Jumelée avec Liège, Turin…

Turin, ville royale. Oui, je vous y emmène à nouveau…

Dans l’imagerie mentale, Turin égale FIAT. Egale usines grises et poussiéreuses, sirènes criant lugubrement dans le brouillard, salopettes tachées, fabriques, silhouettes usées, petits bars tristes où on dépense une maigre paie, le visage et le cœur noircis.

Et c’est peut-être cette morne légende qui a sauvegardé la ville et son secret, tenant le tourisme de masse à l’écart. Gardant le charme fascinant de Turin pour ses habitants. Les belles avenues faites pour les défilés et la musique des jours de fête, les larges trottoirs abrités du soleil et de la neige par les portici, sous lesquels scintillent des vitrines qui parlent de saveurs, de luxe, de plaisir du beau, de respect de l’ancien et curiosité pour le moderne.

La beauté du Po enjambé par les ponts, longé de promenades, contemplé par le château du Valentino serti dans son parc. Le bourg médiéval, construit en 1884 pour l’exposition générale italienne artistique et industrielle s’y repose, et dans son château – La rocca – court une frise où même notre Godefroid de Bouillon – devenu Goffredo di Boglione – a sa place.

Ces belles places à la fois imposantes et aérées, ces lieux emprisonnant la mémoire de l’Histoire dans leurs murs, cryptes, légendes. L’arsenale et le légendaire Pietro Micca, qui sauva la ville de l’attaque des Français en août 1706, alors que ceux-ci étaient aux portes de la “Citadelle” (et donc de la victoire), faisant exploser une des galeries souterraines par lesquelles ils étaient entrés, y laissant la vie,le caffé Torino avec un toro rampante – symbole de la ville, tandis qu’à Liège nous avons notre Torê – encastré dans une large dalle sur son seuil, silhouette d’or aux pieds du passant, ou le caffé San Carlo symbole de la ville, la cathédrale San Giovanni Battista et la mystérieuse présence du Saint Suaire qu’elle protège, la Mole Antonelliana, 163,35 mètres de pure grâce conçue par Alessandro Antonelli, et abritant aujourd’hui le musée du cinéma. La frise des Alpes se détachant sur le ciel. L’incontournable  Dà Mina via Ellero où on mange encore à la piémontaise, avec ces antipasti qui vous rendent si gourmands que vous n’avez plus faim pour ce qui suit.

Turin, ville royale.

 

 

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Le petit monde de la Pensione San Marco

Via GoitoQuand je suis arrivée à Turin, c’était seule, avec ma valise, mes économies et deux grandes malles en fer remplies de vêtements. Je ne connaissais personne ou presque et n’avais que quelques adresses de contacts pour du travail. Elles m’ont surtout valu nombre de rendez-vous galants plutôt encombrants. J’ai passé bien du temps à expliquer que je cherchais un travail et pas une aventure… Mais voilà… au moins dans quelques occasions j’ai joué les cruches et me suis laissé offrir de bons repas au restaurant, m’indignant avec une stupeur bien imitée quand on me proposait de finir la soirée chez le monsieur… Et ma foi, les messieurs perdaient leur investissement repas avec élégance, en grands seigneurs.

Au quotidien, je vivais dans une pensione, dans une rue – la Via Goito – près de la gare, où je découvris l’étrange monde des gens sans maison, des gens de passage, des gens sans but.

Il y avait « Il cavaliere », un vieux gentilhomme autrefois nanti d’un charme arrogant comme en témoignait une photo de lui dans sa chambre, qui avait préféré finir ses jours là plutôt que dans un home. Il vivait en toussant et commandant tout qui se laissait intimider entre sa chambre et la salle commune et là, il fallait ruser pour avoir droit à la télécommande car il ne la quittait ni des yeux ni des doigts, même quand il s’endormait bruyamment, condamnant tous les autres à un risque de surdité immédiate et d’ennui mortel.

Il y avait « Il geometro », un monsieur trop poli pour être honnête dont je n’aimais ni l’odeur trop pomponnée, ni les regards coulissants, ni la peau cireuse comme s’il était mort et embaumé, et qui logeait là pendant la semaine pour rentrer chez lui le week-end.

Il y avait cet étrange bonhomme à l’air poli quoique sinistre qui, se congédiant un matin le fit avec un « Dio vi maledica » (Dieu vous maudisse…) ferme et inquiétant.

Il y avait un jeune Autrichien dont j’ai oublié le nom et qui à 18 ans s’était disputé avec ses parents et avait fait son baluchon. Naïf et plein d’idéal, il s’était au début débrouillé, une fois ses économies épuisées, à trouver du travail dans le bâtiment et est tombé amoureux d’une charmante – disait-il – et très innocente – croyait-il – jeune fille sous la coupe d’un oncle tyrannique. Jeune fille naïve qui se retrouva enceinte dès leur première fois et qu’il épousa avec joie, les projets se bousculant dans sa tête. Et l’oncle s’installa avec eux. Et l’oncle n’était pas un oncle, et la jeune et chaste épousée n’était pas enceinte et le pauvre petit venait d’être recruté pour aider les deux autres bandits à vivre dans l’oisiveté. La dernière fois que je l’ai vu il mendiait la tête basse et je n’ai pas osé l’approcher pour ne pas l’humilier.

Il y avait « Il Brindisino », un souteneur de Brindisi que, curieusement, Laura – la propriétaire de la pensione – et moi aimions bien. Il était diaboliquement beau, il faut dire, et très courtois. Nous le surnommions Il brividino, le petit frisson, et gloussions joyeusement à cette facétie secrète. Dans la rue parallèle à la via Goito, via Nizza, son troupeau travaillait et lui surveillait, assis à la terrasse d’un café ou debout contre un des portiques. Il est un jour arrivé au triple galop, a engorgé ses valises de ce qu’il avait, a payé sa note, souri et est parti.

Il y eut Glen, un Americano-Iranien très beau, gentil et vaniteux, qui nous arrachait des fous-rires en nous lisant le CV qu’il comptait envoyer à Giuggiaro pour dessiner des carrosseries chez Fiat : un CV à l’américaine où il était premier en tout, indispensable pour l’épanouissement de  l’entreprise, avec un esprit de décision remarquable, un talent sans pareil, un goût illimité pour le travail  d’équipe, un don naturel pour diriger…

Un jeune Allemand avec son berger – allemand aussi – qui « cherchait du travail » avec un grand désir de ne pas en trouver car disait-il il gagnait plus assis par terre Piazza San Carlo avec son chien et son petit papier disant qu’ils n’avaient pas mangé. Il ne se gênait pas pour soupirer que les salopes en manteau de fourrure passaient sans rien lui donner. Ceci dit… ça rapportait car il payait leur chambre, au chien et lui, et mangeait dehors tous les soirs.

Des étudiants grecs, des voyageurs de passage… Un sinistre Maltais qui a dû finir égorgé quelque part…

Mais ce n’était que le lieu où j’entreposais ma vie dans les malles et dormais. Et je riais beaucoup avec Laura, qui gérait la pension avec son mari, avec laquelle je suis restée amie. Le matin, je sortais et m’en allais sur le Corso Vittorio (Emmanuele II) dans une pâtisserie sous les portiques. Une magnifique porte de verre et bois ourlé de découpes gracieuses, le comptoir à l’entrée derrière la vitre duquel s’alignaient biscuits et petits gâteaux, et quelques tables sur la gauche où on pouvait lire La Stampa et prendre un capuccino mousseux et due croissants al cioccolato.

Buon di ! chantonnait la dame de son timbre toujours pareil, heureux et accueillant. C’était mon moment. Je m’installais à une petite table ronde et faisais durer ce délice tout en pensant à mes projets de la journée. Je m’interdisais toute inquiétude, hâte ou défaitisme. Le présent et le présent seul m’habitait, la mousse saupoudrée de cacao amer qui me faisait des moustaches, le croissant qui s’émiettait en fragments luisants de beurre, la table ronde de marbre et le charme désuet du lieu. Et la conscience d’être en vie et de tout savourer.

Nulle part ailleurs je n’ai retrouvé cette sensation de liberté, d’indépendance totale. L’habitude de ce cappuccino matinal au même endroit me donnait une sorte de confort dans la répétition… on me reconnaissait, on savait ce que j’allais prendre avant que je ne le dise. Car une fois repartie, les inconnues m’entouraient à nouveau : trouverais-je un travail, pouvais-je compter sur ces personnes nouvellement rencontrées, cet imbécile de Lorenzo aux dents de requin me donnerait-il un piston même si je me montrais très imperméable à ce qu’il pensait être son charme ?

Buon di, c’était tout l’arôme du moment. 

 

Superga! Superga!

Superga ! Un chant baroque d’ocres, de marbres et de blanc. Le cantique de Filippo Juvarra, ce génie venu de Messine et devenu architecte à la cour au Piémont. Son talent a laissé sa fastueuse trace partout dans Turin et les environs : le pavillon de chasse royale à Stupinigi, le Palazzo Madama, l’église San Carlo, le château de Rivoli entre autres, et … la basilique de Superga, où reposent, dans les marbres polychrome et les allégories, les souverains de la Casa di Savoia.

Autrefois, Superga était un col qui s’élevait comme une apparition depuis la vallée, cette vallée souvent brumeuse où le Po et la Dora se faufilent entre les rives herbeuses et sous des ponts, les uns humbles , les autres clamant la gloire de cette cité des rois. Au sommet, il y avait une église qui bénissait la vie d’en bas, et en parlait en haut. Tout changea suite à un vœu que fit, lors du siège de Turin par les troupes franco-espagnoles de Louis XIV, le duc Vittorio Amedeo II : si le ciel lui accordait la victoire et libérait Turin, il y ferait construire une basilique. Et en 1717 on rogna 40 mètres de col, détruisit l’église, et entama la construction de ce monument splendide dont la vue fait battre le cœur de tout qui a vécu ou vit à Turin quand on en aperçoit la silhouette là haut, dressée contre le ciel : Ah, Superga ! On approche de Turin, alors …

Les jours de foschia – de brouillard – au contraire on ne la voit pas et la vue est égarée par une gaze vaporeuse, une haleine venue de la moiteur profonde de la terre, qui se déchire au fil des heures sur coupoles, fenêtres de chambres de bonnes – devenues garçonnières – clochetons et monuments dans la ville isolée dans cet humide silence.

La crypte est la tombe royale de la maison de Savoie, Casa di Savoia, les souverains du Piémont avant l’unification de l’Italie. On y accède par un majestueux escalier de marbre au pied duquel l’archange Gabriel terrasse le démon et défend la paix des sépulcres. Des symboles magiques, ésotériques et alchimiques protègent le lieu de tous leurs puissants sortilèges. Dans des niches, des êtres pâles et parfaits rappellent avec grâce le regret des défunts et l’amour qui leur fut porté.

Le majestueux sarcophage central dans la salle des rois, occupé par Carlo Alberto di Savoia – mort en 1849 – accueillait traditionnellement le dernier souverain du Piémont à chaque décès, son prédécesseur étant alors déplacé dans un emplacement latéral. Mais les successeurs de Carlo Alberto sont devenus rois d’Italie et dès lors sont enterrés au Panthéon de Rome, ce qui permet à Carlo Alberto de reposer en paix et garder à jamais cette place de grand prestige.

Foschia a Superga - Mon papa et moi

Depuis Superga par temps clair on voit toute la riante vallée de Turin. Mais si la journée est brumeuse… on comprend la légende de la fée du Lac, ce lac qui n’existait pas toujours : la vallée semble alors un lieu liquide aux ondes laiteuses, si profondes que seule Excalibur pourrait en remonter et en trancher la surface pour capturer les rayons du soleil sur sa lame.

L’avventura à la grecque en Italie

En ces temps de crise et d’économie forcée, je me suis souvenue de ma semaine d’aventures sans le sou avec Thalys et Lykourgos.

J’habitais alors Turin, dans la petite pensione San Marco tenue par mon amie Laura. J’ai déjà parlé de cette petite pensione non loin de la gare de Porta Nuova, à deux pas du Corso Vittorio (Emmanuele, pour être complète, mais il y a aussi la « via Venti » qui est en fait la via venti settembre, et d’autres raccourcis qui épargnent la langue et activent les méninges). Deux jeunes Grecs, beaux comme les Grecs savent l’être, venaient d’y arriver aussi. Jeunes, j’ai dit. Moi je venais de passer le cap des 35 ans, et n’ai jamais rien eu d’une cougar.

Bref, ils étaient grands, bien bâtis, la musculature naturelle et souple, entraient et sortaient toujours ensemble, et j’aimais entendre le débit mitraillant de leur belle langue. Takataka parapolly pou pàs i pou pame mazi? Un jour j’ai réagi à ce qu’ils disaient … Je ne sais plus ce que c’était, rien de grossier en tout cas sinon j’aurais mal réagi, ça va de soi, et nous nous sommes mis à parler. En italien, qu’on se rassure, car de mon grec il ne me restait déjà plus que des ombres, des mots détachés ou des phrases toutes faites. Par contre, comme j’avais une écriture de gente dame – ou de Pénélope, ou de yinaika, comme on veut – en grec, tout le contraire de ma cacographie habituelle, ils m’avaient testée pour savoir si vraiment je saurais écrire leurs noms, qu’ils m’ont alors révélé. Et je savais. C’était si joli, Thalys, Lykourgos…

Non ?

Ils terminaient leurs examens avant de retourner en Grèce pour l’été. Fauchés, principalement Thalys, car Lykourgos venait d’une famille plus riche, mais plutôt que de jouer les fils à papa devant son ami, il acceptait de mettre un frein – et quel frein – dans le style de vie de ces derniers jours d’études. Moi, j’étais fauchée depuis des mois, et nous nous sommes tout d’abord échangés des adresses de restaurants ou tavole calde abordables. Et puis nous avons décidé de vivre des journées … d’avventura ! C’était Thalys qui avait présenté cette idée, et nous y avions adhéré. Chaque matin nous décidions de combien nous pouvions dépenser pour toute la journée à trois. Et c’était presque rien, croyez-moi. Mais les Grecs ne manquent jamais de ressources, et finalement, cette gageure quotidienne se déroulait dans la plus grande joie, commençant au moment-même où, sortant dans la rue Goito noyée de soleil, Thalys disait avec bonne humeur : avventura !

J’avais donc 38 ans, eux 23. Nous allions partout à pied, infatigablement. Si nous savions que le capuccino était moins cher à 20 minutes, en avant les chaussures, c’est là qu’on irait !  Nous passions l’après-midi au parc du Valentino au soleil, à bavarder et traîner. À bronzer aussi, sur les pelouse en pente, une crème solaire pour trois. À la tavola calda, nous partagions deux repas pour trois. Lykourgos était le beau ténébreux, et brisait les cœurs sans le vouloir, non sans les utiliser un peu au passage. Une de ses soupirantes – et il était d’autant plus convoité qu’il était fidèle à Vasso, sa petite amie athénienne – nous a un jour nourris tous les trois chez elle pour lui être agréable. Thalys et moi ricanions un peu, mais Lykourgos s’offrait le luxe d’une compassion nostalgique devant l’amour impossible de cette jeune fille qui ne pouvait rivaliser avec Vasso… Un homosexuel assez agaçant qui marchait en agitant les mains et parlait d’un ton aigu nous avait fait inviter chez un de ses amis, un autre homosexuel surnommé la macellaia di Nichelino, la bouchère de Nichelino. Ce(tte) dernièr(e) était riche, possédait une méga boucherie, et recevait comme un prince de la Rome antique, sans compter, sans même regarder qui était là, et nous avons fait bombance grâce à l’amour ardent de l’amoureux de Lykourgos – qui se montrait désolé mais, il y avait  Vasso, et on s’en souvient, il avait donné sa parole à Vasso, ce que l’autre acceptait en soupirant comme Blanche-Neige. La larme à l’oeil. Cette Vasso était, finalement, une armure invisible…

Thalis et Likourgos, rameurs sur le Po

Un jour nous avons quand même fait une folie, une extravagance, et dépensé avec une prodigalité stupéfiante : nous avons loué une barque pour aller sur le Po. Et ils ont ramé, ramé, ramé avec la fougue d’un vol de colibri, car l’embarcadère n’était pas loin des chutes au lieu dit Murazzi et le courant semblait vouloir nous en faire apprécier la force cristalline. L’aventure était bien présente ce jour-là car ce n’est qu’en montant dans la barque qu’ils m’ont avoué n’avoir jamais ramé…

Nous sortions le soir pour nous promener dans la rue, regardions les vitrines et l’animation des lumières, les promeneurs paresseux sur la Via Roma ou Via Po, et Thalys nous faisait rire, car lui, c’était le boute en train. Je nous vois encore rentrer un soir en nous tenant le ventre de rire, essayant de ne pas réveiller les autres pensionnaires de notre petite pensione. Peine perdue car Thalys a renversé un grand lampadaire dans un fracas nocturne épouvantable, ce qui nous a encore fait plus rire, on en perdait le souffle, on avait le visage grimaçant et heureux… C’était dû à une voiture Renault que nous avions dépassée dans la rue, une splendide voiture de standing, noire et racée qui proclamait en silence je coûte cher ! , avec une vitre cassée et une voix de robot qui s’en échappait, scandant sans cesse : « aiuto ! mi stanno rubando, aiuto ! mi stanno rubando, aiuto ! mi sta… » (à l’aide, on me vole !). La foule passait à côté sans se troubler, sans cesser de bavarder ou lécher un cornet de stracciatela. Le vol avait eu lieu de toute façon, et la pauvre victime d’acier n’avait pas été aidée par son leitmotiv à la voix synthétique.

Heureux sans argent, amis pour une semaine de parenthèse dans nos vies. Puis ils sont partis, et on s’est écrit, surtout Thalys, qui me disait « l’année prochaine, on doit aller à la montagne ensemble pour un week-end d’avventura ». Mais parfois il n’y a pas d’année prochaine, j’ai quitté Turin pour Trieste, et j’ai mis ces souvenirs de gamineries dans un coin d’où ils dépassent encore souvent, que je pense à la Grèce, à Demis Roussos et Papathanassiou dont Lykourgos était le neveu, au Po, et je me dis : quelle chance, quelle semaine d’amitié et de gentillesse, quels gentils garçons que Thalys et Lykourgos.

Thalys et moi

Retour sur les lieux d’une autre vie…

Et voilà que je suis retournée en voyage à Turin. J’ai fait mieux que les mousquetaires puisque moi c’est 26 ans après. A l’époque, on faisait moins de photos, d’autant que je pensais rester à Turin jusqu’à ce que mort s’ensuive. Enfin, je n’avais pas de plan mais certainement pas celui d’en partir. Et puis j’ai bien dû le décider quand même. L’éternelle chansonnette selon laquelle on ne fait pas tout ce qu’on veut dans la vie, ou qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. En tout cas Ce que femme veut, Dieu le veut n’a pas fonctionné à cette occasion, et ce fut plutôt Ce que Dieu a décidé, femme s’y plie

Et voici donc que je m’y retrouvais… et que la première chose que j’aie faite fut de courir tout en bas de Corso Vittorio (Emanuele) pour apercevoir la muraille de collines tendres sur l’autre rive du Pô… C’était comme si je manquais d’air et devais absolument absorber une bonne bouffée de ce vert tiède et bruissant sous la brise, et en effet, la vision m’a apaisée. Quelque chose en moi était rentré chez lui.

Valentino - Panorama

 

Pzza Vittorio Veneto

Je me suis retrouvée dans le quartier où j’ai passé  ma première année turinoise. C’est cette année qui a fait pénétrer la ville dans ma peau, mon cœur et ma mentalité. C’est aussi cette année qui a forgé une bonne partie de ma personnalité. Car j’y suis partie seule avec ma valise et une malle. Avec quelques adresses qu’on m’avait données de gens qui allaient certainement m’aider, et assez de naïveté pour le croire. Sans les adresses et la naïveté, je n’aurais osé partir.

Oh il y eut bien, malgré tout, une aide qui m’arriva par un chemin très alambiqué : un Prince (oui, oui…) italien habitant Bruxelles avait un secrétaire originaire de Turin. J’ai reçu le numéro de téléphone du Prince par le secrétaire d’un ami (ça se complique déjà). Le secrétaire du Prince avait une sœur dont le petit ami (oui, je sais, il faut faire un schéma…) était Français et travaillait dans une école de langue. J’ai donc appelé le petit ami, l’ai rencontré avec sa fiancée, (la sœur du secrétaire du Prince, ceci pour tester si vous suivez bien) et il avait une copine qui travaillait dans une autre école de langue que lui et qui finalement m’a déniché quelques heures de cours privés dans l’école. On ne doute de rien quand on part à l’aventure, et voilà… Ce fut le début !

Mais alors que j’attendais ce premier travail, avec un petit pactole qui maigrissait chaque jour, je m’accordais le droit à ne pas stresser. Tous les matins je buvais un capuccino sur une balancelle d’un café au coin du Corso Vittorio et la Place Carlo Felice (et les volets de fer aujourd’hui sont baissées, parlant d’abandon…) ou bien, une fois le froid venu, j’allais dans une pâtisserie-bar pour un croissant et un capuccino. Elle est toujours là mais la dame qui disait buon di d’un ton si joyeux doit être pensionnée et n’avoir plus qu’à se soucier de son plaisir du jour.

Et là, pendant ce retour éclair et éclairant, tout était tel que je l’avais vu. Il est vrai que des avenues aussi majestueuses ne peuvent changer, pas plus que les jeux d’ombre et de lumière entre les colonnades. Les places spacieuses, le faste d’une ville qui, ne l’oublions pas, était une ville royale, nèh… (nèh est le « hein » piémontais). Il y avait toujours les ristoranti con dehors (jardin), les garçonnières je présume n’avaient pas disparu, les enfants criaient encore alé, et j’ose penser que quelques blagueurs étaient debout derrière un comptoir ou l’autre d’un bar, faisant concurrence à Marius, car en piémontais, les blagueurs sont les vantards. Sous les portiques de Piazza Castello des chanteurs de rue improvisés autour de deux musiciens s’amusaient à célébrer la Mala femmena, cette mauvaise femme briseuse de cœur chantée par Toto’…

Il y a 30 ans, sur la Via Roma

 Il y a 30 ans, Via Roma…

Portiques - Via Roma 1

Inchangée aujourd’hui…

 

Voici d’ailleurs enfin que Turin cesse d’être aux yeux des gens une « ville industrielle » d’où ne s’élèveraient que cheminées et fumées poisseuses, et qu’on vient pour en admirer l’incroyable beauté et savourer ce que contient la manne du Piémont. Parce qu’on est loin ici de « la cuisine italienne » que l’on croit connaître, on est au Piémont, et les vins nous arrivent des collines et de ce voluptueux Monferrato où dit-on, les femmes ont une beauté exceptionnelle que je n’ai pu vérifier, mais par contre les vins ont une robe et un toucher du palais qui forcent le passage d’un « mmmmmmmmmh » quelque peu sensuel entre des lèvres que l’on fait onduler de plaisir. Et honneur soit fait aux antipasti, d’une variété sournoise car on en mange toujours trop, gloire soit rendue à la viande, aux agnolotti, au robbiola, au chant de la table depuis l’apéritif au digestif…  et déjà autrefois j’aimais la carne all’albese, la bagnà cauda, la frittata di asparagi, il risotto al tartuffo bianco… Ah, la « grattata » de truffe blanche en saison, le luxe que l’on sait en être un ainsi qu’un privilège…

Portiques chanteurs de rue

Mala femmena…

L’élégance des vitrines, des étalages, et les cafés anciens décorés comme des pièces de palais royal, avec des miroirs, colonnes de marbre, plafonds à caissons, fresques, caisses enregistreuses ayant la ligne noble d’un objet d’art.

Et puis… regardez là, en haut… un appartement derrière les fenêtres duquel un plafond de chambre royale parle d’amour du très beau… un très beau qu’on ne voit que le nez levé.

Fenêtre ouvrant sur appartement de luxe

J’ai vécu dans pas mal d’endroits. Mais Turin s’est encastrée entre mes côtes, a pénétré ma peau et teinté à jamais ma manière d’être…

C’était au temps des satyres

Il y a peu, j’ai évoqué mon départ en Italie, à l’âge de 37 ans, une valise, deux malles et le feu sacré pour tout armement. Quelques contacts pris en Belgique – va donc voir untel de ma part – me rassuraient. Illusoirement mais sans cette illusion je ne serais pas partie.

 

Jef Lambeaux – Le faune mordu

Un œnologue italien de Bruxelles m’avait reçue entre ses belles bouteilles et une « machine à café d’époque » somptueuse et rutilante de cuivres amoureusement polis. Lui, il avait l’allure d’un tribun sur scène, avec une chevelure léonine et des gestes larges et pleins d’emphase. Je veux bien vous donner l’adresse de mon fournisseur de vins à Turin, mais méfiez-vous car il va vous faire des avances ! Sa femme confirma : aucune femme au monde n’était à l’abri de la faim légendaire de ce prédateur naturel.

Je m’étais donc promis d’aller le voir vêtue aussi chastement que possible, boutonnée, pas maquillée, distante, avec de larges pieds sur terre chaussés de mocassins disgracieux. Eh bien ça n’a servi à rien. Le monsieur faisait fi du décor, il ne pensait qu’à la conquête. Comme ce fut sa femme qui me reçut pour commencer – une petite chose vieillotte et replète dont les pieds enflés débordaient dans des chaussures élégantes et si serrées qu’ils évoquaient des muffins fumants sortis du four – il se comporta en prince froid. Une austérité inquiétante. Puis elle revint dans le bureau – tic tic tic les petits pieds-soufflés dans les escarpins de mannequin – en lui annonçant humblement qu’elle rentrait, caro, et que voulait-il pour son repas du soir caro, à quelle heure serait-il là caro, et à tout à l’heure caro. Tic tic tic elle dévala l’escalier et dès que le bruit de la porte rassura son natural born dragueur de mari, il se métamorphosa. D’un bond il s’était levé, le visage fendu d’un sourire à la Clark Gable où dansaient des étincelles et, la main tendue, il me tutoya enfin en ronronnant « appelle-moi Lorenzo ! ».

Je lui ai donné du Lorenzo autant qu’il en voulait mais revenais avec persistance à nos moutons – les miens, du moins ! – qui étaient je cherche un travail. Lui ses moutons étaient de ceux que l’on trouve sous le lit et donc son sourire se figeait, oscillait du rictus à la menace pour tenter de se retrouver sur l’éclat irrésistible du sourire prélude. Mais je m’en tenais à ma recherche de travail avec une énergie si farouche qu’à la fin il s’est trahi et m’a dit, un peu agressif malgré un effort pour avoir l’air aimable « quand on cherche du travail, on est prête à tout ».

Faut-il le dire ? Nous ne nous sommes jamais revus. Et sa petite épouse rebondie a dû réciter un chapelet en remerciements parce que son mari, son caro, pour une fois, était à l’heure.

Puis il y  a eu Monsieur d’A***. Il avait mis une annonce dans le journal et cherchait une employée. J’arrive, pimpante comme un jour de printemps et me trouve devant un gorille velu et roux un peu timide. Il m’explique que je devrai aussi l’accompagner à des foires commerciales etc. Je ne vois rien de bizarre à ça, et c’est lui qui s’inquiète alors. Il se met à postillonner et rougir et me précise qu’il cherche une employée car l’ancienne se marie. Tiens… elle ne peut plus travailler une fois mariée ? Noooooooon euhhhhh…. Elle m’accompagnait aussi dans les foires eeeeet… vous comprenez…. Son mariiiiiii…. Euhhhhhh ! Je pense que je devais de plus en plus ressembler à une vierge victorienne, la bouche et les yeux en O tandis que je comprenais, et indignée je lui dis « vous voulez dire qu’en plus, il faut coucher avec vous ?????? » Le malheureux ne voyait pas la chose ainsi, lui. Il devait même y trouver quelque chose de romantique, à son marché minable, parce que sans doute offrait-il une soirée à la pizzeria de temps en temps et un petit bonus de salaire pour Noël et l’anniversaire avec une petite chiquenaude sur la joue accompagnée d’un aaaaaaaaah tesoruccio, mi fai impazzire ma devo andare

« Mais pourquoi ne cherchez-vous pas une prostituée au lieu de chercher une employée ???? » Et lui, désolé, puni comme un enfant, me dit d’un ton plaintif : mais madaaaaaame…. Je ne peux quand même pas mettre une annonce « j’engage une maîtresse »…

On ne s’est pas revus non plus. Pas de coup de foudre, rien !

Il y aussi eu ces dangereux flatteurs qui ne vivent qu’aux dépens de celles qui les écoutent, les requins criminels. Comme ce type aimable qui s’est mis à me parler Piazza Navone à Rome, me faisant remarquer combien Rome est belle et grandiose et me disant que je pourrais y habiter aussi, dans ce lieu séculaire au centre de monde. Je réplique gentiment qu’il me faudrait tout quitter et trouver un travail, pas évident, et lui, l’air sensible à cet aspect du problème, se caresse le menton et me dit comme s’il pensait tout haut… mmmmmmmh… que dirais-tu de faire du cinéma ?

Je suis partie tout de suite !

Et cet autre qui m’a abordée dans les jardins du Valentino à Turin alors que j’y lisais.  Cherchez-vous du travail ? m’a-t-il demandé… Il en avait, quelle aubaine : il ne fallait aucun talent particulier : il suffisait d’être étrangère (personne pour me retrouver, en somme), parler au moins deux langues, et je me serais retrouvée dans un hôtel de rêve avec un travail assuré. Je lui ai aimablement demandé si le travail se faisait principalement couchée et il n’a pas aimé ma grossièreté.

Et ce hideux monsieur de Carmagnola. Rouge, gros, le cheveu  rare mais teint, le nez comme une fraise pas trop fraiche, un vilain manteau noir. J’avais sous le bras un petit journal dédié à la recherche d’emploi, et ai croisé le triste sire sous les portiques de Turin. Il m’aborde en homme bon et charitable « Je vois que vous cherchez un emploi, je pourrais peut-être vous aider, allons prendre un café et je vous explique ». Pas une seconde je n’ai cru à sa sincérité mais j’ai décidé de me faire offrir un café et deux croissants tant qu’à faire, et de lui rendre un peu de la monnaie de sa pièce. Il me parle d’un magasin de vêtements sportifs qui allait ouvrir Piazza Statuto et je devrais… – tenez-vous bien et souvenez-vous que j’avais 37 ans ! – je devrais donc faire des défilés de mannequin pour les clients !!!! La bouche délicieusement remplie d’une volumineuse bouchée de croissant au chocolat – ah, le chocolat de Turin !!!! – je lui ai demandé pourquoi il ne ferfait pas une plus veune tout de fuite, et il a mis en valeur ma prestance mûre, mon sang froid, mon sérieux qu’il devinait aisément. Puis il a allongé sa grosse papatte sur ma cuisse (j’étais pourtant assise en face de lui) en disant que rien n’excluait, d’ailleurs, une relation plus personnelle.

J’ai mis fin à ses espoirs de prince charmant sur le retour en lui disant que justement, j’étais assez mûre et avisée pour ne jamais mélanger la romance et le travail. Gloups, une dernière gorgée de café et je suis partie.

Je ne l’ai non plus jamais revu…

Un homme de Dieu…

J’ai brièvement travaillé, lors de mon séjour turinois, au Gruppo Abele. J’étais en attente de tenter un nouveau départ à Trieste, et je venais de faire un parcours presque sans fautes au salon de l’automobile dans mon petit uniforme Daniel Hechter pour Renault. J’avais envoyé une demande d’emploi au Gruppo et avais reçu une réponse – négative, mais une réponse. Et j’ai insisté. Oui mais… j’ai vraiment besoin de travailler ! Alors on m’a engagée. Parce que tu as insisté, m’a dit Don Ciotti…

Le Gruppo avait alors 20 ans et était dirigé par Don Luigi Ciotti. Le but en était – et est resté – de venir en aide aux personnes en difficulté et leur famille mais aussi d’essayer d’endiguer la marginalisation par des moyens légaux et politiques. Don Ciotti était un homme de Dieu, vraiment. Avec le charme d’un homme tout court. Ce qui à mon sens lui donnait une double réalité : il était un homme en contact avec la vraie vie et pas un produit de couvent, et il était un homme de Dieu car son apostolat était bel et bien l’aide, une aide infatigable, à ceux que la société oubliait.

Inutile de dire qu’il dérangeait quelque peu l’Eglise que le gouvernement, mais il affrontait un obstacle après l’autre avec une foi tranquille qui avait la force d’une armée de chars silencieux. Il avait, par ailleurs, alors, le soutien d’une personne influente dans l’Eglise. Tout le monde, dans le groupe l’admirait. J’aimais sa voix un peu voilée, douce, son sourire de gamin, sa gaieté.

Une légende circulait à son sujet. Il avait autrefois aidé une prostituée à quitter son souteneur, la cachant pour la protéger. Et naturellement, le « pappone » n’avait pas été content du tout de perdre son gagne-pain, sa pappa. Il avait tiré sur Don Ciotti et en avait récolté des mois de prison. Et Don Ciotti lui avait, plusieurs fois, rendu visite, tentant tout simplement de lui faire comprendre qu’il s’agissait d’esclavage, chose que le malheureux, sans doute pappone de père en fils, n’avait jamais eu moyen de concevoir. Et à sa sortie de prison… Don Ciotti l’avait engagé. Légende ou réalité, je ne sais. J’avoue que je n’ai pas osé demander…

Don Ciotti

Je me souviens d’une semaine où, parce que le temps était idéal pour Turin – pas étouffant, ensoleillé et pacifique comme le souffle de la campagne – les repas furent servis sur une grande  terrasse ombragée par une charmille. Tout ce qu’on mangeait était produit dans des fermettes où d’anciens parias sociaux se refaisaient une vie en cultivant, récoltant, engrangeant, embouteillant. Le mobilier était fait dans de petits ateliers dont les ouvriers et artisans étaient, eux aussi, en phase de reconstruction. Tout le monde aidait à tout, et on ne comptait ni le vin ni les portions de pâtes et de viande. Tout le monde parlait à tout le monde et le rire était convié, se mêlant au tintement des verres, bousculades verbales, au bruit des voitures passant sur le corso Trapani au pied de l’immeuble.

Moi, je travaillais au « centro studio », avec notamment Luisa, Erico, Pino et je ne sais plus qui. Certains étaient en attente de retour à la société, logés et assurés d’un gagne-pain digne, et d’autres comme en tout cas Luisa et moi étions des gens qualifiés de « sans histoire ». Nous étions chargés d’éplucher les journaux le matin et d’y découper et cataloguer tout ce qui pouvait servir à des travaux de recherche. Nous avions donc des piles prostitution, prison, crimes sexuels, drogue, sida. Avec Erico, très irrespectueusement, nous attrapions des fous rires quotidiens à cause de Giancarlo Giudice, le monstre de Turin. Un petit gringalet d’alors 37 ans, au visage amer qui, entre 1983 et 1986 avait tué plusieurs prostituées. La presse se régalait de son procès et de ses révélations, et on avait quotidiennement droit à un extrait de son enfance, enfance assez tourmentée il est vrai. Mais à force de le voir tous les jours dans la presse, c’était presque devenu notre feuilleton favori. Erico et moi étions assez amis. Ou amies, je ne sais trop. Il se trouvait là parce qu’il envisageait un changement de sexe, et il avait un suivi psychologique pour affronter ce grand coup de théâtre. « Je suis attiré par les garçons » m’expliquait-il, « mais je ne suis pas un homosexuel : je suis une fille dans un corps de garçon ». Et je l’appelais Shirley. Et je pense souvent à lui, en espérant que la vie lui aura permis de garder ce sourire radieux qui me mettait de bonne humeur quel que soit le temps dehors ou dans mon cœur.

L’après-midi, nous recevions des livres, cadeaux de particuliers ou commandés par Don Ciotti, et nous devions les classifier par thème pour la data base ainsi que les recouvrir d’un film de plastique transparent. Aussi notre culture ne se nourrissait-elle que de déviations en tous genres : drogues, alcool, prostitution, perversions sexuelles, et au fond… rien de surprenant si nous choisissions d’en rire un peu sans quoi le monde nous aurait quelque peu effrayés.

Le Gruppo existe encore et Don Ciotti est resté le preux –et désormais influent – chevalier de tous ceux qui n’ont pas un parcours simple. Et il ne se contente pas de les aider pendant leur passage, il s’attaque au problème par tous les moyens, en en faisant un problème communautaire. Il est aussi le fondateur de Libera Terra, exploitant les terres reprises à la Mafia – qu’il combat sans relâche. On y cultive uniquement des produits naturels. « Bio »… Toto Riina, le fameux chef de la mafia incarcéré mais toujours aussi actif derrière les barreaux, l’a menacé de mort. Il n’a pas peur pour lui, dit le Don, mais pour ceux qui le protègent car oui… dans cette Italie qui n’est pas faite que de Bel Canto et de haute mode, ce Don courageux ne sort désormais plus sans ses gardes du corps.

Je n’ai pas fait partie de son œuvre bien longtemps, mais je suis fière de pouvoir parler de la guerre sainte de ce grand homme déterminé.

 

A votre bon coeur

L’immersion dans une autre culture ne se fait pas sans surprises. Il y a des signaux qu’on ne remarque pas, et nos actions ont, à notre insu, une autre force et direction. Déjà, en quittant la Belgique pour le midi de la France, j’avais abandonné assez volontiers une certaine austérité de comportement qui me venait de mon éducation. Parler avec des inconnus ne se faisait pas, inviter un ami masculin à prendre un verre quelque part au lieu de parler sur le trottoir était hors de question. Aussi c’est avec délices que j’ai embrassé ces habitudes de douce camaraderie sans sous-entendus, cette curiosité simple de l’autre, ce mélange de milieux et de nationalités qui étaient mon quotidien à  Aix en Provence.

A mon retour en Belgique quelques années plus tard, mes manières plus ouvertes, enfin guérie de tous ces interdits sans grande utilité, m’ont souvent fait percevoir comme une jeune femme trop peu réservée dont le comportement n’était pas clair. Le simple fait d’accepter d’aller passer une journée sur les sables d’Ostende avec un collègue a tenu en suspens le souffle de tout le bureau. Le malheureux a été interrogé sans relâche car, comme tout ce qu’il avait gagné dans l’aventure était un coup de soleil, on lui demandait ce qui avait bien pu foirer.

Idiots!

Moi, j’avais trouvé ça sympa, d’aller passer une journée à la mer, avec pique-nique, baignade, un bon bouquin, et un collègue plutôt moche et ennuyeux mais gentil.

Puis je suis partie dans le nord de l’Italie. Depuis longtemps les étrangères ont, en Italie, une réputation sulfureuse qui leur vient de ces touristes pales qui descendaient à la recherche de soleil et de romances faciles qu’elles laisseraient derrière elles au retour, ne gardant que le souvenir de l’admiration reconnaissante d’un jeune homme dont elles ne savaient rien, et qui leur avait murmuré Ma che bella che sei, amore! Souvenir qui s’atténuerait avec le bronzage. Le tourisme a changé! Mais l’idée excitante que les filles du nord sont plus faciles que leurs capricieuses compagnes a encore la vie dure chez certains.

J’ai donc eu quelques mésaventures cocasses auxquelles je ne m’attendais pas du tout, et qui résultèrent de … mon bon coeur!

J’habitais alors à la Pensione San Marco, non loin de la gare de Porta Nuova à Turin. C’est là que mes forces m’avaient abandonnée à l’arrivée, chargée de bagages et de projets. Bien vite j’y étais devenue amie avec Laura, la jeune propriétaire, et son mari, le trop beau Gianchi!

Laura et moi

Mais il n’y avait pas de jardin, juste de larges balcons encombrés de lessive (pauvre Laura qui lavait à tour de bras!), pas un coin paisible où on pouvait prendre l’air et le soleil, aussi je descendais bien souvent le Corso Vittorio (Emmanuele II) jusqu’au magnifique parc du Valentino, sur la rive gauche du Po. 55 hectares de nature, avec un jardin botanique, le château du Valentino datant de 1630, un bourg médiéval reconstitué avec une fidèle reproduction d’un très beau château du Val D’Aoste (dans lequel une fresque représente notre valeureux Godefroid de Bouillon, devenu Goffredo di Boglione). Et de belles et accueillantes pelouses ondoyantes jamais bien loin du Po ou de jolies fontaines, et des bancs le long des allées et sous les ramures d’arbres généreux.

J’aimais y aller pour lire en paix les jours où le soleil était là – sans le smog. Un jour, un jeune militaire m’a demandé s’il pouvait s’asseoir sur « mon » banc. J’avais 37 ans, et lui pas plus de 18, tout propret, rasé de près (s’il en avait besoin…), poli et tout et tout et… les bancs sont à tout le monde! Bien vite il s’est mis à me parler (ce que je déteste si j’ai un bon livre, mais j’avais de la compassion pour ce pauvre petit membre de la naia, l’armée). Il devait retourner à Bardonecchia le soir-même, ne connaissait personne dans ce coin du nord, ne connaissait pas Turin où il venait pour la première fois. Il se demandait où se trouvait le château du Valentino. Et je l’y ai donc accompagné. Après quoi il a eu faim et m’a demandé où on pouvait manger pour pas cher. J’étais un éclaireur dans ce rayon, connaissant les rigueurs de mon budget, et l’ai donc emmené à la pizzeria Seven Up via Andrea Doria, où il a tenu à m’offrir ma pizza pour me remercier de mon dévouement. Et franchement… je la trouvais un peu longue, mon oeuvre caritative, mais j’en voyais la fin arriver. Pas si vite! Chevaleresque, le jeune homme m’a encore accompagnée saine et sauve à la pensione San Marco avant de partir reprendre son train. Je vous le dis, un petit soldat bien poli!

Hélàs, un coup de fil m’a donné la chair de poule la semaine suivante: il avait un week-end de permission et comptait venir à Turin, pouvions-nous nous voir? Mon bon coeur avait atteint sa limite, je n’avais aucune envie de faire la nounou pendant toute une journée, et j’avais donc été vague, bon peut-être, mais je ne serais certainement pas là tout le temps, des amis devaient me rappeler pour confirmer etc… En fait, je n’avais aucun projet avec personne, mais j’avais vraiment envie de le décourager, et qu’il s’en aille passer son week-end à Courmayeur, par exemple, de l’autre côté des montagnes!

C’est donc tétanisée ou presque que j’ai constaté, le samedi matin, qu’il était dans la rue, sur le trottoir en face des fenêtres de la  pension. Il avait appelé et Laura, complice de bien des choses, lui avait dit qu’elle ne me trouvait pas. Une heure, deux heures… il ne bougeait pas, cloué au sol par une détermination ardente. Un excellent matériel de guet! J’étais furieuse: bloquée à l’intérieur, à espérer qu’il se lasse. La faim me tenailla bientôt, en plus, et me mit de très mauvaise humeur. Hilare, Laura m’invita à manger avec elle, une soupe au vin, dont j’avais horreur mais ça apaisa mon estomac et me fit espérer qu’il aurait disparu. Mais non! Immobile et attentif, cuisant au soleil, il n’avait pas bougé.

Très énervée j’ai téléphoné à Dario, un ami, lui demandant de venir se garer juste devant la porte pour que je puisse l’ouvrir et sauter dans la voiture d’un seul bond. Le plan fonctionna à merveille et c’est dans le rétroviseur que je vis le petit soldat berné nous héler et courir, pour disparaîte au loin.

Dario et moi passâmes l’après-midi à faire une randonnée équestre au bord du Po. Mes pantalons Benetton de velours côtelé rouge furent irrémédiablement graisseux aux mollets… qui pense à emporter ses jodhpurs quand on échappe à son gardien? Mais quel délice que cette sensation d’insouciance! Après un repas dans une pizzeria, Dario me ramena à la pensione, et le poste de vigie était enfin vide, d’un vide qui chantait la traviata, qui avait l’odeur de la liberté, et m’arracha un sourire doublé d’un merci à Dario.

Le ricanement trop amusé de Gianchi quand il m’ouvrit la porte m’allarma, et il confirma la galopade d’extra sistoles qui fit sauter mon coeur (qui avait été si bon!): le militaire propret et tenace avait loué la chambre à côté de la mienne pour la nuit! Catastrophe! Je rentrais aussi silencieusement qu’un fantôme, sans allumer car ma porte à deux battants avait des panneaux de verre décorés de corbeilles de fruits opaques. La clef ayant produit un bruit trop net pour mon goût, je décidai de ne pas la refaire tourner pour fermer, et restai immobile, attendant que les silences reprennent leur place dans la nuit. Je tendis l’oreille, rien! Je me glissai derrière le paravent, et ne bougeai pas. Silence. Sans doute le guerrier en herbe dormait-il du sommeil du juste, bien cramé après toutes ces heures de surveillance au soleil.

Et puis … toc-toc-toc? Toc-toc-toc? Suivi d’un gratte-gratte-gratte qui caracolait sur le verre, amical et joyeux. Je ne bougeais toujours pas, respirais à peine. Et le voilà qui entre!!! Tadaaaaaaa! En pyjama rayé! Les rideaux que je n’avais pas fermés pour ne pas faire de bruit laissaient entrer la lumière de la rue, éclairant cette consternante vision. A vrai dire, je n’ai pas eu peur. J’étais indignée, hors de moi! Il avait été agréable et poli la semaine précédente, c’était sans conteste un gentil garçon. Mais ma disponibilité à l’aider lui avait envoyé des signaux que la traduction culturelle avait déformés. Sûr de lui, sentant l’after-shave et le pyjama repassé de frais, il s’est avancé vers moi (dont seule la tête dépassait du paravent!). On lui avait dit cent fois qu’une femme qui dit non dit en réalité oui, si tu sais insister. Les bras tendus, le sourire fanfaron. Et il s’est pris une volée de coups, dans le plus grand silence possible! Paf-paf! Fuori, sifflais-je, fuori! Bim-boum! Fuori!

Il est sorti, ébouriffé et perplexe, et a quitté la pensione au lever du jour, pour ne jamais revenir.

Il doit encore se demander ce qui m’a fait… changer d’avis!

Arrivée ici, aux USA, j’ai pratiquement dû étouffer mon bon coeur des deux mains. Bien sûr, je parle de la côte nord-est, dont la froideur d’âme est célèbre et trop souvent justifiée. Si tu veux un ami à New York, prends un chien, dit le proverbe.

Nous avions une voisine, une vieille jeune fille à l’air effaré qui de temps à autre m’adressait la parole dans l’escalier de l’immeuble ou sur notre palier. Un jour, prise de tristesse à l’idée de cette interminable solitude qu’était sa vie, je l’ai invitée à partager un repas auquel je conviais trois personnes que j’étais un peu obligée de recevoir. Une autre histoire d’horreur d’ailleurs, peut-être pour une autre fois. Bref, j’invite L*** à se joindre à nous, et ce fut le début d’une mésaventure que Stephen King serait ravi de connaître.

Je passerai rapidement sur le fait qu’elle nous a fait nous donner les mains autour de la table pour prier, et que sa prière demandait à Dieu non simplement de nous bénir mais de trouver un travail à l’un des invités, rapportant une moyenne de $30.000 par an, et une gentille fiancée d’environ 26 à 28 ans. Elle n’a pas précisé le poids ni la couleur des yeux.

Mais surtout, après ce repas, elle sembla considérer que nous étions devenues des amies intimes et que nous devions nous voir tous les jours. Elle habitait juste en face de nous, et me guettait par le judas de sa porte. A peine arrivais-je en haut de l’escalier que hop, elle surgissait avec deux verres de vin blanc en main, un pour elle et un pour moi, et je ne pouvais humainement pas faire cul-sec sur le seuil pour lui rendre le verre! Ou un petit cadeau, ou un morceau de tarte, ou des plantains frits, ou des beignets de crabe, ou un article de journal…. Si j’avais de la visite, elle frappait et lançait des oeillades jalouses vers l’intérieur, cherchant à s’imposer. Mon mari et moi n’allumions plus dans le couloir, ni dans notre entrée pour qu’elle ne voie pas le rai de lumière sous la porte, mais c’était peine perdue, elle devait garder l’oeil sur le judas en permanence et bondissait, le regard un peu fixe et le sourire raide. Elle m’avait bien précisé que la coutume voulait que si on recevait de la nourriture sur un plat, il était poli de rendre le plat avec autre chose à manger dessus. Et on n’en finissait pas!

J’ai donc fait une chose très grossière pour m’en sortir: j’ai gardé le plat! Je l’ai toujours, et n’ose pas l’employer tant il me fait honte. Elle s’est rabattue sur un jeune couple qui est venu habiter juste à côté d’elle, s’est imposée en offrant d’aider avec le bébé, les paquets du super-marché à porter, etc. Tous les jours je la voyais frapper chez eux. Et un jour, elle s’est mise à hurler, marteler leur porte avec ses poings, une porte qui ne s’ouvrait pas. Elle maudissait à perdre haleine, sanglottante. Ils ont déménagé et peu de temps après elle a été internée pendant quelques mois. Ça m’a fait de la peine de voir son mobilier (dont elle était très fière) déposé sur le trottoir, sous la pluie, pour les poubelles, car elle ne payait plus son loyer depuis des mois.

Mais depuis… j’ai encore bon coeur, mais il ne s’ouvre plus aussi témérairement!