Lovely Brunette et l’Hydre de Lerne

Amis et amie de plume, c’était la passion de Lovely Brunette, presque sa vie sociale. Et, tout comme ses recettes, son goût des chapeaux « bien chauds » – et de moins en moins jolis selon leur degré de confort -, elle m’a donné ce goût dès que j’ai su écrire.

À 16 ou 17 ans, par un concours de circonstances trop compliquées pour que je vous en fatigue par le menu, je me suis retrouvée avec plus de 600 demandes de correspondance provenant d’Italie. Il y en avait tant que j’avais perdu le plaisir de les lire, et que beaucoup de ces lettres d’ailleurs n’ont jamais été ouvertes, liées par liasses dans une petite valise. Pauvre de moi, je ne voulais que perfectionner mon italien, appris senza sforzo toute seule avec Assimil. Une petite annonce de ma part, accompagnée d’une chaste photo de mon minois souriant et souligné d’un col Claudine avec un feston de dentelle, et me voilà la bête noire du facteur. Faut-il le dire, la plupart de ces lettres émanaient d’hommes et de garçons proclamant mes charmes avec les expressions les plus fleuries. Dépassée par cette avalanche, mais amusée et curieuse, j’ai surtout ouvert les enveloppes dans lesquelles on sentait la présence d’une photo, et le tri était vite fait. Plein de vieux en maillot de bain, tarzans des plages au sourire de Sheetah, le ventre rentré comme celui d’un lévrier. J’avais 17 ans, et les vieux d’alors étaient plus jeunes que je ne le suis aujourd’hui, mais ainsi en est-il des notions de l’âge et de la grisante sensation d’éternité de la jeunesse !

Finalement, Lovely Brunette a récupéré l’un ou l’autre de ces vieux. Pour voir…

Nous écrivions la lettre ensemble (en riant beaucoup parfois), puisqu’elle ne connaissait pas l’italien, et je lui lisais les réponses. La plupart de ces correspondants croyaient surtout entendre la corne des brumes des femmes du nord, solitaires et mal aimées par des hommes à la pâleur de navet et l’énergie anémique, et offraient sans détours leurs services d’étalons qu’ils assuraient être épuisants et vraiment inoubliables. D’autres étaient plus discrets, et parmi eux, il y avait Lerno.

Il venait du centre de l’Italie, et une ou deux lettres – des plus chastes ! – à peine avaient été échangées entre Lovely Brunette et lui, qu’il s’était enhardi à demander si elle ne viendrait pas en Italie pour ses vacances. On pensait le voir venir (avec ses gros sabots…), et c’est avec beaucoup de soulagement et de rires étouffés qu’on lui a annoncé que non, nous allions en Yougoslavie, bien loin de chez lui. En décidant d’abandonner cette correspondance qui déviait déjà.

Qu’à cela ne tienne, annonça alors l’impétueux séducteur, je vais venir jusque là !

Horreur ! Et on lui avait dit le nom de l’hôtel, incapables d’imaginer qu’il ferait près de 1.000 kms pour satisfaire son programme de Sea, Sex and Sun… Chaque jour on espérait que l’hydre de Lerne, comme on l’avait surnommé, se découragerait, se perdrait sur la route, tomberait dans un ravin. Et les jours passaient, en effet. Nous étions sous le charme du farniente, du soleil, des petits fjords charmants couronnés de pins. Nous riions devant les premiers efforts de la Yougoslavie pour accueillir avec faste ses touristes : « Cadeaux acceptables » disait une flèche pointant vers les boutiques à souvenirs. « Friseur pour dames » disait une autre. Les suivait-on en souriant, ces flèches cocasses ! Nous achetions des loukoums aux noix avec une gourmandise quotidienne.

Et ce bon Lerno qui ne se montrait pas… Que le soleil était bon, que les cigales chantaient fort, que nous étions bien … Même la moussaka quotidienne nous semblait de plus en plus savoureuse. Jusqu’au jour où, alors que nous rentrions de la plage, Vesna, la réceptionniste – qui se comportait très amicalement avec moi car elle m’empruntait tous mes vêtements avec le projet de m’en rendre le moins possible – nous annonce qu’un monsieur nous avait demandées, et avait loué un pavillon aussi. (L’hôtel était formé d’un bâtiment central comprenant le restaurant, la piscine et le bar, et puis les chambres s’égayaient dans la pinède sous forme de petits pavillons). Lerno, avons-nous dit en chœur.

Et c’est alors que nous finissions notre repas que nous avons remarqué la présence d’un petit homme extrêmement velu qui nous fixait, immobile, depuis la porte. Lerno. Faisons semblant de rien. Mais il s’approche et nous appelle par nos noms. Après tout, il a couvert assez de kilomètres et est si près du but, pense-t-il… Nous jouons les idiotes, moi pas comprendre italiano, mais il se tape sur la poitrine et insiste : Lerno, Lerno ! Bon, on a bien dû sourire, et jouer la surprise ravie. Mal, aussi mal qu’on pouvait se le permettre. Le malheureux, sans doute épuisé d’avoir conduit comme un bolide pour séduire sa correspondante, nous suggère alors un tas de choses : aller sur la plage, aller en ville, sortir le soir pour aller danser… Et nous, non non, on a des amis, on est prises, on a déjà des plans, désolées, mais non vraiment … Demain aussi, et tous les jours en fait… C’est bien dommage mais …  Finalement, nous condescendons à aller en ville pour prendre quelque chose ensemble. Il porte une sorte de singlet jaune atroce à grandes mailles dont sa pilosité s’échappe avec exubérance. Je ne serais pas surprise que nous ayons eu, Lovely Brunette et moi, une moue involontairement écoeurée. Et il nous amène à sa voiture… une fiat 500, la fameuse topolino ! Lovely Brunette, avec ses grandes jambes, est autrement plus encombrante que Minnie Mouse (Topolina) et a du mal à s’asseoir à l’avant, et moi j’hérite de la minuscule banquette arrière, recouverte d’un plaid douteux sur lequel un jeu de cartes à jouer est renversé. Le dos des cartes est une série de pin ups. Le tout sent plutôt mauvais.

En ville, le supplice de notre étrange petit trio s’éternise. Il est décontenancé. Nous sommes mal à l’aise. La situation est grotesque et tous, nous attendons qu’elle se termine d’une façon ou d’une autre. Heureusement, il doit calculer que l’été n’en est qu’à son début et que s’il repart demain matin aux aurores, il pourra peut-être faire une touche avec une Anglaise ou Allemande sur sa plage locale le surlendemain. Il nous reconduit donc à l’hôtel mais non sans faire une ultime tentative : il voudrait voir notre pavillon. Oh non, on ne peut pas y aller en voiture, c’est par ce petit chemin-ci, lui disons-nous, nous éloignant sans hésitation vers le petit chemin en question. Au revoir, bon retour !!! On s’écrira ! (Tu parles, avons-nous tous pensé dans un bel ensemble…).

Nous fonçons dans le petit chemin, pour être certaines qu’il n’aura pas le temps de se garer et de nous suivre, mais nous ne savons pas où il mène. Nous rions, appelons sa voiture « crotte de pou », et regrettons qu’il nous ait tous mis dans une telle position. Et puis… tiens, ça sent bien mauvais… tiens tiens … Et oui, nous arrivons à la décharge clandestine de l’hôtel ! Voilà où menait le petit chemin. Et nous avons pataugé dans les détritus, nous bouchant le nez et riant comme des folles, bien décidées à ne pas faire marche arrière !

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La Belgique de Lambique

Il était un pays qui n’existe plus…

J’avais 17 ans, et la Yougoslavie ouvrait ses portes au tourisme. Et Papounet a décidé de nous y emmener, mon frère et moi. Visas, valises, avion, et hop nous voilà arrivés à Pula, l’ancienne Pola de l’Istrie italienne. Hôtel tout neuf (aux lignes hésitantes, ce qui inquiétait Papounet, ingénieur) composé d’un bâtiment central au bord de la falaise et entouré de plusieurs petits pavillons dans la pinède où sévissait une chorale de cigales. Deux chambres à coucher, une salle de bain et un petit salon. Un chauffe-eau accompagné d’un mode d’emploi qui appartenait à un autre modèle et expliquait suavement « pousser bouton 1 » (qui n’existait pas) « si gaz pas sortir fermer petite fenêtre » etc… La femme de chambre sollicitée ne comprenait rien d’autre que le croate – et encore, qui sait, – et s’est débinée avec de grands gestes de dénégation de deux mains énergiques.

Je suppose que mon ingénieur de Papounet a fini par comprendre, car on a pu se laver à l’eau chaude…

C’était un « voyage organisé », avec un groupe de Belges, groupe dont les membres, souvent bien conscients que ce pays n’avait pas une longue pratique du tourisme, critiquaient tout avec une mauvaise foi crasse. Le chef du département des lamentations avait été surnommé, par mon frère et moi, Lambique, car il affichait en permanence un air désolé et nous abordait en geignant  « y a rien à faire hein… c’est pas comme en Belgique ». Ca nous réjouissait donc beaucoup : se donner autant de mal pour retrouver l’ambiance de sa mère patrie en prenant un visa, un avion, des dinars et 15 jours de vacances nous dépassait.

On avait donné des surnoms à plusieurs de nos compagnons de voyage qui eux, se sentaient surtout compagnons d’infortune. Il y avait deux jumelles plutôt moches que nous avions décorées du surnom commun de BB et Mijanou, et nous avions même composé une chanson peu charitable vantant leur manque de charmes sur l’air de Oh Bella Ciao. Lambique avait aussi son hymne personnel sur un air de Sacha Dystel (Moi j’vous l’dis tout de suite,  toutoutoutouuuuuuuu… c’est pas comme en Belgique, toutoutoutouuuuuuuuuu).

Papounet se disait horrifié de nos moqueries permanentes même si il allait sans doute rire tout seul à la salle de bain.

Les arènes de Pula

Un jour nous nous sommes inscrits à l’excursion sur « l’île des pirates »… On prendrait un bateau, savourerait un plat local et danserait au son de l’accordéon. Je me souviens qu’en chemin on s’est aussi arrêtés dans un village pour manger et encore danser (ils devaient se dire que les touristes adoraient danser, peut-être même au petit déjeuner…) et j’ai dansé avec un jeune homme très raide qui s’appelait Sacha. Ce fut tout ce que nous avons pu nous dire : nos deux prénoms et puis zim boum boum on a tournicoté comme des toupies et il m’a cérémonieusement restituée à mon père en s’inclinant (il avait quand même peur d’être forcé de se marier pour si peu) et c’est Boris qui est venu me chercher.

Puis nous sommes partis sur l’île des pirates, déserte et sans coffre à trésor ni Johnny Depp, mais de longues tables et bancs de bois nous y attendaient.  On nous a servi des moules à la chapelure que l’on mangeait avec les doigts. Comme on n’avait qu’une serviette en papier transparente de minceur (c’était vraiment pas comme en Belgique, soupirait Lambique) on a vite eu des doigts très malodorants et panés. Qu’importe, le vin blanc istrien nous inspirait, et c’est au son de l’accordéon qu’encore nous avons dansé dans la pinède en entrelaçant nos doigts nauséabonds et collants sans trop de manières.

Au retour… émotion pas du tout comme en Belgique, nous avons fait naufrage. Lambique se voyait noyé et protestait amèrement. Mon frère et moi, contents de notre petit vin blanc, nous riions beaucoup, surtout quand Lambique et d’autres sont allés en barque sur la rive et ont essayé de tirer le bateau en criant hoooo hisse !!!  Peine perdue, on nous a tous débarqués en canots de sauvetage.

Pendant toutes ces extravagances d’émotions, j’avais sympathisé avec deux Suissesses, Luana et Anne-Marie qui connaissaient le chauffeur du car et nous ont assuré que pour un petit pourboire il nous conduirait plus que volontiers à un autre hôtel où il y avait un bar et des spectacles. Nous avons donc refusé de descendre à notre hôtel, malgré le regard indigné de Lambique qui se sentait trahi dans sa confiance puisqu’on avait comploté cet extra derrière son dos, et sommes partis à  5 vers cet autre hôtel où nous nous sommes installés. Papounet a aimablement dit au chauffeur que quand il en aurait assez, de ne surtout pas hésiter à le dire. « Oh moi, après strip tease, partir ! » répondit le brave homme. Papounet a blêmi car … le voilà qui emmène ses deux enfants de 17 et 15 ans au strip tease… une position qui fait mal pour un père divorcé à qui on confie la progéniture avec moultes recommandations ! Mon frère, lui, était très réjoui de l’aubaine et n’a rien perdu du spectacle. Il était vraiment ravi de son excursion éducative.

Arènes de Pula (Croatie)

Non, ce n’était pas comme en Belgique. L’orchestre de l’hôtel reprenait les succès anglais et français … phonétiquement pour la plupart. Ma vie d’Alain Barrière ne se reconnaissait qu’à l’air car pour les paroles, Alain Barrière semblait chanter du fond de la mer avec un seau sur la tête. Nous nous gavions d’un infâme cognac aux œufs qui coûtait moins qu’un verre d’eau chez nous et la jeune serveuse léchait son doigt après l’avoir passé sur le goulot. Anne-Marie, notre amie Suissesse avait un bonnet de bain hideux qu’elle appelait son cââââpet de bain, et que les vagues ont eu la bonne idée de lui arracher par un jour radieux. Elle s’est bien promise d’arpenter la plage le lendemain pour le retrouver, tant elle y tenait, mais mon frère et moi nous sommes levés tôt avec l’infâme projet de le trouver avant elle et de l’enterrer sous une roche tant il était laid. Mais la mer bienveillante l’a jalousement gardé.

Un type aux muscles démesurés, un Terminator local, faisait des déploiements de biceps et de pectoraux impressionnants sur la terrasse face à la mer d’un côté et aux filles de l’autre, ce qui était le côté qu’il cherchait à conquérir. Pour prendre son verre de bière il gonflait au moins 75 muscles avec un regard en travelling pour voir si on l’observait dans la gent féminine…

Oh non, ce n’était pas comme en Belgique !

Mais c’était si agréable que j’y suis retournée l’année suivante, ainsi que des années plus tard!

 

Et tout bascula

J’ai découvert ce qui un jour était la Yougoslavie lorsqu’elle a ouvert ses frontières au tourisme. Et alors, puisque j’avais 16 ou 17 ans… je me suis gorgée de plage, soleil, soirées dansantes sur la terrasse d’un hôtel hâtivement construit et qui avait toute la grâce d’un bunker.

Car les beaux rivages avaient été envahis par des hôtels vite faits mal faits, offrant un confort de base pour qui veut un été de romances, soleil, et régime de moussaka. Ah ! La moussaka, nous faisait-elle rire, Lovely Brunette et moi, cet été de 1965 ! Chaque jour, il y en avait au menu de l’hôtel, et elle n’était jamais la même. Normal, disait Lovely Brunette, ce sont les restes de la veille, et je crois bien qu’elle avait raison ! Les serveurs – beaucoup de Russes – ne comprenaient aucune autre langue que la leur et roulaient des yeux affolés quand ma mère leur demandait un couvert ou une serviette manquant. Le couteau manquait systématiquement et de toute façon il y avait toujours quelque chose d’absent à table, et visiblement les règles de présentation n’avaient pas été comprises : il n’y avait que l’assiette qui se trouvait à sa place et le reste jouait à cache-cache. Ils arrivaient, la perplexité sur le visage, avec une assiette ou un autre morceau de pain, et on avait bien du mal à ne pas rire. Ils nous servaient des portions pour ogresses, ignorant nos stop-stop-stooop! affolés, et poussaient un soupir scandalisé quand nous avions laissé la moitié. Et c’était normal, ils ne comprenaient pas notre gaspillage. Nous étions de bonnes mangeuses, et ne voulions pas les vexer, mais … nous ne tenions pas à gagner le concours de la plus grosse mangeuse de moussaka de la saison !

J’ai cependant tant aimé ce lieu (pour des raisons bien triviales comme on le voit…) que j’y suis retournée. Plusieurs fois, d’abord en touriste et puis en presqu’habitante, parce que j’ai vécu 9 mois à Trieste et que mes amis triestins m’en ont fait voir et revoir les touchantes beautés. Comme cet imposant château de Predjama à Postojma, en Slovénie. Aux aguets depuis l’ouverture de la grotte, au bord du vide, il surgit avec une force tranquille et des siècles de mémoire, de naissances, morts, passions, espoirs, petits et grands bonheurs, malheurs inoubliables.

Château de Predjama

Nous nous y sommes arrêtés un jour au retour d’une journée à Sneznik. A Sneznik, nous avions mangé dans un restaurant près d’ un ancien pavillon de chasse de l’ex-empire austro-hongrois. A cette époque, aller manger en Yougoslavie revenait à presque rien, mais trop souvent le manque de choix, de confort et de savoir-faire étaient décourageants. Plus d’une fois je suis allée dans des restaurants au décor de cantine d’école où, en hiver, on n’allumait le chauffage qu’à l’arrivée du premier client – nous ! En grelottant on mangeait des cevapcici et du fromage istrien accompagnés d’un Teràn trop froid, le tout servi par un personnel congelé et de mauvaise humeur. Mais à Sneznik … on avait presque honte de payer aussi peu pour tous ces mets succulents et cette joyeuse hospitalité. Je ne me souviens pas de ce que j’ai mangé, si ce n’est le pain frais qui sortait du four, un pain aux noix dont s’échappait une odeur tiède qui parlait du respect de l’art de la table. Et le dessert, aussi, une crêpe soufflée aux fruits frais, mûres, framboises et groseilles, avec de la crème fraîche de campagne. On ne peut pas oublier de telles choses, pas plus qu’un paysage ou un concert ! Et le décor ! Soigné, avec une vénération évidente pour des lignes architecturales d’origine, sobres et solides, une pointe de noble élégance. Et puis les bois tout autour !

Nous passions beaucoup de week-ends aussi à Pula, à la casa vecia déjà évoquée. On y fuyait les touristes dont j’avais moi aussi fait partie. Mais la vieille ville historique est si belle que nous y tentions notre chance à l’heure de la bronzette, et la trouvions presque déserte et paisible …

Bien des années plus tard, j’y retournais donc non plus en touriste mais presque du coin, avec des amis locaux et des repères, des coins favoris, des habitudes. « Toni Guma », le garagiste qui se spécialisait en … pneus, comme son nom l’indique. Ornella et Danilo, des amis qui venaient d’ouvrir une boutique de tricots faits main – et à qui nous rapportions la laine de Trieste, car en Yougoslavie, c’était rouge bleu ou vert, et basta ! Et oui, Danilo tricotait avec sa femme ! La rotonda du port sur laquelle nous allions boire une bière tchécoslovaque. Les hôtels de touristes où nous allions regarder les attractions et les grandes amours d’une semaine qui dansaient sur la piste au bord de la piscine. Le marché aux poissons, où on ne trouvait rien ou presque. Sous la grande halle, les tables de pierre offraient parfois avec avarice un kg de dorades, dix de moules – bâillant de fraîcheur – une poignée de poulpes. Le marché des fruits et légumes n’était pas mieux, et nous aurions facilement pu faire du trafic d’oranges et citrons, qu’on ne trouvait jamais ! On allait pécher à Pontisela, sur une roche en bord de mer balayée par un vent léger. Personne n’y passait jamais sauf parfois une longue barque de militaires méfiants.

On allait manger chez « Le Serbe » qui préparait si bien les langoustines ainsi que de rares moules, longues et brunes qu’on ne trouvait qu’enfoncées dans les roches, il fallait casser la roche pour les en extraire et en découvrir le goût. Pauvre Serbe qui, deux ans plus tard, n’aurait plus un seul client croate parce qu’il n’était qu’un sale Serbe.

L’hyper-inflation se faisait sentir : les prix changeaient jusqu’à trois fois par jour dans les super-marchés. Fin 1989, elle était à 10.000% ! L’oncle d’une parente, militaire, nous parlait de guerre en préparation, d’une grève d’ouvriers que lui et d’autres militaires avaient été envoyés « casser » dans l’usine. Casser par les armes. Par mort d’hommes. Sa foi dans son armée et son pays vacillait. Ses mains tremblaient, il en savait déjà trop. Cette grève… aucun journal n’en avait parlé !

Mais l’été passait, un jour insouciant après l’autre, futile et familier. Il faisait sec, et l’eau était rare, aussi la ville en coupait-elle l’arrivée de 7 à 19 heures dans les maisons pour que les touristes en aient assez dans leurs chambres d’hôtel. Nous, on remplissait des bassines de plastique le matin, et on se rafraîchissait dans la mer. Le soir en famille on chantait de vieilles chansons istriennes qui faisaient rire, avec des histoires de bossus, de vilaine fille qu’on ne voulait épouser, de mari saoul qui avait perdu les clés de la porte d’entrée, ou d’épouse reconnaissante car son mari ne la battait que le dimanche. L’odeur des dorades à l’ail et au persil grillées ou des rougets dansait sur l’air du soir. Devant le pintòn de vin qui se vidait, les vieux évoquaient tous les fantômes qu’ils avaient vus ou que d’autres avaient vus. Xè tuto vero, affirmaient-ils, c’est la vérité. On avait un peu peur en allant se coucher, on éteignait les lumières et on se souriait, gênés. C’est qu’ils n’avaient pas l’air crédules, ces vieux, après tout …

La Yougoslavie vivait ses derniers étés, et on n’en savait rien… Pula serait la mire des tirs de mortier et les tombes des grands-parents pulvérisées. Des anciens voyous de quartier venus de partout et rebaptisés soldats sèmeraient la terreur, vêtus en Rambo et menaçant la population quand leurs beuveries bruyantes n’étaient pas appréciées… Des infirmières serbes perdraient leur travail parce que plus personne ne voulait se laisser toucher par elles… Elles qu’on avait apréciées jusque là pourtant!

 

La casa vecia

C’est la maison –  « la vieille maison » – qui sert de décor aux vacances de Suzanne, l’héroïne des Romanichels, en Yougoslavie. Maintenant,  la Croatie. Et avant la guerre, Italie.

J’ai moi-même passé bien des séjours dans cette vieille maison, que ce soit en été, ou toute autre saison lorsque j’habitais à Trieste et que j’allais y passer les week-ends. Un petit cent kilomètres sur les routes d’Istrie, et on y était, dans un calme et une rusticité d’un autre temps. L’herbe y avait un frémissement plus libre, plus paisible. Le vent remuait la ramure du mûrier et les touffes de romarin avec plus de douceur. Les soirées y frôlaient le visage d’une caresse soyeuse.

La cuisinière à bois crépitait, chauffait murs et coeurs, faisait danser le couvercle de la vieille bouilloire de fer blanc, nous enveloppant de son odeur grisante. On vivait dans la cuisine par temps froid et sous la vigne en été, porte ouverte et volets fermés pour garder la fraîcheur dans les chambres à coucher, au nombre de deux. Un seul robinet d’eau courante – froide! – déservait les lieux, dans une minuscule pièce à l’arrière, où corps, fruits et légumes étaient lavés. Le pain de savon était grignoté la nuit par un rat discret et persévérant. Il devait faire des bulles en buvant et avoir une haleine de rose! Cette pièce servait aussi à entreposer, sur une vieille commode, pommes, oignons, aulx et pommes de terre. De l’unique petite fenêtre on ne voyait que la prairie fleurie et mouvante sous la brise tiède.

La toilette était à l’extérieur. Pas le genre d’endroit où on part avec un magazine! Le papier? Des feuilles de journaux coupées en rectangles, empalées sur un clou rouillé. Décidément pas le plus grand attrait de cette adorable casa vecia!

Casa vecia qui était déjà alors un anachronisme persistant. Car bien des prairies tout autour avaient été vendues et on y construisait du « moderne », du préfabriqué, rapide et sans charme, ce dernier étant remplacé par cette chose sans âme que l’on fait passer pour du confort. Mais en face de la route de terre et cailloux, on avait encore vue sur une étendue de genêts, buissons de thym, bosquets de genévriers dans lesquels s’insinuaient de délicieuses asperges sauvages au goût amer, ainsi que des vipères et des tiques…

Le jardinet était balisé par une multitude de vieilles casseroles de toutes tailles et couleurs devenues « pots » à herbes aromatiques ou géraniums. Une table recouverte d’une toile cirée s’y trouvait pendant toute la belle saison, et le moment venu on l’entourait de chaises aussi disparates que leurs occupants. Un joyeux vacarme régnait, la source de vin semblait intarissable, ainsi que l’abondance de bonne chère, ou les poissons frais que l’on cuisait sur le petit grill. La salade – rucola, radicchio, lattuga –  et fraises foisonnaient dans le potager, et nous apportions d’Italie l’huile d’olive, le parmesan, les cubes de bouillon Knorr aux porcini, comme tout ce qu’on ne trouvait pas sur place mais ne pouvait manquer sur une table où on veut manger come Dio commanda! Et si on savait où aller, on pouvait acheter chez un paysan un cuissot de jambon istrien dont le goût délicat accompagnerait les repas durant presque tout l’été, et dont l’os donnerait encore les derniers parfums subtils dans une minestra de bobici, soupe de maïs et avoine.

Les cosses des genêts explosaient, les cigales chantaient, une voisine passait et s’attardait, une dispute éclatait, et l’heure de la sieste, de la plage ou de se coucher ramenait le calme.

La nuit, dans un silence aussi net qu’un trou noir, on dormait écrasés sous trop de couvertures au crochet, dans une pièce qui sentait encore le flytox qu’on y avait pulvérisé pour supprimer les moustiques sanguinaires.

Maintenant, la casa vecia est toujours debout. Toutes les prairies avoisinantes ont été vendues. Plus d’horizon de fleurs sauvages, plus de route de terre. Asphalte et maisons tristement sans passé cernent ce petit îlot d’autrefois. Le mûrier et la vigne savent bien peu qu’ils vivent leurs dernières années. Et les voisins attendent la disparition de ce coup de poing dans l’oeil pour le remplacer par une autre prison au soleil.

Deux petites Rroms

Alors que je vivais à Turin, en 1986 un camp de Rroms korakane (musulmans originaires de Serbie) s’était installé à Borgaro Torinese, aux portes de la ville. Et parce que la population locale n’était pas exactement emballée, les autorités ont organisé une journée de rencontres.

Deux petites Rroms du camp de Borgaro Torinese dansent

J’avoue que j’ai toujours été attirée par les Tsiganes – après tout, ils sont un peu l’équivalent des Amérindiens dont on déplore tant la disparition et la mise en réserves des survivants – mais en même temps, je me tiens prudemment à l’écart. Quand je suis arrivée à Turin, il y en avait partout dans les rues. Surtout des femmes, avec un bébé dans les bras, psalmodiant: « Buona fortuna signora, buona fortuna », offrant une petite chiromancie standard et lucrative. Un jour de grande témérité je me suis laissée tenter. J’ai dû, pour commencer, mettre deux billets de 1.000 lires en croix dans la paume de ma main ouverte. D’un air navré ma Tsigane m’a annoncé que j’étais triste. Et que c’était parce que les morts me voulaient du mal. Mais ce n’était pas grave du tout car il suffisait que je lui confie ma bague en or et qu’elle irait la jeter dans un cimetière, après quoi tout rentrerait dans l’ordre. Tout en me décrivant son plan très ingénieux, elle tirait avec beaucoup de fermeté sur mon doigt pour le déplier et en faire glisser ladite bague, tandis que je le repliais avec autant de volonté pour ne pas avoir une bonne raison d’être vraiment triste! Ceci dit, je ne lui en ai pas vraiment voulu. D’autant plus que j’ai su garder ma bague. Elle m’a sifflé: « Tu cattiva donna! »

Je ne les connais pas bien, ne les comprends pas du tout, les crains parfois. Mais ce sont des tribus d’hommes et de femmes libres et quelque part, ça me fait les admirer. J’en ai approchés certains. J’ai même dansé avec un très beau Rrom en chemise de satin lilas à cette fête de Borgaro Torinese! Il y avait, à Aix en Provence un Gitan, que dans le plus grand secret de mon coeur, je surnommais « Oeil de poule ». Un de ses yeux avait la paupière inférieure qui restait à mi-chemin, comme chez une poule. Avec son petit groupe il venait chanter le soir dans un restaurant estudiantin dont j’étais la cliente assidue, et comme il avait remarqué que j’aimais ce morceau, il me souriait gentiment en chantant « Amor, amor, amor… ». Il ne draguait pas, il ne faisait que partager du bonheur avec moi. Nous venions de deux mondes étranges l’un pour l’autre, mais pendant qu’il chantait, on était dans le même.

Il y a eu aussi un épisode désagréable dans la vieille ville de Carcassone au cours duquel de jeunes Gitans nous ont encerclés, un copain et moi, pointant leurs couteaux. Leur raison: ils avaient mal interprété un hommage bruyant que ce copain avait fait à Sara la noire et se croyaient insultés. Et surtout, ils étaient très saouls. Pas drôle. Mais nous avons été sauvés par notre ami Irlandais, Peadar, accompagné d’Hyppolite, le chef de leur tribu. Avec calme, autorité, et sans menace aucune. Hyppolite était très gentil et doux. Et en dehors d’être le chef de la tribu, il ramassait les ordures, accroché à l’arrière du camion qui traversait la ville au lever du soleil.

Qui n’a pas, parmi ceux de ma génération, rêvé sur la musique de Django Reinhardt ou son cousin Schnukenack? Ma mère, l’initiatrice de bien des passions qui m’habitent encore, m’avait emmenée voir « J’ai même rencontré des Tsiganes heureux » d’Aleksander Petrovic en 1967. Nous avions adoré. Oui, ils étaient sales, bagarreurs, buveurs, mais quelle vitalité démesurée! Quelle musique! Et Bekim Fehmiu nous semblait bien bel homme malgré les plumes d’oies, le sang et la boue qui le recouvraient souvent… Ensemble aussi nous avons regardé « L’ange gardien » de Goran Paskalevic à la télévision plus de vingt ans plus tard. En Italie j’ai vu « Le temps des Gitans » du bel Emir Kusturica en ’88 et aux Etats-Unis, j’ai pu voir « Chat noir, chat blanc » du même Emir! Comment ne pas être fascinée par ces « gens du voyage » qui chantent et vivent à pleine joie malgré l’hostilité qui les encercle comme dans un enclos de méfiance? Malgré le souvenir des camps de Marzahn, de Jasenovac, de Himmler, de Josef Mengele…

Lors de cette fête de « socialisation » entre Rroms et Italiens, qui n’avait rien d’une fête folkorique pour touristes, mon ami Gigi et moi les avons vus et entendus s’amuser dans un joyeux désordre. Gigi s’est fait prédire un avenir qui n’est jamais arrivé mais qui l’a enchanté et lui a permis d’attendre que son avenir réel ne le rencontre. Nous avons dansé avec des Rroms à la peau brune, aux longs cheveux un peu ondulés, timides dans leurs habits bariolés de couleurs. Ils se hélaient et s’esclaffaient en voyant leurs amis ou parents dansant, eux aussi, avec des Italiens ou Italiennes. Ca sentait le mouton grillé, les braises de bois, les épices. Les enfants se poursuivaient, des chiens se jalousaient des os où les restes de viandes se mariaient avec la terre, des femmes allaitaient leur bébé, assises, la cigarette aux lèvres, le sourire dans les yeux. Et puis le soir il y a eu l’orchestre et les chants: trilles, violons, tambours, cithares, voix au timbre roucoulant et plaintif. Et ces deux fillettes qui ont eu envie de s’amuser sont montées sur la petite estrade et ont dansé avec la légèreté de deux flammèches, gracieuses et langoureuses, vibrant de leur liberté éternelle.