Que nous avons changé…

Le cinéma est impitoyable. Les vieux films en noir et blanc nous donnent l’impression que nous avons traversé trois siècles en 40 ans. Voyez donc :

On fume et on boit, les dames aussi, et comment! C’est glamour et high fashion. Le verre de whisky est un fidèle de toutes les scènes, un joli verre de baccarat avec des croisillons. Les bouteilles ou carafes remplies font partie de la décoration d’un salon qui se respecte. La fumée de cigarette est sensuelle et pas nuisible, les volutes ectoplasmiques vont d’une bouche à l’autre et se ruent dans les narines avec une intimité enthousiaste.

Bien entendu, je l’ai déjà évoqué, les codes amoureux d’alors feraient jeter aujourd’hui les écrans et bobines de film au bûcher. Le baiser « volé » (hum… souvent très attendu et deviné par le jeu subtil du je ne suis pas celle que vous croyez mais essayez quand même une fois pour voir…). Une gifle ou un coup de griffes rouge sang étaient tolérables, signe de passion. On ne griffe ou ne gifle bien que qui on aime…

Par contre, monsieur fait toujours le tour de la voiture dont il ouvre gentiment la portière, se rinçant l’œil sur les jambes de madame ou mademoiselle et, s’il a beaucoup de chance, un friselis rose de jarretelle pinçant le bord d’un bas de soie. Il porte les paquets, ouvre les portes, embrasse sur le front quand il joue au protecteur et se montre touche-à-tout quand il endosse le rôle du séducteur. Avec mesure.

Des films des années 50 nous montrent parfois des actrices (ne me demandez pas lesquelles, pour le respect de leur réputation) aux aisselles buissonneuses et même humides sur la petite robe à vichy. Pour les poils aux jambes, j’avoue qu’on ne voit pas d’assez près. Mais un poil de poids superflu et de cellulite n’est pas exclu, on en était encore (en Europe tout au moins, car le cinéma américain avait déjà oublié depuis belle lurette ce que « naturel » voulait dire…) aux femmes non retouchées, si ce n’était une tonne de laque, des faux cils somme des moustaches, et un gros plan sur le derrière ondulant dans l’escalier.

Et les manières, bon sang d’bonsoir ! On jette la cigarette par la fenêtre, ou les cendres dans la terre d’une malheureuse plante qui n’a rien fait. On dépose des valises douteuses sortant d’un coffre de voiture douteux sur le lit (valises, d’ailleurs, que les femmes, pourtant supposées les fées du logis, refont comme si elles remplissaient la machine à laver, tout en boule et en fureur). On pince les fesses des serveuses au restaurant, toute intelligence quitte le regard quand il se pose sur le haut des cuisses d’une naïade gainée dans un costume de bain qui doit l’empêcher de respirer et lui fait les seins pointus comme des obus.

Je ne fais que passer sur l’éducation des enfants, qui ressemble à un rêve exagéré. Les petits Américains d’ailleurs avaient du brylcreem en abondance sur une houpe imperturbable, des taches de rousseur et des voix pédantes insupportables. Et des dents de lapin.

Les manières de table : on utilise sa serviette sans la rouler en boule sale une fois le repas terminé. On parle poliment, sauf dans les films de gangsters, ça va de soi, on n’imagine pas un gangster appelant sa compagne Ma mie, ou Chérie. C’est Ma Poule dans le meilleur des cas. La Poule en question porte un bracelet de cheville pour indiquer qu’elle est de mauvaise vie, on est loin du piercing et des tatouages. Les lèvres en forme de cœur et la voix ronronnante ou couinante, les faux-cils ombrageant plus de la moitié de la joue. Mais quand même, le gangster a un trois pièces et une montre en or, sa cravate est en place ou alors on devine sa bestialité séduisante par une chemise entrouverte sur une toison de bon ton. Pas trop, pas trop peu.

J’ai l’impression que j’aurais dû commencer mon récit par Il était une fois….

La scène finale du baiser, qui était le début de tout…

J’ai encore connu les magnifiques films en noir et blanc avec ces scenari soigneusement élaborés ou tirés d’un roman célèbre, et ces personnages aussi irréels que le sexe des anges. Les femmes aux cils soyeux portaient des robes aux reflets glaciaux qui épousaient des courbes auréolées d’une passion volcanique. Que seul l’homme idéal – dont on imaginait les joues douces et parfumées d’un arome viril et enivrant – aurait la joie de mettre en musique.

Le baiser était souvent la scène finale, ou centrale. On avait l’art de mettre dans cette simple image tout ce qu’on n’arrive plus à mettre dans le déballage cru qu’on nous offre maintenant. Il y avait la promesse. De tout ce qui suivrait et que le spectateur ne verrait pas. Des secrets intimes qui soudaient un couple dans sa chair.

J’ai également connu (et non, je ne suis pas née dans l’Ottocento, je le jure…) les chuchotements de pensionnat où certaines filles certifiaient qu’elles, elles n’embrasseraient que leur fiancé, et après les fiançailles ! Je ne sais pas si elles ont tenu cette rigoureuse décision, et en tout cas je me faisais toute petite : j’avais déjà embrassé un garçon… Et pour être sincère, je n’étais pas emballée du tout et n’avais pas une folle envie de recommencer… mais j’aurais eu l’air d’une vieille gourgandine si je l’avais dit, et courageusement j’ai gardé le silence.

La nuit de noce était le saut dans le vide, les yeux bandés. On croyait savoir, on ne savait rien, et celles qui, finalement, avaient franchi le pas dans une prairie ou sur une meule de foin ne se confiaient qu’aux « vraies amies », les épatant à bon marché avec un peu de vantardise car au fond… elles n’avaient pas, comme elles le disaient, « couché avec un garçon » mais s’étaient couchées avec un garçon qui n’y connaissait rien de plus qu’elles probablement. Je me souviens de ces livres sur le mariage qui circulaient, volés dans la bibliothèque des parents, où de savoureux conseils étaient donnés pour assurer un mariage absolument sans nuages sous le ciel de lit. « Il faut faire ça ? » demandait une avec horreur. « Oui ! tu DOIS le faire si c’est ton mari ». Ah, vrai qu’il s’agissait d’un devoir conjugal… On riait et c’était un rire pas vraiment joyeux. Ca nous semblait absurde. Que savions-nous de la sensualité ?

On préférait de loin la poésie du baiser, ce baiser sur lequel la caméra s’arrêtait pour discrètement viser la fenêtre dans un travelling plein de tact.

« Moi, » m’a dit un jour une amie, « je croyais que c’était si bon qu’on s’évanouissait » … C’est dire si ce baiser contenait de mystères pour les jeunes filles d’alors.

Et c’est vrai pourtant qu’un baiser, celui donné par ce lui qui ne se rencontre qu’au bon vouloir du destin, peut tout contenir, y-compris une vie entière d’amour.

Après tout, c’est du cinéma

Confinement oblige (ou pas…) « le petit écran » m’a attirée plus souvent. Attirée, façon de parler, mais bon, il y a bien des choses à faire qui ne monopolisent pas l’entièreté de mon cerveau, comme nettoyer l’argenterie, laver les bibelots, raccommoder, repasser, cirer certaines choses (au choix, ou tout, ou d’autres choses encore…) et si alors je m’adonne à ces joies ménagères devant le petit écran, j’ai la joie de penser que… je fais deux choses à la fois. Une activité débordante, en somme…

Donc, une fois de plus j’ai pu aussi analyser le mauvais travail des scénaristes, regrettant les invraisemblances d’autrefois qui étaient malgré tout moins flagrantes.

Aujourd’hui, mise au parfum par les téléfilms américains ou séries (je suis fidèle aux Feux de l’amour puisque je mange face à Victor tous les jours, juste pour ne pas manger en face du mur. Victor est malgré tout un niveau au-dessus, et tous ces mauvais ignobles réunis dans une seule série, ça donne l’impression que la vraie vie est comme la Mélodie du bonheur…), j’ai réalisé que :

  • Le serial killer n’a jamais le moindre mal à entrer dans une maison car il y a l’imbécile de service qui a laissé une fenêtre ouverte ;
  • L’audacieuse enquêtrice rusée ne manque pas de faire tomber quelque chose en se dissimulant aux yeux des mauvais, ce qui donne l’occasion d’une poursuite haletante ;
  • D’ailleurs, toutes les actrices américaines de série B semblant avoir arrêté leur croissance à 1,25 m, et donc porter des échasses, la dite audacieuse enquêtrice – ou la proie terrifiée du serial killer – trouve pourtant le moyen de courir plus vite que le grand dadais armé qui la poursuit, surtout dans les escaliers et les sous-bois ;
  • Personne n’est ce qu’on croit qu’il est. Surtout l’homme ou la femme séduisante. Et son ou sa partenaire crédule a des œillères de cheval de trait ;
  • Méfiez-vous des baby-sitters ou des jeunes hommes à tout faire, on ne vous le dira jamais assez : ils installent des caméras et veulent voler votre parfaite petite famille ;
  • Dans ces maisons somptueuses avec piscine, 600 € de fleurs fraiches quotidiennes au salon, et où il faut des lunettes noires pour se protéger des étincelles de propreté, pas de personnel, juste la souriante maîtresse des lieux qui cuisine uniquement des spaghetti bolognaise après avoir haché menu un peu de céleri. Son mari s’évanouit de plaisir en goûtant la sauce (en boite) ;
  • Les gens les plus simples sont des génies informaticiens, et peuvent hacker sans problème le site de la nasa s’il le faut… Il faut quand même préciser qu’en général ils ont des lunettes et un peu d’acné, mais ils sont très utiles et héroïques dans l’histoire ;
  • Dans les petites villes les plus reculées on trouve un célibataire moulé au fitness qui n’attend que l’arrivée de l’héroïne arrivant de New York et qu’il séduira à coups de couchers de soleil et de yodeling dans la paille… Oy la la you houuuuuuu !
  • Les femmes ont plus d’extensions que de vrais cheveux, et les hommes ont les sourcils épilés ainsi que le torse, souvent… Les poils font désordre, c’est ainsi que je le comprends…

Bref… On continue de s’instruire, non ?

Bon confinement, tant que nous ne confinons pas à la folie tout ira bien…

Une ruche généalogique

Lancée dans la mise en ligne de la généalogie familiale, mon regard change sur bien des choses.

Mes parents – Lovely Brunette plus que mon père car elle y a consacré les 10 dernières années de sa vie, et au vu de son travail soigné, je dois admettre qu’elle valait bien plus qu’on ne le lui avait dit – ont laissé des tableaux généalogiques, photos et recherches au sujet de leurs ascendants. Pourquoi ? Pas pour découvrir que nous descendons d’une lignée épatante, mais d’une lignée… éternelle, qui a commencé dans les cavernes (et là on ne sait rien… peut-être y-a-t-il quelque part l’empreinte de la paume d’un lointain troglodyte dont je partage l’ADN sur une paroi de calcaire…) et, de plus sains en plus sains, a étendu sa ramure jusqu’à moi, qui suis, comme nous le sommes tous, issue des plus résistants, les autres branches ayant péri les unes après les autres.

Ces papiers risquant fort de disparaître un jour, mais aussi et surtout le temps et la passion que ces recherches ont occasionnés, me voici donc faisant la part du boulot en transposant tout sur un site de généalogie en ligne.

Si nous avons notre lignée aussi aisément traçable c’est que nous étions vraisemblablement parmi les lettrés, qui tenaient leur comptabilité familiale sur les premières pages de la Bible et chez Monsieur le curé. Nous étions fermiers, propriétaires terriens, bourgmestres, meuniers (un métier qui reçut ses armes officielles), conseillers municipaux, baillis, membres de ceci ou cela. Des particules n’avaient rien de nobiliaire mais indiquaient la provenance, et parfois si la famille de l’épouse était mieux assise, l’époux ajoutait ou prenait le nom de l’épouse.

Des bourgeois ou petits nobles, avec l’argent pour s’assurer une table bien garnie, des ou un domestiques, une santé convenable. Ils ont presque tous vécu jusqu’à un âge très respectable, que ce soit en 1500 ou en 1900, on a des septuagénaires et octogénaires en grand nombre. Alors je ne sais trop quelle charge de travail couvraient les messieurs, mais en ce qui concerne les mesdames… leur occupation était être enceintes et accoucher. Et puis recommencer. Des suites de quinze enfants sont la norme, un après l’autre comme les boules au loto.

Enceintes pendant 15 ans au moins. Et après tout ça, elles vivaient jusqu’à 79, 85 ans… Et elles ne devenaient pas toutes des éléphants en robe noire pour autant, j’ai des photos où les malheureuses sont sanglées dans une gaine qui devait leur couper la respiration et le transit intestinal avec élégance et dignité.

L’épouse n’est pas forcément plus jeune que l’époux, ni jeune tout court. J’ai trouvé peu de mariages de vieux barbons avec des tendrons. Certaines sont d’un an ou deux les aînées du mari, d’autres frôlent la trentaine, l’odeur rance de la vieille fille erre. Des compromis ont dû être faits, vous n’êtes pas de notre rang mais notre fille commence à jaunir alors, si vous promettez ceci ou cela… qu’en dites-vous ?

Un de mes aïeux a été condamné à mort pour avoir assassiné un avocat à Anvers. Un autre est mort en exil. Une autre a, à son époque, donné de la conversation et des nuits blanches à toute la parenté en épousant, en troisièmes noces, un mulâtre qu’elle a suivi à la Guadeloupe. Ah l’amour !

Il y a des noms qui changent, comme un certain Schwartz qui devient Lenoir et puis Le Lieutenant car il était Lieutenant d’une Altesse quelque part, et enfin le nom s’est stabilisé sur Lieutenant. Les prénoms sont aussi source de oh et ah : Juwette, Collienne (un nom d’homme, oui oui…), Rass (qui serait « Erasme »), Tysken, Welt. Les noms de famille fleurent le champêtre si on remonte assez haut : De la caille, Aux Brebis, Le Pourceau (qui « fleure » un peu fort malgré tout), De la Forge… Ou bien la mention « dit le… » suit le nom officiel, comme Lenoir dit le Lieutenant.

Mon aïeul le plus excitant est le sanglier des Ardennes, Guillaume de la Marck. Lovely Brunette nous le décrivait au même titre que Peter Pan ou Eric le Rouge, et nous le présentait comme « une sorte de Robin des Bois » qui prenait l’argent des riches pour le donner aux pauvres. En fait je pense qu’il le prenait pour lui et les siens, et a eu des soucis car il payait ses troupes avec de fausses pièces d’or, bref, la légende est bouillante mais sans doute encore loin de la vérité. Elle était idéaliste, Lovely Brunette. J’ai bien dit troupes, oui, car le sanglier des Ardennes faisait la guerre contre les grands de l’Histoire d’alors. Nous étions très fiers. Lorsque le film Quentin Durward est sorti, nous sommes fièrement allés le voir, en famille. Robert Taylor et Kay Kendall nous auraient attirés, pensez-vous ? Que nenni ! Nay ! Nous étions là, guidés par Lovely Brunette qui nous affirmait que tous les enfants n’avaient pas la chance d’avoir leur ancêtre dans un film. Même si à la fin du film on l’y décapitait après un combat magnifique dans le clocher de Maastricht. Robert Taylor (nous n’avions rien contre lui, il était « le bon » du film, et notre cher sanglier était « le mauvais mais tout le monde se trompait ») échangeait le fer contre notre barbu d’ancêtre, interprété par Duncan Lamont que personne ne connaît, qui perdait et dont on apportait la tête au roi dans un panier d’osier.

Ça, c’était beurk et un peu exagéré, on aurait aimé réécrire l’histoire…

Mais il nous permettait de dire à Lovely Brunette qu’on voyait bien que son frère descendait d’un « porc sauvage »…

Une main maudite et une espionne, le Dr Bond. Paula Bond

Alors qu’elle était prête à accoucher de moi, Lovely Brunette s’est vue conseiller par le personnel de l’hôpital d’aller au cinéma pour se distraire. Mon père l’a donc emmenée (nous a emmenées…) se détendre dans une salle où on projetait un film d’horreur, Les mains d’Orlac (Mad Love en anglais) avec Peter Lorre. Elle a adoré mais bon, je voulais vraiment sortir de là et une fois le film fini, elle est retournée à l’hôpital où je suis née à 2h45 du matin. Il paraît que je ressemblais à Peter Lorre, ce qui n’est pas flatteur comme je l’ai constaté il y a peu.

Peter Lorre

Bien des années ont passé… et  je suis arrivée en 2001 (comme vous tous d’ailleurs.). Mon mari et moi avions une imprimerie, et…

Pauvre petit chat de rue ! Pauvre, mais pauvre petit ! Nous avions le cœur brisé de devoir jeter « Voyou » à la porte chaque soir alors qu’il avait passé la journée sur des boîtes de carton dans l’imprimerie. Il s’y détendait et surtout s’y goinfrait tout le jour, et on le restituait aux tiques, puces, matous couverts de croûtes et ventre creux chaque soir. Puis on a découvert, en y regardant mieux, qu’il s’agissait d’une Voyelle… pauvre, mais pauvre petite chatte vouée à une mort certaine dans la rue … Alors … eh bien, on a décidé d’en faire une heureuse bestiole, et de la capturer pour y arriver.

Elle n’a pas du tout aimé ce plan, et m’a mordue avec la vigueur et la précision d’un douanier qui vous prend pour un terroriste. J’ai tenu bon. Surtout pas lâcher. Aïe-aïe-aïe-aïe pas lâcher ! C’était pour son bien, on penserait au mien après. Nous l’avons conduite chez le vétérinaire pour la faire stériliser, et  sommes rentrés travailler le cœur gros – pauvre petite chose effrayée !

Pendant ce temps-là, ma main – la malédiction de Peter Lorre – faisait si mal que je l’aurais volontiers coupée. En fin d’après-midi elle avait le volume de la main de King-Kong, et j’ai décidé d’aller effrayer notre médecin traitant en la lui agitant sous le nez. Il s’agissait d’une ravissante Asiatique qui aurait eu sa place au concours de Miss Philippines, mais pas dans un cabinet médical. Elle a regardé la chose et a calmement dessiné les contours de la partie gonflée avec un marqueur noir, et m’a dit de levenil le lendemain si ça avait empilé. Et m’a prescrit des anti-douleurs qui auraient permis que l’on me coupe en morceaux sans que je cesse de chanter.

Le lendemain, la main de King-Kong avait changé ( franchement, Peter Lorre, je n’avais rien fait, moi ! C’était ma mère qui voulait voir le film, pas moi ! ) et ressemblait à une pastèque de la couleur d’une pomme au sucre : un vermillon luisant du plus bel effet. Les lignes tracées par Miss Philippines n’étaient plus qu’une bouée dans une mer de lave. « Je vous envoie chez le docteul Bond » me dit-elle avec un sourire éblouissant. Mais le docteur Bond n’a pas de rendez-vous avant le lendemain après-midi.

Sa salle d’attente ravirait Barbie si elle était malade : fleurs artificielles, tableaux romantiques avec des champs plus fleuris que Keukenhof et des rivières si brillantes qu’on dirait une coulée de glycérine. Et arrive le docteur Bond qui est UNE docteur Bond. Une noire hautaine qui s’avance vers moi comme si j’étais enchaînée au mur et elle armée de bistouris trempés dans du venin de serpent. Et en effet, j’ai beau ne pas être enchaînée, elle s’empare de ma main gigantesque et tente d’enfoncer un bâtonnet là où les quenottes de Voyelle – la pauvre petite – ont fait leur entrée dans mes chairs. « Pour voir s’il y a un abcès » dit-elle avec une férocité satisfaite, tandis que je serre les dents, car je ne prenais plus de la potion magique anti-douleur. Elle constate que non, pas d’abcès, et m’informe enfin de ce qu’elle ne peut rien pour moi de toute façon car elle, son rayon, c’est la chirurgie esthétique de la main ! Magnanime quand même elle me conseille d’aller voir le docteur *&^)_%$ (oui, c’est aussi difficile à prononcer que ça !) qui lui, est spécialiste des maladies infectieuses.

Cher docteur *&^)_%$ … en voyant la chose qui termine mon bras (car elle ne me sert même plus de main, à ce stade-là…) il s’écrie : Mais vous devriez être à l’hôpital depuis deux jours ! Vous n’avez plus de sensibilité dans la paume ! Hop ! Hôpital !

Et j’y suis restée trois jours avec un antibiotique en intra-veineuse que l’on changeait toutes les 4 heures, grelottant de froid en plein mois de juillet. Pendant ce temps là, Voyelle prenait possession de ses confortables nouveaux quartiers… où, un an plus tard, sa jumelle Annie la rejoindrait car notre mission de sauveurs de chats ne s’est pas arrêtée là…

Plus tard j’ai reçu par erreur les papiers de l’assurance médicale destinés au Dr Bond. L’espionne au bâtonnet réclamait $250 pour la visite (5 minutes….) et $285 pour avoir nettoyé mon abcès… Armée de l’indignation du JUSTE, j’ai bondi sur le téléphone pour informer la compagnie d’assurance de la fraude commise, pour m’entendre dire … « qu’est-ce que ça peut vous faire ? Ce n’est pas vous mais nous qui payons ! » Non, cruche, c’est moi qui payais une assurance trop cher pour couvrir les fraudes et les galanteries que les médecins se font entre eux : Miss Philippines a envoyé à l’espionne au bâtonnet une cliente qui n’en avait pas besoin mais qui lui rapporte plus de $500. L’espionne lui rendra la pareille ou l’invitera à un dîner de gala quelconque. Et je payais.

Le docteur *&^)_%$ a presque volé mon cœur, car il m’a bel et bien sauvé la main, celle que Peter Lorre voulait me prendre.

Voyelle s’est éteinte à Liège, à l’âge de 14 ans. Elle avait un rapport étrange avec moi, sachant obscurément qu’elle m’avait fait mal. Or je ne lui en ai jamais voulu (contrairement aux ondes très rancunières que j’envoie encore au Dr Bond et Miss Philippines). Elle était « penaude ». Mais nous nous aimions beaucoup et elle me manque…

Mais où sont les hommes d’antan?

J’ai grandi à la fin d’une époque. L’avant-féminisme. L’avant milliers de questions. Le cinéma et les romans que j’aimais lire m’avaient expliqué que l’homme était sûr de lui, protecteur et toujours dans le vrai.Les histoires étaient plus simples qu’aujourd’hui.

Peu « d’autres femmes » ou alors c’était une gouvernante folle et criminelle ou une sœur vieille fille rancie. On n’oubliera pas non plus la mère de Norman Bates. Mais il y avait cette simple évidence : un homme rencontrait une femme et hop, tout se déroulait entre eux deux sur fond de guerre, d’espionnage, de business. Il n’y avait pas le retour des ex, ou un(e) autre attendant son heure en haletant au moindre signe de désaccord. L’homme aimait avec élégance, certain de ses sentiments qu’il cachait au mieux, la femme restait une faible créature un peu tête de linotte, en proie aux crises de nerfs et de larmes, pompette à l’occasion – juste de quoi rire un peu sottement et avouer sa passion – et persuadée qu’un tel homme ne pouvait vraiment l’aimer elle, humble chose, ce qui permettait de faire tenir le suspens jusqu’au happy end qui couronnait le long baiser effaçant tous les doutes !

Ou bien c’était une femme fatale en apparence, le jeu de paupière menaçant comme la danse d’un papillon vénéneux et la lèvre aux courbes écarlates, et elle finissait par se prendre quelques claques qu’elle savait avoir méritées et qui avaient le mérite de faire d’elle un chat dont les yeux envoient des étincelles d’adoration. Trophée inestimable pour le dompteur qui épouserait sa mégère apprivoisée qui ne se soumettrait qu’à lui.

L’amour était celui d’une vie. S’il y avait une ex, elle était morte.

Il m’est arrivé aussi de voir notamment un film que je crois être « le fils de Robin des Bois » où le fils en question était un magicien de la lame et du saut dans les branches sans déchirer ses collants, mais l’amour de la gente dame le rendait si perplexe que c’était elle qui, lasse de panser ses bobos et de changer de poulaines tous les jours pour le séduire sans qu’il le remarque finissait par lui déclarer « Vous m’aimez, Robert ». Et il se rendait à l’évidence, régalant le public du long baiser final tant attendu. Mon frère et moi étions très choqués de cet aplomb et avons joué cette scène plus d’une fois en riant devant son étrangeté.

Moi j’ai grandi dans un monde que l’on dira macho peut-être mais où l’homme « normal » était gentil et ferme, faisait des cadeaux, protégeait – soutenait le coude pour traverser, retenait les portes, ouvrait la portière de sa voiture, mettait à l’abri du vent et de la pluie, portait les objets lourds. Il trouvait toujours les mots et promesses pour calmer les chagrins. Tout ça avec une tranquillité rassurante.

Maintenant… Le cinéma nous montre un homme névrosé en face d’une femme blessée par son passé. Ou le contraire. Pendant la durée du film ils se tournent autour comme deux fauves en chaleur et affamés… quel instinct l’emportera-t-il sur l’autre ? Fini la femme qu’il fallait aider et préserver, car dans le cinéma d’aujourd’hui bien souvent elle grimpe aux échelles et barricades, attache son homme aux montants du lit pour en faire sa chose, rentre en nage le matin de son jogging forcené, tandis que l’homme mijote des petits plats, va chez le psy, donne la bouillie aux gosses et attrape des boutons quand il entend la formule « pour toujours ». Et il jure comme aucun muletier n’aurait jamais osé jurer autrefois, car ses mules l’auraient éventré à coups de sabots.

Le doute et l’hésitation colorent tous les films… L’homme pleurniche et déprime, la femme a parfois les biceps de Rosie the Riveter (Norman Rockwell). Il faut résister aux tentations des autres… ceux et celles dont les rencontres sont devenues si faciles. Il faut accepter d’être en sueur, échevelé(e) et hurlant(e) lors des ébats conjugaux et ne pas avoir de tabous frustrants qu’un(e) rival(e) n’aura pas. Et tout comme autrefois la souriante épouse était fière de sa table bien dressée, nappée de frais d’un tissu immaculé qui avait claqué contre l’air du salon, fleurie d’un bouquet du jardin, il faut avoir le cœur à rapidement allumer trente-six chandelles dans la chambre à coucher – ça aide certainement pour la température en hiver – et choisir judicieusement l’arôme de l’huile de massage. Il faut savoir se remettre de joutes verbales effroyables au cours desquelles on vide son sac jusqu’à ne plus avoir de sac d’ailleurs, pour aller courir sous la pluie en larmes en appelant Dieu ou notre mère la terre à la rescousse.

Oh… où donc êtes-vous passés, Gregory Peck, Cary Grant, Rosanno Brazzi et les autres ? Et Audrey et Katharine Hepburn, Grace Kelly, Loretta Young, Danielle Darieux, Alida Valli?

Qu’un lion la mange et qu’on n’en parle plus…

J’ai regardé Mogambo l’autre soir à la télévision. Distraitement, c’est vrai. Mais je l’avais vu « en son temps » (et le mien) avec Lovely brunette. Lovely brunette n’avait aucune compassion pour les faibles femmes gnangnan. La Grace Kelly de Mogambo était du genre à lui inspirer de charitables malédictions comme celle qui figure en titre de ce billet. La fragile Anglaise délicate comme une rose sous la pluie, qui vient dans la jungle, s’y promène comme si elle était dans un jardin du Kent pour forcer notre bon Clark à tuer une panthère mise en appétit par son eau de Cologne ; la cruche qui pousse des iîîîîîî sonores en face des gorilles (mais pourquoi donc n’avait-on pas un King-Kong pour l’enlever, la faire sa Queen-Kong et qu’on n’en parle plus ?), s’évanouit, pique des crises de nerfs… mais enfin, pourquoi a-t-elle accepté de suivre son mari dans la jungle, terrible jungle où le lion pourrait la mordre ce soir au lieu de jouer au bridge avec Miss Marple en attendant que le mari revienne avec son rouleau de photos et quelques piqûres de moustiques ou  de mouche tsé-tsé ?

Mogambo

Evidemment, le film est amusant grâce à Grace. Mais Lovely brunette m’a bien drillée et ce genre de femme nous gâchait tout le film. Dans les westerns elles arrivaient dans un fort poussiéreux encerclé d’indiens tomahawk au poing, et ne sortaient jamais sans leur ombrelle à volants, la boucle tire-bouchonnant avec élégance autour de leurs joues pâles, et elles gâchaient tout le film en hurlant, tournant de l’œil, pleurnichant, et faisant les coquettes auprès des commandants de fort, de vieux bedonnant à la barbe pointue qui leur faisaient faire un tour de salon dans une mazurka un peu déplacée dans le pays des comanches. Qu’un Indien la scalpe ou la truffe de flèches et que le film devienne enfin intéressant, pensions-nous, Lovely brunette et moi.

Car nous, nous aimions les dures à cuire, qui prenaient sur elles, qui ne confondaient pas les hommes avec leur garde du corps, porteur de choses lourdes, bricoleur attitré, infirmier, ramasseur de corps inerte mais si séduisant dans sa fragilité toute féminine…  Nous aimions les femmes qui faisaient leur part du boulot, n’étaient jamais un poids, ne se plaignaient pas, n’avaient pas mal partout, et qui, si elles avaient peur (et elles l’avaient), lacéraient leur mouchoir de leurs dents, mais en silence. Nous les aimions même un peu tannées par la vie, comme Katy Jurado qui était toujours trop décolletée pour faire « bon genre » et fumait plus que John Wayne mais avec les mêmes gestes, ou la belle Ava Gardner qui était toujours belle et pétillante, tellement qu’il était invraisemblable  que le héros viril, un peu fatigué par un long célibat, soit le premier à en avoir tâté. Ça ne nous dérangeait pas, pour autant qu’on puisse compter sur elle et pas être interrompus sans cesse par ses cris perçants et ses syncopes qui monopolisaient les attentions.

Nous ne comprenions même pas que des hommes aient envie d’épouser ces « fragiles » tyrans en jupons.

Et pourtant on les retrouvait dans tous les films, pleurnichant, bêlant, toujours à contretemps et contresens, s’effondrant dans un petit « pouf ! » au sol dans jupons et robes à paniers, fardeaux que l’on devinait ad vitam aeternam et que pourtant ces hommes endurcis par l’aventure convoitaient comme s’ils voulaient être assurés d’enfin connaître le châtiment éternel.

Faire reluire ses ors…

Ma mère me réquisitionnait pour nettoyer l’argenterie. Il est temps, on dirait de l’or, insistait-elle, amusée, car ce n’est pas que c’était une corvée mais plutôt qu’on la remettait à demain et demain et encore le demain de demain. Sur ce temps, effectivement, l’argenterie luisait de tout son or un peu partout.

On s’installait à la table de cuisine, qu’on recouvrait de papier journal. Puis on sortait du petit placard au fouillis une vieille boîte à biscuits en métal, décorée d’un sujet pastoral tout griffé et noirci par endroits – la bergère était une souillon et le pâtre sortait sans doute de la mare. Elle contenait les chiffons et les flacons de produit pour l’argenterie, une brosse à dents aux poils écartés et noircis, et des gants de caoutchouc.

Puis on allait rassembler notre devoir du jour : le service à café art déco, le miroir écossais, les plateaux, les ronds de serviette, la bonbonnière, la  boîte à biscuits d’apéritif, la casserole en Vallauris cerclée d’argent, les couverts, des couvercles perforés de vases, quelques objets éparpillés dans la maison. On en avait pour l’après-midi, et au fond… c’était une tâche que nous adorions, puisqu’elle nous occupait les mains en nous laissant l’esprit délicieusement libre, et nous bavardions. De tout.

Nous étions d’avides bibliophiles et cinéphiles. Ça nous permettait de ne jamais être à court de sujets, d’autant que ma mère n’a jamais eu de thèmes tabous. Pas pratiquante puisque dangereuse pécheresse reconnue par le Guide de la charité chrétienne de A à Z, elle se moquait volontiers des culs bénis mais pas de la foi ou de la religion. Réservée, elle riait sous cape et me suppliait de ne dire à personne que nous avions lu toute les deux « L’amant d’ébène », un livre acheté au supermarché, au thème peu rigoureux mais d’une écriture finalement assez châtiée (les scènes torrides se concluaient sur il la prit dans ses bras et lui arracha un cri rauque de plaisir). Nous compatissions en parlant cinéma à l’idée que les actrices devaient embrasser les acteurs sur la bouche, et pensions que ça devait être dégoûtant comme travail. Nous ne pensions pas aux acteurs qui devaient embrasser les actrices à la bouche pâteuse de rouge, et il est probable que nous allions jusqu’à imaginer qu’ils devenaient acteurs rien que pour embrasser des « tas de femmes ». Après tout, le petit voisin, fils du docteur, annonçait ravi qu’il allait devenir docteur pour voir des pètes de femmes… une vocation qui prenait ainsi tout son sens.

Nous remontions dans nos souvenirs par des est-ce que tu te rappelles de film allemand avec une jeune fille qui avait la leucémie et guérissait lorsque l’homme qu’elle aimait depuis toute petite l’épousait ? Oooooh oui ! Et puis elle mourrait de leucémie quelques années plus tard parce qu’elle croyait qu’il la trompait… ooooh c’était triste ! Et on enchainait sur les comédies musicales allemandes qu’on allait voir, avec d’interminables scènes de jodle dans des vallées émeraudes parcourues par des vaches enclochées, des nymphes en dirndls et princes charmants en culottes de cuir. De là on partait sur ma tante Yvonne qui adorait venir voir ces films avec nous, ce qu’on préférait aux films bibliques auxquels elle nous avait aussi invités : tante Yvonne et son mari étaient absolument anticléricaux et on avait espéré que ça nous aurait sauvés de Ben-Hur et Le roi des rois, mais pas du tout. Nous détestions la Bible revue et corrigée par Hollywood. Et ça avait valu un rituel bien agaçant pour ma mère : mon frère et moi nous délections à répondre, lorsqu’elle nous disait, impatiente, met- ça là je te dis, « oui Ben Hur ». Nous ne rations pas une occasion, non pas que nous trouvions ce trait d’esprit particulièrement génial, mais elle s’était laissée piéger avec son mets-ça là… et elle serrait les lèvres de frustration dès qu’elle le réalisait.

Fil d'Ariane 003

Pendant ce temps-là, on frottait et frottait, on s’empruntait la brosse à dents écartelée pour entrer dans les ciselures, on tenait l’objet à bout de bras pour en inspecter la brillance parfaite et s’assurer qu’on n’avait pas semé des traces crayeuses. La cuisine embaumait l’ammoniaque, et notre or redevenait argent scintillant. Le soir était tombé, nous étions repues de bavardage, d’intimité, de ce flot de mots qui auraient pu paraître inutiles – certes, nous n’avions pas changé le cours du monde – mais avaient ajouté quelques longueurs au tissu de notre lien, ce tissu qui encore aujourd’hui que ma mère n’est plus (ici), ne s’est pas rompu.

Quand je nettoie mon argenterie, elle n’est jamais loin…

Australia … de l’autre côté de la brumeuse vallée de mon enfance

Il est évident que plus on avance en âge et plus la liste des autres fois et temps jadis contient de choses. Des images de paysages et visages aimés ou contre lesquels on lutte, des  parfums et senteurs multiples qui parlent de fleurs, de porridge matinal, de bons vins, de l’odeur maternelle, des effluves de bord de mer ou d’étangs poissonneux. Des sons de voix, de rires, de train dans un tunnel, de moutons bêlant, de l’air des pêcheurs de perles jaillissant d’un phono crachotant… Tout est enfilé par épisode, et il suffit qu’une seule de ces bulles à souvenir soit sollicitée parce que la mémoire est entrouverte  pour que les autres suivent bientôt par vague, nous restituant un des points clés de notre existence dans toute sa magnificence.

Je suis allée voir – revoir – le film Australia récemment. Non, pas celui avec Nicole Kidman que je ne reverrai pas ne l’ayant pas vu pour commencer. Je ne vais pas faire une « critique » du film.

 

Australia 2Je l’ai aimé. Et il m’a aimée aussi puisqu’il me colle encore aux souvenirs. Je l’ai vu lorsqu’il est sorti en 1989, mais n’ai fait que « voir » sa surface, alors : tourné dans ma ville, par un metteur en scène de ma région, avec tous les lieux connus et aimés par mon enfance et par la vie presque entière de mes parents et grands-parents, rempli de figurants connus… j’ai alors survolé le film pour pointer le doigt sur ces détails.

 

Shame on me…Mais comme à tout pauvre pécheur, une seconde chance me fut donnée, et j’ai donc pu enfin le revoir et surtout regarder !

 
Il est bien vrai que l’on laisse un peu de soi dans les endroits qui nous ont marqués, et qu’y revenir nous le restitue, nous aveugle d’évidences. Le détachement qu’une vie ailleurs a apporté n’altère en rien l’attachement. Etrange paradoxe … Merveilleux paradoxe.

 
L’histoire raconte celle d’un Verviétois d’origine qui s’est établi en Australie où son père, qui avait un lavoir de laine,  l’avait envoyé et où la guerre l’avait fait rester assez longtemps pour qu’il décide de ne pas revenir à Verviers. Et puis l’entreprise familiale, désormais gérée par le frère, connaît des problèmes, comme toute la ville d’ailleurs dont la prospérité s’est principalement construite autour de  la laine, et il revient pour voir quelle aide il pourrait apporter. On est en 1955. Retour donc d’une Australie ensoleillée qui s‘étend sur l’herbe jaunie à perte de vue pour Verviers sous la grisaille et une inconscience feinte de cette ville qui se meurt mais pense avoir encore un peu de temps pour trouver le remède.

J’ai vécu cette période. J’étais petite, et ne comprenais pas, tout au moins c’est ce qui me semblait. Je comprenais … de ma petite taille. J’enregistrais ce que j’entendais dire, ce que je voyais, sans y donner d’autre sens que les mots, qui n’en avaient pas beaucoup. Suicides,  déménagements  « dans du plus petit », faillites, soupçons, trains de vie qui s’écroulaient soudainement, entraînant la ville dans un patatras gigantesque. On a beaucoup bu et beaucoup souffert. Beaucoup médit. Et continué sa route. Retrouvé le sourire, l’envie de tenir le coup. Certains avaient assez d’argent pour le faire, d’autres ont dû le trouver.

Mais en voyant le film… avec d’autres Verviétois de ma génération (dont certains avaient alors prêté leur maison ou leur savoir, voire leur figuration), un chagrin chaud qui contenait une joie débordante s’est installé en moi. Joie parce que le metteur en scène me rendait l’atmosphère de mon enfance, me faisait visiter un musée où êtres, paysages et choses me prenaient par la main en murmurant : tu peux revenir quand tu voudras, tout est ici

Je me suis souvenue, avec volupté, de l’odeur de la laine avant le lavage – et je ne sais pas d’où je la tiens, cette mémoire olfactive de la laine « sale », je n’en ai pas souvenir, mais je l’ai sentie lors d’une scène tournée dans un lavoir à laine, d’une beauté surréaliste – et j’ai revu le superbe papier bleu-roi qui enserrait les échantillons de laine, les fameuses « ploquettes »… J’ai revu les mannes à ploquettes qui étaient dans notre grenier, et les ai entendues gémir familièrement sous ma main qui fouillait leurs trésors. Car nous les utilisions pour y reléguer les objets décoratifs tombés en disgrâce. J’ai à nouveau poussé la porte de certaines maisons et franchi leur seuil, regardé ces tableaux aux cadres dorés à feuilles d’acanthe et volutes se perdant sur les tapisseries aux motifs compliqués. Les escaliers de la Paix n’avaient pas encore rencontré la mode des graffiti ni la main imbécile qui a volé le rameau de la statue – qu’on lui a rendu depuis. Je les ai montés et descendus sans doute des milliers de fois, et le fais encore, parce qu’aucun paysage au monde ne m’émeut plus que la statue de dos, bénissant les collines sur l’autre rive de la Vesdre. Je suis attirée par cette vue comme par une bouffée d’air pur qu’il me faudrait absolument pour survivre.

 

Esvcaliers de la Paix réduite

L’herbe soyeuse au bord de la Berwinne s’est enfoncée sous mes bottines alors que mon cousin et moi jetions dans l’eau les tabourets de traite – ce qui nous avait valu un sermon mérité. Le Grand Théâtre était bien un peu craquelé mais pas lépreux, et son charme parlait d’une bourgeoisie qui aimait le beau et la musique et leur rendait hommage en toilettes. J’ai sursauté à la vision d’une tasse brune encerclée de deux traits jaunes que l’on trouvait alors un peu partout. Mon cœur a dit « mais oui ! Je m’en souviens de cette tasse…. ». C’était plutôt vilain, mais ça m’a restitué l’arôme du chocolat chaud… et le toucher de ces grosses tasses peu gracieuses.

Là où se trouvent certaines maisons aujourd’hui – et on doit y vivre bien, et heureux, dans ces maisons ! – il y avait un grand jardin remuant d’arbres divers et fiers. Derrière cette porte muette se déployait un vestibule de marbre blanc menant vers le hall d’un bel hôtel où descendaient de riches hommes d’affaire en visite. Le brouillard et l’odeur n’ont pas changé. De beaux arbres ont continué de pousser et d’affirmer leurs ramures, conservant les secrets entrevus.

C’est chez moi…

La magiedu cinéma – partie 2

L’ouvreuse arrivait, un plateau attaché au cou par une courroie, et d’une voix claire elle lançait son chocolats glacés ! chocolats glacés ! alors que sur l’écran on voyait une publicité où une femme arrondissait une bouche-ventouse de fleur carnivore pour déguster une praline Cara Mio, ce qui nous arrachait un bèèètche joyeux, car nous, nous avions nos pralines Marignan ! Trois ou quatre chacun, que l’on faisait tourner lentement dans nos bouches pour les y laisser fondre, voluptueusement se répandre sur nos langues et à l’intérieur de nos joues.

Sur l’écran défilaient des diapositives vantant les commerces de la ville : les magasins le Printemps, DD Ancion, le Roi du disque, les chaussures Englebert… Une fois le goût de nos pralines estompé, nous en avions assez de Count Basie, Benny Goodman et Duke Ellington, et c’est avec plaisir que nous voyions les fumeurs et amateurs de bière reprendre leur place en s’excusant. Et un bonheur plus grand encore nous figeait à nouveau pour une heure et demie lorsque les lumières faiblissaient, cédant graduellement le passage à l’obscurité.

Les rideaux s’ouvraient avec un petit chuintement pour accueillir les actualités Pathé. Une voix nasillarde et à l’accent pointu accompagnait les images qui ne nous intéressaient pas du tout. Puis suivaient les lancements des films annoncés pour la semaine suivante. Avec, là aussi, une voix nasillarde mais pleine d’enthousiasme quel que soit le sujet Les rats du trottoir ! Un film vicieux que vous ne voulez pas rater ! Vingt mille lieues sous les mers, un film d’aventure en cinémascope et technicolor à ne pas manquer ! On viendra voir, si c’est enfants admis, ça a l’air bien… nous chuchotait ma mère, faisant bondir nos cœurs à l’idée de cet autre mercredi de rêve dans notre futur proche.

Enfin, le grand film commençait. Jamais nous n’avons été déçus. Et ma mère, qui avait aimé le cinéma bien avant nous, nous avait exercé l’œil aux trucages. Nous étions fiers de reconnaître les découpages, décors, mannequins, faux indiens (« des Américains avec des fausses dents » expliquait-elle). On arrivait bien sûr à un nouvel entracte, plus court, et le début du complément de choix, avec le mourant de la fin en bonne santé, le coupable encore nimbé d’innocence. Qu’importait. Nous étions contents de savoir, déjà, à quoi nous en tenir à leur sujet ! Et espérions que ma mère ne se souviendrait plus exactement du moment auquel nous étions entrés. Mais c’était peine perdue, et sa rigueur incorruptible nous rappelait à la réalité : elle remettait ses lunettes dans leur étui qui faisait un petit clac oh combien fatal, et nous nous en allions.

Merci Mammy ! devions nous dire, à peine franchie la lourde porte qui se refermait sur le son adoré des voix des acteurs que nous abandonnions à regret.. Et nous « remontions » chez nous, en commentant sans fin les vies et drames de ce mercredi après-midi baigné de la lumière magique des projecteurs et de l’imaginaire. Nous parlions encore du film et des acteurs tout le long du souper – des œufs à la coque, car ma mère aimait ces journées où la flemme était l’invitée d’honneur – et nous allions nous coucher, mon frère et moi, sans rechigner : nous nous réjouissions de pouvoir nous re-projeter toute l’histoire en pensées, dans l’obscurité splendide d’une nuit d’enfance.