Les autres mots d’amour

Une année, mon père – Papounet – avait fait faire des timbres avec nos photos personnelles pour ceux de ses enfants et petits-enfants qui vivaient loin de lui et à qui il écrivait régulièrement. C’est anodin et pourtant… que de mots affectueux s’y trouvaient, dissimulés sur ces jolis rectangles dentelés ! Il avait choisi les photos qui lui plaisaient et qui, pensait-il, seraient un jour un heureux souvenir. Et puis il s’était réjoui à l’avance de l’élément de surprise. Car ils nous sont arrivés, ces timbres, sur des lettres ou des colis (ah les tablettes de chocolat Côte d’Or que nous aimions tous, les blagues du Chat ou de Kroll, les Soir-Illustré…), comptant sur un peu de curiosité de notre part, tiens quel drôle de timbre, mais… c’est moi ? C’est nous ? Ça alors ! Papounet!!!

Lors du coup de fil hebdomadaire (et il avait bien du mal à switcher d’un fuseau horaire à l’autre, entre mon frère qui vivait en Australie, moi aux USA et ma soeur dont encore aujourd’hui on ne sait d’où elle appelle…) on lui a alors dit un joyeux merci et le fait de nous avoir fait plaisir a mis du soleil dans sa voix et sa journée, heureux d’avoir eu une bonne idée.

A l’âge de la pension, celui où on « met de l’ordre dans ses affaires », classe les souvenirs, assiste à tous les cours et conférences imaginables pour continuer de découvrir l’immensité du savoir humain, va à la gymnastique, aux expositions, s’occupe des comptes et petits soucis divers des « enfants » qui vivent à l’étranger etc…, il avait trouvé le temps de nous faire un gentil clin d’œil. Et non, ça ne va pas de soi. Ce n’est pas bien normal. C’est de l’amour, et l’amour est un bonus aux attentions normales que les parents doivent avoir pour leurs enfants. C’était la même joie rieuse qu’on éprouve en emballant les cadeaux de Noël, ceux que l’on sait avoir magnifiquement choisis, et dont on attend la découverte par leurs destinataires. Ils seront tellement contents ! Et ça nous éclabousse aussi, ah que nous sommes contents!

Je t’aime, Papounet joli, merci !

Lorsque petite fille je me suis cassé le poignet, ma Lovely Brunette de mère a réagi en femme angoissée qu’elle était trop facilement. Effrayée à la vue de mon poignet déformé et violacé, elle s’est fâchée parce que j’avais été imprudente, a crié, s’est plainte de ce que ma sottise allait lui coûter en argent qu’elle n’avait pas. Pas un mot pour mon poignet gonflé, m’abrutissant de mal. Il faut dire qu’il y avait un os cassé et trois pliés… J’avais d’ailleurs traîné aussi longtemps que je le pouvais avant de rentrer (continuant de jouer avec d’autres enfants dans un lotissement de villas en chantier, ce qui m’avait donné l’occasion unique de tomber de la hauteur d’un étage au fond des fondations, tout en affirmant que non, j’avais pas mal du tout…), sachant ce qui m’attendait.

Elle, elle avait mal à sa vie en permanence et s’abandonnait à son émotion majeure : la panique. Une fois épuisée par sa litanie et sa colère (d’autant que, très théâtralement, j’avais ouvert une fenêtre du second étage donnant sur le jardin et annoncé que j’allais m’y jeter, comme ça elle n’aurait plus que mes funérailles à payer), elle a appelé mon oncle Jean, chirurgien, qui lui a promis de rendre sa forme à mon bras sans aucun frais, ce qui a eu le mérite de la calmer. Il ne restait alors que son souci pour moi, qu’elle n’exprima pas.

A mon réveil à l’hôpital elle était au chevet du lit, tendue et sans doute pleine de remords pour sa réaction démesurée. Et encore aujourd’hui je me souviens du soulagement que j’ai éprouvé à la voir quand j’ai émergé du sommeil ouateux où on m’avait plongée. Elle était là, inhabituellement patiente et empressée. Car je m’étais endormie encore agitée d’une hostile confusion après notre dispute. Jamais elle ne s’est excusée ou expliquée, et d’ailleurs je n’aurais pas compris. Que savent les enfants de la douloureuse difficulté d’être adultes et parents à la fois ? Cependant, le jour où on m’a enlevé le plâtre elle m’a apporté, avec une joie timide qui voulait dire pardon ma petite Puce, un bracelet d’argent décoré d’un bas-relief égyptien, et l’a mis à mon poignet blafard mais remis à neuf. C’était un mot d’amour, un baiser qu’elle n’osait donner.

Je t’aime, Mammy chérie, merci !

Des gestes comme ceux-là jalonnent nos vies, il faut les chérir comme des marques inoubliables qui dessinent sur l’oeuf poli de notre vie des arabesques gaies qui font défiler l’amour reçu et donné.

Bienvenue! Vous allez voir… c’est comme une grande famille

Eh oui, ça l’est. Ces familles dont on a souvent du mal à prendre des distances dans la vie « de famille », voilà qu’elles nous encerclent aussi au travail, ou dans tout groupe dans lequel nous entrons.

Il y a les patrons. Le père ou la mère, le patriarche tyrannique « pour le bien de toute la famille » naturellement.

J’ai travaillé un jour dans une famille où le patron et son épouse étaient surnommés « Tonton et Tatie » par le personnel, c’est tout dire… Tonton et Tatie avaient leurs enfants préférés – leurs chouchous – et aussi leur papa bien à eux, Monsieur M*** (non, ce n’était pas un bordel, je le jure …), qui possédait plusieurs magasins dont un seul était géré par Tonton et Tatie. Qui épiaient soigneusement les bourdes que ceux qui géraient les autres magasins pouvaient faire. Quand la petite dernière de notre famille a subi les avances de Monsieur M***, et s’en est ouverte, en larmes, à son cher Tonton, il lui a conseillé de ne pas ébruiter inutilement ce moment d’égarement, qu’il parlerait lui-même à Mr M***. Lequel s’en fichait, il partagerait son héritage avec qui était le plus gentil avec lui, pas vrai ? Une des employées, un jour qu’elle rêvassait devant la pluie qui tombait, a vu Tonton s’avancer vers elle et a voulu lui poser une question, qu’elle a commencée par « dis, papa… » suivi d’un fou-rire évidemment. C’est pour vous dire… une grande famille ! Il y avait la jolie paresseuse, à qui on ne demandait rien puisqu’elle se ferait une joie de le faire mal pour qu’on la laisse en paix la fois suivante. Il y avait la vieille bique – qui s’appelait, je vous le donne en mille : Moïse ! – genre Javotte, qui, moustache au vent et pieds enflés, dénonçait tout ce qu’elle découvrait à Tonton et Tatie, et aurait bien fait des croche-pieds à toutes ses sœurs quand le prince apparaissait.

Dans un autre lieu de travail, il y avait HPL notre patron, plutôt vu comme le grand-père un peu ramolli, lui-même sous la coupe de deux niveaux de tyrans dont il avait peur et léchait les bottes avec le sourire et bien des remerciements serviles. Il était secondé (enfin, il se croyait secondé mais était aussi sous la coupe de son « second ») par sa secrétaire, dite « Le croco ». Notre « mère » était la réincarnation d’Helga la louve des SS ou sa sœur, dont la seule explication à son sadisme était que son père avait désiré un fils et avait eu ce machin-là, une fille. Plus virile dans sa tyrannie abjecte qu’un de ces patriarches sournois dans les séries américaines, mais dotée du physique d’un délicat magnolia. Elle aussi avait ses adoratrices flagornant à mort (je me souviens d’A*** qui lui laissait des petits mots sur son bureau « Bonjour et bonne journée ! » « Bonne soirée chez toi, chère I*** »), les trouillardes qui la détestaient mais souriaient comme des chiens que l’on menace, babines retroussées et queue battant le sol.

J’ai aussi eu un « papa » abominable, qui tenait tout le service uni par la confrérie secrète de La dive bouteille. Douze hommes et deux femmes. (Je peux donc vous dire que les hommes sont aussi concierges que les femmes dans leurs cancans de bureau, sauf qu’eux, je ne vous ferai pas l’injure de vous préciser quel était leur sujet préféré, bien au chaud dans leurs braies…. ). Et Papa, d’une simplicité charmante avec ses petits, leur demandait fidèlement chaque soir qui venait prendre un verre après le travail. Et parfois… avant, ce qui était pire ! Il était clair que plus qu’une suggestion amicale ça avait la force d’un ordre. Toute la famille allait donc s’abreuver jusqu’à plus soif, et vivait dans le brouillard total et la dépendance de si tu le dis je le dis aussi… car le travail se faisait en zigzagant et bafouillant par la suite. Il m’est arrivé de les accompagner après, mais j’ai vite abandonné, parce que cet après s’éternisait longtemps longtemps longtemps après que les poètes ont disparu… J’ai été très mal vue suite à cette rébellion scandaleuse et l’ai payé assez cher…

Capture of the Galleon par Howard Pyle - 1887

Capture of the Galleon par Howard Pyle – 1887

Que dire de ce papa gérant d’un restaurant, qui avait peur de son propre papa, Papa V***,  qui n’hésiterait pas à faire rouler sa tête si le restaurant ne marchait pas. Papa S*** lui avait juré qu’il fallait être un imbécile pour ne pas pouvoir en faire le temple de la gastronomie, du chic et du charme. Mais voilà, Papa S*** n’aurait pas su unifier une troupe de scouts ou d’enfants de chœur, qui aurait viré aussitôt à la bande de gangsters car il pensait que seuls les aboiements et le mépris fonctionnaient. Notre petite famille fourmillait donc de complots, de rébellions, d’alliances louches. Le chouchou était surnommé Petty, et papa S*** lui avait promis la place enviable de bras droit, avec une main baguée (il devait aussi imaginer qu’on embrasserait sa bague, agenouillés, chaque matin…). Petty était bête et méchant comme il se doit, et dès qu’on a compris qu’il nous arrachait des confidences pour aller tout rapporter à son papa S*** chéri, on lui a fait de fausses confidences. Ce fut la chute de la maison Usher, ni plus ni moins. Dans la cuisine on s’entretuait (vraiment), on jetait les casseroles au mur, qui jouxtait l’entrée par laquelle les clients pénétraient sur un glorieux tapis rouge, accueillis par une musique d’orchestre (sur le Titanic aussi, il y avait un orchestre qui joua bravement jusqu’à la fin…), et le bruit de hurlements de pirates provenant de la cuisine. Petty risquait sa vie rien qu’en passant dans les salles, et se faisait insulter de plus en plus ouvertement. Papa Sal* songeait au suicide et filait par la porte arrière quand son papa V*** venait constater l’ampleur du drame. Les clients partaient sans payer à la faveur d’une prise de bec entre les uns et les autres… Un matin, sans avertissement, tout le monde trouva porte de bois. Papa S*** doit encore courir, ainsi que Petty et Papa V*** est, je suppose, encore en train de piquer des poupées vaudoues…

Des toutes ces grandes familles dont j’ai partagé au départ, avec prudence, les claques dans le dos et entendu les bienvenue, tu verras, c’est une vraie grande famille !, j’ai constaté que toujours, celle ou celui qui m’avait accueillie avec le plus de chaleur au début, moi la nouvelle arrivée, était aussi celle ou celui qui m’attendait au tournant : la raison de son empressement était la peur : qui c’est, celle-là ? Elle pensera quoi de telle ou telle chose que nous sommes habitués à faire en toute paix ? Elle a qui, comme alliés ? Peut-être se liguera-t-elle aussi contre Tonton, Tatie, Maman, ou la dauphine… Et ça n’étonnera personne de savoir qu’à l’heure des sabres au clair, ça geignait ferme « et dire que je lui ai tout expliqué, tout montré, que j’ai été sa première amie »… Des larmes de fureur déguisées en pathétique et sincère chagrin liquide…

Mais la différence entre ces « familles » ainsi baptisées pour mieux nous ficeler et la vraie famille, c’est que si on trouve les manipulateurs, les préférences, les intérêts, les coalitions peu nobles dans les deux, dans la vraie famille il y a, qu’on le veuille ou non, tout le bon côté, réel et spontané, qui habite certains des membres, et fait de la famille une tribu inégale mais avec son coin de chaleur. Les liens sont « pour toujours » et pas juste le temps que je monte en grade, que je devienne favori, mignon, dauphine, que j’aie écarté les autres candidats. La vraie famille, c’est mille fois mieux quand c’est bon, et mille fois pire sans doute quand ça ne l’est pas, puisque c’est « pour toujours »…

Que c’est beau de dérouler son propre fil

Et de le faire claquer parfois, comme un fouet ou un lasso…

Je pense à ces hommes dont l’âge et le tracé ont fait un père, un grand-père, peut-être aussi le mari d’une dame qui se fragilise ou pas, qui a fait « rythme commun » avec eux ou pas. Et qui sont toutes ces choses, mais surtout, ô surtout… pas seulement ça.

Ils restent, avant tout, eux-mêmes, ont des zones indomptables, inviolables. Ils continuent de célébrer la beauté des femmes, qu’il n’y a pas d’âge pour caresser du regard et des souvenirs. Ils persistent à aimer la bière qui les aime de moins en moins. Ils s’obstinent à en faire un peu trop, pour le plaisir de sentir qu’ils le peuvent encore. Ils partent jouer au golf sous la pluie, écrivent un texte – dont ils refusent de parler – jusque tard dans la nuit, décident d’acheter un vélo électrique, se ruent sur le monde illimité de la nouvelle technologie qu’ils se font expliquer avec confiance. Répondent sans arrogance « parce que j’ai envie » ou « ça ne te regarde pas ». Ils continuent d’abriter en eux le pétulant garçon qu’ils furent, et qui lui, n’est pas un père ou un grand-père, ni le mari d’une dame de leur génération. Ils ont une part d’eux qui est eux seuls, celui qui était en devenir au début de leur vie et qui est devenu. Et qui reste. Et qui revendique, avec fermeté, des espaces sans enfants, petits-enfants et épouse ou compagne.

Je pense également à ces femmes qui, de leur côté, sont devenues mères, grands-mères, papier buvard de tous les soucis de la progéniture, qui ont consolé, prêté ou donné l’argent qui sauvait, conseillé, raconté tu sais moi aussi… Et qui, à l’âge où la vie ralentit – ce que les sages acceptent et savourent -, imposent leur grain de folie, de non-sens, de résurrection après toutes ces années employées à préparer les leurs au bonheur.

Ce qui était leur « hobby », cet élégant passe-temps, a enfin la place pour être un art. Elles photographient, peignent, écrivent, apprennent à bricoler et décorer, vont dans un chorale, découvrent qu’elles ont des opinions bien trempées, n’ont plus peur des quatre vérités assénées avec tranquillité à mari, fratrie et parfois enfants. Ces vérités qui remettent la vie dans le bon sens. L’espace pour être elles, elles s’y promènent à bras déployés, en tournoyant sous le soleil de cette vie enfin toute à elles.

Norman Rockwell

Norman Rockwell

« Maman – ou Bonne-Maman – ne veut pas passer de vacances familiales cette année, mais a décidé de partir chez sa vieille amie de pension pour deux semaine… tu imagines ça ? Qu’est-ce qui lui prend ? Et elle a poussé Papa (ou Bon-Papa) à s’en aller voir son cousin en Argentine. Un voyage pareil à son âge… et elle lui dit que justement, à son âge il est enfin libre d’en profiter ! Et quand on discute, elle rit et dit j’ai déjà donné comme si on demandait la charité. Et nous alors, les vacances en famille dans la maison de notre enfance, hein ? »

L’âge ne donne pas de droits sur nous, mais nous donne des droits. A nous de les prendre.

Et parce que mes parents ont été de bons parents mais n’ont pas voulu élever des sangsues et se complaire dans des inter-dépendances, mais plutôt dans des échanges sensés, j’ai eu bien du bonheur de voir mon papa rester « un homme » jusqu’à la fin, un homme qui programmait ses vacances de son côté, aimait son indépendance et ne se sentait pas obligé d’être un papa et grand-père tout à notre disposition et full-time. Ainsi le temps que l’on passait ensemble n’en était que meilleur, en toute liberté et disponibilité. Je n’ai pas vu mes parents comme « des vieux » parce qu’ils sont aussi restés jaloux de leur indépendance, de leurs caractéristiques, et de leur temps.

Ils ont vieilli, mais ne sont jamais devenus vieux.

Ils étaient eux, et accessoirement aussi, mes parents. Sans fils à la patte qui ne soient très élastiques et même… de plus en plus absents. Des êtres libres qui n’ont accepté que les contraintes inévitables et honorables, et puis ont revendiqué leur espace pour… continuer à grandir, après qu’ils nous aient mis sur les rails nous aussi. Leurs enfants… libres et libérateurs.

Ces petits riens qui parlent fort

J’avais écris ceci sur mon premier blog à Thanksgiving 2008. Le jour où on remercie. Lovely Brunette était partie depuis plus de deux ans, Papounet était encore là pour 5 ans.

***

Mon papounet a fait faire ces timbres il y a quelques années pour ceux de ses enfants et petits-enfants qui vivaient loin de lui et à qui il écrivait. C’est anodin et pourtant… que de mots affectueux s’y trouvent ! Il a choisi les photos qui lui plaisaient et qui, pensait-il, seraient un jour un heureux souvenir. Et puis il s’est réjoui de l’élément de surprise. Car ils nous sont arrivés, ces timbres, sur des lettres ou des colis (ah les tablettes de chocolat Côte d’Or que nous aimons tous, les blagues du Chat ou de Kroll, les Soir-Illustré…), comptant sur un peu d’attention de notre part, tiens quel drôle de timbre, mais… c’est moi ? C’est nous ? Ça alors !

Lors du coup de fil hebdomadaire on lui a dit un joyeux merci et le fait de nous avoir ainsi réjouis a mis du soleil dans sa voix et dans sa journée, heureux d’avoir eu une bonne idée. A l’âge de la pension, celui où on « met de l’ordre dans ses affaires », classe les souvenirs, assiste à tous les cours et conférences imaginables pour continuer de découvrir l’immensité du savoir humain, va à la gymnastique, aux expositions, s’occupe des comptes bancaires des « enfants » qui vivent à l’étranger etc…, il a trouvé le temps de nous faire un gentil clin d’œil. Et non, ça ne va pas de soi. Ce n’est pas bien normal. C’est de l’amour, et l’amour est un bonus aux attentions normales que les parents doivent avoir pour leurs enfants.

Je t’aime, Papounet joli, merci !

Lorsque petite fille je me suis cassé le poignet, ma mère a réagi en femme angoissée qu’elle était. Elle s’est fâchée parce que j’avais été imprudente, a crié, s’est plainte de ce que ma sottise allait lui coûter de l’argent qu’elle n’avait pas. Pas un mot pour mon poignet déjà bleu et gonflé, m’abrutissant de mal. Il faut dire qu’il y avait un os cassé et trois pliés… J’avais d’ailleurs traîné et continué à jouer aussi longtemps que je le pouvais avant de rentrer, sachant ce qui m’attendait. Elle, elle avait mal à sa vie en permanence et s’abandonnait à son émotion majeure : la panique. Une fois épuisée par sa litanie et sa colère, elle a appelé mon oncle Jean, chirurgien, qui lui a promis de rendre sa forme à mon bras sans aucun frais, ce qui a eu le mérite de la calmer. Il ne restait alors que son souci pour moi, qu’elle n’exprima pas.

A mon réveil à l’hôpital elle était au chevet du lit, tendue et sans doute pleine de remords pour son incapacité à agir comme elle l’aurait dû. Et encore aujourd’hui je me souviens du soulagement que j’ai éprouvé à la voir quand j’ai émergé du sommeil ouateux où on m’avait plongée, inhabituellement patiente et empressée. Car je m’étais endormie encore agitée d’une hostile confusion après notre dispute. Jamais elle ne s’est excusée ou expliquée, et sans doute n’aurais-je pas compris. Que savent les enfants de la douloureuse difficulté d’être adultes ? Cependant, le jour où on m’a enlevé le plâtre elle m’a apporté, avec une joie timide qui voulait dire pardon ma petite Puce, un bracelet d’argent décoré d’un bas-relief égyptien, et l’a mis à mon poignet blafard mais remis à neuf. C’était un mot d’amour, un baiser qu’elle n’osait donner.

Je t’aime, Mammy chérie, merci !

Thanksgiving se fête le dernier jeudi du mois, et est l’occasion de « compter nos bienfaits » : Count your blessings, Name them one by one, See what God hath done dit un chant composé par un pasteur du New Jersey en 1856, le révérend Johnson Oatman Junior. Alors … un, deux, trois !

Mes parents n’ont pas tourné le dos à leurs responsabilités et m’ont, chacun à sa façon, montré comment sourire aux beautés du monde ;

mes amis et amies  ont pris la route avec moi les bons et mauvais jours, et sont toujours intéressé(e)s au voyage ;

j’ai, depuis toute petite, l’affection sans prix d’animaux au cœurs simples mais clairvoyants ;

j’ai aussi la chance d’avoir vécu dans une époque bercée par la voix de Charles Trénet, illuminée par le reflet de ces femmes pâles aux gestes médiévaux des tableaux de Delvaux ;

j’apprécie le bonheur de faire partie de cette petite nation querelleuse qui a vu naître Jacques Brel, Toets Tielemans, Jean Ray, et tant, mais tant d’autres Belges illustres ;

Que de bienfaits à célébrer… Célébrez les vôtres, et je vous souhaite que la liste soit longue!

Le tango? Oui, avec Jeannot!

Lorsque je me rendais au travail aux Etats Unis, dans ma voiture j’écoutais en boucle, et sans m’en lasser, le CD du Buena Vista Social Club… En pensées, alors que je roulais sagement dans les rues de West Orange, Verona, et puis Montclair, je me sentais un corps jeune et agile qui s’indisciplinait beaucoup à ces rythmes de samba, boléro et autres douceurs sud-américaines. Je sentais toute la sève de jouvence sortant de la musique et des voix de ces septuagénaires qui célèbraient le mouvement de hanches de Chan Chan sur la plage, ou Tula qui n’a pas éteint sa bougie et a mis le feu au quartier. Ou cette délicatement triste et heureuse évocation de leur loca juventud.

Je l’écoute encore en repassant, ma foi c’est nettement plus amusant ainsi, même si certainement moins rapide…Mais j’ai le temps de me faire plaisir.

Et il y a aussi, sur ce CD, un morceau uniquement musical qui a des accents de tango. Et Dieu que j’ai envie de le danser, ce tango !

Je le dansais autrefois avec mon père, assise dans ses bras, le mien – bien court et dodu – tendu avec ma main emprisonnée dans la sienne, certaine de ma grâce et de mon identité. J’étais sa fille, sa fleur et sa chatte, la poupée de ma mère, leur puce et plus tard, bien plus tard disait-il, on donnerait un grand bal pour mes 18 ans qu’il ouvrirait avec moi. Il aurait un smoking blanc et on danserait un tango qui laisserait l’assemblée sans voix. Je le suivais volontiers dans ce rêve de film, convaincue que ce bal aurait lieu sur une majestueuse terrasse quelque part en Uruguay ou Argentine où l’emmenait sa nostalgie.

Je ne connais guère les pas adroits et emmêlés du tango et ne serais probablement pas douée. Je suis souple d’esprit, mais pas de corps. Et pourtant, riez, riez donc, mais j’aimerais beaucoup savoir danser aussi la valse (que j’ai dansée si l’on veut dans les bras de Monsieur La saucisse comme je l’ai un jour évoqué, mais le pauvre a dû se demander ce qui lui avait pris de se lancer dans cet exercice de musculation).

Et ce tango, je ne voudrais pas en faire une parade sexuelle, bien sûr que non ! Je voudrais qu’il soit surtout tendre, avec l’honnête joie de poser sa tête sur une épaule et de savoir que c’est permis, que c’est sa place pour cet instant, que c’est une communion gentille et pleine d’une longue litanie de souvenirs qui nous unissent, lui et moi.

Alors je voudrais le danser avec Jeannot !

jeannotJeannot, ami de mes parents, l’homme au grand sourire et à la voix qui charme, l’homme qui aime, qui est bon, rieur, discrètement artiste, éternellement jeune. Jeannot que, avec sa femme, nous rencontrions souvent sur les routes à l’étranger (Suisse ou France) avec surprise et amusement. Une décapotable auréolée de joie nous croisait ou nous dépassait, pouêt pouêt, des mains s’agitaient, et …. Mais que donc font les C*** ici aussi ? On riait, on concluait que les C*** étaient décidément partout. Elle avec son foulard à la Brigitte Bardot, et lui qui me faisait penser à Curt Jurgens. En plus amusant. Car Curt Jurgens ne l’était pas…

L’ami de jeunesse de mon papounet, qui lui rédigeait des permissions bidons en allemand pendant la guerre, et avec qui mon papounet gloussait au téléphone comme un galopin en le lui rappelant. Quand ces deux-là se retrouvaient, ce n’étaient que souvenirs impertinents de ce genre qui les faisaient rire, complices redevenus jeunes hommes le temps d’une litanie de « et tu te souviens de?… »

papounet-et-jeannot

Quand ma mère était sur le point de mourir et qu’elle s’efforçait de contacter tout le monde pour dire son adieu – grande dame qui ne songeait pas un instant à quitter la scène sans saluer les autres acteurs -, Jeannot, à ma demande, l’a appelée. D’Argentine où il vit. Un ami qui remontait cinquante ans de passé pour lui dire adieu mon amie d’alors, je ne t’oublierai pas, c’était beau. Et courageux car ce n’était pas un coup de fil facile…

Alors, Jeannot, on le danse, ce tango ? On rirait pas mal, moi la petite puce devenue bobonne (oh je sais, tu me dirais que je suis jeune et charmante, et finalement, ça me ferait plaisir, j’avoue…) et toi le monsieur devenu monsieur âgé de corps et pas de cœur, le monsieur dont la mémoire a encore le souvenir de mes parents jeunes et rieurs. Moi pas souple, toi plus souple. Mais on pourrait tricher, et ma tête sur ton épaule je penserais aux jours heureux, tu penserais aux mêmes … on se dirait que tout a passé si vite, mais qu’on a savouré tout ce qu’on a pu, et qu’on compte bien continuer !

J’avais à peine terminé ce billet – en juillet 2009 – que mon père m’a appelée pour notre bavardage hebdomadaire. « Jeannot est à Bruxelles, » m’avait-il dit « et trop occupé pour que l’on se voie, mais il m’a demandé de t’embrasser quand je te parlerai ». La tendresse voyage, émet ses ondes, et la réception est bonne.

Grand défi d’amour…

Les reproches aux parents, ils pleuvent, ils s’abattent comme des hallebardes, striant leur image à tel point qu’on ne voit parfois plus ces milliers et plus d’actes d’amour qu’ils nous ont fait partager.

En ont-ils fait, des choses qu’ils n’auraient pas dû, et en ont-ils négligées, d’autres que nous trouvons qu’ils auraient bien pu faire…

Et puis… aurions-nous fait mieux ?

Pendant que nous étions là, à leur bouffer les ¾ de leur temps, avec le ¼ qui restaient ils essayaient de garder la tête hors de l’eau lors de cette longue et houleuse traversée. Ils étaient amoureux, ou ne l’étaient plus, ou ils l’étaient, oh horreur, d’une tierce personne. Ils avaient leurs challenges quotidiens au bureau, où on les aimait ou pas, avec les choses à faire pour que le ménage remporte le prix de l’excellence. Ils étaient malades, anxieux, buvaient trop, mangeaient mal, se souciaient de leurs parents et fratrie, l’argent et la santé volaient au-dessus d’eux comme de vilains oiseaux impatients, ils se trouvaient moches ou vieux avant l’âge, faisaient face à des choix et décisions, des disputes ou des gourmandises éperdues d’amour rien qu’eux deux pour une fois.

en-voiture

Comme nous.

Ils ont fait de leur mieux. Qui ne nous satisfait jamais parce que nous tenons pour normal ce qu’ils font d’agréable, et très injuste ce qui nous manque. Par leur faute.

Un jour pourtant nous admettons que même les parents ont leurs limites, n’ont pas toutes les réponses, toutes les solutions, la sagesse et la clairvoyance inépuisables. Ils ne sont que des gens, comme nous. Qui font de leur mieux, parfois avec des pointes d’ingratitude, des marées d’impatience, des éruptions d’exaspération et reproches. Le jour où nous les voyons comme ces « gens » courant avec les autres sur les chemins de la vie, nous les accueillons en nous comme des « parents », fièrement. Ces êtres imparfaits nous ont mis au monde et puis nous y ont guidés avec leurs outils, avec leurs moyens, aussi bien qu’ils l’ont pu.

Et nous pouvons être fiers, heureux, que ces deux-là aient été choisis pour cette tâche, nous en réjouir. Ça ne les absout de rien, mais au moins… nous savons que c’était difficile, et que ce fut un travail de longue, longue durée, une tâche qu’ils étaient bien loin de mesurer quand, amoureux, ils ont ri dans le creux d’un lit en aimant leur odeur et les bruits de la chambre…

Quand le cœur ne rit pas de peur d’en mourir

Les excuses sont faites pour s’en servir…

C’est une autre de ces petites vérités chères à Lovely Brunette. Judicieuse comme toujours. Oui, une explication n’est en rien… une excuse. Surtout lorsqu’elle est incomplète. Et les excuses, on se cache derrière elles pour dire « ce n’est pas ma/sa/leur faute si… ».

Il est difficile d’affirmer que quelqu’un d’éternellement tiède, renfermé, austère, robotique ou tout autre qualificatif que l’on peut remplacer par des images allant d’ennuyeux comme la pluie à méchant comme une teigne est ainsi par sa faute et sa faute seule. Mais sa responsabilité entre en jeu malgré tout.

Et il faut supporter ce compagnonnage maussade, voire parfois sinistre sous prétexte que son père/sa mère n’était jamais là (ou était tout le temps sur son dos), qu’il y a eu des épisodes pénibles dans son enfance, que sa santé n’était pas bonne, qu’on déménageait souvent, que l’école était trop dure/laxiste etc…

C’est comme installer la notion de fatalité en affirmant que tous les gens qui n’ont pas eu une enfance ressemblant à celle de Martine (à la ferme et souriante, petite maman aux yeux étincelants, en vacances en train de rire, à l’école et ravie, grande sœur et chantant des berceuses…) ont de bien bonnes excuses pour être ces adultes qui ne savent pas aimer, s’amuser, prendre dans leurs bras, toucher du bout des doigts ou du plat de la main, se détendre, écouter, partager, exprimer de la chaleur et de la joie.

Emile Munier - 1840 - 1895 - Portrait d'une mère et sa fille

Emile Munier – 1840 – 1895 – Portrait d’une mère et sa fille

C’est anéantir alors l’optimisme que choisissent – souvent non sans peine et efforts – les autres comme étoile de vie, ceux qui eux non plus n’ont pas eu l’enfance fabuleuse de Martine au paradis, et pourtant ont fait fleurir en eux le courage de vivre en couleurs, ont ouvert la voie aux émotions. Ont pris le risque d’aimer, de ne pas se replier devant les refus ni se recroqueviller devant les échecs.

Ont, un jour, osé se dresser devant la peur et lui faire face, pour empoigner leur vie, la leur, et non pas une qu’ils prétendent leur être imposée par le choix des autres, contre lesquels ils ont des ressentiments muets qui les gangrènent.

On peut croire avoir manqué d’amour et ne pas l’avoir reconnu, cet amour. Ne pas l’avoir accepté de peur de le perdre par la suite. On peut aussi avoir été tellement chouchouté que ce premier rôle devient indispensable et qu’on fait de l’ombre à tout le monde, ne partageant rien car il n’y en a que pour soi.

Nous sommes enfants le temps de l’enfance seulement. Comment alors mettre sur le dos des parents et d’épreuves vécues alors la médiocrité des dizaines d’années dont on a la garde et que l’on peut réclamer comme siennes, siennes uniquement ? Pourquoi ne pas embrasser cette existence avec élan, ces rencontres chaleureuses jalonnant le chemin, ces étapes de grands et petits bonheurs et peu à peu délacer le corset de cette fameuse enfance ? Pourquoi enfermer autrui dans une prison de glace que l’on a érigée soi-même avec des murs de peurs, rancœurs et … excuses ?

« Forgiving our Fathers » de Dick Lourie

How do we forgive our fathers?

Maybe in a dream?

Do we forgive our fathers for leaving us too often,

Or forever, when we were little?

Maybe for scaring us with unexpected rage,

or making us nervous because there never seemed to be any rage there at all?

Do we forgive our fathers for marrying or not marrying our mothers?

or for divorcing or not divorcing our mothers?

And shall we forgive them for their excesses of warmth or coldness?

Shall we forgive them for pushing or leaning, for shutting doors?

For speaking through walls,

or never speaking, or never being silent?

Do we forgive our fathers in our age, or in theirs?

Or in their deaths, saying it to them, or not saying it?

If we forgive our fathers, what is left?

Je les aime

Je les aime. Mes parents. Papa et mammy. Jacques et Denise. Crevette et Lovely Brunette. Je les aime au présent, alors qu’ils ne sont plus. Mais ils sont. Où et comment je ne sais pas, et peu m’importe. Ce que je dois savoir m’est révélé, le reste ne me sert à rien. Sert à ceux qui en ont la révélation, mais pas à moi.

Mariage papa et mammy St HubertMoi j’aime mes parents. Ces jeunes gens d’autrefois qui, au seuil de leur vie, ont entrepris une grande aventure : avoir un bébé. Ils en ont attendu 4. Je suis le second bébé, celui sans doute qu’on a protégé avec angoisse parce que le premier était mort-né. Comme celui qui m’a suivie. Leur petite layette est restée intouchée au grenier, dans une valise, et un jour, ma mère, les yeux humides et le regard fuyant, m’a dit que oui, je pouvais l’utiliser pour habiller mon Jean-Pierre, un poupon de caoutchouc grandeur nature. C’est ainsi que j’ai découvert que j’avais eu ces deux petits frères qui n’avaient pas eu la force de naître.

Ils ont donc, ces jeunes gens qui avaient déjà leur bagage de tristesse ou drames – il était orphelin depuis peu, avait perdu un œil et presque la vie en même temps, elle avait vu ses parents se séparer, la fortune familiale disparaître le temps d’un pshhhhhhht – décidé d’avoir un bébé. Et lorsqu’ils ont eu ce bébé, et puis l’autre, les années heureuses se sont lentement envolées. Eteintes. Usées. Tout en vérifiant les bulletins scolaires, décidant que dimanche on pourrait aller au zoo de Spa avec les enfants, et pour l’été si on passait une semaine à Nismes et deux en Suisse ? et se tourmentant pour « les affaires de l’usine » et l’avenir, ils ont peu à peu constaté que leur mariage les tuait lentement. Ils ont pleuré, se sont disputés, insultés, menacés, réconciliés pour quelques jours, souri, maudits… et ils continuaient d’être aussi nos parents. Ça devait être très dur.

Ils se sont fait des vacheries, exprès et pas exprès. Ils ont continué leurs vies, ont vécu d’autres joies et peines. Ils étaient toujours mes parents. Pendant qu’ils étaient les artisans de leurs nouveaux départs.

Je les aime infiniment parce qu’ils n’ont pas toujours fait un parcours sans faute. Ils ont eu leurs moments « hm hm ». Ce qui me les rend encore plus chers parce que finalement, si un saint se conduit bien, c’est si normal qu’on ne voit pas pourquoi on l’en remercierait. Par contre, les bonnes actions du « pauvre pécheur » sont une grâce. J’ai eu avec chacun de grandes et douloureuses incompréhensions. Je les ai jugés, définis, condamnés. Me suis opposée à eux. J’ai fait de mauvais choix simplement pour leur désobéir – après parfois avoir obéi pour me trouver bien mal dans « leur » choix. J’ai eu aussi les plus profondes rencontres, celles de ces gens qu’on a méconnus et que tout à coup on connaît. Une fois que j’ai « tué mon père et ma mère », c à d que j’ai compris qu’ils étaient aussi un homme et une femme qui n’avaient pas été que « parent » à temps plein, et avaient consacré aussi un peu de temps à leur vie privée, j’ai vu quelles belles et courageuses personnes ils sont.

Mammy et papa

Mais c’était – ce sont – des gens de bien, tous les deux. Honnêtes, justes, beaux dans le cœur. Beaux tout court aussi. Des grands. Des nobles dans le sens moral du terme. Et je les aime infiniment de m’avoir aimée, de m’avoir protégée toute ma vie, et de m’aimer encore. Le plus bel héritage qu’ils m’aient donné est l’amour de la vie, de la bonté, la générosité et le sens de la justice. Et des parents qui, sans relâche, ont fait de leur mieux avec le résultat de leur rêve de jeunesse : se marier, avoir des enfants et ne pas laisser mourir l’amour.

Des parents parfaits. Le plus beau cadeau de mon existence. Le meilleur des départs.