L’amour ou l’argent? Les deux et plus encore!

J’ai travaillé pour une blonde qui avait la vocation, c’est indéniable. De quoi, c’est moins clair. Elle fut, le temps de passer une houppette en cygne sur le bout du nez, ma « boss ». Oui. Et j’ai survécu. De justesse.

Imaginez donc : j’étais secrétaire dans un établissement financier. Depuis que l’agence avait ouvert en 2004, seuls les meubles et moi étions encore là au bout de plus de 4 ans. Et ma plante offerte le jour des secrétaires, ne l’oublions pas. Mes patrons tombaient comme des mouches sous la pression et les exigences d’un marché impitoyable. Il faut dire que le recrutement se faisait, énergiquement, dans tous les types de backgrounds. De menuisier on vous balançait adorat’or de l’or et ses malh’ors.

Et alors que seule depuis une semaine je regrettais mélancoliquement la dernière victime de la machine à tri rentable ou jetable – il était délicieux, adorable, mon dernier boss alors, un Jamaïcain au visage de poupée et à la candeur d’un enfant , Miss Pink Tears est arrivée. Mignonne, je dois dire. Avec une valise rose, les joues roses, les cheveux blonds platine et un fou rire assez agaçant. Un grand hi hi hi hi idiot qui a vibré autour d’elle, souvent entrecoupé de larmes, pendant les 5 mois de notre calvaire mutuel.

Sa présentation officielle était la suivante :

Elle avait 33 ans. Avait étudié le droit à l’Université. Avait eu son propre business à New York City. Sa mère avait été dans sa jeunesse une pasionara politique de premier plan dans son pays natal, un de ces pays où revoluciòn rime avec pasiòn. Mais un jour, lasse et en quête de changement, elle était venue dans le Nord des Etats-Unis (pour un changement, il devait être d’importance. Pas de pistoleros ni de revoluciòn à soutenir…) et avait rendu armes et cœur en rencontrant le père de Miss Pink Tears, un businessman plein d’allant. Hélas, le sort s’était acharné, en ce sens que toutes les initiatives du père furent, l’une après l’autre, injustement vouées à l’échec, et le laissèrent sans un sou vaillant (j’ai ajouté le mot « vaillant » pour mon plaisir exclusif, car cette expression délicieuse a disparu). Il s’était sorti de cet abîme de honte en mourant prématurément. Notre blonde platinée, petite mère courage rose et laiteuse, fut désignée pour prendre soin de sa mère et de son frère, car la reine de la cartouchière et de la gâchette était devenue une sorte de belle du sud oisive,  uniquement douée pour faire de jolis bouquets de fleurs (mais vraiment remarquables! ) et un chimichurri divin. Le chimichurri est une sauce sud-américaine que l’on utilise pour les marinades de barbecues, et qui est en effet assez savoureuse car je me suis emparée de la recette, le seul avantage d’avoir travaillé avec Miss Pink Tears (on va se mouiller des tears très bientôt, patience!). Le frère n’avait pas fini ses études. Ils vivaient tous ensemble dans un appartement situé dans un immeuble de prestige avec vue sur l’Hudson, à un vol de canari de New York City.

La vérité a émergé morceau par morceau, car Miss Pink Tears était coutumière des sautes d’humeur et des crises de sanglots, en général commençant par je suis trop grosse, je ne me marierai jamais, continuant sur mon frère est un parasite qui fait des crises de nerfs dès qu’on lui demande de faire quelque chose, et enchaînant bien vite sur mon père a fichu tout l’argent de la famille en l’air, ma mère ne sait rien faire, et je suis trop grosse et ne me marierai jamais …

La vérité, donc, la voici : elle avait bien entrepris des études de droit, mais les avait interrompues au bout d’un an de guindailles et de cocktails. C’était une sorte de longue vacance au Country Club, m’a-t-elle avoué après quelques verres de vin blanc dégustés (sans moi, moi je travaillais…) à une terrasse un jour qu’il faisait trop beau pour travailler. Son business à New York, eh bien … ma petite sœur faisait le même à 15 ans en le qualifiant de débrouille : Pink Tears faisait des bijoux de plastique qu’elle vendait à la sauvette sur une table pliante dans Central Park dont elle s’enfuyait avec d’autres businessmen comme elle dès que la police faisait sa descente. La pasionara, après 34 ans aux Etats-Unis, ne parlait toujours pas l’anglais, et n’aurait donc jamais rien su faire d’autre que ses bouquets et son chimichurri. Son businessman de mari, elle l’avait rencontré chez le coiffeur où il était alors représentant en … perruques. L’immeuble avec vue sur l’Hudson avait été prestigieux dans les années ’60, et était devenu un coupe gorge légendaire dans un quartier dangereux dont on n’osait sortir après le coucher du soleil. Le frère n’avait pas fini ses études et ne les finirait jamais car c’était un voyou.

Elle venait travailler avec des talons aiguilles en verni noir et un énorme béret alpin rose posé de guingois. Franchement, elle était mignonne même si pittoresque. Un tailleur noir au décolleté peu sérieux qui ne cachait rien de ses rondeurs les plus attrayantes. Elle voulait des attaches–trombones roses, et enlevait ses chaussures pour montrer aux clients qu’elle s’était fait mettre du verni rose sur les ongles des doigts de pieds. Elle travaillait très peu, et me téléphonait d’un pub ou l’autre pour me dire qu’il faisait trop beau pour rester au bureau, qu’elle buvait un bon verre de vin blanc avec un monsieur charmant, ou bien elle se promenait dans les avenues chic et me commentait depuis son GSM que oh les gens doivent être riches ici, les voitures sont chères et la pelouse est bien entretenue… Parfois je voyais entrer dans le bureau un type à la tête de hit-man qui demandait après elle, et elle me disait « heureusement que vous étiez avec moi, il me fait peur, je n’aurais pas dû lui dire où je travaillais… ». J’avais peur aussi. Avec le nez d’un chien à cadavre devenu chien à argent elle allait manger dans un restaurant notoirement repaire de mafieux, où elle jouait les oies blanches et se faisait pousser en balancoire en gloussant comme une communiante saoule par des tueurs dans le jardin. L’argent n’a pas d’odeur, c’est une vocation, je viens de vous le dire.

Mais que faisait-elle donc dans ce bureau financier, vous demandez-vous ? Elémentaire, mon cher Watson : elle espérait rencontrer un mari riche, un client ingénu qui aurait franchi la porte pour lui demander de l’aide à investir son argent et aurait perdu la tête et ses biens à la vue de son décolleté abyssal et de ses petites joues roses si touchantes. « Pensez-vous que je rencontrerai un homme riche ici ? » m’a-t-elle demandé le deuxième jour de son entrée en fonction … Mais être riche ne suffisait pas. Il devait être beau, pas un poil de graisse, si possible orphelin de mère, sans enfants. Et comprendre qu’elle n’aimait – ne savait – pas cuisiner. Vous m’en donnerez une douzaine, des comme ça… Du coup on comprend mieux son attirance pour le restaurateur mafieux…

Un jour, à la recherche d’une complicité entre femmes des plus charmante, elle m’a prêté un livre. Comment crasher les soirées de milliardaires et se faire épouser. Je l’ai pris, pensant qu’il s’agissait d’une de ces amusantes comédies pour Bette Midler and Co, mais non, il s’agissait vraiment d’un mode d’emploi pour se faire remarquer et épouser par un milliardaire. Plus vieux il était et plus simple ça serait, évidemment. Les trucs éculés du genre renverser son sac, perdre un foulard, tomber et pleurer, se renseigner sur les restaurants qu’il fréquentait et s’y rendre pour trébucher sur sa chaise, tout était envisagé. De temps en temps ça doit même marcher… Elle s’arrangeait, à force de flateries, pour côtoyer quelques vieilles momies effroyables aux cheveux roses, oranges ou verts, couvertes de bijoux gros comme des caramels, et riches, afin de ramasser les miettes d’amants éconduits, et elle est toujours dans ce cercle, les momies de plus en plus plissées (mais les lèvres, ouh les lèvres, de vrais derrières d’orang outang en rut..) et elle avec sa marque de fabrique, le béret rose. Et les pinky tears je présume…

Je pense que j’aurais dû demander une prime pour avoir tenu 5 mois avec elle… Une horreur ! Quand elle est partie, elle a emporté – dans sa valise rose – le papier de toilette car elle l’avait payé… J’ai vu sur Internet qu’elle a repris son ancien « business » de bijoux de plastique qu’elle vend toujours à Central Park, mais maintenant, elle auréole sa prestigieuse légende du fait qu’elle vient du milieu de la haute finance et a perdu son travail à cause de la crise

 

Folle et méchante

Oui, c’est sans doute l’impression que j’ai laissée à mes « clients » américains, ceux qui eurent la malchance de franchir le seuil du copy printing shop que je gérais dans le New Jersey. Mais moi… je suis du Vieux monde et eux ils sont du Nouveau n’est-ce pas, un nouveau monde où trop souvent l’argent est roi, empereur, tyran, dictateur, effaceur de toute noblesse. Celui que l’on paie pour un service, est souvent assimilé à celui qui est moins que celui qui paie puisqu’il a « besoin de cet argent », et on oublie qu’on a besoin, en revanche, de ce qu’il sait faire, que c’est un échange équilibré d’offre et de demande, qui devrait instaurer une relation de respect mutuel. Il n’en est rien, très souvent. Surtout dans la « classe moyenne » où il est tellement agréable de se sentir supérieur pour quelques billets bien sales et chiffonnés.

Dans l’ensemble, j’ai détesté mes clients. Vraiment.

Des exemples ?

Le type qui me fait faire des cartes de visite où il spécifie « free estements ». Estements n’existe pas, il voulait dire estimates. Je corrige, et il m’engueule : je suis une étrangère qui ne sait même pas parler l’anglais, j’ai pris sur moi de corriger quelque chose qui était juste en me croyant mieux que lui parce que je suis « française » (ben non…) etc etc…

J'ai quand même vraiment l'air gentille là, non?

J’ai quand même vraiment l’air gentille là, non?

La jeune noire (et ne croyez pas que le racisme ne soit que dans un sens, j’ai eu droit à tout dans ce rayon…) qui vient pour me faire dactylographier son cv en urgence. Oui, ils paient pour ça. Bon. Normalement on n’accepte qu’une ancienne version dactylographiée, et on ajoute ce qu’il faut, car leur orthographe et écriture attendent encore un décodeur. Mais mademoiselle avait gribouillé tout le cv sur un vieux papier et en avait besoin le jour même à trois heures. Je lui dis de venir un peu à l’avance car j’aurai certainement des mots mal lus ou mal compris. Elle me verse des arrhes, et je me lance dans la description idyllique de ses talents : Infirmière psychologique, elle a une patience remarquable. Précise, douce, disponible, enfin elle a tout pour elle. Lorsqu’elle revient, je lui dis « ah je suis contente que vous soyez à l’avance car j’ai deux ou trois points à vérifier avec vous (on ne parlera pas de l’orthographe… apocalyptique). Et la douce jeune fille me dit, les yeux haineux « je le savais que je ne devais pas venir chez une blanche, vous êtes une idiote et n’y connaissez rien ». J’ai été tellement prise de court que j’ai pris son cv, l’ai déchiré, lui ai rendu son acompte, et ai dit « bonne chance pour votre entretien ». (Mon mari se cachait soigneusement derrière la grosse machine offset… ). Elle m’a jeté à la figure tout ce qui se trouvait sur le comptoir, folle de rage, et est sortie en hurlant qu’elle allait me botter le train. Ravie je lui ai dit «ha ha ha… infirmière très douce et patiente… »

Le monsieur qui vient pour des cartes de visites, de celles qu’on sous-traitait. Il y avait donc un album où choisir le papier, la police, la taille, les couleurs etc. Comme il n’y en a jamais eu un seul qui soit assez intelligent pour remplir le formulaire, et que comme des enfants ils demandaient que je les aide, il m’a tenue au moins un quart d’heure, se créant une chose monstrueuse, avec des polices et tailles différentes, des italiques et des caractères gras ici et là, et deux couleurs. J’avais beau lui dire que ça serait moche, monsieur pensait être un artiste créatif, et insistait. Bien entendu, quand il est venu les chercher… il m’a regardée d’un air désolé et m’a dit « Oh… je ne les aime pas. Que pouvez-vous faire pour rendre votre client heureux ? »  Tiens donc, ça n’a pas tardé : « Rien ».

La fille, noire elle aussi mais rien de raciste, ceci dit la parfaite emmerdeuse qui paie et donc a droit au tapis rouge et l’orchestre discret dans un coin de la pièce. Elle voulait UNE copie de son CV exceptionnel sur beau papier. Qu’avez-vous ? Beige, bleu clair, blanc, gris. Je peux voir ? Me voici sortant toutes les boites. Elle hésite longuement, il est vrai que toute sa vie professionnelle en dépendait ainsi que celle des nations sans doute, ou de la planète. Elle finit par opter pour une couleur. Je lui fais donc la copie, et elle déclare que c’est un peu pâle, puis-je augmenter la tonalité ? Or c’était parfait. Je fais donc semblant de changer le setting, et recommence, et elle me déclare que maintenant c’est parfait. J’ai passé dix minutes pour gagner 5 cents… Comme elle voit que je suis pressée d’en finir, elle me dit « mais… vous ne voulez pas que votre client soit content et revienne ? » Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire, « non ».

Le type qui arrive de nulle part dix minutes avant la fermeture et a besoin avec la plus grande urgence de cartes de visites pour ce soir. Je lui dis que nous fermons, que ce n’est pas possible (en fait, comme il n’était pas question de sous-traiter dans l’urgence, il aurait fallu se mettre d’accord sur le type-setting, les imprimer, attendre que l’encore soit sèche avant de couper sinon ça offsette, et il y en avait au moins pour trois heures ou plus. Pour 50 dollars. Il insiste « et si je vous donne 50 dollars en plus ? » « Non, désolée, ce n’est pas faisable… » « Oh, il y a bien des gens qui seraient d’accord de travailler plus tard pour un extra de 50 dollars »… Eh bien pas moi, et ne pas revoir ces imprévoyants qui mettent la charge de leur stress sur les autres, ça valait 50 dollars !

Ils sont souvent payés à la semaine, ce qui les rend en effet imprévoyants puisqu’ils n’ont que des fins de semaine difficiles, n’ayant pas à planifier pour un mois. Les super marchés sont ouverts 24h/24, et donc là non plus, pas besoin de prévoir. Et tout est en faveur du client, qui ainsi est devenu capricieux et insupportable, irresponsable, comme Clément, un Nigérien avec qui pourtant j’ai fini par devenir amie mais qui avait eu le toupet de me dire que c’était ma faute s’il n’avait pas eu des affichettes pour sa cérémonie à l’église (il était pasteur) parce que j’avais refusé de les faire, là aussi il était venu en dernière minute. Je l’ai enguirlandé, lui expliquant que c’était sa faute, uniquement la sienne, et comme il s’est excusé une fois qu’il a compris, je lui ai dit « mais Clément, ne t’excuse pas, change ». Ravi il m’a dit plus tard qu’il avait reservi ça à ses ouailles à l’église : ne vous excusez, pas changez. C’est peut-être maintenant en lettre d’or à l’entrée de son église, qui sait ?

Josef, un Russe abominable, méchant avec sa femme, fraichement arrivés de Russie. Sa femme était charmante, et lui immonde. Dès qu’elle a eu sa nationalité américaine, elle l’a largué (bien fait !) et lui a échoué à la dictée. Trop difficile pour lui : I have a little brown dog. Je me demande comment il a trouvé moyen de l’écrire pour échouer. Mais j’avais pris la bonne habitude de lui répondre, ce qu’il détestait et lui faisait froncer ses abondants sourcils roux sur des petits yeux furieux. Don’t be grumpy with me, Josef. Et il n’avait pas le choix sinon je refusais de le servir. Et on le virait partout…

Dzon’, un Grec tout aussi immonde qui pensait s’appeler John mais se présentait fièrement comme Dzon’. Toujours en maladie, en dispute avec ses voisins, polémique, désoeuvré, mal ici et mal là et en tout cas toujours trop mal pour travailler. Un jour dans le magasin, il a pris à partie des clients en vociférant contre les noirs et tous ces gens bizarres qui arrivent ici, et qui changent la race, car lui, il espérait bien que dans 40 ans… les gens seraient encore tous comme lui, et pas de toutes les couleurs. L’autre cliente et moi avons eu du mal à ne pas passer par… toutes les couleurs et tous les fous-rires : il était affreusement laid…

Les flics locaux qui me demandaient si j’offrais une réduction aux policiers (jamais… pourquoi ?), qui venaient photocopier de faux diplômes, pas gênés pour un sou, avec des collages où ils ajoutaient leur nom. Et puis ils venaient pour collecter pour leurs collègues « morts en action » alors que s’ils étaient morts en action, ça devait être d’indigestion au Willie’s Diner où ils avaient leur QG, toujours à se goinfrer de cafés et des doughnuts. Rien ne les décollait de là. On pouvait d’ailleurs faire une « donation » vivement conseillée à la police et on recevait un sticker qu’on mettait fièrement sur sa voiture, je soutiens la police de ….  et en échange, eh bien on nous fichait la paix lors des infractions légères… Je ne voulais pas de ce laisser-passer… et ainsi ils ne venaient pas chez moi, youpidou !

Par contre, comme je l’ai dit, certains clients, les gentils, les bien élevés, les stricts et honnêtes, ils m’aimaient beaucoup. Je vois encore cette dame qui était en pleine déprime à la mort de son mari et que j’avais prise dans mes bras… elle revenait chez moi parce que j’étais si gentille… (Vous voyez bien !). L’autre petite dame âgée noire adorable, sortie d’un cartoon de Walt Disney, maigrelette et en tailleur pimpant avec un drôle de chapeau rouge sur lequel dansait une grosse fleur dressée. Elle avait un problème pour marcher : elle cavalait (ne savait pas marcher normalement) mais ne pouvait redémarrer si elle devait s’arrêter pour ouvrir une porte ou franchir un obstacle (une bordure une marche etc…). Je la voyais et sortais toujours pour l’aider et pourtant, c’était une très « petite cliente » qui ne venait que pour des billets de tombola de sa paroisse. Magdalena, une autre noire, toujours bien mise et polie, mais enlisée dans des dettes, à qui je faisais payer moitié prix pour les fax qu’elle était obligée d’envoyer chez son usurier qui lui prêtait de petites sommes à 174% d’intérêt. Oui ! Sonia, une Russe fraichement arrivée qui m’embrassait et m’a apporté un gâteau pour les fêtes…

Ou mes clients-dépanneurs d’ordinateur, Al et Kasai « du magasin d’en face »… Leur rendre visite et vider mon sac nous faisait bien rire et me remettait d’aplomb.

Al

Kasai

Kasai

Bien entendu, ces clients-là… c’étaient des pépites, et sans eux j’aurais sans doute commis un meurtre. Ou deux. Je serais devenue une serial killer.

Petit discours sur les « gens bien » d’autrefois

J’ai rencontré récemment un monsieur avec qui j’ai dû jouer quand nous étions petits, il m’a peut-être même lancé des pierres et je lui ai tiré la langue en retour. Je me souvenais de son nom, de ses cousins, mais pas de lui en particulier (ni lui de moi, ce qui est peut-être un oubli charitable si je lui ai tiré la langue… ). Mais en entendant nos noms de famille, nous nous sommes mis à roucouler, projetés dans le passé de nos jeunes années, souriant à chaque évocation de personnage d’alors.

Jules, mon cher Bon-Papa

Jules, mon cher Bon-Papa

« Votre grand-père était un des derniers à encore soulever son chapeau en croisant quelqu’un dans la rue », m’a-t-il dit et je me suis sentie toute tendre envers Bon-Papa qui, il est vrai, n’a jamais oublié la politesse et la gentillesse, même en prenant de l’âge pendant qu’il perdait de la fortune et des cheveux. Bon-Papa ne serait jamais sorti sans être rasé, sans avoir bien brossé manteau et chapeau, ciré ses chaussures, en costume et cravate naturellement. Bon-Papa avait su changer de « standing de vie » avec l’élégance des gens qui sont ce qu’ils sont, peu importent leurs revenus et leur train de vie. Ils restent – parce qu’ils l’étaient – des gens bien.

Nous avons alors parlé de ces gens bien connus, dont l’espèce existe encore mais est devenue fragile et vulnérable face aux rapaces et manipulateurs d’aujourd’hui. Car tous les deux nous avions des exemples de ces gens nés par exemple dans une riche fratrie, et qui aidaient sur leur part d’héritage une sœur veuve ou une tante en difficultés. C’était tout à fait normal, ça allait de soi. J’ai des copies de testaments familiaux où par exemple on laisse une maison en héritage en indivision aux enfants mais avec la clause qu’il faudra en laisser la jouissance à une sœur moins bien nantie. Une cousine de ma mère qui avait beaucoup d’argent a aidé d’une rente mensuelle, et ce jusqu’à la fin de sa vie, trois cousines qui s’en sortaient moins bien. L’amour et l’affection que ces gens se prouvaient était un vrai berceau de chaleur familiale. Les ruptures sans appel existaient, bien sûr, mais c’était – comme c’est encore souvent le cas – le fait d’une personnalité hors-normes et non pas des membres de la famille. Une famille ne faisait pas bloc contre un autre simplement parce qu’il était moins agréable que les autres. Il fallait une raison importante.

Et surtout… surtout, ces gens, quoi que riches, n’étaient pas snobs. Oui bien sûr, ils parlaient parfois de vacances que d’autres n’auraient pu s’offrir, ou d’équipage, de voiture avec chauffeur, de soucis de domestiques, mais c’est parce que c’était lié à leur train de vie, sans plus. Mais jamais ils n’auraient dit ou demandé le prix des choses – c’est encore quelque chose que je ne supporte pas, quand on mentionne le prix de quelque chose en sous-entendant « pour moi ce sont des cacahuètes… » – ni manqué de tact ou gentillesse envers qui n’y avait pas accès. Jamais ils n’étalaient devant qui aurait pu se sentir perdu la liste de leurs connaissances titrées, les châteaux dans lesquels ils avaient leurs entrées. Ne parlons pas des discussions d’héritage avec le futur de cujus, un silence horrifié y aurait mis fin.

Ils pouvaient être appauvris – j’en ai connus pas mal qui le furent, emportés par de mauvaises affaires, l’un au l’autre drame boursier, ou le remboursement fidèle de dettes comme ce fut le cas dans deux côtés de ma famille – mais gardaient toujours cette aura de bonté, de loyauté, de fierté dans un revers de vie qu’ils ne maudissaient pas mais affrontaient avec un certain panache, heureux de vivre, d’avoir connu des jours meilleurs dont se souvenir, et surtout heureux de ne pas faire honte à leur famille.

Gens bien, gens de confiance…

Une petite fille dans son château

lovely-brunette-petiteLovely Brunette est née « riche ».

Mais sans aucune idée du faste. Ça ne se faisait pas d’être ostentatoire, « d’en jeter ». Seuls les nouveaux riches s’y risquaient (et les anciens riches étaient assez contents d’en connaître un ou deux pour se croire, le temps d’un grand dîner ou d’un bal, à Schonbrunn en train de descendre du champagne au cliquetis des rivières de diamants… il faut les comprendre !). Lovely Brunette ignorait d’ailleurs qu’elle était riche. Quatrième enfant d’une famille qui en avait perdu un – le petit Serge, mort en quelques jours et dont, bien qu’elle ne l’ait jamais connu, elle m’a toujours parlé avec un peu de deuil dans la voix – elle n’avait pour ainsi dire que des contacts avec la famille.

En ces temps-là on avait beaucoup d’enfants et donc ça faisait une multitude de cousins et cousines (et merci Lovely Brunette car j’ai appris la généalogie sans y penser, je peux réciter les grands-oncles, grands-tantes, cousins, conjoints sans réfléchir car bien des conversations situaient automatiquement cette large cousinade dans les branches de l’arbre, sur la bonne feuille…). Beaucoup de goûters d’anniversaire donc, de Noëls en famille, d’après-midi passés à jouer dehors.

Dehors, c’était immense, en tout cas à mes yeux. Car tous ces gens habitaient au minimum de grosses villas entourées d’une « propriété » ou des « châteaux ». Même si je ne trouve pas que le « château » de Lovely Brunette ait été plus qu’une grosse-grosse villa. Mais bon… Tout le monde en parlait comme d’un château, et c’est là qu’elle est née. Car non, on ne naissait pas à l’hôpital ni à la maternité, on naissait dans le lit de maman. On respirait les murs de la maison dès son premier souffle.

Et elle avait reçu pour un de ses anniversaires une carriole qu’elle pouvait atteler à un âne ou une biquette pour parcourir les allées… ce qui forçait mon envie… moi qui n’avait qu’une voiturette à pédales qui martyrisait mes mollets dans la montée !

Il y avait des bois, des fermages, des prairies un étang avec une grotte artificielle devant. Hors des grilles, c’était un autre type de vaste monde qu’elle ne connaissait pas trop, bien qu’elle m’ait souvent dit avoir eu grande envie de s’amuser comme les gamins qui passaient sur des boîtes à savon en criant, ou courant au-delà du portail et qu’elle enviait, se sentant comme un singe dans un zoo tandis qu’eux étaient libres. A chacun sa réalité…

A l’âge de six ans, de sombres conversations ont hanté le salon des parents et certains couloirs, peut-être même les cuisines où ça devait inquiéter malgré les poulets à plumer et le bouillon à surveiller : le crash boursier de 1929 avait avalé leur fortune. La famille avait, avec une autre, fondé une banque, et patatras. Ils ont remboursé pas mal de gens sur leur argent personnel, et ma foi, je ne sais pas s’ils ont eu une réelle idée de l’ampleur du désastre. Car ne vivant pas comme Gatsby le Magnifique ou les stars de Hollywood, en apparence peu de choses ont changé pendant longtemps. Sans doute se sont-elles lentement dégradées, tout simplement. On ne chauffait pas, depuis toujours, les chambres à coucher, on ne connaissait pas le luxe même si on pouvait se permettre de jolis vêtements et des vacances « thermales » ou « de soins » dans des endroits huppés. Ma grand-mère était tout sauf coquette, et de l’instant qu’elle avait son cheval bien-aimé, elle avait tout ce qu’elle pouvait désirer. D’ailleurs, ce château, elle l’avait reçu en cadeau de noces de la part de son beau-père qui lui avait aussi promis un cheval, et je ne sais pourquoi elle n’a jamais eu ce cheval, et elle en voulait beaucoup à son beau-père pour cette ignoble trahison. Ce qui nous faisait bien rire, Lovely Brunette et moi… Ah, c’est bien Bonne-Mammy tout craché !

mariage-papa-et-mammy-st-hubertQuand Lovely Brunette s’est mariée, ce fut simplement. J’en sais peu de choses et n’ai qu’une seule photo (merci aux chacals de la famille qui ont détruit les autres ou même les ont vendues en brocante, au passage…). Mais ce n’était pas un grand mariage. Elle est partie habiter la maison de son époux mon Papounet.

Et un jour, jour dont je me souviens très bien, Bonne-Mammy est arrivée la mine sombre, sachant à l’avance que sa fille allait pousser des trilles et des tremoli sonores. « Je suis ruinée » lui a-t-elle dit en assurant sa canne d’un air batailleur sur le carrelage de la cuisine, « et je vends le château ». Je pense que la perte des écuries l’affectait plus que celle du château… Mais en effet Lovely Brunette a été bouleversée. Elle a demandé à mon père d’acheter le château de sa jeunesse. Un fameux caprice car je pense qu’il n’était plus trop vaillant, le château, ça faisait belle lurette qu’on n’entretenait plus que l’indispensable ! Mais Papounet en a offert à l’époque tout ce qu’il pouvait libérer. Et ce fut non. Bonne-Mammy a fait morceler les terres, et abattre le château.

Et moi je n’en ai aucun souvenir même si j’avais cinq ans quand on l’a détruit… juste très vaguement la grotte… Et je sais qu’il existait. Et qu’il en reste un petit morceau assez ancien. Mais jamais je n’ai vu « La samaritaine », la fontaine couverte, dont Lovely Brunette parlait si souvent, et où elle allait jouer…

Et c’est ainsi que j’ai toujours su que les choses ne font que passer, que les pages se tournent, et… au fond, ce n’est pas aussi grave « que ça »…

Car Bonne-Mammy n’a plus jamais évoqué le château, et a vécu dans du plus petit et plus petit encore, sans aucune nostalgie parasite…

C’est pas cher, le bonheur

Aux USA, je travaillais dans un secteur aussi artificiel que nécessaire : la finance.

Heureusement, je me limitais à assister un patron. J’en ai eu six et aucun ne ressemblait au précédent, ce qui prouve que l’intérêt à l’argent et ses mystères ne donne pas la même patine à tout le monde. Ou peut-être que l’argent ne fait pas le moine… J’ai eu le broker fringuant sorti tout droit d’un film de Hollywood, au sourire trop grand pour être honnête et que la dépression a presque terrassé parce qu’en trois mois il n’était pas devenu immensément riche. Le fait qu’obsédé par son poids il était persuadé qu’il allait survivre en ne grignotant que des noisettes n’a sans doute pas aidé. J’ai eu celui qui venait d’un milieu modeste et envoyait à ses clients des cartes de vœux achetées en vrac pour $1.00 les 50 cartes. Et il insistait en riant grassement : je suis radin ! Ensuite le bon et consciencieux, un Jamaïquain qui fut mon patron le plus merveilleux, trop honnête sans doute, qui s’obligeait à « faire une petite danse d’idiot » dans son bureau quand il avait oublié de demander à un client s’il y avait autre chose qu’il pouvait faire pour lui. Enfin, une mutante issue des amours de Barbie et Picsou (Barbie pour le look, Picsou pour le regard égayé de $), qui ne voulait que des attaches-trombones roses et parfumait le bureau avec un spray à la barbe à papa, la bouche en cœur. Leurs seuls points communs, c’était moi et leur choix de carrière. Le rouge au front je me dois d’ajouter une orthographe allant du médiocre à l’apocalyptique.

En Italie, on dit en ironisant moi je n’ai pas de problèmes d’argent, je n’ai pas d’argent. Et ça a du vrai. Un client, à mon travail, médecin plutôt bien nanti, a dit un jour à Barbie que ses meilleures années étaient celles où il n’avait pas d’argent mais de vrais amis et l’insouciance. L’argent n’est la maudite galette que si on lui en donne la force, et oui, il en faut, de la galette, maudite ou pas. Mais on ne devrait jamais perdre la notion de ce qui nous est vraiment nécessaire pour vivre heureux, du prix exact du bonheur. Et savoir que le reste est superflu. Un superflu agréable, certes. Mais pas indispensable.

A 23 ans j’ai quitté la maison familiale, une grande maison avec un grand jardin, pour vivre ma vie. Je n’ai plus eu de jardin jusqu’à l’âge de 56 ans, sans en faire une crise de frustration. J’ai habité peu après un minuscule studio à Aix-en-Provence, affreusement mal conçu : d’une part il n’y avait pas de fenêtre proprement dite mais une grande baie vitrée avec porte donnant sur le balcon. Soit on ouvrait la porte, soit on étouffait. Et par temps de mistral ou en hiver, le choix était de ceux qu’on qualifie de cornéliens. Mais aussi, et surtout, il y avait la façon dont on avait combiné la salle de bain et la cuisine : une seule porte fermait soit l’alcôve de la toilette, soit tout le bloc lavabo-réchaut-douche-toilette ! Et c’était si compact que je me suis brûlé la fesse sur la bouilloire en faisant mes ablutions au lavabo ! Un des deux gonds de la porte d’entrée était cassé et ladite porte ne tenait que grâce au second et un peu de fil de fer. La vue ? Une usine allumettière désaffectée, au milieu de ce qui était devenu un terrain vague, monde d’aventures pour une tribu de chats, avec une grande cheminée comme horizon. Sur ciel bleu, c’est vrai !

Avec mon chat Salomé et le portrait de Tah-Zay

Fleurs et jeunesse

L’immeuble lui-même était une « cage à lapins », un grand lego de ciment aux longs couloirs anonymes. Et pourtant, une fois ma porte poussée, c’était la joie du paradis qui gazouillait à ma rencontre. Des bouquets de fenouil, germandrée dorée et armoise séchaient la tête en bas un peu partout. Le balcon était le jardin de mes chats et le glorieux terrain de mes plantes en pot : menthe, basilic, romarin, thym. A l’intérieur, un petit pick-up massacrait des 33 tours de Louis Armstrong et Michel Polnareff. Ça chantait et ça riait beaucoup. Ça se bagarrait un peu aussi, comme il se doit. Pas d’argent. Assez cependant pour s’offrir le bonheur. Je gagnais peu, et avais demandé, en plus, de ne faire qu’un trois-quart temps, pour mieux profiter de ces années bénies.

Un portrait de Tah-Zay, le fils de Cochise, voisinait au mur avec celui d’une de mes ancêtres, une jolie jeune femme du directoire, échevelée, au décolleté impudique, le regard intense tourné de côté. Le lit était aussi le divan.

Un pot de grès regorgeait de germandrée dorée, dont l’odeur orientale s’amusait de tant de bonheur. Le clochard qui passait parfois la nuit sous l’escalier 4 étages plus bas ronflait si fort que personne d’autre que lui ne fermait l’œil. Les voisins riaient de mes chats funambules sur la rambarde du balcon. Certains demandaient à leurs amis de sonner chez moi en leur absence et d’enjamber le balcon pour entrer chez eux. Je m’habillais au Monoprix ou aux Trois Suisses, mon « restaurant » favori avait des tables en formica et de la vaisselle dépareillée. Pas de frigo : une garantie pour ne pas trop acheter et manger frais. Pas de télévision, mais j’allais trois fois par semaine au cinéma, et je lisais. Passionnément. De tout. Julius Evola, Simenon, Gurdjieff, Jane Goodall, des contes persans, Bob et Bobette…

Et il y avait les amis ! On s’invitait les uns chez les autres – en se trompant parfois de date – et on partageait de modestes repas et de la bière bon marché. On s’éternisait aux terrasses des Deux G ou de La rotonde jusqu’à transformer les garçons en zombies aux idées noires, surtout celui que nous avions surnommé Furonculose. Et, à dix minutes de marche, il y avait la nature, immense et gratuite. Les promenades sur le Cengle, sur le plateau de Bibémus, dans le domaine des Roques-Hautes où on trouvait des débris d’œufs de dinosaures. Le chant métallique et hypnotique des cigales, la lente ascension des petits gris sur le fenouil le long des chemins, le tapage nocturne d’un hérisson près de Solitude, le petit pavillon de Cézanne, les barbecues à la grotte de Bibémus, le chocolat Van Houten qu’on y buvait dans des pots à résine, le regard voyageant sans hâte au-dessus de la cime des pins vers le lac Zola, céruléen et immobile. Tout l’été, il y avait des spectacles gratuits en ville : Joan Baez, George Zamfir, des groupes andins, des concerts de Giuseppe Tartini, des orchestres jazz, des cracheurs de feu et mimes… La secte des enfants de Dieu de Moïse David, qui sévissait alors, était aussi une sorte de distraction car des volées d’épithètes colorés les accueillaient partout. On partait en vacances en auto-stop : les Pyrénées orientales, Paris, Bruxelles…

Ma situation financière s’est améliorée avec le temps, comme c’est souvent le cas. Mon bonheur est-il plus intense pour ça ? Certainement pas. D’ailleurs, avec l’âge, le plaisir de chiot fou qu’on éprouve dans les jeunes années devient le ronronnement sonore d’un chat repu au sommet du monde.

Une toute autre texture. Chaque âge a ses plaisirs, annonçait ma mère, et toutes les autres mères avant elle. Mais une chose reste certaine : c’est pas cher, le bonheur ! Et c’est inépuisable, même dans les souvenirs.