Lovely Brunette savait être exagérément timorée quand ça l’arrangeait – mon frère avait été promu garde du corps car elle n’aimait pas aller au cinéma seule à cause des satyres des salles obscures. Bon, c’est vrai qu’il y en avait, et c’est sur eux que je me suis exercée au regard qui tue dont les satyres des trams italiens ont ensuite profité dans la version finale et complétée de la gifle sonore. Elle ne voulait pas prendre le métro à Bruxelles parce qu’elle allait se perdre. Mais quand Bill Vestal l’a invitée, au nom de ces années de guerre et de jeunesse 25 ans plus tôt, rien n’aurait pu l’arrêter.
Bill Vestal avait été ce jeune soldat américain rêveur qui occupait la demeure de Lovely Brunette (surtout de ses parents…) avec son régiment. La famille vivait dans les caves avec les chiens, et les soldats draguaient, se prélassaient dans les salons, et rivalisaient de cadeaux pour la conquête de Lovely Brunette et sa belle-soeur surnommée Blondie par leurs soins. Elles avaient donc des bas de soie, du rouge à lèvres, du vernis à ongles, et des prétendants, dont Bill Vestal qui était marié avec sa High School Sweet Heart et se contentait de souhaiter que ça ne soit pas arrivé… Quoi de plus romantique qu’une romance bercée de ah si seulement… Et 25 ans plus tard il est venu avec la High School Sweet Heart pour voir les lieux de son bonheur jamais éclos, et sur la lancée, a invité Lovely Brunette pour l’année suivante au Texas.
Et hop!
Comme un rouleau compresseur enrubanné de rose bonbon elle a broyé les obstacles et les peurs. Sabena lui ayant offert (enfin, offert est une façon de parler très charitable…) le voyage pour un prix astronomique, elle s’est adressée à une autre compagnie qui lui faisait une réduction substantielle. Et quand on lui a envoyé – autres temps que ceux-là – un délégué de la Sabena en chair et en os et en costume sur son seuil, demandant si elle n’avait pas encore décidé de la date de son voyage, elle qui n’osait jamais marchander a tranquillement dit que la compagnie Untel lui offrait la même chose pour moins cher et que donc… « Quel prix vous font-ils ? » Et on lui a concédé ce prix aussi !
Fidèle amie de plume de correspondants de par le monde, elle a fait une escale à New York, Chicago et, je crois à Long Island pour voir une certaine Clara dont le mari avait perdu les deux jambes et un monsieur à qui sa femme avait interdit de rencontrer sa correspondante pour une innocente journée de Cicéron. L’audacieux gentilhomme a désobéi à sa femme … et n’a plus jamais donné signe de vie par la suite. Je suppose qu’il a dû faire une confession publique à son église et suivre une thérapie. Prendre des antidépresseurs et porter un cilice.
Et puis elle est partie au pays de Géant, avec son look d’Européenne qu’on s’évertua à changer – on lui a fait endosser une chemise texane, le stetson, et elle a eu droit au casque de laque des héroïnes de Dallas, pare-balle, anti-moustiques, et bonne chance si ça gratte un peu, sans ongles de mandarin on ne peut rien faire sinon se rabattre sur le stoïcisme.
Elle s’est amusée comme une folle, même de ces transformations qu’elle accueillait avec plaisir. Avec Bill et Marybeth elle a fait un périple en Arizona et Nouveau-Mexique. Mais elle, qui pendant les vacances appréciait les bons hôtels, le luxe à court terme, les repas fins et différents… n’aima pas descendre dans des hôtels ou motels et commander des hot-dogs pour les manger dans la chambre avec des serviettes en papier ! Sans crainte aucune pour une fois, elle grimpa sans frémir les échelles vertigineuses de Mesa Verde, alors qu’elle vacillait sans grâce sur l’escabeau lorsqu’il lui fallait remplacer une ampoule ou laver les fenêtres.
Je ne sais plus par quel hasard elle rencontra aussi un de nos amis Verviétois là-bas.
Elle frémissait de ses « ça ne se fait pas » à l’évocation du pauvre Bill qui, pour ses vacances, était promu laquais de sa famille, portant seul tous les bagages, allant acheter les hot-dogs et tacos pour tout le monde, tandis qu’épouse et filles s’asseyaient, enlevaient leurs chaussures et mettaient les pieds sur la table basse pour se relaxer en papotant. Il servait aussi les apéritifs et n’avait pas le droit à la détente, sauf si on imagine que voir sa tribu repue et reposée -en bigoudis – faisait dégonfler ses pieds et lui massait le dos. Car il conduisait aussi…
L’appareil photo à la main et une jeunesse retrouvée, elle s’émerveillait de tout. C’était l’aventure de sa vie. Elle glanait des souvenirs et impressions, rien ne lui échappait. Tout le monde la trouvait sooo classy, sooo charming, sooo pretty. Ca lui plaisait, et comment l’en blâmer ? Le journal local lui accorda une interview et une photo – robe noire sans manches et collier de perles, très Breakfast at Tiffany. Mon frère et moi, à son retour, imitions son accent et ses déclarations sans trop de charité, la faisant rire malgré elle.
Elle participa à la rodeo parade locale avec faste, un peu déconcertée de la monte à l’américaine, jambes tendues comme John Wayne, alors qu’elle avait toujours pratiqué la monte à l’anglaise avec les étriers haut placés. Mais que ça lui a fait plaisir d’être célébrée et fêtée partout avec bonhomie et amitié.
Elle rapporta à mon frère une chemise texane jaune et absolument hideuse qu’il n’a jamais voulu porter (à sa plus sincère indignation… elle en avait bien porté une, elle !), et un disque du groupe « Chicago ». A moi un kimono acheté à Chinatown que j’ai gardé au moins 15 ans, un disque avec une chanson romantique de Mari Trini, Mirame, et un bracelet navajo d’argent et turquoises. Je viens aussi de retrouver un carrelage mexicain…
Pendant ce temps-là… eh bien je fus promue Gouvernante en chef de la maison. Il y avait des poules, des pigeons, des chiens, le cheval (je crois ?), sans doute des perruches ou une souris blanche – heureusement elle nous avait dissuadés, petits, de prendre un mignon petit crocodile – peut-être un chat – Poussy-poussinette-enfant-de-Paris, il me semble – mon frère – qui s’est pris la brosse à vaisselle dans la figure lors d’une dispute au cours de laquelle il a eu le malheur de me dire tu es tout à fait comme mammy ! – Ooooooh, ce n’était pas au sujet de son charme, non, mais de ces « ça ne se fait pas » et je n’avais pas du tout apprécié !
Sa grande aventure. Son moment de gloire, la gomme qui effaça bien des souffrances et doutes. Et dont les photos prouvent combien, à 47 ans… elle avait encore tout le peps de la lovely brunette !