La grand-route des pow wows

Même dans le New Jersey où je vivais, avec les beaux jours les hirondelles n’apportent pas seulement le printemps mais aussi les Indiens. Pas assez pour mon goût, mais j’en ai vus quelques-uns quand même… Pow Wow Highway. Nomades splendides qui vont se déplacer d’État en État, poussant une pointe jusqu’au Canada, passant de nombreux mois sur les routes, gagnant ça et là une compétition de danse, de tambour, ou de costume. Au gré des caprices du ciel, ils s’exhiberont à couvert dans des salles de sports d’écoles, ou au dehors. Des vols de faucons, immanquablement, tournoieront dans le ciel au-dessus de la fête, mus par une mémoire qui n’est pas la leur mais qui leur parle de campements, de chants, de tambours, de restes de carcasses à nettoyer.

Rien ne peut expliquer l’ambiance d’un pow wow – prononcer pauw wauw – si on n’en a pas vu. On est surpris par le calme et la douceur de ces Indiens. Les enfants ne crient pas, ne courent pas partout, ne font pas de terrifiantes colères. On ne rit pas fort. Un respect naturel est de rigueur, respect auquel même les spectateurs blancs se soumettent, intimidés.

Ceux qui sont bénis par un temps clément sont les mieux réussis, parce que le son des tambours n’y rebondit pas sur des murs nus, mais s’élance au contraire dans la beauté du monde, sans que rien ne le retienne. Les odeurs de pain indien frit (fried bread), ragoût d’élan, tacos, riz sauvage avec bison se rencontrent avec bonheur. Certains spectateurs apportent leur chaise pliante, mais il y a toujours, autour du cercle de danse, des bottes de pailles, principalement réservées aux Indiens. Rien que d’être là, en général dans une immense prairie prêtée par un fermier, c’est toute la volupté d’une belle journée au soleil, à la campagne, vouée au simple plaisir des sens.

Le maître des cérémonies fait appliquer le protocole, assez strict.

Le cercle de danse est sacré, et on ne peut y entrer que si convié (en général à la fin de la journée, tout le monde est convié à danser en cercle. Et bien que peu de blancs arrivent à reproduire le pas des Indiens, ceux-ci ne regardent pas leurs pieds en gloussant mais les accueillent avec dignité ). Si une plume s’enfuit d’un des costumes, il est  interdit de la ramasser : elle représente l’esprit d’un guerrier tombé en guerre quelque part dans le monde, et seul le maître de cérémonie peut la récupérer avec les prières nécessaires. Par guerrier mort en guerre, on parle maintenant de ceux qui sont morts en Irak, Afghanistan ou autre champ de bataille moderne!  Il est aussi interdit de toucher les somptueux costumes des Indiens : certains éléments en sont anciens, transmis par héritage, et chaque partie a une signification bien précise. Et, sauf pendant les danses, il est poli de demander la permission avant de prendre une photo.

Si un Indien vous offre de la nourriture, il est poli de l’accepter, c’est considéré comme un grand honneur.

Pas d’alcool, pas de drogues d’aucune sorte.

Si durant l’errance d’un pow wow à l’autre deux jeunes se sont mariés, ils offrent des cadeaux à tous les spectateurs, et là aussi il est poli d’en accepter.

Les danseurs portent des numéros : pendant qu’ils dansent, des juges les observent sans complaisance. Les joueurs de tambours doivent arriver à temps et entièrement vêtus de leur habit de régalia, sans quoi ils perdent des points. Le costume, les pas, la grâce… Il ne s’agit pas de sauter n’importe comment, les pas sont en fait tout le contraire de sauter et surtout, il faut suivre le tambour et la voix du leader. Démarrer à leur signal. Et cesser de danser exactement en même temps que le tambour s’arrête, sans trébucher ni rebondir. Pour nos oreilles profanes, c’est un mystère. Pour les leurs, le rythme du tambour s’accélère un peu avant la fin, c’est le signal qu’il ne faut pas rater.

Le tambour a deux rythmes: le simple représente le battement du coeur de la Mère Terre. Le double, celui des humains. Et oui, quand on est là… on les sent battre ensemble, ces deux coeurs, et le nôtre suit celui de la Mère Terre: boum-boum –  boum ! – boum-boum – boum !

Toute la beauté de traditions qui ne meurent pas s’offre à nous, avec une symbolique qui souvent nous échappe mais nous séduit. Les hommes s’exhibent principalement dans trois types de danses: la danse traditionnelle, pour laquelle ils ont le visage peint – une splendeur! – des plumes d’aigle dans la chevelure, des grelots aux chevilles, des mocassins perlés, un bouclier, un bâton de danse et – ou – une arme. Leur danse mime une traque de gibier ou d’ennemi. C’est une exhibition majestueuse, sans aucune sauvagerie ou violence, mais pleine de force.

Fancy dancer

La fancy dance, qui vient d’Oklahoma, est moderne. Le costume en est très coloré, compliqué et encombrant, avec une coiffe de plumes d’aigle ou de poils de cerf, un tablier, les chevilles enroulées dans de la peau de mouton, des brassards, et deux “bustles”, sortes de queues de dindon géantes déployées à l’arrière, avec des plumes et de longs rubans. Ils portent deux bâtons de danse ornés de plumes. Lorsqu’ils dansent, l’effet est flamboyant, à cause de ces longs rubans qui strillent l’air autour d’eux.

Et puis il y a le grass dancer. Une danse qui vient des Indiens des plaines, ces plaines aux grandes herbes qu’il fallait jadis applatir pour préparer un nouveau camp. Les grass dancers alors tournaient pour plier l’herbe, sans chercher à la casser. Leur esprit se fondait avec celui de la prairie, et ils devenaient l’herbe qui se courbe, qui se soumet. Leur danse est presque mystique, emplie de tendresse et d’union avec les brins sauvages avec lesquels ils s’identifient. Leur costume est en général vert ou orange – la couleur de la prairie -, avec de longues franges et rubans rappelant les hautes herbes et graminées à coucher au sol, et ils ont aussi la coiffe en plumes d’aigle, les grelots aux chevilles, et les mocassins perlés.

Buckskin lady

Les femmes ont également leurs chants et danses. La danse traditionnelle la plus ancienne est celle dite des buckskin ladies. Elles portent de splendides robes de cerf brodées de perles ou de dents de cerfs, à longues franges, des jambières et mocasins brodés de perles – souvent très anciens – et une plume d’aigle dans les cheveux.

Mais des robes de tissu sont acceptées aussi, elles sont alors brodées de fleurs dans le style du travail des Nez-Percés, ou même des tenues Navajo, avec les belle jupes de velours qui ondulent comme le vent dans les mesas, le collier de turquoise et argent dit à motif fleur de courge. Elles circulent en cercle d’un pas lent et bien défini, la plante du pied se posant à plat et marquant un temps d’arrêt pendant que le genou se plie avec souplesse, avant de soulever l’autre pied. Sur un bras replié elles portent un châle à longues franges, et un éventail dans l’autre main. C’est délicat et élégant, et témoigne aussi d’une discipline innée.

Et puis il y a la rapide danse du châle, belle comme le vol d’un colibri. Elle vient des tribus du nord, et est souvent associée à des rituels de guérison. Les pas sont compliqués et rapides, se croisant et rebondissant haut, pour s’arrêter pile en même temps que le battement du tambour. Parfois leur robe comporte plusieurs

Danse du châle

rangs de cônes métalliques brodés, qui produisent un plaisant écho de hochet, et elles déploient leur châle comme des ailes. Elles ont une ceinture, une plume dans les cheveux et l’éventail, ainsi que les jambières et mocassins perlés. Et que j’ai mal pour elles quand une pluie sournoise a laissé de la boue sour leurs petits pieds agiles et nerveux, en pensant à ces splendides reliques qu’il leur faudra recoudre, re-nettoyer avec amour pour la prochaine journée!

Bien souvent, des enfants participent à leur leur premier pow wow avec un grand sérieux – ils savent que c’est sacré, ce qu’ils font… ce n’est pas du folklore!  Ils reçoivent aussi des prix.

On voit aussi l’apparition, depuis quelques années, des hoop dancers, hommes ou femmes. La danse est acrobatique, et se fait avec des grands cerceaux.

Mais il y a encore les conteurs, les joueurs de flûte, les montreurs d’aigles, hiboux ou faucons. On raconte aux enfants des légendes indiennes, et ils découvrent pourquoi le bob cat n’a pas de queue, ou pourquoi la moufette a une ligne blanche sur le dos. Ou, comme en 2002, alors que Rick Bird Chopper, un Cherokee souriant et herculéen – il était lutteur professionnel il y a plusieurs années – était le maître de cérémonie au pow wow donné sur les terres des fermes Matarazzo. Il nous a raconté l’histoire de son petit chien, un chiot qui avait le crâne ouvert et qu’il couvait comme son âme. Ce chiot n’était qu’un chiot comme les autres jusqu’au jour où il avait voulu traverser la route, et s’était fait écraser. Rick avait bondi, pour le trouver mort, ce trop petit animal qui n’avait pas encore vécu, pas grandi… Ce petit imprudent qui n’avait eu qu’une audace dans sa vie, la dernière, et qui gisait la tête ouverte. Alors Rick avait demandé au Créateur de le sauver, de lui donner une autre chance. Et le petit chien avait bougé. C’était le cadeau que le Créateur faisait à Rick: un petit roquet sans race et imprudent, mais qui avait mérité ce miracle, tout simplement parce que quelqu’un lui donnait de l’importance. Et il était là, dans les bras du gigantesque Rick, la tête pas encore resoudée, mais bien vivant, et vénéré comme un trésor.

Pour moi, un spectacle enchanteur. Pour eux, la joie de se sentir beaux, unis, forts, et de se plonger dans leurs traditions en grandes pompes. Un concours aussi, une occasion de gagner $100, $200 ou $500, ou d’avoir bien vendu leurs objets artisanaux ou repas indiens, leur permettant de rester sur le Pow Wow Highway.

 

29 décembre 1890…

Ils sont près de deux cent, par un matin venteux aux reflets de nacre. Deux cent villageois terrorisés, dissimulés dans le bois. Une trentaine de vieillards, des hommes et des femmes, des enfants. Celui qui les guide ne fuit pas sa mort mais les emporte vers ce qu’il espère être la survie. Ses 64 ans lui pèsent comme ces nombreux espoirs fous qui le suivent en dépit de tout, car des années de lutte contre l’occupant ont donné à leurs rêves, justement, une teinte de folie. Depuis hier il a une pneumonie et ne verra pas la fin de ce jour, quoi qu’il arrive, et il le sait. La neige tombe et fond sur leurs yeux, leurs lèvres, les sillons de leurs visages, dans un silence de pure frayeur, de fin de vie.

Pour ne pas laisser de traces, ils marchent en file dans le petit ru, crevant la fine couche de glace, leurs pieds insensibles après que le froid les ait vidés de leur sang. Il gèle à – 30. Peut-être plus encore, on parle de – 40.

Et puis le bruit se rapproche, les assourdit de son message. Celui des soldats, des chevaux dont les sabots foulent le sol avec une douceur trompeuse. On crie sur eux, on les bouscule, on les force à revenir en arrière, à coups de cravaches, de taloches sur la tête, de cris dans cette langue qu’ils ne comprennent pas. Les vieillards ont le visage gris et éteint. Ils savent. On les regroupe pour mieux les encercler. Ils sont si faibles. Une femme et sa vieille mère s’échangent un regard, adieu, adieu, adieu … La jeune serre son manteau contre elle, claquant des dents. Adieu, adieu, adieu … Les soldats sont nerveux, cette soumission les inquiète. Ils le savent bien va, que cette racaille est bien plus dangereuse qu’elle ne paraît. Qu’il leur reste des armes, on le leur a dit. Le doigt sur la gâchette, ils chevauchent nerveusement autour du groupe secoué de frissons. Le givre s’accroche à leurs moustaches. La vapeur s’élève du flanc et des naseaux des chevaux, rendus agités par le gel et l’inquiétude des hommes.

Un coup de feu éclate, on ne sait d’où, et les soldats se mettent à tirer à l’affolée sur les villageois dont certains cherchent à courir. Les deux femmes en font partie, mais la mère s’écroule aussitôt. Sa fille trébuche et s’effondre à son tour, son manteau serré contre elle, sans un cri. Un peu de sang sort de son cou en fumant. Un vieillard se redresse avec la rage de son dédain et lève une main noueuse et bleue. Sa poitrine explose et se déchire, et il retombe, déjà loin de sa souffrance. Un à un ils s’affalent presque tous pendant que la neige continue de voleter avec sa morne élégance. Les plus jeunes et agiles s’élancent en zigzag sur la pente de la prairie, se laissent glisser, tournent autour des arbres nus, ne gagnant que quelques minutes. Une heure plus tard, tout est fini. La neige a déjà cessé de fondre sur les corps désormais aussi froids qu’elle, et les saupoudre de sa blanche indifférence. Un peu de sang, quelques gargouillements, un pleur quelque part. La fouille des cadavres, que l’on peut encore dépouiller avant que le gel ne rende la prise du butin impossible.

Hébétés, soudain orphelins de toutes leurs traditions et culture, les quelques cinquante survivants sont emmenés dans une chapelle au sommet de la colline, dans laquelle pend encore une banderole de Noël. Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.

Heureusement ! Il était temps qu’on nous débarrasse de cette vermine, diront les dames aux cœurs injustes dans les salons là-bas, au loin, commentant cette nouvelle. Certaines ont reçu de leur valeureux époux quelques-uns des maigres trésors volés sur les dépouilles, si pittoresques n’est-ce pas ?

Aujourd’hui bien sûr, on ne mentionne plus leur origine, on s’affirme incapable de dire comment ils sont arrivés dans la famille….

Une fois les soldats partis, d’autres villageois s’aventurent pour retrouver les leurs, aider les survivants. Il neige encore, le froid mord leurs âmes, l’horreur cisaille leurs cœurs. Le blizzard se lève et soufflera pendant deux jours, agitant une longue silhouette, sa faux caressée par le vent, ses voiles se mêlant aux rafales de neige.

Trois jours plus tard, des civils sont recrutés pour creuser une fosse commune et rassembler les cadavres. Ils seront payés à la pièce. L’argent est rare, l’hiver est dur, autant que la terre qu’il faut éventrer pour la tâche. Autour d’eux, cent cinquante dangereux fomenteurs de troubles enfin éliminés, grotesquement raidis dans une mort qui les a surpris au sortir du lit, peu habillés, au lever d’un matin qui aurait du être un matin comme les autres. Trois femmes enceintes, le ventre en charpie. Le responsable du petit groupe, que la pneumonie n’a pas eu le temps d’emporter, la tête enveloppée dans une écharpe, figé dans une position courbée. Un enfant coupé en deux. Certains des civils pleurent, atterrés par une réalité d’abattoir, de déshumanisation. Ils n’oublieront jamais.

Puis, l’incroyable. Un pleur de bébé s’élève de l’amas de corps. Serrée dans le manteau de la jeune femme, une petite fille de quatre mois a survécu. A la faim, au blizzard, aux balles…

La nouvelle du miracle fait son chemin. Le général Colby dont la femme est farouchement active pour les droits des femmes – elle est d’ailleurs l’éditrice d’un magazine bi-mensuel féministe – sent son cœur arriviste se dilater de joie. Adopter cette fille de l’ennemi, lui offrir la rédemption dans sa famille, l’éduquer comme une des leurs … voilà qui fera parler de lui dans les salons des dames aux cœurs injustes, et il faut bien le dire, leur influence n’est pas à négliger. Voilà aussi qui sera un beau symbole de leur désir d’aider les vaincus à s’assimiler. Et, conscient de l’image si chrétienne que cette occasion lui donnera, toute dorée à l’or fin, il pose en fier jeune papa auprès de la malheureuse petite…

Quel mari exceptionnellement humain vous avez, Clara ! Et dites-moi, cette petite, comment s’y fait-elle – encore un verre de Xerès ? – comment s’y fait-elle, disais-je, à cette vie de patachon ? Au fond, pour elle, cette bataille perdue est sans doute la chance de sa vie…

Elle s’y fait bien mal en fait, et beaucoup d’années plus tard, Clara regrettera d’avoir fait plus de mal que de bien avec cette adoption forcée.

Ce massacre a bien eu lieu. C’était le 29 Décembre 1890, à Wounded Knee. Que l’on qualifia alors de « bataille ». Le vieux chef Big Foot, malgré sa pneumonie, tentait de sauver l’avenir de sa petite bande. Et le bébé a été nommé Zintkala Nuni, « petit oiseau perdu » en lakota.

Toute sa vie elle a couru après son identité. Elevée comme une blanche, elle n’avait aucun contact avec des gens qui lui ressemblaient, et aucune ressemblance avec ceux avec qui elle avait des contacts. Jamais elle ne s’est séparée du petit bracelet qu’elle avait au poignet lorsqu’on l’avait trouvée, ainsi que des minuscules mocassins et du bonnet de peau brodé … d’un drapeau américain. On la renverra de toutes les écoles, sa férocité devant les moqueries des enfants blancs faisant peur. Le général s’en détourna d’ailleurs bien vite, laissant Clara se désoler toute seule. Indocile, folle du mal de non-identité, sa courte vie n’a été qu’un cri strident. S’étant enfuie à 16 ans de chez le général Colby, elle s’exhiba un peu dans les shows de Buffalo Bill, puis retourna dans la réserve. Mais là, ses manières blanches mettaient mal à l’aise : elle répondait, regardait les hommes dans les yeux, riait fort, parlait pendant les repas… Une tristesse infinie s’installa en elle, rongeant sa jeunesse et ses espoirs. Un an plus tard, elle était enceinte, et accoucha d’un enfant mort-né. Son désespoir fut alors si profond qu’elle s’est jetée en hurlant sur la fosse commune de Wounded Knee où gisait sa mère, les bras déployés. Et pourtant, qui pouvait l’entendre, ce petit oiseau perdu ?

Elle se mit à errer ça et là, eut trois maris – dont un lui donna une maladie vénérienne -, joua dans des westerns muets, à nouveau dans le Buffalo Bill Wild West Show, et retourna maintes fois dans les réserves, sans succès. Elle ne s’y sentait pas plus chez elle que dans le monde des Colby ou des cirques.

Pauvre Zintkala Nuni, quel long cri d’agonie que sa vie.

Dans la misère la plus sordide, perdant la vue et la peau vérolée à cause de la maladie vénérienne que son second mari lui avait donnée en sus de volées de coups, c’est le jour de la Saint Valentin en 1920 qu’elle est enfin morte.

Mais son identité devait, finalement, l’envelopper et lui rendre sa dignité. En 1991 son pauvre petit cercueil fut récupéré par des membres de la nation Lakota qui lui firent un nouvel enterrement, auquel beaucoup d’Indiens assistèrent, parfois venus de loin à pied, à cheval, en camion ou en voiture. On la plaça enfin dans la fosse commune, avec ses parents et les siens.

Au Dakota, dans la réserve de Pine Ridge, la fosse de Wounded Knee protège ses enfants. Bien des Indiens vous jureront entendre des pleurs d’enfants s’en élever, et comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ? Chaque année des hommes à cheval commémorent la longue marche de la petite bande de Big Foot quelle que soit la température.

A tous ceux qui commencent l’année avec un cœur qui souffre et des montagnes à franchir loin devant à l’horizon, je souhaite que le découragement n’ait jamais plus de force que la confiance en des jours meilleurs, et qu’ils puissent accepter les changements qui s’imposent et apporteront, eux aussi, leurs joies.

A Pine Ridge, dans la misère et les carcasses de voiture, le soleil se lève encore chaque matin, et souffle sur la flamme de l’espoir. Ceux qui ont échappé au piège de la boisson-qui-fait-tout-oublier-mais-ne-cesse-de-rappeler-ce-qu’on-veut-oublier bouillonnent de la fierté d’être Indiens, même si on n’oubliera jamais Wounded Knee, là où le cœur de Crazy Horse, enterré à sa demande par sa famille dans un endroit secret, entretient le feu du peuple Indien. (La chanson Bury my Heart at Wounded Knee est chantée par la splendide Buffy Sainte-Marie, Indienne Cri)

Mitakuye Oyazin *.

* Nous sommes tous reliés, parents.

Sang bleu, sang rouge… C’est aussi l’Amérique!

Etre un indien – Injun, redskin, big chief – est une étrange destinée. L’identité d’un Indien est devenue un puzzle. Il y a l’indien du tourisme qui, docilement, danse et chante des extraits de son « sacré » pour des spectateurs – qu’il dupe quand même un peu car le sacré-sacré, il ne le laisse pas entrevoir. Pour de l’argent. Pour la survie dans un monde où il n’a plus sa place que comme une curiosité, un souvenir. Dont la silencieuse fierté est sottisée en statues de bois pour les marchands de tabac et en publicité télévisée pour un monde sans pollution.

Il y a l’Indien des documentaires sur les réserves, alcoolique, courant à la mort dans toutes les directions et toutes les bouteilles, gaspillant sa sève et tuant jusqu’à son passé. Celui-là ne veut pas survivre, ni être une curiosité.

Il y a aussi l’Indien qui s’en est sorti, c’est à dire qui n’a pas cessé d’être et a pu avancer dans l’après grande ère des tribus et bisons, l’artiste qu’alors on salue comme si sa parole, sa plume, burin ou pinceau se nourrissait directement dans la chevelure de Ptesan Win, Femme Bison Blanc.  Allan Houser, Sherman Alexie, Graham Greene, Chris Eyre …

 

Allan Houser – Musée de Montclair, New Jersey

Mais surtout, être un Indien c’est être méconnu, avalé par les stéréotypes. L’Indien scalpeur aux avant-bras ensanglantés, l’Indien noble aux joues peintes et de peu de mots – vous savez, celui auquel on attribue des citations absurdes sur les réseaux sociaux, accompagnées d’une photo ou vidéo sirupeuse et romantique -, l’Indien qui vend, accroupi à l’ombre, ses bijoux, pointes de flèches ou poteries, l’Indien-filou qui vous vend un nom indien et un peu de son passé dans une cérémonie d’Inipi pour attrape-nigauds, l’Indien pauvre loque guettant la mort et les visions au fond d’un verre, l’Indien qui ne veut pas couper ses cheveux et ne trouve pas de travail, l’Indien des prisons qui se muscle et se tatoue, propulsant sa détresse dans ses biceps où se croisent Sitting Bull et un entrelacs de barbelés.

Indiens blanchis, Indiens noircis, apples et wannabes…

Hommes de résilience, hommes de grand silence…

Mais jamais un Américain n’est plus fier que lorsqu’il peut se vanter d’avoir un peu de ce sang Indien-là, de ce sang qui vient des dieux anciens, des hommes qui aimaient leur mère la terre, qui vivaient beaux et libres, les cheveux fouettant l’air dans une galopade infinie. Cette goutte de sang, ils la vénèrent. Elle fait d’eux des autochtones. Des vrais Américains. Les premiers habitants du continent. Des enfants du bison, de la prairie, des chants des Cris qui vous glacent et vous comblent de vie, de la danse de l’herbe, des mystères des kivas… Cette goutte-là change l’image qu’ils ont d’eux. Une goutte de vérité, d’intégrité. Une goutte qui n’aurait rien de blanc, d’avide, de menteur, d’impur, de sourd à la nature. Johnny Depp, Rita Coolidge, Shania Twain, Robbie Robertson, Louise Erdrich et tant d’autres. Et quant aux noirs qui ont un peu de ce sang non-noir, de ce sang libre, indigène, ils ne se lassent pas de la mentionner. Tina Turner, Buffy Sainte-Marie, James Brown, Oprah Winfrey, Lena Horne … et d’autres. Ils ont même leurs associations ! (https://www.blackindians.com/)

Etre Indien, c’est toute une histoire !

 

Wopila – Thanksgiving

La douceur de Thanksgiving ! En général, les arbres ont encore quelques feuilles de couleur cuivre, rubis et vieux cuir racornies sur les branches, le sol est jonché d’un somptueux tapis qui se meut en crissant et exhale la force de la terre qui va, enfin, se reposer. Souvent il ne fait pas encore vraiment froid. Ce n’est plus l’automne aux teintes de cour, ce n’est pas encore l’hiver en gris, blanc et noir. Le jardin entre en sommeil. Le ciel a souvent ce bleu irréel de Rubens, avec le soir, ce court instant d’incendie.

Tradition typiquement américaine, Thanksgiving nous vient des Amérindiens, particulièrement ceux du nord. Ils avaient une récolte automnale tardive pendant l’été indien, ce glorieux retour d’un soleil lumineux au souffle chaud avant la descente du froid. C’était l’occasion d’aller chercher les fruits, baies et légumes retardataires. Et on remerciait la terre de ce qu’elle avait généreusement produit. Thanksgiving est dont une fête bien américaine. Wopila en lakota, hozhoni en navajo, selu i-tse-i en cherokee. Les Indiens, eux, pratiquent thanksgiving – l’action de grâce –  toute l’année, à chaque fois qu’il faut remercier la vie : la naissance d’un bébé, l’arrivée dans une nouvelle maison, une guérison, le retour de la guerre.

 

Thanksgiving, le jour où compter les bienfaits de sa vie. Et ils ne manquent jamais, même dans les vies bousculées.

Dans les maisons, c’est le branle-bas de combat. Les mère, sœurs et filles s’activent à la cuisine. Les hommes se font petits, disparaissent, vont promener le chien ou regardent la télévision pendant que la journée d’actions de grâce se prépare dans un chœur de chamailleries, de vaisselle entrechoquée, de froissement de nappes que l’on déploie, de chaises qui pleurent contre le parquet fraîchement ciré. Divers arômes traînent ça et là, et accueillent les invités aux joues froides qui secouent leurs pieds sur le paillasson, les narines délicieusement flattées des parfums culinaires du jour.

Et puis enfin la longue célébration autour de la table sur laquelle une mouche ne saurait plus se poser. On rend gloire à la richesse de la vie quotidienne, aujourd’hui fastueusement représentée par une dinde qui souvent a la taille d’un dinosaure adolescent, farcie au pain de maïs et viande, la purée de pommes de terres, la purée de courges, les patates douces, les haricots verts couronnée d’anneaux d’oignons frits, la compote d’airelle. Le vin ne manque pas – saut si on a la grande malchance d’être chez des puritains purs et durs, et il y en a. Je n’ose songer à toute cette bonne chère gâchée par du coca cola… On a ensuite la tarte aux noix de pacane, ou la tarte de citrouille, d’airelles, ou encore de patates douces.

Les heures ont passé, les pommettes sont rouges, les voix lasses, la table en désordre. Le café refroidit dans les belles tasses de grand-maman, on propose le bourbon ou l’amaretto. Une affection heureuse circule des uns aux autres comme un invisible ruban. Une torpeur sereine infiltre en chacun la conscience des choses essentielles.

C’est le jour où on comprend que les choses simples sont irremplaçables : la famille, l’unité du clan, avoir un toit et de quoi manger, du feu dans la cheminée, des souvenirs à raconter et des rêves à réaliser. Quels que soient les soucis, ce jour-là on les remise, ils attendront que ce grand rite soit passé.

Wopila …

 

 

Chuckles chuckles chuckles…

Aujourd’hui je vous fais rire. En tout cas c’est mon intention !

Rewind… on remonte le temps fast backward. Et on arrive à mon premier voyage aux USA. Invitée par mon correspondant creek (sud ouest des Etats-Unis, comme les Séminoles) Chester, je me suis décidée. Sereine comme pas deux : voici 6 mois que je suis des cours du soir d’anglais… Et si Chester est un tueur en série, je ne me le demande même pas. Je sais, d’après la photo qu’il m’a envoyée, qu’il doit se vêtir en XXXL et il a insisté pour que de mon côté je ne porte pas de vêtements provocants. Il ne veut pas, m’a-t-il dit, devoir se battre pour me défendre. J’ai donc une garde-robe de pensionnat, et un anglais très basique enseigné par des francophones avec l’accent de Bruxelles.

 

Arrivée à l’aéroport de Washington, où je devrai changer d’avion puis une autre fois à Denver, je suis tout de suite en full immersion langue et ambiance : des femmes en uniforme, cravatées et souriantes comme des molosses enragés, agitent bourrelets et bâtons en nous criant to the right ! to the right ! to the right ! Nous – les touristes pour la plupart, en nage et le front décomposé par le stress  – courrons comme si nous étions dans un boot camp, suivant les signes peu aimables et les aboiements de l’accueil. Nous devons récupérer nos bagages et, si nous continuons le voyage, les réenregistrer. Hop hop hop, haletante je cherche le lieu où je pourrai récupérer ce fameux bagage qu’une des molosses m’a hurlé se trouver um’er foooooor,  et demande à un employé – oh ! le sourire de celui-là ! Je me crois dans une comédie musicale, il va me répondre en chantant ou je me trompe, il est noir et aimable et d’une bonne humeur qui parfume tout l’aéroport – comment aller… under floor et il éclate de rire dans un étalage de 58 incisives d’une blancheur sibérienne. Mais pourquoi voulez-vous aller sous le sol ? s’esclaffe-t-il. Oups. Mon bagage se trouvait au guichet numéro 4… Et il n’y a pas de sous-sol, en plus!

 

Me voici enfin à Oklahoma City. Mon correspondant Chester et sa femme Ruby sont là, attendant depuis deux heures – l’heure de précaution pour être à temps et celle de retard de l’avion. Ils sont fatigués et moi, avec 17 heures de voyage dans le dos, je ne sais plus clairement où je viens de débarquer. On me dirait que je suis sur Saturne que je ne serais pas surprise. Chester me semble encore plus volumineux que prévu. Il me demande si je veux aller au « restroom ». Je m’émerveille intérieurement :  qui aurait jamais cru que les Américains étaient assez sophistiqués que pour prévoir dans les aéroports une chambre où se reposer après un long voyage ? Je me vois un peu comme sur le pont d’un paquebot de luxe, lisant un magasine sur une chaise longue en détendant mes jambes indignées, mais je ne veux pas retarder mes hôtes plus longtemps et affirme gaiement que non, je ne suis pas fatiguée et suis restée assise tout le temps. Une lueur de panique traverse leurs yeux mais ils sont polis et camouflent leur envie de me remettre dans le premier vol.

 

Par la suite, nous rirons de bien des choses et les quiproquos ne manqueront pas, comme lorsque je demanderai, très enjouée, quel est le mot pour « blague », je dis donc – crois dire, plutôt – comment  nomme-t-on ces histoires qui font rire ?, mais mon accent impeccable me trahit honteusement et ils sont ahuris que je leur demande le nom des histoires qui font aimer.

Puritains

Il y eut aussi les autres étonnements. J’ignorais alors que le puritanisme avait survécu et descendait sa herse avec fracas sur toute chose. L’expression épouvantée de Chester et Ruby devant  la boite de biscuits que je leur avais apportée, décorée d’un tableau de Delvaux, me frappe encore de stupeur… Chester avait l’air d’un gamin découvrant un Play Boy et s’attendant à la mort comme châtiment. Et non contente de cette lubrique idée, je leur avais aussi offert un petit livre touristique sur Bruxelles où on voyait Manneken Pis et Janneke, ce qui les a fait pâlir de trois teintes au moins. Chester se refusait même à dire le nom du pauvre petit pisseur. Il devait craindre que l’armée de l’inquisition ne déferle dans la maison, armée de fusils mitrailleurs et brandissant des crucifix…. Ils ont dû s’endormir ce soir-là sans être certains qu’ils n’avaient pas ouvert leur porte au vice et à la luxure en personne…

 

What else is new? On se comprend vraiment très difficilement!

Cindy, princesse des Cœurs d’Alène…

Cindy est un jour entrée dans l’imprimerie que je dirigeais avec fureur comme j’aurais dirigé une galère remplie de forçats, dans le New Jersey, dans cette autre vie sous un autre climat. Elle avait l’allure d’une bag lady qui se serait pomponnée : de longs cheveux gris pendant librement, sans épaisseur et sans grâce dans son dos, la moustache d’un noir tenace, de jolis yeux doux, une peau fine et lisse, un sourire permanent un peu robotisé par un dentier standard d’une blancheur et régularité dérangeants. Un gros anorak informe, pareil à tout ce qu’elle portait : pas de forme et des couleurs choisies pour leur unique vertu … pas salissantes.

 

Elle venait faire des copies couleurs de photos. Des photos d’étranges petites dames âgées – dont elle – déguisées en hawaïennes, japonaises, indiennes, et dansant. Rien de bien artistique, les dames avaient l’air habillées avec des surplus d’un patronage, et la choréographie était plutôt malhabile. Mais on voyait du bonheur dans ces bras tendus tenant des éventails ou des rubans et dans ces cous inclinés avec grâce sur des colliers de fleurs ou de perles.

 

Cindy était enjouée et extrêmement polie.

 

Elle revint souvent. Au point que je lui fis un « prix » et parfois une faveur. Visiblement elle n’avait pas trop d’argent mais en revanche elle avait une passion qui lui coûtait une belle part de ce maigre argent. Nous avons commencé à parler un peu. Elle vivait dans une maison de retraite où elle faisait la cuisine et le ménage en échange d’une chambre minuscule, d’un salaire tout aussi minuscule, et d’une énorme paix de l’esprit. Elle faisait du tai-chi, et avait mis au point des cours de danse pour rendre du bonheur à qui ne savait plus trop où le trouver entre les soucis de santé et d’argent. Il était clair que Cindy aimait les tenues d’Indienne, et c’est le sujet qui nous a rapprochées. Je lui ai offert l’un ou l’autre bijou indien que j’avais reçu et trouvais un peu trop voyant pour ne pas me donner un air de wannabe et elle était aux anges.

 

Nous avons fini par être assez proches. Elle n’avait aucune éducation scolaire et ne s’en cachait pas. Née de père inconnu près de Seattle et d’une mère qui avait un peu ou beaucoup de sang indien. La petite Cindy enfant  brossait les cours pour jouer dans les bois avec des Cœurs d’Alène, ces Indiens que l’on disait bons à rien, couverts de vermine, dangereux et pas fréquentables. Même sa mère, alcoolique et à la dérive de sa vie, frémissait de honte à l’idée que sa fille approchait ces gens-là… et n’apprenait rien de bon. Elle apprenait, oui, mais pas ce que les « pauvres blancs, les white trash comme les Indiens les appellent  (oui, le racisme va dans les deux sens…)», doivent savoir. Elle partageait avec eux ses tartines de midi, et eux l’accueillaient dans leurs jeux et courses dans la forêt. Elle avait fini par tomber amoureuse et surtout enceinte d’un blanc qu’elle avait suivi, folle d’amour, jusqu’à ce qu’il la quitte. Et elle en avait suivi un autre, et un autre. Toujours amoureuse et la vue courte. Sautant d’un petit boulot à un autre : serveuse, vendeuse, caissière, la plupart du temps au noir. Faisant des enfants. Elle avait honte, à présent que sa vie était à sa dernière montée, et se demandait pourquoi ses enfants l’aimaient car elle avait été une terrible mère. Pourtant ils l’aimaient. Mais ne vivaient pas dans la même ville qu’elle.

Ringwood 2008 pow wow 3
Je l’invitais chez moi, elle m’apprenait les pas des danses indiennes (qui ne sont pas du tout sauter en faisant des you you de la main sur la bouche, qu’on se le dise une fois pour toutes !), et un jour elle a vu un signe clair dans le fait qu’alors qu’elle arrivait au jardin toute la horde de « mes » dindons sauvages était là, après trois mois d’absence. Mes dindes chéries Simone, Lola et Clara étaient revenues avec leurs mâles, leurs enfants et leurs meilleures amies pour des poignées de graines de tournesol et mettre ma pelouse à mal. Et elles ont laissé un gros bouquet de plumes dont Cindy s’est emparée pour se faire l’éventail traditionnel qu’elle agiterait au-dessus de son bras replié et recouvert d’un châle. Quand je suis allée au Canada je lui en ai ramené une petite boîte d’écorce de bouleau faite par les Hurons…

 

Ensemble nous sommes allées à deux pow wows et elle a tenu à participer à la danse finale, m’entrainant de force – car je déteste ça. Elle a dépensé follement en s’achetant CDs, livres de recettes, colifichets, perles. Elle a disparu pendant une heure et est revenue, éblouie en constatant qu’elle devenait folle tellement la journée était parfaite. Elle avait caressé un loup, respiré de la sauge et de l’herbe de la grande prairie, goûté du ragoût de bison et du fry bred

 

Puis je l’ai perdue de vue. Elle a dû changer de logement, la maison de retraite où elle vivait et travaillait changeant de propriétaire. Je l’ai encore revue une ou deux fois mais elle était désormais dans une autre ville. Continuait de danser. Et un jour m’a dit, rayonnante, que le prêtre de sa nouvelle paroisse était un noir qui avait des « pouvoirs » et lui avait révélé que lors de sa précédente vie ( !!!) elle avait été une… princesse indienne ! Ce bond social dans le passé l’intéressait peu. Par contre, elle avait enfin son explication à  sa vie. C’était, sans jeu de mots… le couronnement de sa vie.

 

Cindy, princesse des Cœurs d’Alène… était – et est toujours si elle est encore en vie – une grande dame.

Ils survivent

La première fois que je suis venue aux Etats–Unis, c’était pour rencontrer mon pen pal indien, Chester à Ada, Oklahoma. C’était aussi téméraire pour l’un que pour l’autre, car nous allions passer deux semaines ensemble – avec sa femme, ne craignez rien… Lorsque mon avion a entamé la descente au-dessus de Chicago, nous avons survolé pendant longtemps des forêts interminables, et puis les eaux du lac, froncées par le vent. Je ne ressentais qu’une chose alors : autrefois les Indiens avaient vécu leur liberté parmi ces arbres, avaient pagayé sur les eaux nerveuses… sans jamais imaginer que leur fin arrivait de l’océan, de loin, de pays qui avaient faim de nourriture et de pouvoir.

Chez Chester et sa femme Ruby – qui étaient fiers de proclamer que pas une goutte de sang non-indien ne les contaminait – eh oui… le racisme va dans les deux sens – j’ai fait ma rencontre avec la réalité.

Ruby et moi à Fort Sill où Geronimo a fini ses  jours

Ruby et moi à Fort Sill où Geronimo a fini ses jours

Une certaine pauvreté, un grand talent de conteurs, orateurs, infatigables auteurs de longues lettres détaillées et parfaitement construites, artistes (Chester dessinait magnifiquement bien), une beauté dans les traits qui m’émouvait même chez les vieillards édentés, une grande douceur dans la vie quotidienne, peu de bruit, une pudibonderie agaçante. Chester m’a regardée avec horreur plusieurs fois : lorsque je lui ai mentionné une bière bue à l’aéroport entre deux avions à Denver;  il lui a presque fallu des sels pour le ranimer quand je lui ai offert une boîte en métal de biscuits Delacre décorée d’un tableau de Paul Delvaux : des femmes nues dans une gare… de la pornographie sur des cookies, comment se pouvait-il? Et la quinte de toux quand il a vu la statue de Manneken pis dans le livre sur Bruxelles que j’avais apporté… il refusait même d’en prononcer le nom, comme si ses lèvres allaient se putréfier et son coeur se transformer en bloc de sel!

Ils ont aussi une belle indifférence au lendemain, ainsi qu’une agaçante tendance à « taper » pour l’argent qu’ils n’ont pas. L’argent se donne et ne se prête pas. Ça marcherait dans les deux sens s’ils avaient de quoi. Car ils sont généreux.

Avec Ruby – qui avait un travail de nuit et un de jour tandis que son Chester se prélassait dans l’oisiveté – et le petit-fils Baby Lane, nous sommes allés voir le Grand Canyon, et les villages pueblos autour d’Albuquerque…

Grand Canyon avec Baby-Lane

Pour mon départ ils ont organisé un grand pique-nique au bord d’un étang plein de poissons-chats, et tout le monde m’a apporté un cadeau. J’ai eu des dream-catchers, des colliers de perles, une poupée Katchina, un châle de danse, un coussin brodé de motifs chrétiens, des boucles d’oreille, un tablier seminole … Et un long discours de Bruce, le fils aîné de Chester auquel je n’ai pas compris grand-chose… On m’avait cuisiné du ragoût indien, de la bouillie de maïs amer, et un cuisinier noir avait pris un jour de maladie à son restaurant pour préparer, un grand sourire aux lèvre, du dirty rice, recette de Louisiane. Le drapeau belge a été mis sur la hampe de la maison pendant tout mon séjour car j’étais un invité d’honneur !!! Un visiteur m’a offert une plume de dindon sauvage, signe de grande appréciation.  Une vieille indienne m’a cuisiné un gâteau au chocolat assez atroce, mais fait avec le cœur, ingrédient de choix…

Chester reçoit des amis - le drapeau belge flotte au vent de l'Oklahoma

Chester reçoit des amis – le drapeau belge flotte au vent de l’Oklahoma

Plus loin, dans un pueblo du Nouveau-Mexique, j’ai eu l’autorisation de passer un week-end. Le mari ne me voulait pas dans son sillage et la courbe de sa bouche et son attitude distante l’indiquaient assez, mais les femmes pueblos sont vraiment maîtresses de maison et il avait dû me subir. Et tout fut fait pour que je me sente à l’aise. Eux non plus n’avaient pas une goutte de sang « impur », et leur beauté le disait assez. Le soir nous avons joué au billard car oui, le living room – énorme – contenait une table de billard, et j’ai perdu puisque je ne sais pas jouer, ce que tout le monde a bien aimé. On m’a montré les photos de famille, et j’ai eu droit au chauffage si fort dans ma chambre que j’ai failli rétrécir sous la chaleur. Ah les tortillas qu’Angel faisait à mains nues sur le feu le matin… et les préparations si pimentées que les regarder me faisait couler les yeux…

Ils sont pauvres, ils sont pudibonds et ceux qui ont abandonné leurs propres rituels au profit de l’une ou l’autre église fantaisiste apportée par l’envahisseur sont d’affreuses grenouilles de bénitier. Les femmes n’ont pas grande foi en leurs maris, qui vivent souvent dans la nostalgie de tout ce qu’ils auraient pu être si seulement les bateaux des blancs avaient coulé au large. Elles sont le présent, et foncent avec courage pour la survie de leur famille. Ils survivront grâce à elles, quand elles auront cessé d’avoir des enfants de chaque garçon qu’elles croient aimer, car l’amour est une notion toute jeune. « Nous n’avons pas de mots d’amour dans la tribu », m’a dit un ami pueblo. « On peut dire tu as un beau cul, mais les mots d’amour c’est en anglais, il n’y en a pas dans notre langue… ».

Ils survivront. Ils survivent.

 

Un rêve de sable

Je l’ai déjà dit, lorsque j’ai décidé de partir vivre aux USA, c’était en pensant au Nouveau Mexique, ou peut-être l’Arizona. Du sable, des cactus, des Indiens, des rochers aux formes étranges, dieux ocres à la force inouïe. De l’eau vénérée, une histoire cent fois mal contée par le cinéma; le fameux Arizona Sky, si bleu et parcouru en silence par des chevaux blancs qui parfois s’emballent, faisant trembler le sol sous le foulement de leurs sabots et illuminant le monde de leur fureur brûlante.

J’avais contacté des galeries d’Art, des Bed & Breakfast et hôtels à Santa Fe et Albuquerque. On m’avait parfois répondu. Venez, on verra ce qu’on peut faire. J’avais brièvement vu ces deux villes en mai ’94 avec mon ami Creek, Chester, sa femme et son petit-fils. J’étais sous le charme. Je parle d’un vrai charme de magie, un charme digne de Morgane, de ces charmes qui vous imposent de prendre des décisions, parce que vous pensez que c’est votre destin. Je ne connnaissais personne là-bas, sauf un ami pueblo qui voulait bien m’aider mais sur l’aide duquel je ne voulais pas compter. Mesure à la fois raisonnable et lucide. Les pueblos font partie du décor, mais après tout, ils ne sont considérés “que” comme des Indiens.

Je suis donc partie le premier janvier 1995 pour quelques jours, histoire de me faire une meilleure idée. Le cinq au soir, j’étais invitée à Santo Domingo pueblo – hors de l’enceinte sacrée où les non-Indiens ne peuvent rester après quatre heures – pour loger chez la soeur de cet ami, Angel. Une maison d’adobe avec un living comme un hall de gare où trônait une table de billard ! Un poste de télévision démodé offrait dans une certaine indifférence des images neigeuses et un son étouffé. Marcus, le mari d’Angel, ne cachait pas son hostilité à l’idée de m’avoir dans ses murs, mais la société pueblo est matriarcale et la maison appartenait donc à Angel. Avec sa fille Marchelle il perçait des trous dans des turquoises et coquillages pour faire des colliers, et m’a ensuite pratiquement imposé de lui en acheter un, ce qui a vexé son beau-frère, mon ami. Ils ont d’ailleurs eu un échange de mots qui n’avaient pas une musique très paisible… Et pourtant, son visage sombre sous la coiffure de Prince vaillant savait s’illuminer de gaieté, comme en témoignèrent plus tard les photos qu’Angel et Marchelle sortirent d’une boîte en fer pour me présenter la famille.

Santo Domingo pueblo en hiver

Au matin du six, qui est une fête importante dans le village, Angel m’a autorisée à prendre cette photo de la vue de sa fenêtre. Le soleil caressait la neige tombée avec une implacable détermination la veille, la faisant un peu fondre déjà, laissant un glaçage léger sur le four rond juste en face, typique des pueblos. On avait mangé tous ensemble à l’américaine, des crêpes au sirop, du café, des saucisses avec une certaine animation, surtout quand Marcus avait franchi la porte sans me saluer. Marchelle, sa soeur et moi sommes alors sorties et nous sommes rendues chez la mère de mon ami pour y chercher des chaises pliantes. La terre rouge s’était unie à la neige fondante et aspirait mes chaussures, mouchetait le bas de mes jambes. Nous étions dans l’enceinte sacrée et, je le savais, sous haute surveillance des “guerriers de paix”, ces hommes qui sont choisis pour leurs hautes qualités et appelés d’où qu’ils soient pour revenir offrir un an au village. Un an au cours duquel ils ne dormiront que 4 heures par jour, et passeront le plus clair de leur vie sur les toits du village, surveillant ce qui s’y passe. Qui y arrive, qui en part, qui invite des blancs, qui a l’air d’avoir bu… La mère de mon ami habitait une très vieille maison d’adobe, petite et bien isolée du froid. C’était une femme d’une incroyable beauté dans sa cinquantaine. Une tresse noire et large de 4 cm longeait son dos, et je la regardais chausser des bottes pueblo de mouton à la pointe recourbée. Son vêtement était traditionnel, de laine noire avec des rayures mauves et jaunes, et tout son visage – splendide, le visage d’une divinité inca – refusait ma présence. L’hostilité était palpable, au point qu’après avoir échangé quelques mots en keresan avec ses nièces – ah, cette langue qui fait kr kr kr! – nous sommes parties avec les chaises pour regarder les danses sacrées, du moins celles que nous pouvions voir, puisque certaines danses se font loin de la vue des femmes. Peu de touristes, car les Santo Domingos sont réputés pour ne pas y aller avec le dos de la cuiller quand un comportement les agace. Il est interdit de filmer, de photographier, de traverser la plaza par le milieu, et en fait j’ai eu si peur de faire un impair que j’ai à peine osé regarder en m’abandonnant. “Ne regarde pas les gens dans les yeux; ne fixe pas les maisons; n’aie pas l’air curieuse…”. Tant de choses qui hélàs font partie de notre … tourisme, que je ne savais plus que faire.

Je me souviens pourtant très bien d’une danse Navajo au cours de laquelle une rangée de jeunes filles en robes de velours sombre formaient une douce vague qui s’agitait comme l’herbe sous le vent au son des tambours. Dans cette boue, sous ce soleil froid, c’était comme un parfum, celui des pêchers dont les Navajos étaient si amoureux et fiers. J’ai encore été invitée un autre jour au village, chez la tante Josefina, qui fêtait la communion de son fils. Là, tout le monde me cajolait … en keresan, et je ne comprenais que la musique de leur gentillesse mais pas les mots. Mon ami m’a ensuite conduite voir la personne qui tenait le Bed & Breakfast (gîte du passant, comme disent les Canadiens!) de Santa Fe, et dans un hôtel. Il me semblait évident qu’avec un peu de patience je devrais trouver quelque chose à faire si je me décidais.

Je logeais à Madrid, entre Albuquerque et Santa Fe, non loin de la réserve Santo Domingo, dans un Bed & Breakfast où on faisait un café merveilleux. Madrid, j’en ai déjà parlé, c’est une ancienne ville fantôme qui avait vécu de l’exploitation de la mine de charbon, sur la piste des turquoises des Indiens. Une rue, et des maisons de chaque côté. Rien d’autre. Uniquement touristique, puisque chaque maison est une boutique, sauf la taverne qui attire du monde de Santa Fe et Albuquerque, ainsi que les pueblos qui veulent s’offrir une bière, puisque l’alcool est interdit sur les réserves.

Et, seule pour la plupart du temps, j’avais pris goût à me promener sur cette route déserte, une heure dans un sens, et le retour. Des voitures s’arrêtaient fréquemment, et des conducteurs inquiets me demandaient s’ils pouvaient m’aider, me conduire quelque part. On ne marche pas beaucoup aux USA, c’est vrai, mais en plus … la région est infestée de couguars. Heureusement, je ne le savais pas!

Promenade à pied in the middle of nowhere et des cougars…

Je suis donc rentrée en Europe, pour repartir vers le Nouveau Mexique en avril de la même année. Définitivement, pensais-je. J’ai d’abord logé dans un motel qui regorgeait d’Indiens. Il y en avait partout, parce que le plus grand pow wow de l’année avait lieu, et ils arrivaient de tous les coins, même du Canada. Et on ne les entendait pas! Mais qu’il était curieux de voir ces guerriers d’un autre temps s’engouffrer dans des pick-up trucks avec leurs compagnes et enfants. Robes de daims, mocassins, coiffes de plumes ou queue de cerfs, gilets de porc épic, éventails d’aigle ou de dindon sauvage, un passé extraordinaire et grandiose se mouvait dans le parking de mon motel, tandis que je regardais, émerveillée, depuis ma fenêtre où l’air conditionné gonflait les rideaux.

Ensuite je me suis retrouvée dans un autre motel, d’où j’ai donné quantité de coups de fils un peu partout, notamment dans une école de langue dont le directeur a accepté de me recevoir. Richard. Nous nous sommes vus … 15 minutes. Et nous nous écrivons encore! Richard m’a aidée, m’a donné d’autres contacts. Grâce à lui et le tam-tam arabe (ou Indien?), des francophones m’appelaient dans ma chambre pour bavarder, me donner des idées, me dire d’essayer ceci ou celà.

Je prospectais, prenant le bus sur la route 66 tous les matins, et parfois je me récompensais d’une visite dans Old Town, où mon rêve me retrouvait. James Stewart allait certainement passer sur un cheval, suivi par un troupeau de longues cornes à l’haleine poussiéreuse! Une caravane de colons apeurés et pleins d’espoir allait descendre la vieille piste… Sur la place principale, le chant des oiseaux était si perçant que l’air n’avait pas de poids.

Je mangeais du guacamole ou des burritos à la crème sûre, et me disais, en regardant au loin les montagnes sandia: c’est ici que je vais vivre.

Dans ma solitude sereine, je faisais des photos. Sans savoir que je construisais les souvenirs de mon rêve, puisque ce n’était pas mon destin! J’ai fini par trouver un travail, par une amie de Richard, à l’Alliance française de l’Université d’Albuquerque.

Mais encore une fois … ce n’était pas mon destin! Mon destin était d’y aller, d’y passer ce temps, d’y comprendre ce que mon inconscient comprenait depuis longemps, mais après, il fallait en repartir.

Des regrets? Non. Pourquoi, puisque les souvenirs ne s’usent pas…

 

 

L’automne des Lenni-Lenapes

Il y a bien des choses que je n’aime pas sur cette partie du continent américain, mais après tout, ce qui m’a fait y venir, c’était l’envie de toucher du doigt la réalité de ce que je savais des Indiens, ou croyais en savoir. Et jamais je n’avais entendu parler des Lenni-Lenapes. Mais voilà que, partant pour le Nouveau-Mexique et la découverte des Pueblos, le destin m’a détournée vers le New Jersey et les Lenni-Lenapes. Oui, il est difficile de rencontrer un charmant mari potentiel dans le New Jersey et de continuer son périple dans le Nouveau Mexique! Et c’est ainsi que je vis sur ce qui fut le territoire des Lenni-Lenapes, et les arbres centenaires qui me font de l’ombre leur en ont sans doute parfois fait aussi. Et la faune qui me ravit la vue est la descendante de celle qui a échappé à leurs flèches et pièges….

La beauté de ce « pays » me transperce. Comment ne pas sentir un chant muet s’élever du plus profond de nous devant le fameux « Arizona sky »? Un ciel sans rien pour l’arrêter. Et la terre rouge de l’Oklahoma, celle-là même vue cent fois dans les westerns? Et la paisible majesté des bisons sauvages, des vaches à longues cornes… les collines émeraudes du New Hampshire ou le mont Washington aussi pelé et venteux que le mont ventoux, parcouru par de gigantesques élans, maîtres des lieux. Et même mon petit New Jersey surpeuplé, surnommé « The Garden State ». Nous qui, en Europe, nous languissons après les « espaces verts », ici ils abondent. La Nouvelle Angleterre n’est qu’à un jet de pierre, et les splendeurs de son automne s’étendent jusqu’à nous. L’automne des Lenni-Lenapes. Les feuillages s’embrasent contre le ciel d’un bleu pur et frais, traversés par les rayons d’un soleil bas qui joue déjà à étirer les ombres au sol comme des rubans informes.

Sans habiter dans ce qu’on pourrait appeler la campagne – West Orange se targue d’abriter 70.000 âmes sur près de 20 kms carrés, et se trouve à seulement 31 Kms de Manhattan -, le coin où je vis est très aéré, sur une chaîne de collines boisées et giboyeuses. Les chutes d’arbres ou de branches sont hélàs une chose fréquente, tout comme les accidents avec les biches (white tail deer). Il y a de beaux et grands parcs avec des étangs aux berges ourlées de fleurs sauvages. Du chardon, des verges d’or, des roseaux, quelques ombellifères, des petites plantes d’eau. Les teintes or, pourpre, cuivre et roses d’un automne qui éclate s’y reflètent avec netteté, multipliant le plaisir des yeux. Il y a aussi les réserves. Nous aimons nous promener sur les pistes qui serpentent dans les bois aux multiples essences et couleurs: le majestueux chêne rouge – l’arbre-emblême du New Jersey -, le chêne blanc à la belle couronne symétrique, qui a parfois juqu’à 300 ans et presque 6 mètres de circonférence. Des noyers, des bouleaux, des mélèzes (avec lesquels les Lenni-Lenapes faisaient leurs canoés), des érables sycamores et rouges, des hêtres pourpres, des frênes d’Austin, des cornouillers… C’est un foisonnement des formes, un camaïeu de teintes et, en ces journées d’automne, une pyrotechnie intense et éphémère.

C’est naturellement un cadeau sans prix.

J’ai aussi parlé déjà des nombreux animaux des bois qui partagent, bien malgré eux, leur espace avec nous. Les écureuils gris sont aussi banals que les moineaux ne le sont en Belgique. Il y en a un nid dans le chêne blanc devant chez nous. La bande de dindons sauvages s’agrandit et s’enhardit. A ma grande surprise j’ai réalisé qu’ils me reconnaissent: si je reviens du travail ou d’une promenade avec le chien et qu’ils sont plus loin dans la rue (une rue où les arbres forment une voûte végétale), ils arrivent à toutes jambes en émettant leurs kluc kluc kluuuuc! Bien que mon seul contact avec eux jusqu’à présent soit de les avoir entendus japper, il y a aussi des coyotes. L’un d’eux a d’ailleurs été  photographié sur un deck la semaine dernière dans la ville qui jouxte West Orange, Verona. Ils s’en prennent parfois aux chats ou chiens de petite taille. Jusqu’au couple de faucons à queue rouge qui a fait un piqué pour tenter d’enlever mon Zouzou dans les airs pour en faire un succulent repas. Heureusement, Zouzou a hérissé les poils et s’est fait aussi laid qu’il le pouvait, et a eu la vie sauve!

Mais quel bonheur, quel bonheur!

 

Apples, Injuns et Wannabes

Ce qui m’a fait partir aux USA, c’est ma curiosité pour les Indiens. Déjà ma mère, enfant, avait reçu de son grand-père un livre français sur les « Peaux-rouges ». C’était imprégné d’idées romantiques, de sympathie inconditionnelle et d’exemples bouleversants où de nobles sauvages, sages et beaux parleurs, étaient exterminés par la machine sans coeur de l’avancée des colons et des soldats sur leurs terres. Et ma mère, avec élan, nous avait communiqué, à mon frère et moi, cette indignation muette devant ces pages de l’histoire que nous n’aimions pas.

Lorsque nous allions voir des westerns avec elle – westerns qui à l’époque nous offraient l’image d’un Indien sauvage, violeur, cruel, menteur et où seule la squaw charmante et emplumée avait une teinte plus humaine – nous les regardions avec un tout autre regard que celui qui était prévu. Je me souviens très bien d’un Geronimo tout à fait effrayant, le couteau entre les dents, aussi souple et rapide qu’un lion de montagne, que je défendais avec passion: après tout, on avait tué sa chère femme Alope, ses trois enfants et sa mère! Les seules victimes qui nous arrachaient des larmes étaient les chiens, car nous les aimions beaucoup, les chiens! Mais dans l’ensemble, notre commentaire le plus charitable dans le cas des victimes humaines (le gentil soldat blond serrant dans sa main un médaillon où souriait une fiancée tristounette, la vieille matriarche restée seule au ranch tandis que ses fils chassaient l’Indien ou le grizzly, le trappeur faisant sa dernière trappe avant d’épouser Cindy-Lou, la belle défraichie du saloon…) c’était que c’était dommage, mais qu’ils n’avaient pas besoin d’aller là!

Et puis il y a eu la création de l’AIM (American Indian Mouvement), l’occupation du rocher d’Alcatraz en 1969, le siège de Wounded Knee en 1973, et les Indiens sont entrés dans le XXème siècle, avec tresses, bérets, bandanas, jeans, lunettes noires, colère, revendications, leaders, acteurs, auteurs, artistes. Et enfin une identité réelle. Ni noble, ni sauvage. Juste les vrais Américains faisant entendre leur voix.

Et j’ai voulu venir sur « leur terre », pour toucher cette image du doigt.

Parce que leur bouche souvent large et aux lignes tombantes nous fait croire qu’ils sont austères, leur humour est une surprise, ainsi que leur facilité à rire. Il paraît que bien des noms si poétiques qui sont arrivés jusqu’à nous sont en fait des traductions censurées (puritanisme oblige!) par le gouvernement. Et les Jésuites, une fois qu’ils eurent décodé les mystères de la langue algonquine (on leur doit d’ailleurs des lexiques parfaits!), furent horrifiés de leur grossièreté entre eux. Alors que je parlais de la chanson « le duc de Bordeaux » à un ami Pueblo, il s’est mis à rire et m’a dit « c’est tout à fait le genre de choses qu’on chante entre hommes au village! » Le film « Cheyenne Autumn » de John Ford a été tourné en 1964 en Arizona, sans Cheyennes mais avec des figurants Navajos. Par conséquent, quand ils parlent « en indien » dans le film, ce n’est pas dans la langue cheyenne, faisant part du groupe algonquin, mais en navajo, du groupe athapascan. Ce film continue de remporter un grand succès à Flagstaff, Arizona (terre Navajo) chaque année, et la raison en est que ces farceurs de figurants se sont amusés à l’époque à dire les choses les plus incongrues sous leurs coiffes cheyennes, la mine sombre et guerrière. Et ce n’est qu’un éclat de rire année après année.

Ils sont de merveilleux artistes. J’adore en particulier la poésie poignante et belle de Luci Tapahonso, ou les oeuvres bouleversantes de James Welch, Louise Erdrich (Dernier rapport sur les miracles à Little No Horse) et bien d’autres. Les sculptures d’Allan Houser (de son vrai nom Haozous, nom de son grand-père qui fut un des derniers compagnons de guerre de Geronimo – dont bien sûr j’ai été saluer la tombe!) sont d’une beauté lisse et sereine, parfaites. Et pour qui a pu voir le magnifique film « Smoke Signals » de Chris Eyre, c’était une occasion de découvrir des talents amérindiens dans plusieurs disciplines: un scénariste-romancier, Sherman Alexie, un metteur en scène, acteurs, musique, tout était indien, sauf quelques figurants blancs! Et la courte mais surprenante chanson sur les dents de John Wayne confirme bien ce que j’ai dit plus haut: de l’humour, ils en ont beaucoup!

Maintenant… ils ne sont par parfaits. Ils sont réels, ils ont des défauts, comme nous. Parfois les mêmes. Et d’autres aussi. Ils n’aiment pas trop les blancs, ce qui peut se comprendre mais est parfois difficile à supporter. On entend souvent des remarques telles que « Ah, les blancs, toujours occupés à mettre des clotures partout! » , « Je ne veux pas que mon fils soit élevé comme un blanc » ou « Les blancs sont si mal élevés, ils marchent sur le centre de la plaza sans égard pour le sol sacré! » (mais qu’en savent-ils, ces pauvres touristes blancs?) On critique beaucoup les Indiens d’autres villages ou d’autres tribus qui se laissent corrompre par les blancs en acceptant leurs coutumes d’une part, et en perdant la leur surtout. Des « apples », rouges dehors et blancs dedans. Je me suis retrouvée dans un village pueblo, face à parfois des gens qui me fermaient leur visage et leur regard rien que parce que j’étais blanche. Mais d’autres m’ont bien accueillie: j’ai pu passer une nuit chez la soeur d’un ami de ce village, en-dehors de l’enceinte sacrée où je n’aurais pu rester après le coucher du soleil (et mieux vaut ne pas essayer…) Le matin, la neige sur le four rond au dehors, et le soleil rosé sur les maisons d’adobe m’ont donné, pour un instant éclair, la joie de vivre au pied des montagnes Sangre del Cristo, dans l’air pur au bord du Rio Grande, et les tortillas de mon hôtesse, un peu amères, m’ont parlé de maïs, de rituels qui ne me seraient jamais révélés, de sérénité sans âge. Le lendemain, à la Mine Shaft Tavern de Madrid où je logeais, j’ai passé une soirée comme on en passerait chez nous à la campagne, avec un viel homme Pueblo aux longs cheveux incroyablement beau, les lobes percés de deux lourds anneaux d’argent, et ses deux nièces. C’était un artisan très renommé pour son travail de l’argent, et il avait commencé tout simplement en faisant des fers à cheval! Son nom était Santiago Leo Coriz et il est mort deux ans plus tard dans un accident de voiture à la sortie de son village. J’ai aussi été reçue, toujours dans ce village, par une certaine Josefina qui fêtait la communion de son fils, et avait invité une centaine de personnes dans sa minuscule maison d’adobe (que je devais quitter avant le coucher du soleil!): on arrivait, se mettait à table, mangeait tout ce qu’on voulait, et puis on allait s’asseoir plus loin et cédait la place à quelqu’un d’autre. Tout le monde parlait dans un keresan qui claquait en petits bruits secs dans la gorge, certains ne parlaient pas d’anglais du tout, mais le comprenaient. Mon hôte avait, pendu au rétroviseur de sa toyota, une sainte vierge emmêlée dans un attrapeur de rêves, et son cousin avait une dent de cerf à une oreille, une cartouche de carabine à l’autre. Chez la grand-mère de mon hôte, Cecelia – toujours vêtue et coiffée traditionnellement -, deux têtes de cerfs au mur étaient décorées de coûteux colliers et boucles d’oreille en turquoise et heishis. Mais on regardait Rambo à la télévision, en version neigeuse à cause des montagnes et d’un mauvais câble.

Ed et son fils Ka-Le-Be à Halloween

Au New Jersey, mon ami Ed (aujourd’hui décédé) m’a laissé sentir le medecine bag de son grand-père. Personne ne peut le toucher sauf les mâles de la famille, et personne ne sait ce qu’il contient. Mais Dieu que ça sent bon! Une odeur acide et tenace, organique, et si pleine de force après toutes ces années. Au mur, une photo qui fend le coeur. Un groupe d’Indiens, assis. Les yeux morts, la tristesse dans les épaules. Un petit groupe de Poncas qui vient de « se rendre ». A droite, une femme a un bébé sur les genoux. Le bébé est la grand-mère d’Ed.

Mais attention aux wannabes! Ils sont là, sous plusieurs aspects. Ca peut juste être des blancs rêvant de ne pas l’être et qui, de cérémonies d’inipi à fumettes de peyotl, s’imaginent récupérer un peu de la pureté que leur sang maudit leur a enlevée. Ils finissent par se prendre pour des Indiens, achètent des noms indiens (avec certificat!), se font passer pour des Indiens, et sont souvent aussi la proie crédule d’un autre genre de wannabes: faux shamans, faux chefs, qui les droguent, les volent, les ridiculisent et en rient. Ces faux Indiens sont vus avec colère par les vrais, et dénoncés. On leur a volé leur terre, on ne peut pas, en plus, leur voler leur identité et leur passé…