Que fais-tu comme études ?

Je me souviens de cette phrase « entrée en matière » qui permettait de se parler entre garçons et filles sans sembler futile, superficielle, cruche ou benêt. En général, la réponse nous intéressait vraiment peu (moi, en tout cas, ça me barbait pour tout dire…), mais permettait au garçon de pérorer d’un air assuré sur ce qu’il étudiait, voulait faire, devenir, et il devenait en tout cas principalement rasoir, car lui non plus n’avait pas de réelle conversation, et à cette époque que mai 68 n’avait fait qu’effleurer dans nos provinces, tout badinage profane était risqué. Sulfureux. Attention à ne pas se faire compromettre, donc éviter les compliments ou les quand tu sors, tu vas où ? Donc le malheureux s’emballait sur ce terrain sans embûches qui le mettait en valeur, démontrait qu’il était un bon garçon bien élevé marchant au pas. La jeune fille était supposée béer d’admiration et tenue de tout mémoriser, car bientôt, maman lui demanderait ce que comptait faire, « dans la vie » ce jeune homme avec qui elle avait dansé au moins deux fois, la maman de la petite machin-chose aussi présente le lui avait dit chez le coiffeur et on le décrivait comme un bon parti.

Il fallait danser et parler avec des valeurs sûres. Quand je dis parler, c’était se taire, écouter, et, quand on nous le demanderait, dire comme si ça ne comptait pas, qu’on faisait Arts Déco par exemple. Ce qui était mon cas. Un passe-temps avant d’avoir attrapé un mari (au lasso, au charme, au chantage… comme il vous plaira). Un diplôme à mettre au tiroir dès le mariage, pas le tiroir des livres de recettes quand même, mais peut-être celui avec le certificat de baptême et de communion. J’ai parfois eu mon interro privée, par un pédant dans les bras duquel je dansais, aaaaaaah que pensez-vous de James Ensoooooor ?

C’était horrible.

À l’alliée blogueuse qui m’a si gentiment offert « La femme gelée » d’Annie Ernaux, je dois d’en être certaine à présent : je n’étais pas la seule jeune fille monstrueuse en circulation, qui trouvait le parcours imposé aussi réjouissant qu’une longue agonie sous le regard satisfait d’une famille agrandie et vigilante.

Je savais que mon « salut » – c à d quitter la case jeune fille oisive et inutile pour me placer sur la case jeune épousée dédiée à la progression spectaculaire de l’époux – ne m’arriverait que par une demande en mariage, et que je ne ferais que changer de case et de cage : j’allais quitter celle régentée par mon clan pour entrer dans celle sur laquelle régnerait un « boutons-lunettes » comme les appelait Lovely Brunette, un jeune homme pâle avec des cheveux plats (et gras, tant qu’on y est…), au visage piqueté d’acné, avec des lunettes à monture Woody Allen. Ou alors le jeune play-boy en vogue, un peu décoiffé (avec art), bronzé à Chamonix ou sur l’île de Ré, le pull en shetland jeté sur les épaules, me regardant avec un abominable « t’en as de la chance, toi, de m’avoir épousé moi, le jeune Trucmuche plein aux as et si beau gosse qui n’avait que l’embarras du choix » déformant le sourire. Je n’avais envie ni de bouton-lunettes ni du jeune Trucmuche, ni de devoir appeler sa mère maman, de faire ses recettes à elle – toujours un peu moins réussies, ça va de soi -, d’avoir une belle-sœur moche ou prétentieuse, voire deux, de recevoir les perles de Mme Trucmuche mère pour mon premier rejeton mâle.

Je n’avais pas envie de parler de mes études, qui n’étaient que mes études, et pas une passion folle. Je n’avais pas de passions folles à cet âge, à part peut-être le tube de l’été et la tarte au sucre. J’avais besoin de m’intéresser à l’esprit d’un garçon, d’en être attirée le cas échéant, de rire éperdument avec lui, de sottises de préférence, et pas de m’ennuyer à l’entendre de me dire sur l’autoroute « et tu te souviens de comment on appelle ce passage ? Non ? Une trouée, je te l’ai déjà dit cent fois, une trouée ! » (dixit le prétendant architecte) ou une clause de droit civil (le comptable).

Oh, pour changer de case, je l’ai fait, j’ai dû faire le tour de l’échiquier et recommencer. Les cages, j’y suis entrée et m’en suis envolée. Ça ne m’a pas amusée, non, mais c’eut été pire de supporter et de laisser ma vie s’évaporer ainsi, me balançant sur un perchoir devant une fenêtre donnant sur un jardin où tous les oiseaux libres m’appelaient, m’expliquant que c’était peut-être plus dur de guetter les lombrics et moucherons au lieu de picorer dans une mangeoire, mais que la tête ne me tournerait plus à force de jouer les demoiselles sur la ba-lan-çoire, ivre d’ennui.

Je n’étais pas contre les hommes, encore moins tout contre (merci Sacha), et l’idée de passer ma vie aux côtés de l’un d’entre eux (qui à l’époque était un tout jeune homme…) ne m’épouvantait pas, si ce l’un d’entre eux m’avait inspirée. Mais c’était le parcours fléché de mon avenir qui ne me plaisait pas. Il fallait rencontrer et intéresser un jeune homme ayant fait les bonnes études et provenant du bon cercle social, et me préparer à franchir toutes les cases dans le bon ordre, sans bien sûr me retrouver en prison, interdite de participer aux trois prochains tours, ou à la case départ. Pour ce faire, que de choses peu attirantes à entreprendre, et les rares visites à des beaux-parents potentiels m’avaient fichu le bourdon. Oui.

Car… et l’amour, où était-il ? Pas dans ces jeunes gens, en tout cas. Où résidait l’amour dans le fait que bien que A m’aurait fait rire plus souvent ce serait peut-être B qui lui, s’intéresserait à moi et me présenterait à sa tribu, et que bien qu’il ne soit pas abominable, le pauvre B, je penserais toujours qu’avec A, ma foi…

Un de perdu, dix de retrouvés, disait-on, et ça semblait être sinistrement vrai. Hommes et femmes étaient interchangeables, tout se valait. Il suffisait d’être un bon parti et une bonne petite bien élevée.

Moi j’en voulais un que personne ne remplacerait. L’unique.

Je ne voulais pas un mari, mais un amour. Qui me ferait rire et m’aimerait comme je l’aimerais. Même s’il n’avait pas fait d’études ! Que c’était donc soporifique, cette conversation qui commençait par et tu fais quoi, comme études ?

 

Les vers à bois

La naissance des réseaux sociaux a aussi aboli la plus élémentaire des politesses pour certains. Je sais bien qu’ils sont « sociaux », ces réseaux et en principe, très souvent et exclusivement, là pour se tisser un filet, comme une belle toile d’araignées avec des points de connexion lumineux. Le but étant d’avoir des milliers de contacts que l’on baptise du nom d’amis pour faire moins intéressés. Certains même les croient amis, et s’indignent publiquement quand l’autre met fin « à leur belle amitié » sans qu’ils en comprennent la raison. On va jusqu’à tester le dévouement (proclamé car pour le mettre à l’épreuve, faudra voir…) avec des panneaux pièges qui circulent du genre « si je sonne chez toi à 3 heures du matin en larmes et en haillons, m’ouvriras-tu ta porte ? ». Les oui enthousiastes cliquent et cliquètent, avec des commentaires braves qui confirment qu’une amitié vraie est justement celle-là.

Bien sûr quand l’ami habite à l’autre côté du monde, on risque peu à se montrer intrépide, mais je connais de ces amis lointains qui ont cherché à utiliser leurs nouveaux amis de réseau comme point de chute « je viens justement en France, et n’y connais personne, pourrais-tu m’héberger ? ». Oui, je connais ça. Ou d’autres « petits services à demander »…

Les brouteurs, finalement, ils sont l’attraction amusante si on n’est pas tombé, en mal d’amour, dans leurs griffes : j’ai eu quelques bons fous-rires grâce à eux, surtout quand un intrépide a remonté le fil de toutes mes amies pour leur raconter, à toutes comme à moi, qu’il « m’avait rencontrée à une soirée chez Gladys » et s’embrouillait au fil de la journée à cause du décalage horaire : il disait bonsoir au petit matin alors qu’il prétendait habiter dans la banlieue parisienne, et son orthographe changeait quand la relève était assurée par un autre brouteur moins lettré qui reprenait la partition au vol. On a bien ri, et encore plus quand on a l’a toutes bloqué en même temps et imaginions sa tête stupéfaite en constatant la fuite de son cheptel tout entier !

Mais une chose que je ne supporte pas, vraiment pas, ce sont les vers à bois. Ceux et celles qui se font « amis » dans le but de chercher dans vos contacts, ceux qui pourraient leur servir. Les faire accéder à un groupe particulier. Il n’y a jamais la moindre justification à la demande d’amitié, on vous a croisé trois secondes (quand on vous a croisé…), on sait que vous êtes ami de… et ça suffit. On vous demande et vous n’avez rien qui vous permette de comprendre pourquoi on vous a « sélectionné » comme le Reader’s Digest. J’admets que j’en ai accepté, me disant qu’il n’y avait pas de mal, sauf qu’en fin de compte ces nouveaux amis passaient notre première journée d’amitié sincère à grimper dans ma liste d’amis pour voir qui pourrait leur servir. Pendant ce temps, ils ne tarissaient pas d’éloges extravagants, tout ce que j’avais publié était superbe, magnifique, divin. C’est aussi leur méthode pour attirer l’attention de mes contacts, qu’ils se mettaient à renifler et louanger avec flagornerie. Et puis comme je ne laisse pas publier sur mon mur, on me bombardait de messages personnels que j’étais supposée partager en chantant La Madelon à tue-tête. Sans un mot gentil, sans un remerciement pour peut-être l’avoir fait. Non. C’est « regarde ce que JE fais, c’est beau hein ? Tes amis seront ravis si tu partages, leur vie en sera illuminée ». Il n’y a aucune amitié ni même sympathie dans la plupart de ces manœuvres, juste parfois des tentatives d’intéresser quelqu’un de force, d’exister à ses yeux, ou surtout de trouver dans ses contacts quelqu’un qui va se laisser capturer. Soyez mon ami, ouvrez-moi la galerie où je vais trouver les vôtres, et puis les leurs, et puis, et puis…

Bien entendu, mes connaissances sont à même de se dépêtrer de la situation, qui n’est pas tragique en tout cas. Mais le comportement du ver à bois dénote d’une déviance de ce qui autrefois s’appelait « faire connaissance ». Et un manque de respect.

Je ne suis pas un contact. Je ne suis pas un relais utilitaire. Je suis une personne. Et en principe, qui m’aime me suit déjà. Qui ne m’aime pas m’évite, et c’est bien comme ça. Et je ne comptabilise pas mes « amis ». D’ailleurs j’en supprime beaucoup le jour de leur anniversaire : si je me demande « qui c’est c’t’ami-là ? » je le supprime. Ça fait propre …

Je ne souhaite pas cracher dans la soupe, j’utilise les réseaux, et j’y trouve ce que j’y cherche. Je n’y suis pas parce qu’il faut bien, même si j’y suis venue dans des buts de promotion, de mon blog et de ce que j’écris… Il y a aussi plein d’autres choses qui font que j’en use volontiers ! J’y ai fait de belles rencontres ; dans le spider web il y a des êtres humains, vivants, gentils, charmants, amusants, qui ne sont jamais des contacts mais des connaissances, qui deviennent parfois des gens que l’on voit et revoit, qui comptent vraiment, que l’on rencontre pour de vrai et qu’on quitte avec le sourire. Mais je n’ai jamais fait de demande « d’amitié » à quelqu’un que je ne connaissais pas ou avais vu en courant d’air pour voir si par hasard il pourrait me servir, à moins qu’il ne se soit passé quelque chose qui justifie cette demande d’amitié.

Et je me souviens qu’autrefois il fallait « montrer patte blanche » pour être accepté dans un cercle social, et ça n’avait rien de ridicule. Pour autant que la patte blanche ne sanctionne pas l’appartenance sociale, raciale, ou les moyens financiers, je trouve qu’engager la responsabilité de celui qui présente quelqu’un à quelqu’un est logique.

Les monstres à deux têtes

Monstres… réels ou malheureusement évadés de cette prison imaginaire qui dit que différent c’est monstrueux.

Sans sombrer dans les excès des téléfilms américains ou la psychanalyse simplette de certains romans (vous savez… le/la psychopathe qui sévit en constellant l’écran ou les pages d’éclaboussures de sang et de cervelle, pour qu’à la fin l’auteur ou le scénariste n’ait d’autre issue que de le/la faire descendre par un flic zélé et presque mort lui-même, ou l’interner dans un hôpital psychiatrique, des fois que son évasion pourrait donner le point de départ d’un nouveau best-seller ou block-buster… Le retour, quoi ), bref, sans plonger dans ces abimes, il y a des désastres plus ordinaires et discrets qui se déroulent à portée de regard. Et qui parfois aussi mènent à la mort par voie rapide : le meurtre ou le suicide.

Je pense à ceux qui sont nés dans le « mauvais corps », et qui ne pourront pas se résoudre à faire admettre la chose par leur entourage. Je pense à ceux qui sont attirés par leur propre sexe et sont eux aussi dans l’impossibilité d’en parler pour le faire accepter. Et tant d’autres situations engendrées par les règles, religieuses, sociales, traditionnelles, familiales. Toutes celles qui imposent une double vie secrète, absolument secrète. Parfois c’est tout simplement une double vie affective, un conjoint de fait et l’autre de cœur, menant parfois jusqu’à une double famille. Il y a ceux qui ont perdu leur travail ou n’en ont pas retrouvé, et font semblant au prix d’épuisants stratagèmes, aussi longtemps que c’est possible, après quoi c’est le drame. Quelle tristesse, la vie durant avec deux têtes, quand la bonne suffirait pour respirer l’air pur de la joie de vivre.

Et il ne faudrait pas oublier ceux dont la perversion, quelle qu’elle soit, les fait se sentir de vrais loups-garous, fuyant la horde qui les traque. Il arrive même que ces « malheureux » sèment des cailloux comme le petit Poucet pour qu’enfin on les démasque, arrêtant leur souffrance et leur honte. Ceux qui ont la pulsion et la curiosité de faire souffrir, de voir saigner, d’entendre hurler…

Tous ces gens existent. Un jour hélas le mécanisme du secret grippe. Quelqu’un sait, comprend, devine. Alors soit ça se passe « bien », soit c’est l’instant terrible qui fait tout basculer. L’instinct de survie parle fort et immédiatement, empêche un raisonnement clair, et il faut tuer pour continuer cette exténuante double vie qui n’a aucun sens.

Je suis toujours étonnée quand la famille et les amis témoignent, en toute sincérité, du fait que ce qu’on reproche à l’accusé est absurde, que c’est un doux, qui ne ferait pas de mal à une mouche, toujours serviable, proche de sa maman, ayant pleuré à la mort de son chien, le chapelet dans la poche… Ils disent la vérité, bien sûr : ils ont vu le leur, et pas l’autre. Je me souviens d’une image au procès de Jeffrey Dahmer, le terrible regard échangé entre lui et son père, abasourdi pour l’un, honteux pour l’autre. Jeffrey a eu la chance d’être assassiné en prison, lui qui avait demandé la peine de mort sans l’obtenir. Et si bien entendu on a le cœur broyé en pensant aux victimes et leurs familles, comment ne pas s’émouvoir pour lui… et sa famille ?

Et l’envie de tuer est si naturelle que c’est tabou. Tu ne tueras point. J’ai un jour griffé quelqu’un qui me persécutait depuis plusieurs jours. Je lui ai brusquement griffé l’avant-bras. Il venait de franchir une limite et je n’ai pas réfléchi mais agi, scratch, j’ai enfoncé mes ongles et ai tiré vers moi, une seule fois mais bien profond, de beaux sillons bien labourés. Et je me souviens que c’était monté de loin à l’intérieur, et que c’était l’envie de tuer. Il n’en est pas mort (mais que ça m’a fait plaisir, mais plaisir, de voir qu’il avait ensuite un gros bras rouge pendant des jours, et qu’il avait été obligé de dire que c’était un chat… ). Cette envie n’est pas loin, même si elle monte rarement (on ne s’en plaindra pas !). Et la mise à jour d’un honteux secret doit la faire jaillir. Tant qu’on n’a que ses ongles, ce ne sera pas trop grave…

Quand c’est la faute à personne…

« La faute ». Dès que quelque chose arrive qui chamboule la routine, eh bien pour se sentir mieux on cherche un coupable sur qui lancer des pierres. Comme si on avait  vraiment moins mal en faisant mal ailleurs…

Un enfant tombe dans l’escalier chez lui, c’est sa faute, il n’a pas fait attention. Mais s’il tombe dans l’escalier à l’école, youpie, c’est la faute d’un autre qui l’a poussé ou d’une marche pas réparée, mais plus la sienne. Certainement pas la sienne. Ou simplement, comme on le disait sans trop d’émoi autrefois… il est tombé. Et que ce soit une chute grave ou pas, la constatation est la même. Il n’y a pas de faute, pas de coupable, il est tombé, c’est un accident.

Quand petits nous nous cassions la figure en prenant les roues de nos bicyclettes dans les rails du tram, nous savions très bien que nous n’avions pas fait attention, c’est tout. Ou que nous avions glissé. On pouvait faire une chute grave, avoir une jambe cassée, mais nos parents s’en prenaient à pas de chance et fais donc attention ! Maintenant on demande des dédommagements à la ville parce qu’il y avait un pavé déchaussé qui, naturellement, a causé l’accident tout seul.

Bien sûr, il y a les chasseurs professionnels de qui va payer, on le sait. Mais il y a aussi les chasseurs de qui va souffrir autant que moi ?

La société est aussi le coupable idéal des tragédies qui ont pourtant couvé sous les yeux de tous. Ces jeunes à la dérive, survivant plus que vivant mais s’affirmant trop bien pour rentrer à la maison, cherchant ici et là des boulots, du moins c’est ce qu’ils disent. Et c’est peut-être ce qu’ils croient mais ce n’est pas la recherche de qui veut en trouver, plutôt celle de qui se dit « s’il y a une place en trop on me la donnera peut-être pour voir ». Et quand la mort vient les faucher trop tôt, laissant tout le monde pétrifié – même si souvent on ne faisait rien d’autre que craindre cette terrible nouvelle – c’est la faute de la société, qui ne leur a pas donné de travail, ne les a pas aidés. Alors que ceux-là même qui poussent ces cris ont, eux aussi, été incapables d’aider dans ces cas-précis. Parce qu’ils ne trouvaient pas l’approche, ou qu’on ne voulait pas de leur aide. Alors le poids de cette incapacité fait qu’ils désignent un autre responsable, anonyme, la société.

Comme si on n’avait jamais entendu ou connu de gens qui, effectivement, ne gardent aucun de leurs boulots, n’entretiennent pas leurs logements, ne peuvent être fidèles à un budget, font fuir leurs compagnons de vie les uns après les autres. Oh, on s’accorde à les trouver très gentils, souriants, polis, etc etc… Pourquoi ne le seraient-ils pas ? Est-ce que le désordre dans la vie n’est que le fait des gens « méchants et grognons » ?

Pourquoi ne peut-on accepter une simple évidence, à savoir que tout le monde ne naît pas avec le même rêve, les mêmes outils, le même désir ou besoin de contacts sociaux ? Le même souhait d’une « longue vie bien remplie » ? La même idée, d’ailleurs, de ce qu’est une  « vie bien remplie »…  Et « longue » pour certains peut résonner comme interminable.

Autrefois il y avait les hommes des bois, ces asociaux qui n’apparaissaient que pour troquer et acheter ou vendre, s’offrir une cuite en ville, revoir des connaissances aimées, et puis repartir. Ou ils étaient saisonniers, itinérants, et on ne savait ce qu’ils faisaient entre deux passages. Ils vivaient avec les ours, les loups, des chèvres ou seuls. Ils devenaient marins, pirates, mercenaires. Ce qu’ils pouvaient, et aussi parfois ce qu’ils aimaient. On savait qu’un jour on ne les verrait plus. Mais qu’ils avaient la vie qu’ils voulaient, celle qu’ils pouvaient vivre sans s’y sentir trop mal.

Ce n’était en rien la faute de la société. Pas plus que la vie de Mandrin ne le fut. Ou du Caravage.

Certains se sentent libres même en se soumettant à des contraintes d’encadrement, d’autres y dépérissent, lentement étouffés dans des soubresauts de vie-éclair. Ce n’est la « faute »  ni des uns ni des autres. C’est leur nature. Et contraints de vivre une vie qui les blesse de toutes parts, ils dépérissent à leur manière.

Le loup et le chien - Henry Morin 1873-1961

Le loup et le chien – Henry Morin 1873-1961

Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
« Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.
– Mais encore ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor
.(La Fontaine bien sûr)

Mais nous savons tous qu’il y a chien et chien, collier et collier, et loup et loup. Il y a les chiens soumis et serviles, et les délicieux compagnons qui, collier ou pas, niche ou pas, font ce qu’ils veulent et ont le monde entier dans un jardin. Et sur le lit. Tout comme il y a des loups solitaires et faméliques s’ils ne suivent pas leur alpha  tout-puissant.

Et quand survient le déchirement d’une mort dont on a toujours craint l’annonce, les vraies  victimes désormais seront ceux qui chercheront en vain et sans cesse la faute, celles qu’ils ont faite sans le savoir et qu’ils accuseront la société d’avoir faite. Car un jour ils se seront fâchés, auront fermé la porte, auront crié, auront dit « ne reviens plus ! » et se demanderont à jamais si tout aurait été différent si, ce jour-là…

 

Si on pouvait les museler…

… et les menotter, ces prédicateurs fous qui rôdent sur les réseaux sociaux, y démontrant à leur insu qu’ils n’ont rien à dire et en plus… le “disent” quand même…

Silence 2

C’est la foire aux rassembleurs de ceux qui “pensent comme eux”, avec de glorieuses fautes d’orthographe, de syntaxe et une panoplie haineuse de mots grossiers. Leurs idées (enfin… c’est un grand mot pour ce qui tient plus du borborygme mental) sont éructées ici et là avec de brillantes injonctions telles que “on verra qui aura le courage de partager ça”, “si vous n’êtes pas un lâche, publiez ceci, MOI, je le fais!”. A croire que l’on risque le peloton d’exécution et que seuls les plus braves d’entre les braves osent affirmer qu’ils aiment les animaux, sont indignés des décisions de leur gouvernement, sont contre les pédophiles ou aiment les handicapés et trouvent que cette photo (truquée ou scandaleusement mal utilisée) d’un enfant brûlé ou difforme méritent cent millions de “clic” pour lui prouver qu’on l’aime, cet enfant!

S’ajoutent à ces solitaires perturbés qui se croient à la tête d’une armée de gens comme eux qui enfin sont ravis de se rassembler derrière un leader génial qui n’a pas peur des mots… les sites de fausses nouvelles. Déjà que les sites officiels regorgent de nouvelles non vérifiées et interprétées sous leur angle le plus sensationnel et improbable, voici qu’on a ce qui est supposé nous détendre et n’ajoute qu’à la confusion.

Et les sites de soi-disant vie naturelle, santé et trucs de grands-mères, selon lesquels on peut tout nettoyer, de son colon à son grenier, avec un demi-citron et émerveiller nos amis avec des décorations de Noël faites avec des cotons-tiges et des vieux bigoudis qui éblouiraient les plus sophistiqués d’ici-bas. Pour trois fois rien. Heureusement que ce blog merveilleux existe, quelle mauvaise figure nous aurions faite autrement, que d’argent gaspillé…

Quant aux “nouvelles études scientifiques américaines” financées par des fous sans aucun doute – si elles existent vraiment -, on apprend en exclusivité que les plantes sont polyglottes, que traverser l’équateur en avion augmente la résistance à la maladie de la vache folle, et que les chiens savent lire mais sont dyslexiques.

Il s’agit vraiment bel et bien d’un network dans lequel certains disparaissent avec âme et bagages, happés dans un labyrinthe d’amitiés sorties de rien, de manipulations ridicules, de maladies de compteurs de “clics”, et y perdent tout bon sens, saoulés par cette abondance d’images et défis.

J’y suis beaucoup moi-même, et y ai des “amis” de réseau (littéraire, artistique, ou sympathie) et des amis vrais de vrais et 100% DOC. Certains ont franchi le niveau “de réseau” et ont été rencontrés dans un bel échange de sourires véritables. C’est un moyen de contact magnifique.

Mais ciel… ce serait si bien que ceux qui n’ont rien à dire le fassent et mettent à profit ce temps libre pour… prendre des leçons d’orthographe, pour commencer. Ensuite peut-être une tentative de vraie vie sociale…

Mais… une chose à la fois!

Les menottes et le baillon feront l’affaire dans un premier temps…

Charles l’avait bien dit…

Dans mon second roman, « De l’autre côté de la rivière, Sibylla… », je mentionne le livre « Mariages » de Charles Plisnier, Livre écrit en 1936 et acheté par mes arrière-grands-parents paternels, il se trouvait dans la bibliothèque parmi les œuvres que « j’étais trop jeune pour comprendre ». Il n’en fallait pas plus pour que je le lise. Et ne comprenne rien à l’époque, c’est vrai. 

Mais en le relisant à présent  – occasion de découvrir qu’il est, par ailleurs, très bien écrit  – je revois tout ce qu’alors je n’ai pas dû saisir mais sentais déjà. Le livre fit scandale. Il dérangeait. Parce qu’il dépeignait une réalité qui d’ailleurs n’a pas changé : le mariage, nécessité pour l’ascension sociale, ou plus simplement encore, pour l’accès à la vie sociale.

Le baiser de l'hymen

Le baiser de l’hymen

Fabienne, gâtée et aimée par son père, veuf, veut se marier. C’est tout. Elle veut se marier. Elle pourrait, financièrement, se permettre de ne pas le faire. Mais elle veut un mari. Elle a été amoureuse autrefois, pour découvrir que l’élu était marié. A 22 ans la voici sans illusions. Elle a eu quelques fiancés qui ne représentent que des déceptions de tactique et non pas sentimentales. Elle sait que l’amour et le mariage sont deux choses bien différentes. Le dernier fiancé en date lui est infidèle. Elle est vexée mais pas abattue, cependant elle entend se débarrasser du félon. Son oncle, à qui elle annonce son intention de rupture, lui réplique que le fait que le fiancé récalcitrant ait une liaison ne la regarde pas. Et que d’ailleurs elle doit avoir l’élégance de ne pas s’en occuper. Je ne parle pas du moyen-âge, mais de 1936. On faisait une évidente scission entre le mariage et le sentimental. Il lui faut par conséquent rompre pour une autre raison officielle, qu’ils mettent au point, son oncle et elle.

Et ils planifient donc son mariage avec un jeune homme qui a tout à gagner en tombant dans le panneau : elle se marie pour être enfin une femme mariée, et lui pour accéder à un confort social et financier qu’il n’atteindrait pas par ses seuls efforts. Chacun a son intérêt. Ils ne sont pas des monstres, n’ont aucune méchanceté à ce début de leurs vies. Ils souscrivent simplement au tracé que la société dessine pour eux, et y cherchent leurs avantages.

Quant à sa cousine Marcelle, elle aussi se marie parce que c’est la chose à faire et que la fortune familiale a fondu. Son père l’a affectueusement avertie qu’il lui faudra prendre soin d’elle. Elle aussi garde dans le cœur le souvenir d’un désir naissant pour un autre jeune homme disparu, et choisit, parmi ses prétendants, celui qui lui semble le plus acceptable comme mari. Elle espère bien que l’image de son premier amour s’estompera dans la réalité d’une existence conjugale.

Bien que l’auteur, notre cher Charles à la plume bien trempée, précise que désormais (entre les deux guerres…) les jeunes filles ne sont plus aussi ignorantes des secrets du lit que ne l’étaient leurs mères, on comprend que pour les deux cousines, ce qu’elles en savaient était dû aux lectures et à de rares confidences.  Car elles ont une idée très « cinéma américain » de tout ce mystère, un peu comme ces beaux films qui finissaient parfois dans la chambre à coucher, lorsque les deux jeunes époux s’embrassaient devant le lit et qu’un pudique travelling se ruait vers la fenêtre pour qu’on leur fiche la paix avec notre curiosité. J’ai connu autrefois une jeune fille qui, « instruite » par ces films, m’avait avoué qu’elle « croyait qu’on s’évanouissait » tant ce baiser nuptial semblait chargé de sortilège.

Et bien entendu… chacun sera brûlé par le sacrifice. Fabienne et Marcelle se demandent, éperdues, ce que peuvent être ces extases charnelles dont on parle à voix basse, et dont elles avaient cru deviner les prémices lors de leurs courtes histoires d’amour adolescentes. Elles espéraient que de ces délices naîtrait l’amour (C’était ça qui, à 12 ou 13 ans, m’intriguait beaucoup et que j’ai mentionné dans mon livre : l’une d’elle supplie son mari de lui toucher les seins … et je me demandais « mais pourquoi diable a-t-elle une idée de ce genre ? »). Notre Charles semble croire que ce qui manque dans ce mariage, c’est la volupté du sexe, dont l’absence provoque le naufrage. Il a raison et tort. Car parallèlement il dépeint Christa, une troisième cousine qui, elle, s’est donnée (Oooooh la coquine !) à un homme divorcé (Ooooooooooooooh ! Elle dépasse les bornes !) qu’elle épouse, se déclassant socialement, mais que l’on retrouve en moitié de roman, tellement heureuse et encore aimée que nos pauvres victimes du mariage bien planifié en sont tétanisées.

La volupté du sexe, naturellement, n’est pas le fait d’un époux – même expert – qui anime le désir de son épouse, mais d’un époux amoureux qui lui parle d’amour sans émettre un son, et entend le silence de celui de l’épouse amoureuse. Et c’était l’erreur du départ : sans amour, le mariage n’apporterait pas l’épanouissement de la chair, et ne serait qu’un mariage. C’est ce que Christa – plus délicatement que moi – explique à Marcelle qui, éblouie par son bonheur évident, lui demande où elle, elle s’est fourvoyée. Et elle précise qu’il n’y a rien à faire, que l’amour ne se rencontre pas toujours, que si on l’attend on peut l’attendre en vain, et que si on ne peut se faire à son absence dans le mariage et se contenter de la camaraderie qui est le sort de presque tous les époux, il vaut mieux alors oser vivre seule mais savoir que ce sera peut-être pour la vie.

On le comprend, Charles est arrivé comme un chien dans un jeu de quille. Des épouses respectables, à la mise en plis impeccable, soupirant après des voluptés impensables. Des hommes classifiés comme des « maris » ou des « amoureux ». Toute une tradition séculaire mise en pièces, et la fautive s’en sort comme la grande gagnante !

Les bons mariages ont toujours existé, il y en a eu plusieurs dans ma famille. Une de mes tantes m’a dit récemment que du côté des *** on avait de bons mariages car les maris s’amusaient bien avec leurs femmes et n’avaient pas besoin d’aller ailleurs ». C’étaient des gens qui adoraient rire, laissaient une agréable liberté aux épouses qui de leur côté n’étaient pas « sur leur dos » tout le temps, et surtout on n’était pas prude. Sans aucune indécence, mais on avait, simplement, le goût d’être heureux ensemble. Ils étaient plutôt fusionnels. Mais j’ai aussi vu et observé tous les autres mariages, ceux qui s’étaient construits sur des socles autres que l’amour. J’en ai vus beaucoup.

Et eux aussi, ils continuent d’exister.

Un jardin profond comme une vie…

J’ai lu, le long de cet été d’ombre et de lumière que je n’ai pu éviter de vivre, j’ai lu donc « Le jardin d’incertitude » d’Armelle Barguillet Hauteloire. « Lu » est un mot bien nu. Car j’ai vu, entendu, suivi, frémi, ri, compris, craint…

 
Livre d'ArmelleUn livre en deux temps. Le temps végétal, celui de ce jardin si touffu, odorant, coloré, feuillu, que l’on sait enclore des secrets et des indices au-delà des charmes de ses arbres, petite porte dérobée, parterres, coins sauvages. On y trouve des magnolias, des cerisiers du Japon, des tulipiers de Virginie, des pins de l’Himalaya. Des rives bocagères,  et des spirées cascadant au-dessus des rives… L’Eden d’Anne-Clémence,  lieu de somptueuses rêveries et réflexions. L’endroit dont Anne-Clémence extrait le suc pour en remplir des pages et des pages une fois la nuit venue. Avec sa plume sergent-major qui gratte le papier  d’un graphisme convulsif et arqué.

 
On pose les yeux sur tout. Les couverts disposés sur une nappe damassée, la bonne qui tire les rideaux qui préserveront l’intimité nocturne, la chaleur des cuisines et la tarte renversée de Renée, la coiffeuse de Marie-Liesse la ravissante où s’alignent les flacons, les brosses à monture d’ivoire, les crèmes et les boites à poudre… La glace piquetée de cabochons d’or et les chalands de nuages.

 
On respire aussi. De nouveau la tarte renversée de Renée, les cheveux de Marie-Liesse qui embaument le vent et l’odeur champêtre des graminées.

 
Et la plume d’Armelle Barguillet Hauteloire se fait tranchante, elle déshabille ce monde trop parfait de sa perfection et nous en livre les artifices : « Regarde ces notables qui se refilent leurs tuyaux et préparent leurs prochaines alliances ! Nous sommes sauvés, le monde tourne rond et ma petite sœur est assurée, à défaut d’amour, de ne pas manquer d’oseille. »

L'étang
Mais dans ce jardin aux mille secrets il y a celui d’un baiser que j’ai ressenti comme pur, l’expression inattendue d’une reconnaissance de deux êtres que rien ne semble devoir rassembler. Et pourtant ce baiser éphémère a rôdé entre les pages jusqu’à la dernière et me touche encore.

 
Le second temps du livre est celui d’une vie qui tente, comme toute vie, d’étreindre Anne-Clémence, de l’arracher aux rêves à coups de réalités qui claquent comme des gifles. Mais des gifles si bien dites, avec l’élégance de la belle écriture même lorsqu’elle est cruelle, l’amour des mots choisis et des images qui en jaillissent. Des craquelures apparaissent, les imperfections écornent le vernis, mais au fond, ce nouveau regard ne la blesse que parce qu’Anne-Clémence ne ferme pas les yeux sur ce qu’il est indécent de trop fixer. Tandis que pour son entourage, si leur monde change et s’écroule sans éclat, ils refusent d’en prendre note.

 
« Bien que rassuré par les compétences de Thomas, ses dernières années avaient été endeuillées par les chagrins familiaux, le déclin des valeurs auxquelles il avait cru, la dégradation des postulats auxquels il s’était rallié. C’était un naufrage qui, non seulement l’emportait, mais engloutissait irrémédiablement une société dont la longévité cachait bien des échecs, mais qui avait eu assez de morgue pour tenir debout et faire illusion. »

 
On l’aura deviné, ce thème m’a ravie puisque moi aussi je l’aborde souvent à ma manière. Les personnages sont complets, les recoins de leur psychologie nous sont dévoilés ainsi que leur visage de croisière, ce visage que l’on porte lors d’un long voyage entre passagers. Le récit est si précis qu’on pourrait peindre les scènes qui parfois ont le faste du tout grand cinéma.

 
Vous le dirai-je ? J’ai beaucoup aimé !

 

Et le hasard fait que cette semaine… je trouve cet article sur ce blog… Mais il est vrai qu’il n’y a pas de hasard!

Vouloir et accepter de vouloir

The Reluctant Bride - Auguste Toulmouche

The Reluctant Bride – Auguste Toulmouche

Se marier … c’était ce que toutes les jeunes filles étaient convaincues de vouloir. C’est ce que leur mère et leur grand-mère avaient voulu. C’était une tradition de mère en fille. Les revêches rebelles comme la tante Ninie et cette vieille folle amoureuse du vicaire, on savait comment elles finissaient : si elles avaient « les moyens » elles tenaient une cour austère où on venait leur rendre hommage en vue de l’héritage et pour le bien de l’esprit de famille. Mais leurs lèvres serrées, leur rire jamais entendu, leur peau  jaunie et tavelée… parlaient d’un célibat pétrificateur. Celles qui s’en sortaient bien, avaient des choses à raconter qui faisaient rire avec un peu d’embarras mais bien du plaisir, restaient belles au fil des décades… celles-là étaient soupçonnées de tout ce qu’on ne nommait pas. Car on ne pouvait afficher cette gourmandise de vivre sans être mariée… Non.

Les « moins bien nanties » vivaient chichement, mais il arrivait que le sourire leur creusât des fossettes et même que l’on en vienne à imiter leur rire de fillette attardée. Après tout, n’ayant pas d’argent, elles n’en avaient pas le souci non plus et pouvaient négliger l’écho de la bourse comme les corsets trop serrés.

Mais rien ne valait la femme mariée. Un homme avait voulu d’elle, en prenait soin, l’entourait d’argent – ou la noyait dans ses problèmes et claquait toute sa dot, mais ce n’était jamais prévu au départ.

Bref… toutes les filles normales voulaient en général se marier. C’était un peu comme passer un examen : assez jolie, assez bien maniérée, digne de porter la progéniture d’un homme et de plaire à sa belle-famille. Une fois passé l’examen, on pouvait « vivre sa vie », celle d’une femme mariée qui a un statut et des occupations… Les amants réels ou platoniques lui donnaient du romantisme. Mais certaines voulaient aussi se marier avec un homme qui leur plairait. Petites exigeantes, va ! Or le choix était de courte durée et d’un rayon encore plus court. Les jeunes filles qui restaient sur le marché trop longtemps devenaient vite du second choix. Il fallait donc faire un massacre de cœurs dès le premier bal, à coups d’éventail, de répliques spirituelles mais modestes, d’œillades tout aussi modestes bien qu’avec un zeste de flammes.

Et les soupirants sortaient du bois.

Eux aussi, d’ailleurs, pensaient vouloir se marier puisque ça prouverait dans la ville qu’un solide boulet les retiendrait désormais à leur travail et leurs engagements. Ça faisait partie des choses à faire dans une vie rondement menée. Et s’ils ne choisissaient pas assez vite, ils devraient se contenter des délaissées du premier tour, celles avec un nez en pomme de terre, un papa ayant fait de mauvaises affaires, une odeur dérangeante et quoi d’autre encore… Ils faisaient donc leurs avances.

Et ils n’étaient pas tous beaux ou séduisants comme dans les films. Et les beaux et séduisants l’étaient aux yeux de toutes les jeunes filles et de leurs mères férocement attentives, la compétition était serrée. De plus… ils n’avaient peut-être pas de garanties familiales et financières. Ou étaient précédés de rumeurs : il boit, il joue, il a une maîtresse plus âgée, il a déshonoré une jeune fille, on n’est pas sûrs de qui est son père… Et voilà où, bien souvent, la jeune fille, pour faire ce qu’elle voulait – se marier – allait aussi devoir faire ce qu’elle acceptait de vouloir.

Transiger.

Le jeune homme qui avait souvent des croûtes au bord des cils et la lèvre morose, mais allait reprendre l’étude notariale du père au  lieu de ce brun rieur aux dents blanches qui n’avait pas le sou. Le vieux garçon terne comme une paire de charentaises mais qui sera – hélas – sans surprise au lieu de ce pétulant farfadet que l’on soupçonnait d’avoir cocufié le brave vieux monsieur Machin si fier de sa jeune épouse, et qui était sous laudanum depuis l’affaire.

Oui, la jeune fille se laissait emporter par les préparatifs du « plus beau jour de sa vie » et la gaieté la grisait. Le cœur chaud de joie elle s’efforçait avec l’aide de sa mère de voir (dénicher ?) les charmes de son époux. D’ailleurs on lui garantissait qu’elle aurait oublié l’intrus dans ses pensées en un rien de temps. Bonne fille, elle ne pouvait faire la différence entre ce qu’elle voulait et ce qu’elle acceptait de vouloir aussi.

Les années passeraient avant que, si elle n’avait pas été vaincue, elle réalise qu’elle n’avait pas du tout eu ce qu’elle désirait, et bien souvent, comme l’éclair d’une flamme que l’on souffle aussitôt, le souvenir du favori s’agiterait en elle et lui rongerait le coeur.