Ou la grande gagnante.
C’est étrange de constater que la vie saine des uns empoisonne celle des autres, parfois. Vient l’âge des bilans. Les années des grandes opportunités inépuisables sont loin derrière. Devant, l’acquis, la personnalité, l’état des lieux, et encore et toujours des opportunités mais plus discrètes et certainement pas inépuisables, car nous serons épuisés avant elles en tout cas.
C’est ici que la vie se regarde avec de pesants regrets ou bien, au contraire, avec la satisfaction de qui a passé une merveilleuse après-midi dans la cour de récréation : certes on s’est ouvert les genoux et le menton, on a déchiré sa robe ou sa culotte, on a pleuré et éventuellement aussi eu une dispute sonore, mais curieusement, ça laisse moins de traces au cœur que les éclats de rire, les confidences amicales, les jeux qui ont donné du piment à ces heures exaltantes.
On a vieilli. On a pris les rides qui vont avec ce phénomène incontournable. On est devenus un beau monsieur charmant et amusant, une dame d’un certain âge dont le sourire contient une longue histoire heureuse ; un vieux schnoque ou une vieille vipère flétrie. On encore, bien platement… un vieux, une vieille. Dont plus rien n’indique qu’ils ont été jeunes. Qu’ils ne sont pas nés vieux…
Et parmi ces vieux, vieilles, vieux schnoques et vipères flétries et autres « gens de notre âge », se trouvent des anciens jeunes que nous avons toujours connus, dont la vie a côtoyé la nôtre, ou l’a croisée et re croisée plusieurs fois. Et qui, effarés devant notre joie de vivre encore et encore, stupéfaits d’apprendre que nous avons des projets, des choses neuves à accomplir, nous sapent l’enthousiasme, nous donnent des avertissements funestes, nous rappellent notre âge. En personnes qui nous veulent du bien, c’est clair. En personnes qui nous mettent en garde contre nous-mêmes, n’en doutons pas.
Une épouse proche de son mari et de ses enfants, complice avec eux dans sa vie familiale, et en avant que l’on soupçonne, l’acidité rongeant l’estomac, que tout n’est certainement pas aussi rose qu’il ne semble. Les enfants, c’est connu, savent cacher bien des choses à leurs parents, tout comme les maris dont on ne se méfie plus… Un grand-père qui tombe amoureux et dit gaiement qu’il n’a plus le temps de prendre son temps, on lui crie casse-cou, peut-être ta belle est-elle une Messaline, une croqueuse de diamants, n’oublie pas ton âge quand même, tu n’es plus exactement Brad Pitt, et bon, vrai qu’elle non plus n’est pas tombée d’un podium de reines de beauté mais méfie-toi malgré tout, avec les femmes il faut s’attendre à tout… Un couple de retraités qui ouvre un restaurant loin de tout, une école au Pérou, une ferme bio dans les montagnes, et on leur rappelle qu’on n’aura pas l’argent pour rapatrier leurs dépouilles, qu’ils seront enterrés loin des leurs, oubliés !
Le bonheur, l’amour, les années sereines qui se présentent, un peu d’argent de côté, une beauté qui se fatigue mais ne vire pas à la métamorphose, et les vieux de l’âme marmonnent leurs augures sordides…
Ils n’ont rien osé. Mille fois ils ont pensé je vais, je devrais, l’année prochaine, la prochaine fois, cette fois c’en est trop. Mais ils ont renoncé à tout, en se donnant toujours de nobles excuses pour déguiser leur trouille de la vie en prudence de mise et noble esprit du sacrifice. Ils ont gardé le même emploi qui les a usés, le même conjoint en dépit des humiliations et frustrations, ont vécu dans une maison détestée qui était celle des beaux-parents, n’ont jamais coupé les ponts avec qui leur émiettait les nerfs.
Et à l’heure des bilans, c’est plus simple de ridiculiser la joie d’exister des autres que d’admettre qu’on n’a pas osé.