Le cinéma est impitoyable. Les vieux films en noir et blanc nous donnent l’impression que nous avons traversé trois siècles en 40 ans. Voyez donc :
On fume et on boit, les dames aussi, et comment! C’est glamour et high fashion. Le verre de whisky est un fidèle de toutes les scènes, un joli verre de baccarat avec des croisillons. Les bouteilles ou carafes remplies font partie de la décoration d’un salon qui se respecte. La fumée de cigarette est sensuelle et pas nuisible, les volutes ectoplasmiques vont d’une bouche à l’autre et se ruent dans les narines avec une intimité enthousiaste.
Bien entendu, je l’ai déjà évoqué, les codes amoureux d’alors feraient jeter aujourd’hui les écrans et bobines de film au bûcher. Le baiser « volé » (hum… souvent très attendu et deviné par le jeu subtil du je ne suis pas celle que vous croyez mais essayez quand même une fois pour voir…). Une gifle ou un coup de griffes rouge sang étaient tolérables, signe de passion. On ne griffe ou ne gifle bien que qui on aime…
Par contre, monsieur fait toujours le tour de la voiture dont il ouvre gentiment la portière, se rinçant l’œil sur les jambes de madame ou mademoiselle et, s’il a beaucoup de chance, un friselis rose de jarretelle pinçant le bord d’un bas de soie. Il porte les paquets, ouvre les portes, embrasse sur le front quand il joue au protecteur et se montre touche-à-tout quand il endosse le rôle du séducteur. Avec mesure.
Des films des années 50 nous montrent parfois des actrices (ne me demandez pas lesquelles, pour le respect de leur réputation) aux aisselles buissonneuses et même humides sur la petite robe à vichy. Pour les poils aux jambes, j’avoue qu’on ne voit pas d’assez près. Mais un poil de poids superflu et de cellulite n’est pas exclu, on en était encore (en Europe tout au moins, car le cinéma américain avait déjà oublié depuis belle lurette ce que « naturel » voulait dire…) aux femmes non retouchées, si ce n’était une tonne de laque, des faux cils somme des moustaches, et un gros plan sur le derrière ondulant dans l’escalier.
Et les manières, bon sang d’bonsoir ! On jette la cigarette par la fenêtre, ou les cendres dans la terre d’une malheureuse plante qui n’a rien fait. On dépose des valises douteuses sortant d’un coffre de voiture douteux sur le lit (valises, d’ailleurs, que les femmes, pourtant supposées les fées du logis, refont comme si elles remplissaient la machine à laver, tout en boule et en fureur). On pince les fesses des serveuses au restaurant, toute intelligence quitte le regard quand il se pose sur le haut des cuisses d’une naïade gainée dans un costume de bain qui doit l’empêcher de respirer et lui fait les seins pointus comme des obus.
Je ne fais que passer sur l’éducation des enfants, qui ressemble à un rêve exagéré. Les petits Américains d’ailleurs avaient du brylcreem en abondance sur une houpe imperturbable, des taches de rousseur et des voix pédantes insupportables. Et des dents de lapin.
Les manières de table : on utilise sa serviette sans la rouler en boule sale une fois le repas terminé. On parle poliment, sauf dans les films de gangsters, ça va de soi, on n’imagine pas un gangster appelant sa compagne Ma mie, ou Chérie. C’est Ma Poule dans le meilleur des cas. La Poule en question porte un bracelet de cheville pour indiquer qu’elle est de mauvaise vie, on est loin du piercing et des tatouages. Les lèvres en forme de cœur et la voix ronronnante ou couinante, les faux-cils ombrageant plus de la moitié de la joue. Mais quand même, le gangster a un trois pièces et une montre en or, sa cravate est en place ou alors on devine sa bestialité séduisante par une chemise entrouverte sur une toison de bon ton. Pas trop, pas trop peu.
J’ai l’impression que j’aurais dû commencer mon récit par Il était une fois….