Quinze ans dans un autre pays, un autre continent, un autre monde, une autre langue, une autre culture, ça laisse plein de petits pense-bêtes enrubannés. Des gens, des paysages, des animaux, des sons…
Antonio … un Indien du Salvador qui faisait la vaisselle sans un mot, d’un restaurant à l’autre, chaussé de gros godillots de caoutchouc, la bouche sinistre et le regard loin au-delà des murs, loin au-delà de l’Amérique du nord. Il se déplaçait en bicyclette. En zigzaguant. Car Antonio n’avait jamais eu de bicyclette avant d’arriver là à 44 ans. Chacun de ses frères et sœurs venait passer 4 ans d’humiliations aux USA pour envoyer de l’argent là-bas, dans la forêt du Salvador où vivait la mère et où ils achetaient du terrain pour planter des kiwis.
Il ignorait tout de l’anglais, sauf les mots « garbage » (qu’il prononçait garbadgi) et « bleach ». J’ai essayé de lui donner des leçons en me mettant à son espagnol qu’il parlait de sa voix féminine. Mais il n’avait pas été bien loin à l’école, Antonio, et verbes, adjectifs et pronoms se bagarraient dans sa tête. Dans les deux langues. Et ma foi, il fut un élève lamentable qui se désespérait vite.
Il m’aimait beaucoup et c’était réciproque. Un jour il m’a expliqué, fou de joie, que grâce à moi il avait enfin compris que la pancarte du restaurant annonçait : « fermé le dimanche ». Il en était extrêmement ému. Sauf le jour où, voulant me faire un beau cadeau, il m’a offert un démêlant pour les cheveux, moi qui avais les cheveux courts. Il avait pensé que la jolie blonde à la chevelure de fée sur la boîte devait annoncer un présent de rêve. Il a boudé. J’ai dû le chatouiller pour le faire débouder. Mais quand il souriait de sa longue bouche sinistre, quel cadeau ! Une manne de joie…
Certains samedis matins, il venait nous sortir du lit mon mari et moi, ayant pédalé comme un ivrogne aussi vite qu’il le pouvait pendant 6 kms pour m’offrir des pupusas encore chaudes faites pour moi par une amie à lui. Ce sont des sortes d’épaisses tortillas recouvertes d’une sauce si piquante qu’on pleure des flammes et brûle les rideaux en baillant.
Je lui demandais comment on s’habillait chez lui. Oh, un pantalon et une chemise de toile blanche, un chapeau de paille, une cartouchière et un revolver. Quoi !!! Antonio !!! C’est dangereux, chez toi, dis-donc. Non, c’est la mode pour les hommes. Et il dormait dans un hamac, dans son village. A eu peur la première fois où il a dû aller à la toilette chez moi car dans la salle de bain tout était en porcelaine bleue. Il croyait que c’était un objet décoratif…
Antonio, mi hermancito, où que tu sois, j’espère que tu as ta mamacita, ton revolver et tes kiwis !
Connie … une étrange petite madame bien fanée par la vie qui faisait des photocopies d’Indiens dansant. Alors nous avons parlé. Tribus, costumes, danses, les pas pour les hommes et ceux pour les femmes, croyances. Et nous avons sympathisé. Elle aimait danser, les danses traditionnelles de plusieurs folfklores qui lui permettaient de se déguiser et de se sentir magnifique. Jeune, elle avait fait l’école buissonnière pour aller courir avec des enfants Cœurs d’Alène dans les bois. Elle n’avait pas appris la dactylographie mais connaissait la vie. Elle était tombée amoureuse de chaque beau garçon qui avait croisé sa route et ses yeux rieurs. Elle avait été, disait-elle avec détermination, une mère abominable, ce que ses enfants déniaient avec la même détermination. Elle en souffrait car, soutenait-elle, c’était bien parce qu’elle avait été trop mauvaise et qu’ils n’avaient pas le courage d’en parler une bonne fois pour toute, lui ôtant toute chance de s’amender.
Pauvre, survivant de petits boulots, la bouche parée d’un dentier tristement en série, la joie de vivre jaillissait de ses yeux et la sagesse de l’essence de la vie teintait toutes ses réflexions.
A un pow wow Indien où nous l’avions conduite en voiture, nous nous sommes gentiment chamaillées sur le charme d’un tout jeune Sioux que nous admirions. Je l’ai vu la première, gloussions-nous. Le beau jeune homme, heureusement, ignorait jusqu’à notre existence. La danse est affaire sérieuse et même les jolies indiennes aux nattes lisses ne l’intéressaient pas.
Connie, long life to you, Indian Princess!
Rajula … une femme dont la grâce m’avait laissée sans voix. Une femme d’un âge certain mais dont le sourire avait 15 ans au plus. Il vous caressait le visage, entrant loin en vous, si elle vous le donnait. Ce qui prenait du temps. Elle était cliente là où je travaillais. Parfois revêtue d’un sari coloré, mais d’autres fois son corps souple et vigoureux était tout simplement vêtu d’un pantalon et d’un pull gris sombre, avec un châle somptueux qui chantait tout seul.
Et puis nous avons parlé un peu. Rajula avait été danseuse de danses traditionnelles indiennes et avait donné des représentations en Europe. Voilà l’origine de sa classe et de sa longue démarche. Et elle, elle était fascinée parce que j’écrivais, et enthousiaste parce que j’aimais beaucoup Jhumpa Lahiri, une auteure indienne qu’elle aimait aussi. Oh, soyons amies, avons-nous un jour décidé, restons en contact. Aimez-vous la nourriture indienne ? m’a-t-elle alors demandé avec son sourire dans lequel on se noie presque de joie.
Nous nous sommes perdues de vue (de courriels, plus exactement), mais sans en prendre la décision. Mais je sais que nous ne nous sommes pas perdues de pensées.
Clément … oh Clément ! Cher sot Clément … ! Venu du Nigéria pour faire fortune, il avait deux boulots, un de jour et un de nuit. Une femme et deux enfants. Et le week-end, il prêchait dans une de ces nombreuses sous-sous-églises qui naissaient comme des champignons là-bas.
Notre amitié a commencé par une engueulade, lorsque je gérais l’imprimerie Minuteman Press (que le propriétaire suivant, un Coréen, prononçait Minimum Press, chose qui m’amusait au plus haut point). Il avait commandé des affiches pour son église, et c’était urgentissime pour tel jour. J’ai mis plein gaz (en râlant) et … il est venu, tout calme, une semaine en retard. Je lui ai presque arraché les yeux et la langue, le pauvre. Yeux qu’il dardait sur moi dans une rondeur stupéfaite. Il avait toujours une explication. Do you know what happened to me? Et une histoire à arracher des larmes toute prête. A chaque commande, la même chose se représentait. Je lui hurlais que non, je ne voulais pas savoir ce qui lui était arrivé, qu’il était un clou dans mon cercueil, qu’il me tuait à petits feux, et que c’était bien la dernière fois que … et tout recommençait, car je l’adorais. Et il le savait.
Nous avions des fous-rires, admettant que nous étions deux imbéciles qui avions payé notre voyage pour devenir esclaves dans le Land of Opportunities, qu’on n’avait même pas l’excuse d’avoir été enlevés et enchaînés dans la cale. Nous nous étouffions de rire quand il me racontait que tout le monde dans son village pensait qu’il trouvait l’argent par terre et lui demandait des cadeaux et encore plus de cadeaux quand il revenait, alors qu’à lui tout seul il travaillait plus que tout le village.
Il me présentait ses enfants, sa femme Grâce. M’appelait sista, sœur. Me rendait folle. Me rendait affectueuse tiens Clément, prend mon écharpe, tu tousses, tu vas attraper la crève. Le rire de Clément, avec sa grande bouche pleine de dents de requin, irrégulières et terrifiantes, déclenchait toujours le mien. Cet homme riait toujours. Fatigué, las, usé, n’ayant que des nuits minuscules, il riait.
Le jour où une de mes clientes, blancheur bonux et coeur de fonte, m’a dit de lui, alors qu’il s’en allait, qu’il puait à en faire tomber mort tout le quartier, je lui ai froidement rétorqué que ce n’était que de la sueur, et que tout le monde a cette odeur quand une journée ne vous offre que 5 heures de sommeil…
Il est parti au Texas et a ouvert son église. Il est venu faire des photos de moi avant de partir, et il ne riait plus autant. Il allait perdre sa sista. Il me manque. Clément, oui, je voudrais bien savoir ce qui t’est arrivé, cher sot !
Bien entendu, tous mes animaux d’alors me manquent aussi…