J’avais 15 ans, ou presque 15 ans. Et ma meilleure amie Bernadette aussi. On n’avait pas encore de garçons dans nos vies mais des romances irréalisables plein la tête. On ne songeait d’ailleurs pas à les réaliser un jour, car leur beauté première était de ne pas tenir debout.
Et donc nous écrivions des romans même pas à l’eau de rose, mais carrément à la glycérine, écœurants de sucre et un tantinet explosifs parce que nous glissions un crime par ci, un héritage par là, et bien entendu le fringant détective ou frère cadet du méchant marquis s’éprenant d’une héroïne mi-bêlante (il fallait bien qu’on la sauve et la calme et la réconforte et la prenne dans des bras musclés) mi-amazone (quand aucun prétendant n’était dans les parages, l’héroïne était d’une témérité hallucinante, elle aurait affronté Terminator avec un canif ou gravi l’Anapurna en chaussures de tennis…).
Assises sur nos bancs d’école, en hideux tablier et petites chaussettes, nous profitions de la moindre inattention du prof pour lire nos œuvres mutuelles et nous en complimenter sans retenue. Nous étions des écrivaines, rien de moins !
Et quoi de mieux pour nous distraire des cours ennuyeux qui se succédaient ?
Les recettes de cuisine de Mademoiselle Sheffen (« du thym, du lauuuurier, de la marjolaiiiiine »), l’économie domestique et le calcul des calories ainsi que du budget de Mademoiselle Renard, les problèmes de trains et robinets de Monsieur Deschamps, le cours de je ne sais plus quoi de « Doudou » que nous trouvions moche… tout était bon pour une discrète évasion dans un monde plus merveilleux.
C’est ainsi que j’ai utilisé toutes les pages de gauche de mon cahier de brouillon pour une BD personnelle, dont je ne sais plus si elle avait un titre, mais Bernadette et moi en étions les femmes fatales. Les jeunes filles fatales, plus correctement. Partant quand même d’un élément légèrement véridique (la menace parentale de nous mettre en pension si nous ne réussissions pas cette année – et vous remarquerez qu’entre pension et prison il y a peu), l’aventure commençait alors que Bernadette et moi étions donc envoyées en pension.
Ça devait être prémonitoire car nous avons échoué toute les deux, et en tout cas moi, je suis allée en pension, je pense que Bernadette a bénéficié d’une remise de peine…
Dans mon roman illustré, nous nous retrouvions en pension dans un manoir sinistre, hérissé de tourelles étroites et de gargouilles, au sommet d’une falaise où il y avait de l’orage et de la tempête en permanence.
Un directrice au menton hérissé de poils durs nous y accueillait raidement, et nous envoyait enfiler nos uniformes. Ils étaient hideux, et les pauvres pensionnaires déjà présentes en étaient les porte-hardes. Mais je dois avouer que même en robe de Cendrillon au bal elles n’auraient eu aucune chance : il y avait les plates aux lunettes et boutons, les grosses aux moustaches et jambes velues, les « normales » si on excluait des dents d’âne et des oreilles décollées, et deux yeux de caméléon, un à gauche et l’autre droit devant. Le sein passé sous la ceinture évidemment. Alors avec leur uniforme en prime… c’était une triste vision.
Des haridelles porte-hardes.
Je voulais mettre toute les chances de notre côté, on me comprendra….
Et on ne s’étonnera donc pas qu’en revanche, Bernadette et moi, belles comme des stars, nous éblouissions tellement la galerie que la jalousie rendait le troupeau des moches mesquin et même sournois, en prime. Nous, notre uniforme avait dû être coupé par un grand couturier car il nous flattait, le boutonnage de devant nous offrait un petit décolleté en pointe assez chic et les pinces de poitrine nous transformaient en gracieuses proues de navire, tandis que la ceinture nouée flattait notre taille de guêpe sous laquelle ondulait une croupe que Gina Lollobrigida aurait admirée. Le gris du tissu seyait à notre teint ravissant. Nous étions toujours impeccablement coiffées et avions des bouches en cœur, le mollet pimpant.
On ne s’étonnera donc pas que ce qui devait arriver arriva.
Deux inspecteurs furent envoyés au pensionnat. Jeunes, ça va sans dire ! Un beau blond (Bernadette faisait une fixation sur un garçon blond qui habitait ma rue. J’ai eu l’heur de le revoir il y a 8 ans et elle l’a échappé belle… enfin passons !) et un beau brun (peut-être faisais-je une fixette sur Rock Hudson…). Et à peine nous voyaient-ils que l’amour les rendait fous – de nous. Tout le troupeau des moches rougissait et leur faisait des sourires avec des appareils dentaires et des lunettes à montures comme des étriers, la directrice tentait de leur présenter son meilleur espoir (oh ciel… je ne me souviens plus d’elle, l’espoir, mais j’imagine que j’ai dû y aller avec les mauvais coups du sort sur la pauvre créature…), mais rien à faire, ils ne voyaient que nous.

Ne veut pas s’évanouir …
Une scène particulièrement touchante nous montrait en train de nous embrasser comme à Hollywood, c à d qu’on ne voyait rien que deux corps féminins presque désarticulés en un renversé renversant, dans de puissants bras d’hommes en costume (oui, le jeans ne faisait pas adulte et je ne nous voyais pas embrassant des cow-boys quand même… ).
Il faut dire que nous n’avions aucune idée de ce qu’était un baiser (qui, en soi, ne nous attirait pas du tout !) et je me fiais à mon « expérience » de cinéphile : dans les films, le fameux baiser arrivait en fin d’histoire (après la demande en mariage), et il valait mieux puisque la victime féminine de ce rituel amoureux semblait alors s’affaler et perdre conscience.
La directrice, surprenant ce spectacle orgiaque dans ses murs, protestait au mieux de sa voix râpeuse mais ça lui coûtait cher : on l’accrochait par le col à une fenêtre ouverte sur la falaise et sous la pluie tombante, et l’y laissait toute la nuit, tandis que nous mangions et trinquions aux chandelles…
Mais je me souviens bien que ce que nous aimions le plus dans cette histoire, ce n’était pas les hommes, dont en fait nous ne savions trop que faire, mais la directrice suspendue au-dessus du vide.
Nous riions de toute notre jeunesse en la regardant…
J’ai bien moins ri quand Monsieur Deschamps m’a surprise mettant la touche finale sur un des dessins, m’a confisqué le cahier de brouillon pendant qu’il donnait un exercice rasoir à toute la classe, a tout lu à son bureau avec un sourire qui m’a fait bien mal, et m’a enfin rendu l’œuvre en concluant froidement « Je crois que vous vous faites des illusions sur les inspecteurs scolaires ».
Bernadette et moi avons littéralement vécu une journée de deuil car nous étions, de concert, aussi amoureuses de Monsieur Deschamps qu’on pouvait l’être à cet âge. Qu’il soit fiancé avec la grande sœur de notre amie Nicole n’avait aucune importance…