Et je pris la fuite comme un cheval fou

J’avais 18 ou 19 ans.

Et je ne me demandais rien du tout.

Que serait ma vie, me marierais-je ou pas, quel métier ferais-je ?… rien. Je vivais et c’était déjà en soi tout un programme. J’adorais lire – ah ! Les rois maudits ! -, rencontrer mes compagnons de classe, étudier (oui, c’est étrange, mais je « travaillais bien en classe »…). Le cinéma, le dessin, notre jardin, les chiens et chats – mon Pompon l’amour jamais oublié – caresser le dos des poules qui s’aplatissaient en écartant les ailes. La couture et psychanalyse de livres et films avec Lovely Brunette au jardin ou devant un bon thé à la cuisine. Le chocolat.

Un peu plus jeune je m’amusais à écouter les rêves d’amour de certaines de mes compagnes de pensionnat, qui me semblent avoir été plus organisées que moi : elles avaient déjà un fiancé, ou une idée assez précise de qui elles choisiraient lors du shopping aux maris : taille, couleur des yeux, hobbies et aspirations professionnelles étaient cochés dans les cases, ainsi que le nombre d’enfants souhaités et le quartier où elles s’en iraient vivre le mariage parfait avec la trouvaille idéale.

Avec la meilleure volonté du monde, je n’arrivais pas à entrer dans cette planification. Le mariage qu’on proposait alors m’apparaissait comme rester au pensionnat toute ma vie, avec une belle-mère me transformant d’une main de fer dans un gant d’acier en épouse convenable pour faire le bonheur de son fils, que ce soit avec la recette séculaire et familiale d’un bon rôti de bœuf aux carottes qu’en talquant et langeant les petits héritiers. J’allais devoir passer des dimanches en famille – bien coiffée et proprettement vêtue – et gérer la logistique d’anniversaires, baptêmes, communions et quelques funérailles, la mise en pli aussi impeccable que le sourire. Disparaître pour devenir l’éblouissante vestale de ma nouvelle famille dont je devrai porter le nom, en plus, alors que le mien m’allait si bien…

N’oublions quand même pas que Lovely Brunette n’avait rien de très conventionnel, et qu’en chœur nous faisions fi de bien des choses avec une joyeuse impertinence. Hélas si elle osait prendre des décisions anarchiques pour sa vie, pour la mienne elle avait si peur de se planter et qu’on le lui reproche qu’elle m’a quand même bien rogné les ailes à cette époque. Je sais qu’elle était écartelée entre instinct et logique, elle me connaissait mais elle savait aussi que vivre seule était un combat quotidien, et elle cherchait à me l’éviter. Comme on dit… de deux maux il faut choisir le moindre.

Moi, j’avais une idée de ce que devrait être le début de ma vie, qui me donnerait envie de prendre telle ou telle direction. Je rêvais d’habiter Bruxelles en partageant l’appartement d’une ou deux amies –  une amie Italienne vivait ce rêve merveilleux et m’avait reçue pour une nuit dans ce petit appartement en co-location avec une autre. Oh qu’elles me paraissaient vivantes et modernes ! Elles revenaient de chez l’esthéticienne et se plaignaient de dragueurs collants au travail, de leur jambes piquetées de rouge après l’épilation à la cire. Ça c’était l’indépendance, c’étaient des préoccupations simples et personnelles, des trucs de filles sans poids et accompagnant à merveille l’entrée dans la vie active. Avec ce départ en douceur oui, un jour j’aurais rencontré quelque part un garçon avec lequel j’aurai bien envisagé aller de l’avant pour le meilleur et le pire, mais d’ici là, avoir des plans enlevait tout le charme de l’inattendu.

Ce fut, bien sûr et hélas, autre chose qui arriva : je me suis mariée parce que ça fut la seule porte de sortie – Lovely Brunette avait des sueurs froides en m’imaginant seule à Bruxelles et entourée de tentations abominables dont elle serait tenue pour responsable en cas de scandale planétaire -, et j’ai dû renoncer à ma fièvre de l’indépendance. Il y avait sans doute d’autres choix, mais j’imagine que ça n’aurait été qu’un autre mari, plus grand ou plus petit, avec un autre boulot et d’autres parents. Je ne coupais pas à la case mariage qui était établie comme la case départ. Avant le mariage, on était une gamine sans utilité, ensuite le monde s’ouvrait sous la tutelle d’un époux qui n’en savait pas plus que nous…

Et c’est ainsi que soit on se fait à ce qui arrive, soit on fait arriver ce qu’on veut en ruant dans les brancards des quatre fers, crachant le mors et secouant la crinière. Et en courant comme un cheval fou.

La photo est de Nutan ( https://www.nutan.ie/), avant qu’il ne s’appelle Nutan…

16 réflexions sur “Et je pris la fuite comme un cheval fou

  1. Jean-François Foulon dit :

    Un beau texte très lucide.

  2. Coucou ! Tu écris très bien ! Tu décris parfaitement ce passage vers l’âge adulte, où l’on quitte son lit trop petit pour le vaste monde.

  3. AlainX dit :

    Bien souvent le rêve de l’indépendance reste à l’état de rêve. Mais c’est très bien qu’il existe, l’important est qu’il permette au cheval de devenir fou de vivre vraiment !

  4. Adrienne dit :

    c’est tellement vrai que l’indépendance je ne l’ai acquise qu’après la séparation d’avec mon mari… sa tutelle et son contrôle total étaient encore pires qu’avec mes parents, et pourtant je les acceptais (c’est bien un comble :-))

  5. claudecolson dit :

    Gardons au moins quelque part l’esprit rebelle ! 😉

  6. Dédé dit :

    On ne peut pas enfermer un cheval fougueux. A un moment, il rue et s’échappe. Pour enfin galoper en toute liberté. Ce que tu as fait… Bises alpines.

  7. Angedra dit :

    c était une époque où malheureusement pour beaucoup de femmes le mariage semblait proposer la liberté… mirage pour certaines qui se sentaient au contraire prises au piège.
    Heureusement aujourd’hui les femmes sont libres de choisir d autres façons de trouver leur liberté.

    Tu as su abattre les murs pour pouvoir courir vers tes rêves. Un bel exemple de femme qui sait ce qui est le plus important pour elle.

    • Mais je me suis cassé la figure quelques fois en courant aussi vite :D. Ceci dit, pas de regrets, j’ai fini par retrouver un trot agréable, on fait sa vie avec ce qui se présente, le tout c’est de rester honnête avec soi…

  8. Françoise dit :

    Je pense que beaucoup de jeunes filles se sont résolues à agir ainsi, pour ensuite prendre la fuite ! 🙂

    Joli récit, Edmée, un plaisir de te relire.

    Françoise → J’ai envie

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