Un monde multicolore

Mon grand-père était acheteur de laine. Verviers et la laine, c’était une longue histoire d’amour qui passait de génération en génération et unissait les familles comme un tissage bien serré – et bien chaud. Même les kilts écossais y étaient tissés, c’est dire, et des liens amoureux aussi puisque mon arrière-grande-tante Léonie a épousé son vaillant homme des Highlands…

Les mêmes noms se retrouvaient depuis plusieurs générations, unis à d’autres même noms. Les réputations n’étaient plus à faire. Et les Verviétois s’en allaient pour affaires avec leur famille, leurs enfants voyaient le jour sous d’autres cieux et revenaient en visite après de longues traversées en bateau, ahuris devant ces familles qu’ils découvraient et qui ne ressemblaient pas aux visages basanés de leur quotidien.

L’oncle Edouard fumait le cigare, se souvenait encore mon père – Crevette –  et le hall de la maison de son grand-père maternel Henri était gigantesque. Rien à voir avec la leur, aux formes simples et proportions modestes d’Uruguay. L’oncle Charles racontait des plaisanteries dont il ne saisissait pas le sens – du genre « voyons Jacquie, peux-tu deviner combien de petits pois il y a sur ma fourchette?» – et en général tous les adultes tentaient d’intéresser ce petit garçon quelque peu perdu malgré tout. C’est en Belgique qu’il a fait son premier voyage en train et il était émerveillé devant les talus verts et fleuris, si différents du décor de ses jours à Montevideo.

Et la vie était tout autre d’un côté à l’autre du monde. On ne mangeait pas la même chose. Le climat n’était pas le même. Les faits divers non plus. D’un côté on avait envoyé l’aînée à Sainte Julienne au mariage de la pauvre petite X*** dont le père n’avait cessé de pleurer pendant toute la cérémonie à laquelle personne n’était venu ! (La pauvre petite X*** était-elle enceinte et forcée de se marier ? Le mari était-il peu recommandable ?) et de l’autre Albert devait son salut à un Indien dans la pampa…

Pocitos, 1920

Car Albert, mon grand-père, s’est un jour égaré dans la pampa. Il était à cheval, et la nuit était tombée. Pas de vraie route, juste une vague piste qu’il avait quittée sans le remarquer. Une lueur au loin l’a attiré, c’était une petite maison rudimentaire habitée par un Indien qui lui a cédé son lit et qui, le matin, l’a accompagné sur son cheval jusqu’en vue du prochain bourg qui le remettrait sur la bonne direction…

Et le même Albert rapportait à la maison des anecdotes du genre « j’ai logé dans un « hôtel » où une petite pancarte demandait aux caballeros d’enlever leurs éperons pour dormir… Et racontait comment la laine arrivait en ballots tirés par des boeufs…

Transport de la laine

Les badinages avaient décidément un accent différent même s’il s’agissait de la même famille…

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Chance

Count your blessings, comme on dit.

J’adore cette injonction. Car faire l’inventaire de ses malheurs, c’est bien facile, qui n’en a pas ? Et je n’ai pas envie de faire le concours de la plus méritante et vaillante des reines de la résilience. C’est mon histoire, et je suis encore là pour y repenser quand c’est nécessaire, et me dire que ouf, c’est loin derrière et que même… ça me fait parfois rire. Mes propres mésaventures m’aident à comprendre les autres. Pas ceux qui ne sont qu’un long ululement lugubre de drames et souffrances, là je ne cherche surtout pas à comprendre. Mais les autres, les ceux qui encaissent, qui ont des successions d’années noires et se rétablissent dès qu’arrivent les éclaircies, peut-être un peu cabossés mais bien contents de retrouver le soleil ou même la pluie le matin.

Alors moi, ma grande chance (c’est ma chance, c’est ma chance, c’est ma très grande chance, air connu…), c’est d’être née dans une famille hétéroclite, avec un papa né ici, un grand-père né là, des ascendances hollandaises (oui je sais, ce n’est pas vraiment vraiment exotique mais bon… eux-mêmes provenaient de Hollandais partis à Batavia sur un immense voilier au 18è siècle pour « affaires », et c’est pas vraiment banal ! ), et d’autres grands-parents provenant de lignages plus sédentaires mais qu’on pouvait qualifier « d’originaux » pour la branche de ma grand-mère Edmée. Un mélange explosif. Et donc très vite j’ai appris quelques rudiments essentiels : partout où on va, les codes changent, et tout le monde a raison, ou au moins ses raisons !

Chez bon-papa Jules, on était vissés au même sol depuis des générations et on était gentils, bien élevés, on aimait bien boire et bien manger, la belle vaisselle et les élégants couverts, être bien habillés sans se faire remarquer. Chez bonne-mammy Edmée, on était vraiment très très sans façons, un peu trop pour le goût de Lovely Brunette, car entre nous on riait des sandales de moine franciscain de bonne-mammy, ainsi que de ses affreuses jupes rayées en coton. Elle était aussi très bien élevée et polie, mais impertinente et cédait trop vite « pour avoir la paix », ce qui lui a assuré une bien triste fin. Elle riait volontiers, était généreuse et farceuse. De ces deux grands-parents là, je pouvais voir en promenade ou sur des cartes postales et vieilles photos, les habitations qu’ils avaient occupées, eux petits, leurs parents, leurs grands-parents. Ça donnait l’impression que le monde avait été « à nous » avant notre naissance, morceaux par morceaux, l’un et puis l’autre. C’était amusant. Et ça reliait au passé.

Mes autres grands-parents, Albert et Suzanne, étaient morts avant que mes parents ne se rencontrent. Mais leurs deux maisons voisines existaient encore, et nous allions les voir en pélérinage… Elles n’appartenaient plus à la famille depuis « belle lurette » mais ça ne changeait rien. Et surtout, il y avait plein de photos d’eux ailleurs, très loin ailleurs, d’eux et les parents. Suzanne avec un agneau dans les bras, en Uruguay. Suzanne dans un parc public extraordinaire à Rio de Janeiro, ou sur l’ile de Madère, avec un chapeau cloche et tout le chic des années 20. La maison en Argentine, avec l’institutrice familiale sur le balcon, et on ne sait qui dans une belle calèche rutilante. L’oncle Adolphe que je trouve bien beau, et qui a connu une mort si bizarre que personne n’a jamais voulu dire ce qui s’était passé, là, en Argentine, mais le bruit courait, chuuuut chuuut, qu’il y avait une femme là-dessous et une histoire pas très catholique. Du côté de Suzanne, il y avait son grand-père venu de

Punta del Este, Uruguay

Punta del Este, Uruguay

Hollande avec je suppose de l’argent mais en tout cas l’esprit d’entreprise, avait acheté un moulin à tan dans le Namurois, et assuré la fortune de la famille. Mais en bon batave, sa descendance n’avait jamais ressemblé aux Kardashian, on avait certes de belles maisons et des voitures, et un train de vie cossu, mais… on n’était pas dans l’éblouissement des paillettes et diams. Et on avait un côté humain délicieux qui est toujours resté. Les « gens de maison » avaient leur place et importance et ne subissaient ni hauteur ni méchanceté. Mon arrière-grand-père a renvoyé sans hésiter son garde-chasse qui avait délibérément tiré sur le chien de famille, on aimait beaucoup les animaux aussi. Moins les garde-chasses. Et du côté d’Albert, eh bien en tant qu’acheteurs de laine, il leur fallait bien aller la chercher, la laine, et la trier, la choisir. Alors on partait là où se trouvaient les moutons les plus bouclés et généreux, comme tant d’autres, faire sa vie ou un morceau de vie en Argentine, Uruguay, Algérie ou Australie. On mourait parfois bien loin du cimetière familial, et les au-revoir étaient auréolés d’un espérons que ce n’est pas un adieu quand même, car la route était longue. Ainsi on apprenait à profiter des gens présents, les chérir, les regarder. J’ai compris que ceux qui partaient ne revenaient pas toujours. Et puis on écoutait leurs aventures, et on essayait d’imaginer ce qu’ils ne raconteraient pas. Et on avait des objets venus de partout, des disques de cire qui chantaient ay-ay-ay-ay chiquita !, des calebasses à maté, des carapaces de pangolins, des bijoux achetés au Brésil avec des ailes de papillons bleus, des chopes à bière venues d’Argentine, des boites du Kasaï, des cendriers en malachite… des tissus étranges, des recettes encore plus étranges, des tics de langage qui ressemblaient à des codes secrets. Papounet allait « choper » et pas manger. Il donnait un « matabiche » et pas un pourboire. Sa grand-mère avait été Mamita. Son grand-père Corta Viento, surnom qu’on lui avait donné à Buenos Ayres.

Vivre dans un patchwork de cultures et habitudes, c’est un privilège. Car on se débarrasse de ce carcan qu’est le jugement hâtif, le « ça ne se fait pas », « c’est pas comme ça que… ». Le monde est immense et fantastiquement varié. Et vivre dans plusieurs langues vous apprend la pudeur ou l’indécence de certaines expressions, des multiples manières que l’amour, les affaires, les problèmes ont pour s’exprimer. Ou pour se taire et se faire comprendre. Ça vous donne plusieurs chemins pour la pensée. Vous êtes riche à jamais et partout. Et surtout, vous êtes libres !

Les carnets de Suze

Suze a tenu son journal du 1er février 1908 (elle a 15 ans) jusqu’au 8 septembre 1942. Elle est alors souffrante et n’a plus que 5 mois de vie. Toute sa vie non intime est là, courant de son écriture irrégulière, en petits textes succincts à l’encre bleue ou au crayon parfois. Sa première phrase donne le coup de marteau d’un juge sans appel : Marguerite n’est plus notre amie. Voilà une Marguerite au parfum de trahison, mais elle ne dure que le temps de cette phrase, et je n’en sais pas plus. A-t-elle de mauvaises manières ? Son père a-t-il provoqué un scandale inacceptable ? Est-elle cleptomane ?

 

Yvonne, Suzanne et Paul  Houben

Suze vient d’une famille aisée, et est l’aînée de trois enfants. On lui apprend la vie d’une future épouse bien nantie, bien élevée, pas trop instruite puisqu’elle n’en aura pas besoin. On n’admirera pas son intelligence, qu’elle ne pourrait montrer qu’en « pérorant » et « se faisant remarquer », mais par contre on appréciera sa table, son hospitalité, son humeur agréable.

 

Elle part quelques mois en pension à Bonn, où son séjour semble fait de leçons de piano, de danse, des après-midi de patinage ou goûters chez l’une ou l’autre enseignante, des pique-niques et promenades – chapeautées et envolantées comme dans Pique-nique à Hanging Rock ! – , quelque spectacle musical ou théâtral (« Lohengrin » à Cologne…). Pareil pour son pensionnat en Angleterre à Bexhill-on-Sea où elle rencontre Lilian qu’elle reverra par la suite. Elle va voir « Priscilla Runs Away » et « A Midsummer Night’s Dream » à Hastings.

Amies de pension de Suzanne (Allemagne peut-être)

De retour de ces deux pensionnats elle jouit d’un farniente très rempli : ce ne sont que goûters, soirées, pique-niques, avec famille et amis, et toujours concerts, théâtre et conférences. Le 19 avril 1911 elle mentionne sa première coiffure haute pour aller voir Le mariage de Mlle Beulemans. Elle va aussi, en tant qu’aînée, aux remises de prix des écoles de son petit frère et sa petite sœur et inscrit fièrement leur place.

 

On part à l’étranger : Paris, Reims, Monaco, Londres, l’Allemagne ou la Hollande, où on « sort le soir » et descend dans de bons hôtels dont elle précise le nom. Bien des vacances se passent à la villa familiale, que son « Bon-papa » a achetée pour que chacun de ses enfants puisse y venir avec les siens. Lorsqu’ils sont en surnombre, certains vont à l’hôtel de la petite ville et se retrouvent pour la journée. Ils se délectent à faire les mêmes longues promenades, inlassablement, et les mêmes arrêts le long de la route, qu’elle note avec rigueur. Alors que les dames alors portaient leurs longues robes et des bottines de marche confortables mais loin d’une paire actuelle, des balades de 10 à 15 kms n’étaient pas exceptionnelles. Mais parfois il s’agit de « promenade en auto » et alors on sillonne gaiement les routes qui ne connaissent pas encore le mot trafic.

 

Elle mentionne, sans commentaires, morts et naissances. Fiançailles. Et des leçons de danse et de coupe. Parfois c’est une de ses tantes qui lui donne les rudiments de la maîtresse de maison idéale, ou lui fait traduire de l’anglais ou couper un tissu. Elle note consciencieusement « 1er jour où je m’habille sans lumière » ou « 1er jour où je mets la lumière pour m’habiller », signalant ainsi les levers dans la belle saison ou ceux qui annoncent l’hiver…Elle « entre dans le monde » et on la trouve belle : « 7 décembre 1912 : 1er bal au littéraire : soirée unique ! Exquise ! »

 

Pendant la guerre 14-18, elle part en Hollande et y suit un cours à la Croix Rouge. Elle habite à La Haye et aussi dans la famille de « Bon-papa » qui est Limbourgeois, tout en poursuivant une vie aussi mondaine que possible en temps de guerre, avec des journées à «A’dam » et des sorties au théâtre comme la Troupe Péral dans La voleuse.

Suzanne en Hollande pendant la première guerre

Elle est jolie, enjouée. Et amoureuse de son voisin Albert qu’elle surnomme Lou (et lui la surnomme Milou). Ils se fiancent « officieusement » en 1917. La famille demande qu’on n’en parle pas encore. Ils s’aiment en tout cas depuis 1914, et sa meilleure amie – et complice pendant la correspondance de guerre – est « Tote », la sœur de « Lou ». Lou et Milou se marient en mai 1919, trois mois après Tote et Clément.

 

Un an plus tard, Lou la persuade de le suivre en Uruguay. Ses parents ont passé plusieurs années en Argentine – il y est né – et le voilà pris lui aussi par l’appel de la pampa. Il lui parle du soleil, des jardins fleuris et ombragés de palmes, des éléphants de mer sur les rivages. Des plages chaudes, des gués qui se traversent, du vent et des agneaux bêlants. Ils s’embarquent sur l’Almanzora le 10 août 1920. Elle note les escales, sans jamais décrire son émerveillement. Ou sa surprise. Madère. Santos. Pernambucco (elle détaille malgré tout « passagers descendus dans des paniers » car c’est en effet ainsi qu’ils débarquent, et si c’est d’elle que je tiens le vertige, elle n’a pas dû raffoler de cette première). Bahia. Rio.

23 8 1920, Pernambouc - on descend les passagers dans des nascelles

Et puis ils s’installent, changent de maison plusieurs fois, ont une inondation dès la première semaine, les servantes se succèdent et se ressemblent toutes en ce sens qu’elles ne restent pas. Ils font partie d’une communauté de Belges bien ancrés sur place qui s’entraident et s’invitent à des asados somptueux. La vie mondaine est faite de sorties au théâtre et concerts, d’après-midi aux courses, de réceptions chez les uns et les autres, de séjours à Punta del Este et galas au Club français de Montevideo.

 

Et le 2 avril 1921, un seul mot dans son journal: mouvement.

 

C’est Jackie qui se retourne. Mon papa. Son amour d’enfant et mon amour de père qui verra le jour 4 mois et demi plus tard. Voici le lien entre cette douce femme et moi. Grâce à sa discipline invincible, je sais que la première fois que Jackie a bougé, c’était le 2 avril 1921.

La résurrection de la pucelle

Je vous parle d’un temps que les moins de 100 ans ne peuvent pas connaître. Ou presque. Un peu moins quand même, mais je n’ai pas connu.

 

Lorsque mon père était jeune homme, il semble que son voisinage cachait bien des secrets, mais hélas trop peu ont traversé les murs, les confidences et les ans pour arriver jusqu’à moi, qui serais pourtant toute disposée à vous les offrir.

 

Il y avait par exemple une famille dont les portes des chambres des enfants étaient munies de petites ouvertures, des petits Judas,  que les parents ouvraient en secret pour s’assurer que toutes les petites mains étaient uniquement consacrées aux jeux de poupées ou de mécano. Ou bien une maison habitée par un médecin qui, excédé des regards fureteurs que lançaient sous ses tentures deux vieilles filles aux lèvres furieuses lorsqu’elles passaient devant chez lui, les attendit un soir patiemment.  Sous la tenture un spectacle grandiose les accueillit – et les fit fuir en  hurlant : il avait exposé son derrière nu entre deux chandeliers allumés. Il y eut aussi, plus haut dans la rue, une jeune mariée qui, à peine eut-elle enfin compris ce que « devoir conjugal » voulait dire,  passa sa nuit de noces juchée sur l’armoire.

 

Et il y avait la pucelle.

 

Une vieille fille qui se fanait entre ses deux parents, chandeliers de sa vie sans lumière. Elle était « la choisie », celle qu’on avait décidé de garder comme assurance vieillesse. C’était une chose courante alors – et je la vois encore pratiquée en douce de nos jours. « Tu ne te marieras pas, et resteras toujours avec papa et maman, hein mon petit loup ? » « Mais non, tu n’as pas envie de te marier, tu continueras à faire tout ce que tu veux à la maison »… Notre pucelle était bel et bien la servante, gouvernante, infirmière et dame de compagnie de ses parents, mais son visage n’était pas malheureux. Il était de cire, mort, comme attendant le baiser d’un improbable prince pour prendre vie. Efficace, elle se flétrissait en se sachant utile. On n’aurait su dire si elle avait un jour été jolie tant elle ne ressemblait à rien, sinon à une discrète aide familiale sans contours définis. Elle avait un frère qui vivait – commerce lainier oblige – en Amérique du sud. Il était celui qui avait réussi, lui. Celui dont on parlait avec orgueil.

 

Puis il arriva aux parents ce qui arrive finalement à tout le monde. Ils moururent. On vendit la maison, et la pucelle disparut de l’horizon.

 

Mais quelques années  plus tard, alors que mon père prospectait pour un emploi en Amérique du sud, il rendit visite au frère de la pucelle et quelle ne fut pas sa surprise de voir la dame débordant d’humour, fantaisie, joie de vivre, entrain… The life of the party. De toutes les fêtes et de tous les rires. Dansant, fumant, s’esclaffant, changeant de chaussures et chapeaux. Sautant en voiture pour aller au théâtre. Ou au vélodrome. Elle habitait chez son frère et sa belle-sœur, avait tout largué de sa vieille vie, et fait un bouquet de ce qui en restait, le vivant par brassées odorantes. Au soleil et au son du tango, aux saveurs du maté, s’enveloppant le soir de châles de couleur pour, peut-être, regarder le monte au loin, près de la baie de Montevideo…

 

1920 - Montevideo: le monteLe Monte – Montevideo, 1920

 

Elle n’avait, m’a dit mon père, aucune amertume pour ce qu’elle n’avait pas vécu, et un grand appétit pour ce qui était enfin à sa portée.

 

Tout compte fait, ce fut une belle vie, même si le meilleur vint tard : elle avait eu le temps de savoir comment savourer les bonnes choses.

Mais si, je vous assure, c’était vraiment comme ça, dans ce temps-là !

Boîte à trésors, boîte à surprises, boîte à questions…Mon père avait conservé toutes les photos de sa vie de famille – oncles, cousins, amis des parents, amies de pension, ancêtres, servantes, parrain, enfants du parrain etc… et je me suis proposée pour trier et scanner. La charge me semblait immense, je me voyais y perdant la vue et la raison, oubliant de manger et de dormir, mais non, ce fut tellement agréable que j’ai foncé là-dedans comme un panzer.

 

J’ai groupé côté paternel, côté maternel, enfance, amis, Amérique du sud, généalogie. Je passais parfois trois heures à scanner et très peu de minutes à pester. Et comme mes grands-parents étaient un couple heureux, et que je ne les ai pas connus, j’ai aimé les rencontrer jeunes mariés à l’aventure. Car c’en était une, d’aventure !

 
Lui était né en Argentine et avait connu les traversées en bateau – mal de mer et menus monotones parfois – et les changements de langue, de climat et de nourriture. Mais elle n’avait voyagé que pour parfaire son éducation, en Hollande et Allemagne où elle avait été en pension, et puis en Hollande encore au moment de la guerre 14-18 pour aider la Croix-Rouge. De petits déplacements. Dans le confort. Une fois mariés, ils se sont embarqués pour l’Uruguay, parce que le bien aimé était acheteur de laine comme l’avait été son père.

 
Et c’est dans la banlieue de Montevideo, à Pocitos qu’ils ont planté leur tente, Calle Ellaudi devenue José Ellaudi. La rue existe encore mais plus la maison. Mon grand-père, amoureux du paysage, a alors peint ce petit tableau quelque peu malhabile mais qui donne une idée des lieux :

 

Pocitos - Tableau avec la tour

Amoureux de sa femme aussi, il ne se lassait pas de quémander son sourire – qu’elle avait généreux car elle était très amoureuse et heureuse – sur la plage, que ce soit vers la mer ou vers la petite tour au pied de laquelle se trouvait leur maison.  La plage était déjà célèbre et très à la mode. Mais il restait des endroits issus du paradis, où l’eau venait lécher des rochers polis et comblés de ces caresses parfois fouettantes et parfois voluptueuses, dans une sauvage liberté.

 

Sur le rambla – la promenade, les immeubles parlaient d’élégance et d’un goût pour une beauté un peu pompeuse et aux arabesques faites pour étreindre musiques et rires. Les réverbères avaient une pointe de vanité et les grilles ouvragées démontraient le savoir-bien-faire.

1921 - Pocitos

Pocitos, 1920 ou 21 - avec la tour

Ici on voit la tour du tableau

Pocitos vieille carte postale
Et regardez maintenant la plage de Pocitos !

 

 

 
Oh, tout change et ce que nous volons à la nature d’un côté est repris par elle d’un autre. Il n’y a qu’à penser à la vitesse à laquelle la végétation arrive à gommer ce que nous abandonnons un peu trop longtemps. Et donc Pocitos a vraiment, semble-t-il, été dépouillée de son cachet mi luxe mi paradis sans barrières ou discipline pour être cette immensité impersonnelle. Une longue bande de sable pour défilés de strings et gagas de la fitness. Et les immeubles sans cachet mais dans lesquels la joie de vivre trouve un gîte malgré tout. Il paraît cependant que c’est toujours un endroit recherché…

 
Et avec leurs amis les plus proches ils partaient en voiture, certains week-ends, à Punta del Este, lieu tout aussi riche de vent, de splendeur rustique, d’air qui piquait les joues et colorait la peau. Les lions de mer dansaient sur les vagues et il leur semblait que le temps n’était que ces heures ou jours de tendresse et bonne humeur qui s’égrenaient lentement.

 

Punta del Este, entre le 7 et 11 avril 1925

 

Punta del Este - Suzanne est à gauche

 

Et Punta del Este est devenu ceci…

 

 

Punta del Este - Photo Daniel Stonek

Punta del Este – Photo Daniel Stonek

 

Et c’est normal… c’est ailleurs que des endroits populaires autrefois sont tombés en disgrâce et sont rendus à l’invasion lente des herbes, des insectes, des animaux chassés d’ailleurs qui y trouvent un nouveau paradis en devenir.

 
Rien ne sert de regretter, il faut s’émerveiller de ce que ça fut, prendre plaisir à ce que c’est si on est sensible à ça, et se dire qu’il reste bien des paradis. Le terrain vague de notre enfance n’en était-il pas un, tout laid qu’il était ?

Si loin

Mon père est né en Uruguay, à Montevideo. Son père Albert, ainsi que ses tantes Marguerite et Germaine, était né en Argentine. Il nous reste de cette époque des actions sans valeur du vélodrome Palermo de Buenos Aires et quelques photos dont celle-ci, qui montre le monde devenu celui de Louise, mon arrière-grand-mère, après son mariage avec le beau et austère Servais.

 

Quitter la Belgique, ses repères, et suivre un homme dont elle ne savait pas encore grand-chose en se mariant, pour un univers jamais imaginé sans doute. Quelles vies extraordinaires vivaient ces gens alors ! Les traversées en bateau, aventureuses et pleines de questions, avec ces malles décorées de cloutages et d’initiales inscrites au pochoir ; ces enfants qu’il allait falloir occuper tout au long d’un long voyage dont ne changeraient que les repas, les toilettes, le temps et l’humeur des vagues ; les accueils et adieux bouleversants …

 

Accoucher tellement loin de sa mère, de ses sœurs, de ses proches. Les lettres mettaient longtemps pour arriver, avec les photos de qui on avait laissé dans cet autre monde, si loin en Belgique, ces neveux qui grandissaient, ces vieux qui s’éteignaient, les fiançailles et mariages que l’on partageait avec un mois ou plus de décalage.

C’est avec un bel enthousiasme familial qu’une génération après, en septembre 1921, toute la famille Houben a signé sur le menu de mariage du frère de ma grand-mère avec la délicieuse Cady, pour l’envoyer en Uruguay. Mon père venait d’y naître au mois d’août, et quelques lignes déjà s’adressent à lui. Enchevêtrées dans la liste des plats qui allaient troubler les palais des invités – Crème de volaille à la reine, timbales nuptiales, suprême de soles champignons, gigot d’agneau rôti renaissance, endives aux feuilletés, civet de lièvre à la française, poularde de Bruxelles rôtie, salade de saison, bombe Trocadero, corbeille de fruits, dessert  – les invités ont écrit leur nom et leurs pensées, y-compris Max Houben (mort tragiquement en 1949 au Lac Placide aux USA lors des championnats du monde de bobsleigh, éjecté à « Shady corner » et tué sur le coup, ce qui a provoqué le retour de l’équipe belge), et la pétulante épouse du peintre Charles Houben, Jane Houben-Kufferath, fille du directeur du théâtre de la Monnaie, violoniste comme son père. Il a fait tant de plaisir, ce menu qui rappelait l’amour de la famille pour une des leurs, qu’il est aujourd’hui entre mes mains, et que chaque nom, chaque message, aura été lu plus d’une fois, caressant le cœur de ma grand-mère Suzanne de l’affection des siens.

 

Sa maison d’alors se trouvait au pied de la petite tour que l’on voit derrière elle, alors radieuse jeune épouse sur la plage de Pocitos. Suzanne, c’est celle qui était amoureuse de son mari – Albert, le fils de Louise et Servais -, qui chantait et jouait du piano, celle qui venait d’une famille moins voyageuse mais artiste ou sportive. Il est vrai que son grand-père à elle allait jusqu’en Russie pour rencontrer des acheteurs, le bon Théodore dont, oh joie, on retrouve encore les traits sur certains descendants. Elle a eu un accouchement terrible, la pauvre, et mon père n’était qu’un petit soupir. Une loupiotte sans force. Je viens d’aller voir un petit garçon qui va mourir, a dit son médecin chez les voisins ! Le petit garçon qui allait mourir a 88 ans et se porte bien, il faut dire qu’on a tout fait pour souffler sur la flammèche : la jeune maman n’ayant pas de lait, son mari partait à cheval tous les jours vers un village où une femme lui vendait le sien. Mais au retour, avec la chaleur et les chaos de la route, il arrivait parfois qu’il revienne avec un début de fromage. Bien des larmes de frustrations et des angoisses les ont tenus éveillés et impuissants, semblait-il.

Mais quel bonheur aussi que la splendeur des lieux, les barbecues gigantesques, le roucoulement de la langue espagnole, l’espace, les amis faits sur place – que ma sœur est encore allée visiter il y a plusieurs années et qui l’ont reçue avec de grands fastes, ceux que l’on destine aux meilleurs souvenirs.

 

Quand ils sont rentrés au pays, à Verviers, ils avaient changé… le monde ne se limitait plus à ce qui se faisait ou ne se faisait pas dans leur milieu et leur entourage. Ils avaient savouré d’autres échos, d’autres habitudes, et connu le courage quotidien, l’absence des leurs, et savaient enfin ce qui leur était vraiment cher. Leur famille. Nous écoutions encore, avec mes parents, les vieux 33 tours de cire qui avaient rapporté un peu de « là-bas » dans leurs bagages. En quelque sorte, j’ai grandi avec leurs souvenirs, leur nostalgie d’une autre vie. Une nostalgie qu’ils pouvaient contempler avec le sourire, et la confortable sensation d’être revenus dans le berceau de leur tribu.