères citadins. On rencontre peu de monde sur les pistes, la plupart des gens restant dans les aires de pique-nique près des parkings.

En hiver, on y skie. Rien de bien téméraire, ce n’est ni très haut ni très long. Mais en été il est agréable de grimper jusqu’à la station de remonte-pentes du sommet, où des pierres plates couvertes de trèfle, serpolet et millepertuis invitent à s’étendre au soleil. La vue surplombe les arbres, on voit la pointe de Manhattan au loin si l’air est clair. A nos pieds, invisible, court la rivière Ramapo. Les remonte-pentes sont immobiles, un couple de faucons vole en tournoyant dans le ciel. On oublie où on est, et on est oubliés.

Ce jour-là, un bruit proche m’a fait paresseusement tendre l’oreille, puis m’asseoir. C’était un tout jeune garçon, 18 ou 19 ans, tout seul, un sac au dos. Il ne nous vit pas. Il s’arrêta au bord de la piste, où l’herbe est fauchée, et s’y tint comme sur un plongeon. Et puis, convaincu d’être seul au monde avec sa joie et sa jeunesse, il a écarté les bras comme des ailes, les remuant de haut en bas, et s’est élancé en avant, par larges bonds souples, en poussant un cri qui clamait toute sa liberté, tout son optimisme.

Je l’ai suivi des yeux qui rebondissait en agitant les bras, jusqu’en bas de la piste, nous atteignant encore de sa voix. Sa joie s’est déposée en moi et a pris comme un bon greffon!

Autre époque, autre lieu. Aix-en-Provence, dans ce petit restaurant estudiantin que je fréquentais, Chez Inès. Nous avions, un ami et moi, été y manger à midi. L’endroit s’était vidé et il ne restait que nous, et à une table derrière, deux garçons que nous ne connaissions pas et qui s’amusaient à faire de la musique brésilienne avec les moyens du bord: cuillers entrechoquées, scie de couteaux sur le rebord du verre, tambourinement des mains, petits sons de la voix un peu simiesques et saccadés. Le résultat était vitalisant, et je trahissais mon enthousiasme en me trémoussant sur ma chaise de formica. Puis ils se sont levés, ont payé et sont partis. A dix mètres de l’entrée ils se sont arrêtés, ont échangé quelques mots, et l’un des deux a foncé vers le restaurant, est entré, et est venu me déposer un baiser sur la joue, repartant aussi vite qu’il était venu sans se retourner. Oh! J’étais stupéfaite, et après un petit moment d’apnée (au sens propre et figuré) je me suis mise à rire avec mon copain. C’était ce qu’on pourrait qualifier de … si mignon! Une bouffée de joie.

Et de nouveau au New Jersey, dans un endroit où la joie se rencontre rarement! Un super-marché, rayon produits laitiers. Un employé noir en cache-poussière blanc, agenouillé devant le comptoir frigorifique. Il y dispose des rangées de pots de yaourt. Et il chante. Un chant venu de loin, de son pays natal, où les mots langoureux portés par sa voix un peu haute l’emportent. Il est au bord d’un lac aux berges sablonneuses, ou assis dans un village aux teintes ocres, ou encore regardant une partie de dés dans une ville quelconque au milieu d’un gai tapage. Des mains passent devant son visage et saisissent un dessert, des charettes frôlent ses semelles mais lui, il est dans la quiétude ensoleillée de son  monde, et sourit à sa banalité rassurante.

Retour bien loin, aux jours de l’enfance. Nous faisons une promenade en barque, mon père rame, il fait soleil. Sur la route qui longe la rivière, ma tante Louise trottine devant nous, ses longs colliers dansant de gauche à droite, l’ombrelle à bout de bras, et s’arrête sur le petit pont sous lequel nous allons passer. Elle sourit de toute sa bonne humeur et nous hèle, nous les enfants. Youuuuu houuuuuu! Et mon frère et moi nous délectons à lui envoyer un autre youuuuu houuuuu, alors que nous passons sous le pont. Notre voix y a un timbre étrange qui nous ravit à chaque fois, tandis que le reflet du soleil dans l’eau fait danser des taches de lumière sur les vieilles pierres de la voûte.

Le bonheur est si beau à regarder!