« La mort est une chose étonnante. Les gens passent leur vie entière à faire comme si elle n’existait pas, et pourtant elle est la plupart du temps notre principale raison de vivre. Certains d’entre nous prennent conscience de la fragilité humaine assez tôt pour vivre ensuite plus intensément, plus obstinément, plus furieusement. Quelques-uns ont besoin de sa présence constante pour se sentir vivants. D’autres sont tellement obsédés par la mort qu’ils s’assoient dans la salle d’attente bien avant qu’elle n’ait annoncé son arrivée. Nous la redoutons, et pourtant la plupart d’entre nous ont peur qu’elle n’emporte quelqu’un d’autre plus qu’elle ne nous emporte nous-mêmes. Car la plus grande crainte face à la mort est qu’elle passe à côté de nous. Et nous laisse esseulés ». ― Fredrik Backman, A Man Called Ove
Mon Papounet m’avait dit il y a longtemps être toujours perplexe à la vue de ce paradoxe : nous savons tous que nous « allons mourir » mais nous arrivons à vivre comme si c’était pour toujours. Nous plaignons ceux qui meurent, comme si ça n’allait pas nous arriver aussi.
De mon côté, je n’ai jamais compris pourquoi on disait « oh le pauvre, la pauvre » en annonçant le décès de quelqu’un. Je peux comprendre qu’on ait de la compassion pour la façon dont peut-être cette mort a pris le dessus : on n’aime pas imaginer la peur, la souffrance, le refus d’accepter. Mais une fois cette personne « passed away » comme on dit en anglais (et j’aime bien cette façon de dire la chose, comme s’il y avait eu un passage vers un ailleurs), pour elle il n’y a plus rien de triste. Qu’il y ait un au-delà ou rien, qu’il reste un acquis de ses souffrances et sa vie ou rien, ce n’est plus triste.
C’est triste – et souvent plus que ça – pour ceux qui vivent l’arrachement. Ils doivent s’ajuster au manque, au vide, aux choses non résolues qui ne le seront jamais plus, à l’horreur probable des derniers espoirs, aux regrets et remords parfois, à une vie à gérer soi-même dans le cas d’une éventuelle inter-dépendance qui laisse démuni.
Bien sûr, « à mon âge » j’ai vu bien des gens s’en aller vers ce passage (mais jamais en revenir…), les ai écoutés m’en parler. La majorité avaient leur passeport et leurs pensées en règle, et en général, une tranquillité remarquable. Ils n’étaient pas des héros et avaient, comme tout le monde, craint la mort. Mais ceux qui ont eu le temps de réaliser qu’ils étaient en chemin sont aussi parvenus à un certain détachement, une prochaine étape acceptée et avec bien peu de questions sur « et après ? ». « … Rien ne dépérit, c’est moi qui m’éloigne… » – Colette.
Il y eut juste Lovely Brunette qui, curieuse comme elle l’avait toujours été, se demandait si elle arriverait à me faire signe… et l’a fait. Nous avons longuement parlé de sa mort, que nous savions sur le pas de la porte déjà. Et il y avait cette évidence : elle était ma mère, j’étais sa fille. Ça ne changerait pas, je ne pourrais pas dire qu’elle avait été ma mère et moi sa fille, ça n’avait aucun sens. Elle resterait ma mère, et moi sa fille, et donc le lien continuerait. Quelque chose continuerait à se décliner au présent, pour elle comme pour moi. Nous ne comprenions pas plus loin que cette petite étape qui nous rassurait pourtant.
Beaucoup de suicides aussi autour de moi. Je n’en ai compris aucun, sauf ceux pour raison de santé, pas envie d’affronter certaines situations honteuses, le regard de ceux qui les avaient connus « autrement » et ne les regarderaient plus comme avant. Mais d’autres m’ont laissée très étonnée, encore que sur certains visages on pouvait voir cette distance de ceux qui vont mourir car ils ne vivent pas vraiment, ce flottement dans les attaches et affections. Les sourires sont de politesse, les rires de gentillesse, les échanges irréels.
Je sais qu’on dit qu’il s’agit d’un geste lâche, tandis que d’autres parlent de courage, et je n’en sais rien, je sais juste que c’est un geste qui met fin à beaucoup de souffrances intimes, et je ne pense pas que ce qui adviendra de ceux qui restent les touche encore : ils ont, ne l’oublions pas, la distance de ceux qui vont mourir, qui vont passer en leurs termes et à leur heure. Chaque vie et chaque mort est sa propre histoire, et laisse en nous une trace personnelle, unique. Et pour certains d’entre nous, c’est ainsi que tout se termine. Pour d’autres, c’est ainsi que les choses changent.
Que la relation se transpose ailleurs, et autrement. Et continue…