Un loup dans l’armoire

Il fut un temps où porter une fourrure était à la fois signe de statut social et… d’élégance. Alors on ne savait pas que des animaux étaient en voie de disparition, et il ne serait venu à personne d’imaginer un animal dénudé de sa pelisse, la peau dégoulinant de sang, tout ça pour la « vanité d’une riche bitch ». 

Bien des époques furent, et qui revisitées de nos jours par des auto-proclamés juges moralisateurs qui ne raisonnent qu’avec une étroitesse d’esprit stupéfiante, sont devenues le témoignage évident de la bassesse crasse du genre humain. Heureusement, soyons rassurés, les redresseurs et redresseuses de tort d’aujourd’hui font mieux dans tous les domaines. 

Je n’explorerai pas ces domaines et m’en reviens à mon loup dans l’armoire…

Lovely Brunette avait été la petite chérie de « Bonne », sa grand-mère Justine, plus séduite par une petite-fille cajoleuse que par ses deux petit-fils. Je la comprends (et je ne dirai pas pourquoi, si la curiosité vous titille il vous faudra la dompter, car je ne veux pas finir mon existence en duels et joutes de style présidentielles). Bref, Bonne était l’incarnation de la délicieuse mère-grand. Je l’ai encore « connue » (si on peut dire…) et ai un très vague souvenir d’elle me faisant osciller sur ses genoux.

Lorsque Bonne est décédée, Lovely Brunette a repris « le Saint Bonhomme » déjà évoqué, qui se trouvait en bas de l’escalier grand maternel, et … son loup. Un grand manteau de loup noir de Russie (que personne ne me dénonce, surtout !), aux longs poils. Il était déjà démodé depuis belle lurette, et perdait ses poils comme un grand chien fou pas peigné. On l’avait remisé dans une grande armoire d’acajou du grand grenier, où il se pelait année après année dans la paix de l’obscurité. Il y était en guerrière compagnie car nous avions encore des munitions et grenades entreposées dans les tiroirs inférieurs, comme bien des voisins je pense. Parfois je le mettais, il trainait jusqu’au plancher, et je m’imaginais non pas en riche douairière mais en loup aux yeux jaunes, ne craignant ni la neige ni le blizzard, roi des forêts,  furtif et implacable…

Je ne sais pas du tout ce que sont devenus le loup et l’arsenal, mais je peux vous dire une chose : ce pauvre loup aurait certes mérité de finir sa vie de loup avec toute la grandeur et l’appétit qu’on imagine, mais à ma façon, je lui ai rendu hommage  bien des fois. J’espère qu’il m’en sera reconnaissant le jour où, si un jour, qui sait…

Marie, femme de lettres

Lovely Brunette était, bien avant d’être cette femme un peu insaisissable, chic avec son zeste d’exubérance et de folle envie de rire plus fort que permis, une jeune fille timide, qui se faisait un peu de cinéma. Elle avait le décor parfait pour ça. Pensez donc, elle était née dans un château, pouvait vanter une généalogie assez ronflante (mais parfois, on s’en doute, il valait mieux de pas chercher trop profond, nous avons un ancêtre qui faisait notre fierté mais était un vrai fripon, et qu’il soit noble et riche ne le rendait pas moins fripon), une existence en suspens entre des parents peu attentifs et de jeunes servantes ravies de pouvoir jouer un peu avec les enfants des lieux, parce qu’on les avait placées en les séparant de leurs frères et sœurs. Son père était… rentier, oui, rentier. Je vous le jure, ça existait. Elle avait grandi dans un pensionnat pour jeunes filles bien nées (pour ce que ça voulait dire, je me demande si Dieu vraiment faisait ce choix atroce : toi tu naîtras mal, et toi bien… car ce pensionnat était tenu par les Ursulines), avec de trop bonnes manières (comme prendre son bain avec une tunique pour ne pas voir l’impureté de son corps, qu’il soit sale ou embaumant de savon), prête à sa future et délicate carrière d’épouse de la bonne société.

En attendant, elle attendait. Ne chantait-on pas avec foi Un jour mon prince viendra ? Elle chantait, et dans les distractions de jeune fille bien née se trouvait la correspondance. Une dame se devait de se consacrer à sa correspondance le matin. Elle avait son écritoire, avec son porte buvard raffiné, sa cire à cacheter, du papier vélin, un encrier, et un magnifique stylo en écaille de tortue avec plume en or. Tout ça avait sa propre odeur, ses marques d’usure, et sentait le rituel, le silence, l’aller vers l’autre par les pensées et l’effort d’une belle écriture, de phrases que l’on ordonnait dans sa tête avant de les étirer en lignes luisantes d’un beau bleu qui séchait lentement.

Je ne sais comment elle a obtenu des adresses de correspondantes, mais c’était sans doute par une filière triée sur le volet, car elle ne recevait pas, comme moi j’en ai reçu plus tard, des lettres arrivant d’un pénitencier en Oklahoma avec le cachet du contrôleur au dos…

Tout ça pour dire qu’elle a ainsi eu plusieurs échanges épistolaires qui l’ont accompagnée des années durant, et surtout une correspondante, Lulu. De leur âge de jeunes filles en attente du prince à la mort de Lulu, elles ont fidèlement échangé leurs confidences et récits plus ou moins sages. Il faut dire que Lulu n’a pas cherché loin car son prince était son voisin de palier. Et qu’elle a eu une vie sans grands reliefs qui nous semblait, à nous, plutôt ennuyeuse, toujours dans le même quartier de Paris, et nous avions ri malgré nous (enfin, avouons-le, on était un peu moqueurs, tout le monde l’a compris) quand un jour Lulu s’est rengorgée dans une de ses lettres avec cette phrase que je n’oublierai jamais : Et dire que nous avons des amis à Los Angeles !

Mais il n’y eut pas que Lulu (et d’autres), il y eut Marie.

Marie que mes grands-parents acceptèrent comme correspondante car elle avait un nom à multiples particules très impressionnant.

Eugène de Blaas La lettre d’amour

Ce qu’ils n’ont pas su tout de suite, c’était que Marie était un garçon. Eh oui. Un jeune Hollandais qui parlait bien le français. Lovely Brunette le pensait amoureux d’elle, et ça lui plaisait, cette hâte à recevoir et lire ses lettres, d’y répondre en faisant semblant de rien, en ayant pourtant cru comprendre entre les lignes des choses qui peut-être n’y étaient pas, ou si peu. Ils ne se sont rencontrés qu’une fois mariés tous les deux, lui avec Nettie, et elle avec mon Papounet. Elle continuait d’aimer l’idée que Marie avait une sorte de regret dans le sourire, une admiration heureuse en la voyant, mais le respect de leurs situations à tous faisait que tout ça était suspendu dans une autre parenthèse de temps, si seulement, qui sait si…

Quand j’ai eu 13 ou 14 ans, je suis allée passer une semaine chez Marie et Nettie, pour « perfectionner mon néerlandais » que je n’ai pas du tout perfectionné puisque tout le monde parlait français, et que d’ailleurs j’étais un peu impressionnée par cette atmosphère familiale trop différente de la mienne, de la disposition de la maison (ah ces escaliers tellement raides et mal éclairés…), l’habitude pater familias qui voulait que Marie découpe la viande de tous puis faisait une prière et ensuite nous pouvions manger refroidi, sans boire pendant le repas, juste après. Ils étaient charmants avec moi, me sentaient mal à mon aise, me tenaient compagnie. Leurs enfants – Antoinetje et Louitje – étaient plus jeunes que moi, mais nous jouions et nous promenions ensemble, le plus beau jeu étant de sonner aux portes et de nous enfuir bien entendu.

Marie me demandait si les garçons m’intéressaient, et je me souviens de lui avoir dit que je les trouvais stupides et que si jamais un garçon devait un jour m’offrir un bouquet de fleurs pour me demander en mariage, j’aurais un fou-rire, que je ne voulais absolument pas me marier, jamais. Lovely Brunette m’avait tellement inoculé son rêve à elle que je me persuadais qu’il me faisait ces demandes en pensant à elle, à ces occasions peut-être manquées, à cette autre vie qu’il aurait pu connaître. Qui sait ce que pensait Marie, en fait ?

Les années passèrent au galop.

Nettie mourut. Antoinetje était devenue vice-présidente de la Cour d’Appel de sa ville, et Louitje directeur d’une grosse société. Marie et Lovely Brunette s’écrivaient encore, de leurs mains devenues vieilles et raides.

Et voilà qu’il lui demanda de venir passer quelques jours chez lui. Elle s’agitait comme une puce folle. Il était très bel homme encore, une belle patine distinguée. Elle s’agitait, s’agitait, commença à organiser son séjour et puis… renonça.

« Il va me demander de l’épouser ».

Elle n’est pas partie à cause de ça. Elle souhaitait garder la romance de toute une vie et refuser l’entrée en scène de l’âge, les pilules, les précautions, les faiblesses honteuses.

Quand il est mort, peu avant elle, elle a été bouleversée.

Une heure… vraiment exquise

Mes grands-parents le jour de leur mariage

Il était une fois l’amour. Aujourd’hui, trop souvent le sexe vient en avant-garde, depuis qu’on lui a dit qu’il n’était pas si important que ça, pas si coupable ni honteux que ci, bref, qu’il était quelque chose de simple comme chou, comme une gourmandise, une petite fantaisie bien amusante qui n’a pas besoin de grands projets ni de grand amour. Et comme il se manifeste en premier, l’attirance vers un être à aimer ne passe plus par le sas de l’appréciation pour un comportement, un ensemble de goûts et opinions, un chapelet de choses et gens en commun, non. Encore qu’un petit détour vers les chants de la chair ne soit pas à proscrire, bien évidemment, et encore moins à négliger.

Mais on finit par penser que l’on se doit d’aimer qui on désire. Autrefois on laissait grandir le désir dans la douceur et le confort de l’amour. On appelait l’âme, on lui parlait, et plus l’écho était profond et plus le désir contenu s’intensifiait, se nourrissant de promesses pour l’avenir. Ah! Toujours dormir et s’éveiller auprès de ce corps aimé, lui offir le dernier baiser du soir et le premier du matin… quoi de plus secret et intime, et tendre, et délicieusement nous deux?

Mes grands-parents ont été fiancés pendant plus de quatre ans, je crois. Il y a eu la première guerre mondiale, et aussi un délai imposé par les parents de ma grand-mère. Leur amour fut nourri d’angoisse (guerre oblige… lui sur le front, même si bien beau dans son uniforme guerrier, et elle volontaire à la Croix Rouge en Hollande, où la famille s’était réfugiée) et de rêves aussi sensuels que sentimentaux. L’impatience en plus. L’imagination en bonus.

A la veille de leur mariage, mon grand-père écrit dans son journal qu’ils se sont étreints dans le vestibule alors qu’elle le raccompagnait à la porte, et qu’il l’a sentie trembler dans ses bras. Il confie au papier toute sa joie à l’idée que le lendemain, ils seront enfin l’un à l’autre. Demain, tu seras mienne, soupire-t-il à la page quadrillée de ce discret confident. On sent toute la plénitude de son bonheur dans cette simple phrase.

Quatre années de promenades, de querelles sans doute (il y en a en tout cas eu une à cause d’un duel qui fit qu’il a cherché à s’engager à la légion étrangère … où heureusement on ne l’a pas pris !), de soirées en famille, jeux de croquet, pique-niques, cueillette au potager, lettres enflammées et … un désir en attente qui bondissait à chaque frôlement de main, à un baiser sur la joue un peu trop centré sur l’impatience des lèvres.

On faisait alors de sa femme LA femme. On faisait de son  mariage – quand on avait le grand bonheur de le choisir, ou d’y trouver l’amour au fil des ans – une vraie célébration de l’union. Une tendre idéalisation loyale et fidèle.

L’inconscient des amoureux absorbait le décor entier de leurs émois. Jamais ils n’oublieraient la splendeur de certains instants : comment le reflet de l’eau au soleil faisait voler des papillons de lumière sur une joue ronde, la complicité furtive qui leur a fait serrer les lèvres sur un sourire après s’être frôlés, le regard alarmé d’une vieille tante Emma devant un geste esquissé et vite réprimé. Cette longue attente, cette longue aimance, ces promesses d’un « à jamais » enchanteur les conduisait sensuellement vers cette nuit tant attendue où, enfin, ils ne feraient qu’un.

Je sais que leur chair fut heureuse autant que leurs coeurs, c’était le gai secret que toute la famille se partageait en recommandant de ne pas en parler. Oh, Albert et Suzanne étaient fous-amoureux, hi hi hi … (on traduisait le hi hi hi sans aucune peine).

Tout au long de leur mariage, le respect viendrait à la rescousse lors des moments difficiles. Les souvenirs lisseraient les rides. Ils arriveraient toujours à se voir tel qu’ils étaient lors de ces moments de lumière qui avaient jalonné leurs fiançailles. Ces heures exquises.

L’heure exquise – Paul Verlaine (musique de Reynaldo Hahn)

La lune blanche

Luit dans les bois ;

De chaque branche

Part une voix

Sous la ramée…

O bien aimée.

L’étang reflète,

Profond miroir,

La silhouette

Du saule noir

Où le vent pleure…

Rêvons, c’est l’heure.

Un vaste et tendre

Apaisement

Semble descendre

Du firmament

Que l’astre irise…

C’est l’heure exquise.

 

L’heure exquise qui nous grise lentement… Beau printemps !!

Caballeros en balade…

Cette photo-carte postale a été envoyée à mes arrière-grands-parents en 1915, d’Argentine. Toute une époque, tout un monde…

L’élégance, oui. Inutile de dire qu’ils ne fichaient rien et que tout le boulot était abattu par leurs femmes, d’autant qu’ici ce sont de bons bourgeois qui ont nanti leurs épouses d’une flopée de demoiselles de tous âges et tous calibres, dévouées aux travaux ménagers et parfois aussi aux plaisirs défendus. Ils se trouvent bien mis, dignes d’une photo souvenir. Ils doivent sentir bon. Ont les joues douces, la moustache pomponnée, le sourcil impérieux. Malgré leur vie de rusés patachons, ils ne sont pas gros. Ils sont des hommes d’affaires, liés certainement au commerce de la laine qui était celui de mes aïeux. Au centre, le look différent dénonce le Belge. Il a une canne, pas de moustache et l’expression tranquille de qui a dépassé le stade du dépaysement depuis un bail. Il est devenu, plus tard, le parrain de mon père. Monsieur Jung. J’ai une photo de sa belle-fille, une souriante Argentine nommée Olga, et d’autres où un de ses fils, Carlito, en visite en Belgique chez mes grands-parents, faisait tomber les meilleures résolutions des jeunes filles avec son aspect sud-Américain. Or il était 100% pur Belge, mais le pouvoir de la gomina et de l’accent espagnol est imprévisible. Mon Papounet, plus jeune, en était très impressionné et a dû en tirer quelques leçons de baratin et sourires confiants.

Mirez-moi donc les chaussures cirées ! Les costumes de tous les jours, portés un peu chiffonnés avec style, on  sent qu’ils n’en font pas tout un plat, ils seront allés à l’hippodrome Palermo ou juste faire une promenade et boire un maté quelque part…

Ils ont parlé affaires, de l’arrivée du paquebot Gelria attendu la semaine suivante, avec un acheteur de laine, ou une fiancée que l’on espère à coups de pensées érotiques. Ah ! Ses cheveux qu’elle frictionne à l’eau de Cologne, ah ces chevilles un peu épaisses qui annoncent les mollets musclés et les cuisses tièdes mais prudentes. De la revue française que l’on peut voir en ce moment au théâtre, et d’un asado auquel ils sont tous conviés avec leurs familles dans un mois.

Ils ont ri des soucis domestiques avec lesquelles leurs épouses se débattent : l’impertinence de Lupita qui, parce qu’elle plait au jeune fils de la maison qui l’honore de ses maladresses, s’imagine qu’elle n’a plus à battre les tapis avec la vieille Felicia. Une épouse qui vit d’une migraine à l’autre depuis des années, dans le noir et dans l’oubli de sa chambre aux volets clos, il paraît qu’elle a grossi mais comment savoir, Don Pascual ne l’a plus approchée depuis … il ne se souvient pas, heureusement que sa maîtresse passionnée, Esmeralda, entretient ses sens et son humeur avec savoir-faire et dévotion. Les perroquets de la véranda qui font un raffut infernal…

Toute une époque, je vous dis !

Les autres mots d’amour

Une année, mon père – Papounet – avait fait faire des timbres avec nos photos personnelles pour ceux de ses enfants et petits-enfants qui vivaient loin de lui et à qui il écrivait régulièrement. C’est anodin et pourtant… que de mots affectueux s’y trouvaient, dissimulés sur ces jolis rectangles dentelés ! Il avait choisi les photos qui lui plaisaient et qui, pensait-il, seraient un jour un heureux souvenir. Et puis il s’était réjoui à l’avance de l’élément de surprise. Car ils nous sont arrivés, ces timbres, sur des lettres ou des colis (ah les tablettes de chocolat Côte d’Or que nous aimions tous, les blagues du Chat ou de Kroll, les Soir-Illustré…), comptant sur un peu de curiosité de notre part, tiens quel drôle de timbre, mais… c’est moi ? C’est nous ? Ça alors ! Papounet!!!

Lors du coup de fil hebdomadaire (et il avait bien du mal à switcher d’un fuseau horaire à l’autre, entre mon frère qui vivait en Australie, moi aux USA et ma soeur dont encore aujourd’hui on ne sait d’où elle appelle…) on lui a alors dit un joyeux merci et le fait de nous avoir fait plaisir a mis du soleil dans sa voix et sa journée, heureux d’avoir eu une bonne idée.

A l’âge de la pension, celui où on « met de l’ordre dans ses affaires », classe les souvenirs, assiste à tous les cours et conférences imaginables pour continuer de découvrir l’immensité du savoir humain, va à la gymnastique, aux expositions, s’occupe des comptes et petits soucis divers des « enfants » qui vivent à l’étranger etc…, il avait trouvé le temps de nous faire un gentil clin d’œil. Et non, ça ne va pas de soi. Ce n’est pas bien normal. C’est de l’amour, et l’amour est un bonus aux attentions normales que les parents doivent avoir pour leurs enfants. C’était la même joie rieuse qu’on éprouve en emballant les cadeaux de Noël, ceux que l’on sait avoir magnifiquement choisis, et dont on attend la découverte par leurs destinataires. Ils seront tellement contents ! Et ça nous éclabousse aussi, ah que nous sommes contents!

Je t’aime, Papounet joli, merci !

Lorsque petite fille je me suis cassé le poignet, ma Lovely Brunette de mère a réagi en femme angoissée qu’elle était trop facilement. Effrayée à la vue de mon poignet déformé et violacé, elle s’est fâchée parce que j’avais été imprudente, a crié, s’est plainte de ce que ma sottise allait lui coûter en argent qu’elle n’avait pas. Pas un mot pour mon poignet gonflé, m’abrutissant de mal. Il faut dire qu’il y avait un os cassé et trois pliés… J’avais d’ailleurs traîné aussi longtemps que je le pouvais avant de rentrer (continuant de jouer avec d’autres enfants dans un lotissement de villas en chantier, ce qui m’avait donné l’occasion unique de tomber de la hauteur d’un étage au fond des fondations, tout en affirmant que non, j’avais pas mal du tout…), sachant ce qui m’attendait.

Elle, elle avait mal à sa vie en permanence et s’abandonnait à son émotion majeure : la panique. Une fois épuisée par sa litanie et sa colère (d’autant que, très théâtralement, j’avais ouvert une fenêtre du second étage donnant sur le jardin et annoncé que j’allais m’y jeter, comme ça elle n’aurait plus que mes funérailles à payer), elle a appelé mon oncle Jean, chirurgien, qui lui a promis de rendre sa forme à mon bras sans aucun frais, ce qui a eu le mérite de la calmer. Il ne restait alors que son souci pour moi, qu’elle n’exprima pas.

A mon réveil à l’hôpital elle était au chevet du lit, tendue et sans doute pleine de remords pour sa réaction démesurée. Et encore aujourd’hui je me souviens du soulagement que j’ai éprouvé à la voir quand j’ai émergé du sommeil ouateux où on m’avait plongée. Elle était là, inhabituellement patiente et empressée. Car je m’étais endormie encore agitée d’une hostile confusion après notre dispute. Jamais elle ne s’est excusée ou expliquée, et d’ailleurs je n’aurais pas compris. Que savent les enfants de la douloureuse difficulté d’être adultes et parents à la fois ? Cependant, le jour où on m’a enlevé le plâtre elle m’a apporté, avec une joie timide qui voulait dire pardon ma petite Puce, un bracelet d’argent décoré d’un bas-relief égyptien, et l’a mis à mon poignet blafard mais remis à neuf. C’était un mot d’amour, un baiser qu’elle n’osait donner.

Je t’aime, Mammy chérie, merci !

Des gestes comme ceux-là jalonnent nos vies, il faut les chérir comme des marques inoubliables qui dessinent sur l’oeuf poli de notre vie des arabesques gaies qui font défiler l’amour reçu et donné.

Le souffle chaud de la lumière

Noël et son esprit, eh bien malgré toute ma bonne humeur, non.

Je fais partie de ceux – très nombreux! – qui attendent nerveusement que les fêtes s’en aillent, emportées loin par la Befana, les rois Mages ou les camions poubelles qui ramassent les sapins morts et les bouteilles de champagne laissées au pied des containeurs débordants.

Les regrets et les absents pèsent bien plus lourd pendant « les fêtes » et il me faut vraiment aller plonger dans mes réserves d’optimisme pour ne pas faire une cure de sommeil qui ne me réveillerait une fois les Mages passés et partis derrière la Befana. Et il ne s’agit pas seulement du poids des absents, mais aussi de cette abondance de tout qui donnerait la nausée : trop d’huitres, de gibier, de bouteilles impertinentes, de homards recroquevillés, de bling-bling, de bousculades, de trotte-trotte pour être à temps, de cadeaux inutiles (ah, ces pochettes avec l’assortiment de bain douche, shampoing, savonette etc…. Mais mention spéciale aux paniers gastronomiques…).

Pourtant, paradoxe, je tiens au repas de Noël, enfin… à un « bon repas » de préférence en famille. Quand c’est possible, car avec une famille éparpillée et moi qui ai fêté tant de Noëls ici et là et surtout là, ça tient du coup de bol miraculeux. Mais bon, le Miracle de Noël est bien ce que les téléfilms nous démontrent exister, non?

Les seules décorations de Noël chez moi sont les vœux reçus. Je n’ai jamais fait de sapin, crèche ou guirlandes. Cependant si je reçois, ma bonne humeur est bien réelle parce que pétrir et dorloter la nourriture fait bouillonner la vie en moi, en dépit de tout. Ca sent bon, ça grésille, les épices s’unissent, la chaleur ambiante titille l’appétit, on parle de banalités qui font rire et unissent en douceur.  On fait tchin tchin avec tendresse, on s’est faits beaux et belles, on laisse la santé capricieuse, les factures et les soucis sur le trottoir. On évoque les images d’autres Noëls lointains, Tante Marguerite et son sapin qui prenait toute la place, les cheveux d’anges qui coupaient les doigts mais à l’attrait desquels on ne pouvait résister, les pinces porte-bougies qui faisaient ployer les branches du sapin, le chat de la maison qui perdait la tête devant les boules, l’ange du sommet qui n’avait plus de couleur tant il était vieux, et le fait que nous ne croyions pas au Père Noël et savions très bien qu’il n’existait pas, alors que Saint Nicolas, lui… c’était du sérieux, et en prime on ne devait pas aller à la messe pour lui.

Je fête le solstice, la lumière qui revient, avec ses promesses de chaleur et de vérité. De triomphe sur la mort, l’engourdissement, la torpeur, le non-vivre, le mal-vivre. Ce n’est pas une résurrection, une explosion, non… c’est le signal d’un lent cheminement qui va frissonner sans cesse jusqu’à ce qu’il se fasse passage bourgeonne, grandisse, fleurisse et produise des fruits de soleil. Dans le sol des veines iridescentes se gorgent et soupirent au chant muet de la lumière, courant d’un bulbe à l’autre, d’une racine à l’autre, caressant le pelage de ces petites boules hibernantes et respirant à peine. Dans le ciel la vie scintille et souffle une haleine qui traverse le gel d’une buée subtile et le transforme en perles éphémères. Dans les eaux une multitude d’étincelles fugaces court en léchant les roches, les algues, les écailles et les peaux de la vie fluide, lui annonçant que la vie va rebondir et exulter.

Puissiez-vous donc célébrer ce solstice avec ceux qui vous sont chers en pensée ou en proximité, et suivre la lumière qui vous éclaire le chemin du futur ! Et si vous l’appelez aussi Noël, vous avez raison… (On a toujours raison d’être sincères…)

Le privilège d’avoir des souvenirs

« Le passé », dit un de mes personnages dans Les romanichels, « c’est bon seulement quand on y retourne pour se faire plaisir, pour se dire qu’on a eu de la chance d’avoir vécu çà, ou vu çà. Mais des larmes, on a assez d’occasions d’en verser sans en plus aller les rechercher dans le passé! »… Toute vie comporte ses moments sombres. Ils nous marquent, bien sûr. Mais nous pouvons refuser d’être leur victime au-delà de leur temps. D’autres – et nous en connaissons tous – brandissent les nombreux malheurs qui les ont frappés comme autant d’excuses à leur poids morts et se font porter par les autres, ces bienheureux qui eux, ont vu la vie en rose depuis le berceau c’est clair, sans quoi ils ne seraient pas aussi souriants.

Et si je reviens sur le passé si volontiers – encore qu’il s’agisse rarement d’un passé chagrinant sur lequel je n’aime pas me tourmenter  – c’est qu’au contraire je me dis souvent « mais quelle chance d’avoir connu ça ». Le chauffage au charbon qui tapissait toute la demeure de son odeur particulière, et demandait un soin constant : je vois encore Lovely Brunette nourrissant la chaudière gourmande à coups de furieuses pelletées de charbon, les huches noires que l’on montait de la cave pour la cuisinière qui ronronnait; le marchand de charbon qui venait le livrer dans de grands sacs qu’il portait sur le dos, incroyable costaud qui prenait le soin de marcher sur les feuilles de journal posées sur son itinéraire. Les disques de cire qui grattaient et lançaient ces musiques chaudes et joyeuses qui partaient s’enrouler dans les rideaux du salon, des rideaux épais couleur brique avec des motifs un peu orientaux crème.  Les fers à repasser qu’on chauffait dans le ventre de la cuisinière et qu’on ressortait avec un morceau de vieux drap de lit recyclé en mille et une pièces aux usages multiples : pour faire reluire les cuivres, l’argenterie, cirer les meubles ou transformées en pattemouille dont une vapeur au parfum de savon s’échapperait par le vasistas de la cuisine…

Le pudding caramélisé que l’on faisait refroidir dans la neige au jardin. Le garde-manger dans la cave. La fente dans la fenêtre de la salle à manger par laquelle on pouvait faire glisser une pièce pour le pauvre… (Le pauvre ne passait plus depuis longtemps, et d’ailleurs les voiles en auraient pudiquement caché la vue, mais la fente avait bien dû servir un jour avant nous…). La grosse radio jaune qui chauffait et avait un œil vert allumé qui m’intriguait tant. Ma mère – Lovely Brunette – me disait que la lumière provenant de derrière la protection de tissu était celle qui éclairait un orchestre d’hommes minuscules qui faisaient la musique. J’essayais de les voir… et étais déjà contente de voir leur éclairage !!!

Les ronds de serviette monogrammés – qui reviennent à la mode ! -, les serviettes brodées. La nappe propre et amidonnée du dimanche… Les cendriers que l’on rapportait à mon pauvre grand-père de toutes les vacances… Sa petite machine à rouler les cigarettes que je maniais comme un authentique fumeur invétéré, ce qui me rendait très fière. La Birkin Wasser avec laquelle ma mère me frictionnait les cheveux tous les soirs. Les peaux de chamois pour polir les ongles. Les soirées où on ouvrait la table à jeux et jouait aux cartes, ou aux dames en écoutant la radio. Les bénitiers à l’entrée des chambres à coucher et de la chambre à jeux. Les bouquets en mie de pain faits par ma grand-mère…  La chaise de Joseph, entièrement brodée par un homme, monsieur Hennessy – du cognac du même nom – , je ne sais pas pourquoi ma grand-mère avait une chaise qu’il avait brodée, c’est un mystère qui restera tel… Les bouteilles de Bols en grès que l’on utilisait comme bouillottes…

La chaise de Joseph

La chaise de Joseph

Oh non, ce n’est pas nostalgique ! C’est une promenade dans le musée du souvenir, un plaisir sans cesse retrouvé…

Jeudi prochain, on rend grâce

Thanksgiving se fête le dernier jeudi du mois de novembre, et est l’occasion de « compter nos bienfaits » : Count your blessings, Name them one by one, See what God hath done dit un chant composé par un pasteur du New Jersey en 1856, le révérend Johnson Oatman Junior. Alors … un, deux, trois !

Mes parents n’ont pas tourné le dos à leurs responsabilités et m’ont, chacun à sa façon, montré comment sourire aux beautés du monde ;

mes amis et amies ans ont pris la route avec moi les bons et mauvais jours, et sont toujours intéressé(e)s au voyage ;

j’ai, depuis toute petite, l’affection spontanée et sans prix d’animaux au cœurs simples mais clairvoyants ;

j’ai aussi la chance d’avoir vécu dans une époque bercée par la voix de Charles Trénet, illuminée par le reflet de ces femmes pâles aux gestes médiévaux des tableaux de Delvaux, d’avoir, comme tant de personnes, vu des lieux vulnérables avant qu’ils ne changent et ne perdent leur fraicheur ;

j’apprécie le bonheur de faire partie de cette petite nation querelleuse qui a vu naître Jacques Brel, Toets Tielemans, Jean Ray, et tant, mais tant d’autres Belges illustres ;

j’ai appris de toutes les leçons de la vie, surtout les plus pénibles, et à chaque fois j’ai eu la fierté de sentir en moi que ça, ça ne m’arriverait plus, que je passais dans la classe supérieure, ouf!

Que de bienfaits à célébrer… Célébrez les vôtres, et je vous souhaite que la liste soit longue!

C’est pas moi qui vais là, c’est là qui vient à moi

Une constatation mantra qu’on nous assène souvent, à nous les ridés, ceux qui souvent se demandent pourquoi leur corps a vieilli et pas ce qu’il abrite, cette jeunesse interminable chez certains, et indomptable aussi : « tu vis dans le passé ».

Mais non, aucunement. Je suis dans le présent, et si le passé y a tant de place, c’est que non, je n’y pénètre pas, mais je l’attire tout contre moi. Et le miracle opère toujours.

Nismes, près du Pou volant - 1953

Nismes, près du Pou volant – 1953

Ma mère vit encore et a toujours 35 ans, elle est très belle et est plus jeune que moi (tiens donc !) ; Papounet me fait calculer le volume d’eau de tous les châteaux d’eau sur la route, mais je sais que non, ce n’est pas un rêve, mais plutôt une rêverie et je ne dois pas vraiment calculer, juste m’en amuser avec tendresse ; tous mes chers animaux sont vivants et jouettes : Poussy-poussinette-enfant-de-Paris, Fritz, Pompon l’amour, Flay-flay, Gros pète, Zouzou, Minette, Bari, Kiddy, Monsieur Poupet et tous les autres, tant d’autres… ah oui sans oublier Bruno, le chien de tante Yvonne qui accueillait tous les visiteurs en violant leur jambe ; je peux encore porter ma robe de bal empire en fils d’or et argent (je ne dirai pas l’horrible fin qu’elle a connue et dont je ne suis pas responsable) ; je pose avec Teddy devant le Pou volant à Nismes, et souris de toute ma joie de 5 ans; Joujou fait des photos de moi (il est depuis devenu photographe de profession et renommé) et me dit « allez, pense à Adolfo et puis regarde-moi » car Adolfo, c’était le rival invisible pour Joujou et les autres (il était plus beau, plus gentil, plus mystérieux, plus inoubliable, plus adorable, plus grand, mince, calme, patient… il avait toutes les qualités, Adolfo, sauf qu’il était quelque part à mille kilomètres de là et que vingt ans passeraient avant que je le revoie !) ; j’envoie des lettres anonymes aux autres filles du pensionnat avec Suzon, et nous en avons mal au ventre de rire, surtout quand on a écrit à une pauvre fille très coincée qu’elle déchaine des passions inavouables ; je bois quelque chose de très mauvais et écoeurant en diable qu’un Indien d’Amazonie a offert à notre petit groupe et je sais qu’il faut faire honneur et que demander avec quoi c’est fait va me déprimer.

Je tire la langue à la méchante Sœur Je-ne-sais-plus-qui (et non, que Dieu n’ait pas son âme…) ; je hurle de peur en touchant le corps un peu trop raide de notre gentil jardinier mort ; je bois du champagne avec Bon-Papa Jules et y trempe un boudoir, ce qu’il m’a bien recommandé de ne pas faire car ça saoule plus vite ; je crois que Bonne-Mammy Edmée a vraiment une jambe de bois et le dis fièrement en classe ; je crois d’ailleurs aussi que les chewing gums sont faits avec des os de Chinois morts, ce qu’on m’a dit pour m’en dégoûter et qu’au contraire je trouve encore plus fantastique ; je trempe mes biscottes Heudebert dans du bouillon en rentrant de l’école en hiver ; je suis envoyée manger « avec les poules » au fond du poulailler si je ne me suis pas bien comportée à table ; je vois en vrai de vrai la main gantée de Saint Nicolas jetant des bonbons par la porte entrouverte de notre chambre à jeux ; j’ai peur des gendarmes et change de trottoir si je les vois, des fois que j’aurais fait un méfait sans le savoir ; je crois parler allemand en émettant des schwei schwarz nein zum pfaffei papieren à une Suissesse allemande qui s’évertue à me dire qu’elle ne me comprend pas, mais puisqu’elle répond… c’est qu’elle comprend, c’est magique !

J’ai des fous-rires en réunion de travail et les yeux révolvers de mon chef ne font que les amplifier ; je chante avec Lovely Brunette en polissant l’argenterie ; je me brûle avec la cire à épiler et ai des croûtes au lieu de poils …

Tout ça est terminé, oui, mais si près encore que j’en sens le déplacement d’air quand ça défile. Tout ça vient chez moi, et pas le contraire. Tout ça est encore plus émouvant depuis que je réalise que c’est un capital mental, sans lequel je serais une autre. Le passé est toujours là, comme une aura d’émotions.

On ne vit pas dans le passé, il vit en nous, c’est toute la différence, et c’est bien pour ça que l’on part parfois dans les campagnes enregistrer les vieilles dames qui se souviennent des comptines de leur enfance, ou qui n’ont pas perdu l’usage d’un langage d’antan que les écoles nous avaient lavé au savon sur la bouche quand il surgissait. Quand le passé va passer, on se met à la recherche de ceux qui l’abritent encore et on l’attire ainsi dans le quotidien d’une demi génération de plus, voire une génération entière… Et ce n’est pas vivre dans le passé que de l’abriter en soi, de respecter ce précieux document, ce précieux héritage, ces précieux moments, cette inépuisable preuve que nous avons vraiment traversé une époque… Plus vite que nous ne l’aurions cru.

J’ai des filles à vendre, des brunes et des blondes….

Il y a quelques années, avec ma cousine Chonchon nous avons – comme maintes et maintes fois ! – reparlé du temps où nous étions des vaches en robe du soir. Nous sommes issues d’une époque charnière, où les traditions en place depuis bien longtemps refusaient de se taire. Peu après notre prime jeunesse, mai ’68 ferait son travail de révolution, mais nous étions encore soumises aux rituels que nos mères – nous le disaient-elles assez – n’avaient pas toujours eu le bonheur de connaître car leurs 20 ans avaient été marqués par la guerre. Mais nous, nous… ! Nous avions le bonheur de vivre nos 18 ans en temps de paix et de prospérité, et on pouvait nous mettre à l’étalage en grande pompe. Avec projecteurs, musique d’ambiance et tout…

Pour Chonchon et moi, c’était l’horreur.

Il faut dire que, élevées uniquement par nos mères et sans trop d’argent superflu, nous n’avions pas la joyeuse superficialité de tant d’autres jeunes filles dont on entendait les rires et coquetteries aux soirées. Je revois encore cette gentille peste qui racontait d’un ton pointu qu’alors qu’elle reprochait à sa couturière de lui faire des robes trop courtes, l’intrépide femme d’aiguille lui avait répondu qu’avec des genoux comme ça, mademoiselle Machin, ce serait vraiment dommage de les cacher...

Et nos mères avaient pour nous des ambitions qui nous donnaient la chair de poule. Et nous faisaient bâiller d’ennui.

On a donc organisé chez moi une soirée pour « mon entrée dans le monde »…  ce qui signifie que j’étais officiellement sur la liste des jeunes filles épousables dans un rayon de 15 kms. Je me devais de rassembler un bel échantillonnage de filles à marier pour les jeunes gens en âge de se déclarer et de s’engager à jamais. Les mères s’échangeaient des listes. Rusaient. Une telle serait invitée même si on savait qu’elle n’acceptait jamais, mais elle serait obligée de rendre la pareille (obligée ou pas, celle à qui je pense ne l’a pas fait mais ça m’arrangeait très bien) ; un tel était pauvre mais faisait danser les tapisseries donc le malheureux virevoltait avec toutes les moches de soirée en soirée ; un autre tel était un excellent parti et s’il acceptait de venir, il serait lui-aussi obligé de me ré-inviter quelque part (il l’a fait… à une soirée payante. Beau parti radin, merci bien !) … On se retrouvait donc ayant convié les gens de la liste, sans les connaître pour la plupart.

On nous a alors envoyées chez la couturière, chez le coiffeur, on nous a donné des sueurs froides pires qu’au matin d’un examen oral dont notre vie aurait dépendu. On nous a dit de ne pas rire en étalant toutes nos dents (six suffiraient, huit au plus), de ne pas dire de sottises, de danser avec retenue et pas deux fois avec le même cavalier. Ciel ! Oui, presque Ciel mon mari ! car il se cacherait peut-être parmi les invités. Deux de mes cousins m’ont martyrisée dans le salon pour m’apprendre le rock, mais l’un d’eux semblait vouloir me préparer pour le cirque du soleil en m’envoyant par la fenêtre après un passage autour du lustre.

Et puis la soirée eut lieu, celle de ma montée sur le podium des jeunes filles prêtes à l’emploi, les vaches en robe du soir. Et je ne m’en souviens absolument pas. Ou si peu. Les jeunes gens devaient être aussi pétrifiés que nous. Leurs mères avaient dû les mettre en garde contre les accapareuses, les danses trop serrées, les mains moites et les ravages de l’alcool. Il y avait un beau garçon – Daniel – qui m’avait invitée, et ré-invitée et que par instinct je ne supportais pas. Il avait une voiture d’occasion qui avait reçu une balle perdue je ne sais comment, et un de mes cousins insistait : ne voulais-je vraiment pas voir le trou de balle de Daniel ? Sorry pour ma mémoire sélective… Il y a eu un prétentieux jeune homme qui m’a dit qu’il ne savait pas qui organisait la soirée et s’en fichait car lui… il n’était pas invité. Le petit pédant de service qui, sachant que j’étais « en Arts déco » me faisait passer un examen oral des plus fascinants en s’étonnant avec une stupeur choquée quand je ne savais de quel artiste il parlait (un raseur de 18 ans… il a dû en casser des pieds, celui-là, depuis!) Il y avait l’habituelle fille qui riait trop fort et voulait tous les garçons autour d’elle, ce qui semblait très bien fonctionner. Les dames autour d’un verre de sherry qui surveillaient que les bonnes mœurs restaient d’actualité et prenaient note de téléphoner le lendemain à ma mère pour lui dire que tel jeune homme n’était pas recommandable et que telle jeune fille faisait « déclassée »…

Il y  a aussi eu le fait que je m’ennuyais tant que je suis allée dans la cuisine pour laver les verres avec la femme de ménage…

Je suis restée sur le podium pendant quelques mois, allant vaillamment danser avec des garçons dont le charme me plongeait dans une torpeur proche de l’ébahissement. Je n’avais en général pas trop de succès – à ma grande satisfaction – dès que je parlais, car j’ai appris par la suite que mes conversations dérangeaient… Oui! J’ai osé dire à un de ces candidats à la parfaite vie de couple que j’avais lu Psychose et la bouche offusquée il s’en est plaint à ma tante.

Elle n’a pas des conversations de son âge… Je ne sais toujours pas s’il me trouvait trop osée ou retardée… Ou s’il a cru que Norman Bates était mon oncle, voire mon amant???