Cet article a d’abord été publié sur mon premier blog le 19 avril 2008. Millie était dans ma vie depuis un an à peu près…

Du lointain passé de Millie, nous ne savons rien. Ou nous savons ce que nous pouvons conclure d’après son comportement. Elle a sans doute été séparée du reste de la nichée assez tôt car elle ne savait pas comment on joue avec les autres chiens. Et, chiot bien solitaire, il semble que les humains ne jouaient pas non plus avec elle, car à part dépecer de vieilles liquettes et chaussures avec une joie évidente, elle ne jouait pas du tout. Si on lui lançait une balle ou lui donnait un jouet, elle nous souriait poliment avec un regard disant clairement: « Ça t’amuse, ça? ». Pendant longtemps le moindre bruit de chute d’objet ou une hausse de voix l’envoyait se terrer aussi loin que possible, et la vue des couteaux de cuisine la pétrifiait.
Nous savons aussi qu’elle vivait en Virginie, Etat où, malgré un nom romantique, on n’est pas du tout tendre avec les animaux. Un chien est en général un chien de combat, d’élevage, ou de chasse. Et on tire à vue sur les chiens errants, ou sur une chienne de race incertaine qui attend une portée. Elle avait peur des groupes d’enfants et des adolescents. Peur ? Non… elle en était absolument terrorisée! Elle en faisait pipi d’effroi. Une de ses pattes arrière est un peu de travers (cassée?), il y a une coupure nette de 4 cm sur son cou (couteau?), et sa tête entière est constellée de petites blessures où le poil ne repousse plus. Sur le haut de ses cuisses, deux durillons durs comme du cuir : maigre au point que ses os saillaient, elle n’avait vraisemblablement que du ciment ou du carrelage pour s’asseoir.
Et un jour, elle a été attrapée au filet par la fourrière. Enfuie? Abandonnée? Chassée? Peut-être, car elle attendait une portée de petits. Les bonnes âmes ne manquent quand même pas dans ces Etats aux moeurs rudimentaires, et il y a des organisations tenues par d’incorrigibles ennemis de la souffrance, dont les membres visitent régulièrement les fourrières, identifiant les chiens ou chats les plus beaux, gentils, jeunes… Adoptables, en somme! Et par le premier premier coup d’ailes de son ange bienveillant, Millie a été considérée comme une bonne candidate au bonheur, sauvée in-extremis la veille de ce qui devait être son dernier jour. Son sauveur l’a ensuite confiée à une « maman d’adoption » provisoire, le temps de s’assurer de ses qualités ou défauts, de l’habituer à une relation sociale avec les humains, et pour elle de mettre au monde ses petits. Sept petits, plus deux mort-nés, ce qui était énorme pour une chienne aussi jeune. Elle a pris soin d’eux avec beaucoup de dévouement nous a-t-on assuré, et l’organisation a mis sa photo et celle de ses petits sur le web. Millie s’appelait alors – oui, on est du sud ou pas… – Dolly Roma ! Et c’est un refuge du New Jersey qui par un coup d’ailes de l’ange vigilant, avait de la place et a décidé de la prendre. Une fois ses petits adoptés, on l’a chargée dans une voiture, et elle est arrivée à South Orange.
Par hasard, nous cherchions un chien au caractère calme pour ne pas traumatiser nos 5 chats. Et nous avions vu en ligne la photo d’un certain Bodie, un jeune chien roux et blanc, qui avait été maltraité et avait peur de tout. Il fallait, disait la fiche qui accompagnait la photo, lui rendre confiance. Parfait, pensions-nous, il ne claquera pas férocement des dents devant nos félins qui n’auront donc pas à lui apprendre que les maîtres, ce sont eux ! Mais Bodie, depuis la photo et sa fiche signalétique, avait été outrageusement gâté au refuge, et ce n’était plus la confiance en lui qui lui manquait, que du contraire! Nous imaginions déjà nos chats passant devant nos yeux en hurlant, missiles hérissés fendant l’air de haut en bas et de gauche à droite. Et un Bodie au nez labouré. À notre consternation devant cette heureuse métamorphose pour lui, certes, mais trop miraculeuse pour nous, quelqu’un a alors suggéré: « Et si j’allais chercher Dolly Roma? Elle a la même couleur, et aime les chats! » On nous spécifia qu’elle venait d’arriver et avait passé la nuit dans la cat room !
Et on nous l’amena. La tête basse, le regard las, le bout de la queue s’agitant par politesse mais sans entrain. Le poil clairsemé et triste. Des croûtes partout, des tiques séchées accrochées ça et là. Les mamelles enflammées. De longues stries de sang sur les pattes et les oreilles. L’air d’avoir 15 ans au moins. Et une gratouille non-stop. Scratch scratch scratch! Scratch scratch scratch! À côté de Bodie, elle ne payait pas de mine, pas du tout ! Je m’informai de ses croûtes et une des bonnes âmes volontaires du refuge me dit que c’était une simple allergie, que ça allait partir tout seul avec du bénadryl. Une autre nous dit sans frémir qu’il s’agissait de la gale, mais pas la contagieuse. Un peu consternés nous l’avons prise quand même. Elle avait certainement besoin de reprendre confiance, elle! Pour la modique somme de $250 on nous a « donné » Dolly-Roma, son collier, sa laisse, trois bouteilles de shampoing pour chien à l’avoine, et trois capsules de bénadryl, plus une ristourne pour la faire stériliser.
Elle sentait mauvais, la pauvre, le chenil, la maladie de peau, la crainte aussi sans doute. La voiture empesta au bout de deux minutes. Elle n’avait pas voulu y monter, et une fois arrivés chez nous, elle refusa d’en descendre. On a dû la porter. Indifférente à un destin qu’elle n’avait jamais contrôlé, elle se grattait. Scratch scratch scratch! Scratch scratch scratch! Les chats étaient scandalisés. Indignés. Seul, Zouzou s’approcha aimablement, curieux de cette étrange chose à l’odeur prenante et aux moeurs mystérieuses, et ils se reniflèrent. On installa la cage dans notre chambre à coucher, pour qu’elle ne se sente pas seule. Mais j’étais pensive : cette odeur allait-elle pénétrer la garde-robe, nos vêtements, nos cheveux à la manière d’un feu de bois – mais sans son charme?
Lorsqu’on voulut la sortir pour promener, convaincus qu’elle allait adorer ça, elle prit l’air d’une condamnée à mort. Elle ne voulait pas quitter la maison. Elle consentit à peine à faire quelques pas vers la gauche, puis quelques pas vers la droite, refusant de quitter la maison des yeux. Elle voulait avoir un endroit où elle allait rester, qui serait chez elle. Une fois cette « promenade » terminée elle manifesta enfin de la joie en sautant sur la porte. Maison, enfin!
Elle mangeait bien, mais ne cessait jamais de se gratter. Scratch scratch scratch! Scratch scratch scratch! Elle ne dormait pas, et nous non plus. La cage vibrait de tous ses barreaux du soir au matin. Ses oreilles et ses pattes saignaient, lacérées par ses griffes. Le bénadryl ne faisait rien, et nous, nous n’avions pas de valium! On réalisa aussi qu’elle n’entendait pas bien.
Finalement, après plusieurs visites, analyses et soins ruineux chez le vétérinaire (d’où son nom de Millie car elle nous coûtait des mille et des mille…) on a découvert qu’elle n’avait ni la gale ni une banale allergie. Sa thyroïde ne fonctionnait pas bien, et deux petites pilules bleues par jour – à vie! – firent merveille. Elle avait une infection dans les oreilles qui les bouchait ou presque, et un nettoyage régulier lui a rendu une ouïe d’Apache. Et elle ne put désormais manger que de la nourriture spéciale au poisson et pommes de terre. Ceci dit, je me le demande un peu car c’était, en promenade un aspirateur à crasses et les chats n’avaient pas le droit d’hésiter une seconde devant leur Friskie que Millie avait décidé pour eux.
…
Onze ans plus tard – et quelques milliers de dollars de moins – c’est une vieille demoiselle de treize ans environ, assez réservée au calme distingué qui sait cependant qu’elle peut se permettre l’une ou l’autre impertinence de temps à autre. Elle a gardé sa terreur des groupes d’enfants, mais les aime s’ils sont un par un. Elle s’entend avec les chats, n’ayant pas contesté le fait qu’ils sont les maîtres, et leur demande même de jouer avec elle. Cependant, ils ne comprennent pas les règles du jeu et se contentent de se dresser sur leurs pattes arrières et de frotter amoureusement leurs moustaches contre ses babines. Elle sent bon « le petit flocon » d’avoine, son poil est luisant.
Plus jeune elle adorait se promener pendant des heures dans les forêts, regarder les biches qui s’encouraient, les dindons sauvages qui mangeaient sur notre balcon, la marmotte qui vivait en-dessous du même balcon et y avait chaque année ses petits. Maintenant elle dort le plus clair de son temps – on la surnommait Couch Potato, ou paresseuse de divan – et sort au petit trot comme une vieille. Elle a pour voisines des vaches et la campagne.
Ses peurs se sont estompées. Elle ne sait pas combien de hasards bienveillants se sont donné le mot pour qu’elle soit cette petite chienne aimée au destin sans surprises.