Ma tante X était une femme charmante et bonne comme le pain. Toujours affolée comme une poule – d’ailleurs mère poule étouffante pour ses enfants – elle veillait au bien de tous avec une telle vigueur qu’il ne restait rien pour elle. Elle avait oublié qu’elle existait. Son corps avait perdu toute forme, le maquillage avait perdu le chemin de ses traits, sa chevelure avait perdu grâce et liberté. Ses enfants étaient un peu mal à l’aise de ce manque de féminité, à côté des autres mamans et tantes sanglées dans de beaux tailleurs cintrés, vestes de fourrure, permanentes audacieuses et la mine heureuse des femmes qui existent.
Non, elle, ma tante X, elle n’était qu’empressement anxieux à prendre soin, prendre soin et prendre soin des autres. On n’aurait même pas pu l’imaginer jeune et jolie, coquette, flirteuse, espiègle, légère de corps et d’esprit.
Pourtant, ma mère me disait que durant la guerre, déjà veuve, ma tante X était retournée habiter chez sa mère et sortait le soir par la fenêtre pour aller aux bals de la croix rouge avec les Américains. Qu’elle adorait danser et était belle et pétillante. Ma cousine et moi riions, incrédules, à cette évocation cocasse.
Comment X la primesautière d’autrefois avait-elle pu devenir ma tante X, le devoir avec le sourire incarné ?
X était une jolie petite fille en chapeau cloche et au visage pensif, aux belles pommettes pâles, aux cheveux blonds. Elle avait grandi sans père, parce qu’il était mort en 14-18, lui laissant une fierté guerrière qui lui faisait expliquer à mon père, son jeune cousin, que son papa était mort au champ de bataille. Mon père était alors bien petit et se demandait pensivement si le champ de bataille était entouré de barrières, haies ou barbelés… Toujours la plus grande de sa classe, ce qui fait qu’on la repère facilement sur toutes les photos. C’est la grande du fond. Avec ce visage à l’expression rêveuse, une Cate Blanchet un peu féérique.

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L’amour de sa vie vint durant la seconde guerre mondiale sous la forme d’un jeune homme de bonne famille mais un peu voyou, hors-la-loi, canaille. Ses photos montrent quelqu’un qui sait plaire aux femmes, que l’on ne floue pas facilement, dont le charme fait scintiller regards et sourires. La jeune X rayonnait de tout son bonheur, de tout son amour. Et il est mort tragiquement après six mois de tête à tête émerveillé, dans des circonstances particulièrement traumatisantes. Les guerres ne furent pas généreuses avec X.
Nous ne savons rien de sa douleur car elle n’en a jamais parlé. Et au bout d’un moment, elle trompa son chagrin en enjambant la fenêtre de la maison maternelle pour aller se griser d’un peu de vie, de cocktails et d’insouciance avec les Américains aux bals de la Croix rouge.
Et puis la société d’alors n’aimait pas les veuves. Elles étaient mieux respectées que les divorcées, mais enfin… elles avaient connu l’homme, n’est-ce pas, et ne pouvaient donc que représenter une menace effroyable pour les hommes des autres. Plus vite elle en aurait un pour elle, et plus vite les autres pourraient baisser la garde et l’inviter à nouveau dans les maisons convenables. Et c’est ainsi qu’avec la complicité de relations dont l’apostolat était le maintien de la société telle qu’elles la connaissaient, on lui présenta un veuf plus âgé qui avait deux enfants, et n’avait pas plus envie qu’elle de se remarier. Mais la campagne publicitaire fut apparemment bien menée : jolie jeune femme veuve très tôt, pas d’enfant, bonne famille, parfaite maîtresse de maison….
Et ils se sont mariés. Elle qui certainement ne pouvait oublier sa canaille de jeune mari, et lui, veuf d’une part, mais qui surtout n’avait jamais oublié une première fiancée qui l’avait – et c’est assez rare pour qu’on le signale – pratiquement abandonné sur les marches de l’église juste avant le mariage.
Chacun a épousé le remplacement d’un rêve. Chacun a fait de son mieux, loyalement. Chacun a été triste et amer, sans rien pouvoir reprocher à l’autre si ce n’était de ne pas en être un autre encore. Elle a abandonné tout ce qui avait fait partie de cette courte mais heureuse romance d’autrefois avec un aimable coquin, et s’est dissimulée dans un corps épaissi et sans formes, prenant les poussières de manière obsessive, prévenant le moindre désir au point de faire craindre de désirer quoi que ce soit. Son second mari est mort assez vite et c’est alors que je l’ai connue, éperdue de vouloir bien faire et faisant trop, agaçant enfants et famille.
La jolie grande blonde au visage intense et au rire qui montait si facilement n’a pas pu survivre.
Ma cousine et moi regardons ses photos de jeune fille, de petite fille, et rencontrons enfin cette femme qui a combattu – mal mais sans jamais se décourager – et qui sans doute, quelque part, a surtout joué de malchance.
Je t’aimais bien, tante X, et je t’aime encore mieux maintenant !